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Extraits de l'œuvre |
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Chapitre |
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Ils montaient dans leurs chambres quand un
garçon du Cygne de la Croix apporta un
billet.
— Qu’est-ce donc ?
— C’est Deslauriers qui a besoin de moi,
dit-il.
— Ah ! ton camarade ! fit Mme Moreau avec
un ricanement de mépris. L’heure est bien
choisie, vraiment !
Frédéric hésitait. Mais l’amitié fut plus
forte. Il prit son chapeau.
— Au moins, ne sois pas longtemps ! lui dit
sa mère.
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46
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I, 1
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Le père de Charles Deslauriers, ancien
capitaine de ligne, démissionnaire en 1818,
était revenu se marier à Nogent, et, avec
l’argent de la dot, avait acheté une charge
d’huissier, suffisant à peine pour le faire
vivre. Aigri par de longues injustices,
souffrant de ses vieilles blessures, et toujours
regrettant l’Empereur, il dégorgeait sur son
entourage les colères qui l’étouffaient. Peu
d’enfants furent plus battus que son fils. Le
gamin ne cédait pas, malgré les coups. Sa mère,
quand elle tâchait de s’interposer, était
rudoyée comme lui. Enfin, le Capitaine le plaça
dans son étude, et tout le long du jour, il le
tenait courbé sur son pupitre à copier des
actes, ce qui lui rendit l’épaule droite
visiblement plus forte que l’autre.
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47
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I, 2
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En 1833, d’après l’invitation de M. le
président, le Capitaine vendit son étude. Sa
femme mourut d’un cancer. Il alla vivre à
Dijon ; ensuite il s’établit marchand d’hommes à
Troyes ; et, ayant obtenu pour Charles une
demi-bourse, le mit au collège de Sens, où
Frédéric le reconnut. Mais l’un avait 12 ans,
l’autre 15 ; d’ailleurs, mille différences de
caractère et d’origine les séparaient.
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47
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I, 2
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Il travaillait si bien, qu’au bout de la
seconde année, il passa dans la classe de
troisième. Cependant, à cause de sa pauvreté, ou
de son humeur querelleuse, une sourde
malveillance l’entourait. Mais un domestique,
une fois, l’ayant appelé enfant de gueux, en
pleine cour des moyens, il lui sauta à la gorge
et l’aurait tué, sans trois maîtres d’études qui
intervinrent. Frédéric, emporté d’admiration, le
serra dans ses bras. À partir de ce jour,
l’intimité fut complète. L’affection d’un grand, sans
doute, flatta la vanité du petit, et l’autre
accepta comme un bonheur ce dévouement qui
s’offrait.
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47-48
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I, 2
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Son père, pendant les vacances, le laissait au
collège. Une traduction de Platon ouverte par
hasard l’enthousiasma. Alors il s’éprit d’études
métaphysiques ; et ses progrès furent rapides,
car il les abordait avec des forces jeunes et
dans l’orgueil d’une intelligence qui
s’affranchit ; Jouffroy, Cousin, Laromiguière,
Mallebranche, les Écossais, tout ce que la
bibliothèque contenait, y passa. Il avait eu
besoin d’en voler la clef, pour se procurer des
livres.
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48
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I, 2
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Les images que ces lectures amenaient à son
esprit l’obsédaient si fort, qu’il éprouvait le
besoin de les reproduire. Il ambitionnait d’être
un jour le Walter Scott de la France.
Deslauriers méditait un vaste système de
philosophie, qui aurait les applications les
plus lointaines.
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48
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I, 2
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Ils causaient de tout cela, pendant les
récréations, dans la cour, en face de
l’inscription morale peinte sous l’horloge ; ils
en chuchotaient dans la chapelle, à la barbe de
saint Louis ; ils en rêvaient dans le dortoir,
d’où l’on domine un cimetière. Les jours de
promenade, ils se rangeaient derrière les
autres, et ils parlaient interminablement.
Ils parlaient de ce qu’ils feraient plus tard,
quand ils seraient sortis du collège. D’abord,
ils entreprendraient un grand voyage avec
l’argent que Frédéric prélèverait sur sa
fortune, à sa majorité. Puis ils reviendraient à
Paris, ils travailleraient ensemble, ne se
quitteraient pas ; et, comme délassement à leurs
travaux, ils auraient des amours de princesses
dans des boudoirs de satin, ou de fulgurantes
orgies avec des courtisanes illustres. Des
doutes succédaient à leurs emportements
d’espoir. Après des crises de gaieté verbeuse,
ils tombaient dans des silences profonds.
