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Extraits de l'œuvre |
Édition |
Chapitre |
Le père de Charles Deslauriers, ancien capitaine de ligne, démissionnaire en 1818, était revenu se marier à Nogent, et, avec l’argent de la dot, avait acheté une charge d’huissier, suffisant à peine pour le faire vivre. |
47 |
I, 2 |
Aigri par de longues injustices, souffrant de ses vieilles blessures, et toujours regrettant l’Empereur, il dégorgeait sur son entourage les colères qui l’étouffaient. Peu d’enfants furent plus battus que son fils. Le gamin ne cédait pas, malgré les coups. Sa mère, quand elle tâchait de s’interposer, était rudoyée comme lui. Enfin, le Capitaine le plaça dans son étude, et tout le long du jour, il le tenait courbé sur son pupitre à copier des actes, ce qui lui rendit l’épaule droite visiblement plus forte que l’autre. |
47 |
I, 2 |
En 1833, d’après l’invitation de M. le président, le Capitaine vendit son étude. Sa femme mourut d’un cancer. Il alla vivre à Dijon ; ensuite il s’établit marchand d’hommes à Troyes ; et, ayant obtenu pour Charles une demi-bourse, le mit au collège de Sens, où Frédéric le reconnut. Mais l’un avait 12 ans, l’autre 15 ; d’ailleurs, mille différences de caractère et d’origine les séparaient. |
47 |
I, 2 |
Il travaillait si bien, qu’au bout de la seconde année, il passa dans la classe de troisième. |
47-48 |
I, 2 |
Son père, pendant les vacances, le laissait au collège. Une traduction de Platon ouverte par hasard l’enthousiasma. Alors il s’éprit d’études métaphysiques ; et ses progrès furent rapides, car il les abordait avec des forces jeunes et dans l’orgueil d’une intelligence qui s’affranchit ; Jouffroy, Cousin, Laromiguière, Mallebranche, les Écossais, tout ce que la bibliothèque contenait, y passa. Il avait eu besoin d’en voler la clef, pour se procurer des livres. |
48 |
I, 2 |
Deslauriers méditait un vaste système de philosophie, qui aurait les applications les plus lointaines. |
48 |
I, 2 |
Ils parlaient de ce qu’ils feraient plus tard, quand ils seraient sortis du collège. D’abord, ils entreprendraient un grand voyage avec l’argent que Frédéric prélèverait sur sa fortune, à sa majorité. Puis ils reviendraient à Paris, ils travailleraient ensemble, ne se quitteraient pas ; et, comme délassement à leurs travaux, ils auraient des amours de princesses dans des boudoirs de satin, ou de fulgurantes orgies avec des courtisanes illustres. |
48 |
I, 2 |
Mais comme il voulait concourir plus tard pour une chaire de professeur à l’École et qu’il n’avait pas d’argent, Deslauriers acceptait à Troyes une place de maître clerc chez un avoué. À force de privations, il économiserait quatre mille francs ; et, s’il ne devait rien toucher de la succession maternelle, il aurait toujours de quoi travailler librement, pendant trois années, en attendant une position. Il fallait donc abandonner leur vieux projet de vivre ensemble dans la capitale, pour le présent du moins. |
49 |
I, 2 |
Il avait composé des vers, pourtant ; Deslauriers les trouva fort beaux, mais sans demander une autre pièce.
Quant à lui, il ne donnait plus dans la métaphysique. L’économie sociale et la Révolution française le préoccupaient. C’était, à présent, un grand diable de 22 ans, maigre, avec une large bouche, l’air résolu. Il portait, ce soir-là, un mauvais paletot de lasting ; et ses souliers étaient blancs de poussière, car il avait fait la route de Villenauxe à pied, exprès pour voir Frédéric. |
50 |
I, 2 |
— Tu devrais prier ce vieux de t’introduire chez les Dambreuse ; rien n’est utile comme de fréquenter une maison riche ! Puisque tu as un habit noir et des gants blancs, profites-en ! Il faut que tu ailles dans ce monde là ! Tu m’y mèneras plus tard. Un homme à millions, pense donc |
52 |
I, 2 |
Alors, il supplia Deslauriers de venir partager sa chambre. Ils s’arrangeraient pour vivre avec ses deux mille francs de pension ; tout valait mieux que cette existence intolérable. Deslauriers ne pouvait encore quitter Troyes. Il l’engageait à se distraire, et à fréquenter Sénécal. |
59-60 |
I, 3 |
Ensuite, le clerc conta son histoire. Son père n’avait pas voulu rendre ses comptes de tutelle, s’imaginant que ces comptes-là se prescrivaient par dix ans. Mais, fort en procédure, Deslauriers avait enfin arraché tout l’héritage de sa mère, sept mille francs nets, qu’il tenait là, sur lui, dans un vieux portefeuille.
— C’est une réserve, en cas de malheur. Il faut que j’avise à les placer et à me caser moi-même, dès demain matin. Pour aujourd’hui, vacance complète, et tout à toi, mon vieux ! |
78 |
I, 4 |
Puis ils avisèrent à leur installation. Deslauriers avait obtenu, sans peine, une place de second clerc chez un avoué, pris à l’École de droit son inscription, acheté les livres indispensables ; et la vie qu’ils avaient tant rêvée commença. |
87 |
I, 5 |
Enfin, Regimbart assommait tout le monde et particulièrement Deslauriers, car le Citoyen était un familier d’Arnoux. Or, le clerc ambitionnait de fréquenter cette maison, espérant y faire des connaissances profitables. « Quand donc m’y mèneras-tu ? » disait-il. Arnoux se trouvait surchargé de besogne, ou bien il partait en voyage ; puis, ce n’était pas la peine, les dîners allaient finir. |
92-93 |
I, 5 |
Deslauriers, qui avait eu tant de mal à lui seriner encore une fois le deuxième à la fin de décembre et le troisième en février, s’étonnait de son ardeur. Alors, les vieux espoirs revinrent. Dans dix ans, il fallait que Frédéric fût député ; dans quinze, ministre ; pourquoi pas ? Avec son patrimoine qu’il allait toucher bientôt, il pouvait, d’abord, fonder un journal ; ce serait le début ; ensuite, on verrait. Quant à lui, il ambitionnait toujours une chaire à l’École de droit ; et il soutint sa thèse pour le doctorat d’une façon si remarquable, qu’elle lui valut les compliments des professeurs. |
118-119 |
I, 5 |
Deslauriers, admis le jour même à la parlotte d’Orsay, avait fait un discours fort applaudi. Quoiqu’il fût sobre, il se grisa, et dit au dessert à Dussardier :
— Tu es honnête, toi ! Quand je serai riche, je t’instituerai mon régisseur. |
119 |
I, 5 |
Toutes les injustices étaient consacrées par une extension de ce droit, qui était la tyrannie, l’abus de la force ! Il s’était même écrié :
— Abolissons-le ; et les Franks ne pèseront plus sur les Gaulois, les Anglais sur les Irlandais, les Yankees sur les Peaux-Rouges, les Turcs sur les Arabes, les blancs sur les nègres, la Pologne…
Le président l’avait interrompu :
— Bien ! bien ! monsieur ! nous n’avons que faire de vos opinions politiques, vous vous représenterez plus tard !
Deslauriers n’avait pas voulu se représenter. |
141-142 |
II, 1 |
Deslauriers n’avait pas voulu se représenter. Mais ce malheureux titre XX du IIIe livre du Code civil était devenu pour lui une montagne d’achoppement. Il élaborait un grand ouvrage sur la Prescription, considérée comme base du droit civil et du droit naturel des peuples ; et il était perdu dans Dunod, Rogerius, Balbus, Merlin, Vazeille, Savigny, Troplong et autres lectures considérables. Afin de s’y livrer plus à l’aise, il s’était démis de sa place de maître-clerc. Il vivait en donnant des répétitions, en fabriquant des thèses ; |
142 |
II, 1 |
Sa vogue comme répétiteur diminuait, car il bourrait ses élèves de théories défavorables pour leurs examens. Il avait plaidé deux ou trois fois, avait perdu, et chaque déception nouvelle le rejetait plus fortement vers son vieux rêve : un journal où il pourrait s’étaler, se venger, cracher sa bile et ses idées. Fortune et réputation, d’ailleurs, s’ensuivraient. |
182 |
II, 2 |
L’avocat logeait rue des Trois-Maries, au cinquième étage, sur une cour. Son cabinet, petite pièce carrelée, froide, et tendue d’un papier grisâtre, avait pour principale décoration une médaille en or, son prix de doctorat, insérée dans un cadre d’ébène contre la glace. Une bibliothèque d’acajou enfermait sous vitres cent volumes, à peu près. Le bureau, couvert de basane, tenait le milieu de l’appartement. Quatre vieux fauteuils de velours vert en occupaient les coins ; et des copeaux flambaient dans la cheminée, où il y avait toujours un fagot prêt à allumer au coup de sonnette. C’était l’heure de ses consultations ; l’avocat portait une cravate blanche. |
204 |
II, 3 |
Frédéric ne cachait rien à son ancien ami. Il lui dit l’affaire des houilles, avec la proposition de M. Dambreuse.