Les soirs d’été, quand ils avaient marché
longtemps par les chemins pierreux au bord des
vignes, ou sur la grande route en pleine
campagne, et que les blés ondulaient au soleil
tandis que des senteurs d’angélique passaient
dans l’air, une sorte d’étouffement les prenait,
et ils s’étendaient sur le dos, étourdis,
enivrés. Les autres, en manche de chemise,
jouaient aux barres ou faisaient partir des
cerfs-volants. Le pion les appelait. On s’en
revenait, en suivant les jardins que
traversaient de petits ruisseaux, puis les
boulevards ombragés par les vieux murs ; les
rues désertes sonnaient sous leurs pas ; la
grille s’ouvrait, on remontait l’escalier ; et
ils étaient tristes
comme après de grandes débauches.
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48-49
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I, 2
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M. le censeur prétendait qu’ils s’exaltaient
mutuellement. Cependant, si Frédéric travailla
dans les hautes classes, ce fut par les
exhortations de son ami ; et, aux vacances de
1837, il l’emmena chez sa mère.
Le jeune homme déplut à Mme Moreau. Il mangea
extraordinairement, il refusa d’assister le
dimanche aux offices, il tenait des discours
républicains ; enfin, elle crut savoir qu’il
avait conduit son fils dans des lieux
déshonnêtes. On surveilla leurs relations. Ils
ne s’en aimèrent que davantage ; et les adieux
furent pénibles, quand Deslauriers, l’année
suivante, partit du collège pour étudier le
droit à Paris.
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49
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I, 2
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Frédéric comptait bien l’y rejoindre. Ils ne
s’étaient pas vus depuis deux ans ; et, leurs
embrassades étant finies, ils allèrent sur les
ponts afin de causer plus à l’aise.
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49
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I, 2
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Mais comme il voulait concourir plus tard pour
une chaire de professeur à l’École et qu’il
n’avait pas d’argent, Deslauriers acceptait à
Troyes une place de maître clerc chez un avoué.
À force de privations, il économiserait quatre
mille francs ; et, s’il ne devait rien toucher
de la succession maternelle, il aurait toujours
de quoi travailler librement, pendant trois
années, en attendant une position. Il fallait
donc abandonner leur vieux projet de vivre
ensemble dans la capitale, pour le présent du
moins.
Frédéric baissa la tête. C’était le premier de
ses rêves qui s’écroulait.
— Console-toi, dit le fils du Capitaine, la
vie est longue ; nous sommes jeunes. Je te
rejoindrai ! N’y pense plus !
Il le secouait par les mains, et, pour le
distraire, lui fit des questions sur son voyage.
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49
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I, 2
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Frédéric n’eut pas grand’chose à narrer. Mais,
au souvenir de Mme Arnoux, son chagrin
s’évanouit. Il ne parla pas d’elle, retenu par
une pudeur. Il s’étendit en revanche sur Arnoux,
rapportant ses discours, ses manières, ses
relations ; et Deslauriers l’engagea fortement à
cultiver cette connaissance.
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50
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I, 2
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Il avait composé des vers, pourtant ;
Deslauriers les trouva fort beaux, mais sans
demander une autre pièce.
Quant à lui, il ne donnait plus dans la
métaphysique. L’économie sociale et la
Révolution française le préoccupaient. C’était,
à présent, un grand diable de 22 ans, maigre,
avec une large bouche, l’air résolu. Il portait,
ce soir-là, un mauvais paletot de lasting ; et
ses souliers étaient blancs de poussière, car il
avait fait la route de Villenauxe à pied, exprès
pour voir Frédéric.
Isidore les aborda. Madame priait Monsieur
de revenir, et, craignant qu’il n’eût froid,
elle lui envoyait son manteau.
— Reste donc ! dit Deslauriers.
Et ils continuèrent à se promener d’un bout
à l’autre des deux ponts qui s’appuient sur
l’île étroite, formée par le canal et la
rivière.
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50
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I, 2
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Deslauriers s’arrêta, et il dit :
— Ces bonnes gens qui dorment tranquilles,
c’est drôle ! Patience ! un nouveau 89 se
prépare ! On est las de constitutions, de
chartes, de subtilités, de mensonges ! Ah ! si
j’avais un journal ou une tribune, comme je vous
secouerais tout cela ! Mais, pour entreprendre
n’importe quoi, il faut de l’argent ! Quelle
malédiction que d’être le fils d’un cabaretier
et de perdre sa jeunesse à la quête de son
pain ! »
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51
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I, 2
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Il baissa la tête, se mordit les lèvres, et il
grelottait sous son vêtement mince.
Frédéric lui jeta la moitié de son manteau
sur les épaules. Ils s’en enveloppèrent tous
deux ; et, se tenant par la taille, ils
marchaient dessous, côte à côte.
— Comment veux-tu que je vive là-bas, sans toi ?
disait Frédéric.
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I, 2
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le père Roque vivait en concubinage avec sa
bonne, et on le considérait fort peu, bien qu’il
fût le croupier d’élections, le régisseur de M.
Dambreuse.
— Le banquier qui demeure
rue d’Anjou ? reprit Deslauriers. Sais-tu ce que
tu devrais faire, mon brave ?
Isidore les interrompit encore une fois. Il
avait ordre de ramener Frédéric, définitivement.
Madame s’inquiétait de son absence.
— Bien, bien ! on y va, dit Deslauriers ; il
ne découchera pas.
— Tu devrais prier ce vieux de t’introduire chez
les Dambreuse ; rien n’est utile comme de
fréquenter une maison riche ! Puisque tu as un
habit noir et des gants blancs, profites-en ! Il
faut que tu ailles dans ce monde là ! Tu m’y
mèneras plus tard. Un homme à millions, pense
donc ! Arrange-toi pour lui plaire, et à sa
femme aussi. Deviens son amant !
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52
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I, 2
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Frédéric se récriait.
— Mais je te dis là des choses classiques,
il me semble ? Rappelle-toi Rastignac dans la Comédie
humaine ! Tu réussiras, j’en suis sûr !
Frédéric avait tant de confiance en
Deslauriers, qu’il se sentit ébranlé, et
oubliant Mme Arnoux, ou la comprenant dans la
prédiction faite sur l’autre, il ne put
s’empêcher de sourire.
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52
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I, 2
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Le clerc ajouta :
— Dernier conseil : passe tes examens ! Un
titre est toujours bon ; et lâche-moi
franchement tes poètes catholiques et
sataniques, aussi avancés en philosophie qu’on
l’était au XIIe siècle. Ton désespoir est bête.
De très grands particuliers ont eu des
commencements plus difficiles, à commencer par
Mirabeau. D’ailleurs, notre séparation ne sera
pas si longue. Je ferai rendre gorge à mon filou
de père. Il est temps que je m’en retourne,
adieu ! As-tu cent sous pour que je paye mon
dîner ?
Frédéric lui donna dix francs, le reste de
la somme prise le matin à Isidore.
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52
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I, 2
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Cependant à vingt toises des ponts, sur la
rive gauche, une lumière brillait dans la
lucarne d’une maison basse.
Deslauriers l’aperçut. Alors, il dit
emphatiquement, tout en retirant son chapeau :
— Vénus, reine des cieux, serviteur ! Mais
la Pénurie est la mère de la Sagesse. Nous
a-t-on assez calomniés pour ça, miséricorde !
Cette allusion à une
aventure commune les mit en joie. Ils riaient
très haut, dans les rues.
Puis, ayant soldé sa dépense à l’auberge,
Deslauriers reconduisit Frédéric jusqu’au
carrefour de l’Hôtel-Dieu ; et, après une longue
étreinte, les deux amis se séparèrent.
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52-53
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I, 2
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Un peu plus haut que la rue Montmartre, un
embarras de voitures lui fit tourner la tête ;
et, de l’autre côté, en face, il lut sur une
plaque de marbre :
JACQUES ARNOUX.
Comment n’avait-il pas songé à elle, plus tôt ?
La faute venait de Deslauriers, et il s’avança
vers la boutique ; il n’entra pas, cependant, il
attendit qu’elle parût.