L’avocat devint rêveur.
— C’est drôle ! il faudrait pour cette place quelqu’un d’assez fort en droit !
— Mais tu pourras m’aider, reprit Frédéric.
— Oui… tiens… parbleu ! certainement. |
267 |
II, 4 |
Deslauriers avait emporté de chez Frédéric la copie de l’acte de subrogation, avec une procuration en bonne forme lui conférant de pleins pouvoirs ; mais, quand il eut remonté ses cinq étages, et qu’il fut seul, au milieu de son triste cabinet, dans son fauteuil de basane, la vue du papier timbré l’écœura.
Il était las de ces choses, et des restaurants à trente-deux sous, des voyages en omnibus, de sa misère, de ses efforts. Il reprit les paperasses ; d’autres se trouvaient à côté ; c’étaient les prospectus de la compagnie houillère avec la liste des mines et le détail de leur contenance, Frédéric lui ayant laissé tout cela pour avoir dessus son opinion. |
269 |
II, 5 |
Une idée lui vint : celle de se présenter chez M. Dambreuse et de demander la place de secrétaire. Cette place, bien sûr, n’allait pas sans l’achat d’un certain nombre d’actions. Il reconnut la folie de son projet et se dit :
« Oh non ! ce serait mal. » |
269 |
II, 5 |
Quant à l’hypothèque, il lui dit de ne rien faire, d’attendre. Deslauriers trouva qu’il avait tort, et même fut brutal dans ses remontrances.
Il était d’ailleurs plus sombre, malveillant et irascible que jamais. Dans un an, si la fortune ne changeait pas, il s’embarquerait pour l’Amérique ou se ferait sauter la cervelle. Enfin il paraissait si furieux contre tout et d’un radicalisme tellement absolu que Frédéric ne put s’empêcher de lui dire :
— Te voilà comme Sénécal. |
285-286 |
II, 6 |
Le lendemain, à son réveil, Frédéric pensa à Deslauriers. Il courut chez lui. L’avocat venait de partir, étant nommé commissaire en province. Dans la soirée de la veille, il était parvenu jusqu’à Ledru-Rollin, et l’obsédant au nom des Écoles, en avait arraché une place, une mission. Du reste, disait le portier, il devait écrire la semaine prochaine, pour donner son adresse. |
317 |
III, 1 |
Déjà, il se voyait en gilet à revers avec une ceinture tricolore ; et ce prurit, cette hallucination devint si forte, qu’il s’en ouvrit à Dussardier.
L’enthousiasme du brave garçon ne faiblissait pas.
— Certainement, bien sûr ! Présentez-vous !
Frédéric, néanmoins, consulta Deslauriers. L’opposition idiote qui entravait le commissaire dans sa province avait augmenté son libéralisme. Il lui envoya immédiatement des exhortations violentes. |
321 |
III, 1 |
Puis, il s’informa de Regimbart et de quelques autres, aussi fameux, tels que Masselin, Sanson, Lecornu, Maréchal, et un certain Deslauriers, compromis dans l’affaire des carabines interceptées dernièrement à Troyes.
Tout cela était nouveau pour Frédéric. Compain n’en savait pas davantage. |
376 |
III, 3 |
L’ex-commissaire de Ledru-Rollin conta, d’abord, les tourments qu’il avait eus. Comme il prêchait la fraternité aux conservateurs et le respect des lois aux socialistes, les uns lui avaient tiré des coups de fusil, les autres apporté une corde pour le pendre. Après Juin, on l’avait destitué brutalement. Il s’était jeté dans un complot, celui des armes saisies à Troyes. On l’avait relâché, faute de preuves. Puis, le comité d’action l’avait envoyé à Londres, où il s’était flanqué des gifles avec ses frères, au milieu d’un banquet. De retour à Paris…
— Pourquoi n’es-tu pas venu chez moi ?
— Tu étais toujours absent ! Ton suisse avait des allures mystérieuses, je ne savais que penser ; et puis je ne voulais pas reparaître en vaincu.
Il avait frappé aux portes de la Démocratie, s’offrant à la servir de sa plume, de sa parole, de ses démarches ; partout on l’avait repoussé ; on se méfiait de lui ; et il avait vendu sa montre, sa bibliothèque, son linge. |
387-388 |
III, 3 |
Selon Frédéric, la grande masse des citoyens n’aspirait qu’au repos (il avait profité à l’hôtel Dambreuse), et toutes les chances étaient pour les conservateurs. Ce parti-là, cependant, manquait d’hommes neufs.
— Si tu te présentais, je suis sûr…
Il n’acheva pas. Deslauriers comprit, se passa les deux mains sur le front ; puis, tout à coup :
— Mais toi ? Rien ne t’empêche ? Pourquoi ne serais-tu pas député ?
Par suite d’une double élection, il y avait, dans l’Aube, une candidature vacante. M. Dambreuse, réélu à la Législative, appartenait à un autre arrondissement.
— Veux-tu que je m’en occupe ?
Il connaissait beaucoup de cabaretiers, d’instituteurs, de médecins, de clercs d’étude et leurs patrons.
— D’ailleurs, on fait accroire aux paysans tout ce qu’on veut !
Frédéric sentait se rallumer son ambition. |
389 |
III, 3 |
Deslauriers ajouta :
— Tu devrais bien me trouver une place à Paris.
— Oh ! ce ne sera pas difficile, par M. Dambreuse.
— Puisque nous parlions de houilles, reprit l’avocat, que devient sa grande société ? C’est une occupation de ce genre qu’il me faudrait ! et je leur serais utile, tout en gardant mon indépendance.
Frédéric promit de le conduire chez le banquier avant trois jours. |
390 |
III, 3 |
Monsieur Dambreuse, quand Deslauriers se présenta chez lui, songeait à raviver sa grande affaire de houilles. Mais cette fusion de toutes les compagnies en une seule était mal vue ; on criait au monopole, comme s’il ne fallait pas, pour de telles exploitations, d’immenses capitaux !
Deslauriers, qui venait de lire exprès l’ouvrage de Gobet et les articles de M. Chappe dans le Journal des Mines, connaissait la question parfaitement. Il démontra que la loi de 1810 établissait au profit du concessionnaire un droit impermutable. D’ailleurs, on pouvait donner à l’entreprise une couleur démocratique : empêcher les réunions houillères était un attentat contre le principe même d’association.
M. Dambreuse lui confia des notes pour rédiger un mémoire. Quant à la manière dont il payerait son travail, il fit des promesses d’autant meilleures qu’elles n’étaient pas précises.
Deslauriers s’en revint chez Frédéric et lui rapporta la conférence. |
392 |
III, 4 |
Puis ils causèrent de l’élection. Il y avait quelque chose à inventer.
Trois jours après, Deslauriers reparut avec une feuille d’écriture destinée aux journaux et qui était une lettre familière, où M. Dambreuse approuvait la candidature de leur ami. Soutenue par un conservateur et prônée par un rouge, elle devait réussir. Comment le capitaliste signait-il une pareille élucubration ? L’avocat, sans le moindre embarras, de lui-même, avait été la montrer à Mme Dambreuse, qui, la trouvant fort bien, s’était chargée du reste.
Cette démarche surprit Frédéric. Il l’approuva cependant ; |
392 |
III, 4 |
Frédéric porta sa lettre à Mme Dambreuse.
— Tu n’as donc pas été à Nogent ? dit-elle.
— Pourquoi ?
— C’est que j’ai vu Deslauriers il y a trois jours.
Sachant la mort de son mari, l’avocat était venu rapporter des notes sur les houilles et lui offrir ses services comme homme d’affaires. Cela parut étrange à Frédéric ; et que faisait son ami, là-bas ? |
406 |
III, 4 |
Deslauriers reparut, et expliqua son séjour à Nogent en disant qu’il y marchandait une étude d’avoué. Frédéric fut heureux de le revoir ; c’était quelqu’un ! Il le mit en tiers dans la compagnie. |
411 |
III, 4 |
Il aurait voulu servir Rosanette, cependant. Un jour qu’elle lui montrait douze actions de la Compagnie du kaolin (cette entreprise qui avait fait condamner Arnoux à trente mille francs), il lui dit :
— Mais c’est véreux ! c’est superbe !
Elle avait le droit de l’assigner pour le remboursement de ses créances. Elle prouverait d’abord qu’il était tenu solidairement à payer tout le passif de la Compagnie, puis qu’il avait déclaré comme dettes collectives des dettes personnelles, enfin qu’il avait diverti plusieurs effets à la Société.
— Tout cela le rend coupable de banqueroute frauduleuse, articles 586 et 587 du Code de commerce ; et nous l’emballerons, soyez-en sûre, ma mignonne.
Rosanette lui sauta au cou. |
418 |
III, 4 |
Ses négociations pour l’achat d’une étude étaient un prétexte. Il passait son temps chez M. Roque, où il avait commencé non seulement par faire l’éloge de leur ami, mais par l’imiter d’allures et de langage autant que possible ; ce qui lui avait obtenu la confiance de Louise, tandis qu’il gagnait celle de son père en se déchaînant contre Ledru-Rollin. |
418-419 |
III, 4 |
C’était une arme, cela ! Mme Dambreuse n’en doutait pas. Mais son notaire lui conseillerait peut-être l’abstention ; elle eût préféré quelqu’un d’obscur ; et elle s’était rappelé ce grand diable, à mine impudente, qui lui avait offert ses services.
Frédéric fit naïvement sa commission.
L’avocat fut enchanté d’être mis en rapport avec une si grande dame.
Il accourut. |
428 |
III, 5 |
Elle le prévint que la succession appartenait à sa nièce, motif de plus pour liquider ces créances qu’elle rembourserait, tenant à accabler les époux Martinon des meilleurs procédés.
Deslauriers comprit qu’il y avait là-dessous un mystère ; il rêvait en considérant les billets. Le nom de Mme Arnoux, tracé par elle-même, lui remit devant les yeux toute sa personne et l’outrage qu’il en avait reçu. Puisque la vengeance s’offrait, pourquoi ne pas la saisir ?
Il conseilla donc à Mme Dambreuse de faire vendre aux enchères les créances désespérées qui dépendaient de la succession. Un homme de paille les rachèterait en sous-main et exercerait les poursuites. Il se chargeait de fournir cet homme-là. |
428 |
III, 5 |
La cloche de Saint-Laurent tintait ; et il y avait sur la place, devant l’église, un rassemblement de pauvres, avec une calèche, la seule du pays (celle qui servait pour les noces), quand, sous le portail, tout à coup, dans un flot de bourgeois en cravate blanche, deux nouveaux mariés parurent.
Il se crut halluciné. Mais non ! C’était bien elle, Louise ! couverte d’un voile blanc qui tombait de ses cheveux rouges à ses talons ; et c’était bien lui, Deslauriers ! portant un habit bleu brodé d’argent, un costume de préfet. |
436 |
III, 5 |
L’un expliqua sommairement sa brouille avec Mme Dambreuse, laquelle s’était remariée à un Anglais.
L’autre, sans dire comment il avait épousé Mlle Roque, conta que sa femme, un beau jour, s’était enfuie avec un chanteur. Pour se laver un peu du ridicule, il s’était compromis dans sa préfecture par des excès de zèle gouvernemental. On l’avait destitué. Il avait été, ensuite, chef de colonisation en Algérie, secrétaire d’un pacha, gérant d’un journal, courtier d’annonces, pour être finalement employé au contentieux dans une compagnie industrielle. |
442 |
III, 7 |
— Tu me parais bien calmé sur la politique ?
— Effet de l’âge, dit l’avocat.
Et ils résumèrent leur vie.
Ils l’avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé l’amour, celui qui avait rêvé le pouvoir. Quelle en était la raison ?
— C’est peut-être le défaut de ligne droite, dit Frédéric.
— Pour toi, cela se peut. Moi, au contraire, j’ai péché par excès de rectitude, sans tenir compte de mille choses secondaires, plus fortes que tout. J’avais trop de logique, et toi de sentiment. |
443-444 |
III, 7 |
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Nicole Sibireff
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