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56
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I, 3
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Alors, il supplia Deslauriers de venir
partager sa chambre. Ils s’arrangeraient pour
vivre avec ses deux mille francs de pension ;
tout valait mieux que cette existence
intolérable. Deslauriers ne pouvait encore
quitter Troyes. Il l’engageait à se distraire,
et à fréquenter Sénécal.
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I, 3
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Toutes les semaines, il écrivait longuement à
Deslauriers, dînait de temps en temps avec
Martinon, voyait quelquefois M. de Cisy.
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60
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I, 3
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Il reçut, dans la même semaine, une lettre où
Deslauriers annonçait qu’il arriverait à Paris,
jeudi prochain. Alors, il se rejeta violemment
sur cette affection plus solide et plus haute.
Un pareil homme valait toutes les femmes. Un
pareil homme valait toutes les femmes. Il
n’aurait plus besoin de Regimbart, de Pellerin,
d’Hussonnet, de personne ! Afin de mieux loger
son ami, il acheta une couchette de fer, un
second fauteuil, dédoubla sa literie ; et, le
jeudi matin, il s’habillait pour aller au-devant
de Deslauriers quand un coup de sonnette
retentit à sa porte. Arnoux entra.
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77
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I, 4
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Frédéric, en apercevant Deslauriers, se mit à
trembler comme une femme adultère sous le regard
de son époux.
— Qu’est-ce donc qui te prend ? dit
Deslauriers, tu dois cependant avoir reçu de moi
une lettre ?
Frédéric n’eut pas la force de mentir.
Il ouvrit les bras et se jeta sur sa
poitrine.
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78
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I, 4
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Ensuite, le clerc conta son histoire. Son père
n’avait pas voulu rendre ses comptes de tutelle,
s’imaginant que ces comptes-là se prescrivaient
par dix ans. Mais, fort en procédure,
Deslauriers avait enfin arraché tout l’héritage
de sa mère, sept mille francs nets, qu’il tenait
là, sur lui, dans un vieux portefeuille.
— C’est une réserve, en cas de malheur. Il faut
que j’avise à les placer et à me caser moi-même,
dès demain matin. Pour aujourd’hui, vacance
complète, et tout à toi, mon vieux !
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78
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I, 4
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— Allons donc ! Je serais un fier
misérable…
Cette épithète, lancée au hasard, toucha
Frédéric en plein cœur, comme une allusion
outrageante.
Le concierge avait disposé sur la table, auprès
du feu, des côtelettes, de la galantine, une
langouste, un dessert, et deux bouteilles de vin
de Bordeaux. Une réception si bonne émut
Deslauriers.
— Tu me traites comme un roi, ma parole !
Ils causèrent de leur passé, de l’avenir ; et,
de temps à autre, ils se prenaient les mains
par-dessus la table, en se regardant une minute
avec attendrissement.
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78
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I, 4
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Mais un commissionnaire apporta un chapeau
neuf. Deslauriers remarqua, tout haut, combien
la coiffe était brillante.
Puis le tailleur, lui-même, vint remettre
l’habit auquel il avait donné un coup de fer.
— On croirait que tu vas te marier, dit
Deslauriers.
Une heure après, un troisième individu
survint et retira d’un grand sac noir une paire
de bottes vernies, splendides. Pendant que
Frédéric les essayait, le bottier observait
narquoisement la chaussure du provincial.
— Monsieur n’a besoin de rien ?
— Merci, répliqua le Clerc, en rentrant sous
sa chaise ses vieux souliers à cordons.
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78-79
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I, 4
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Ce n’était pas chez les Dambreuse, mais chez
les Arnoux.
— Tu aurais dû m’avertir ! dit Deslauriers.
Je serais venu un jour plus tard.
— Impossible ! répliqua brusquement
Frédéric. On ne m’a invité que ce matin, tout à
l’heure.
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79
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I, 4
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— Tu as bien le temps ! dit l’autre.
Enfin, il s’habilla, il partit.
« Voilà les riches ! » pensa Deslauriers.
Et il alla dîner rue Saint-Jacques, chez un
petit restaurateur qu’il connaissait.
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79
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I, 4
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Deslauriers était rentré. Un jeune homme
occupait le second fauteuil. Le clerc dit en le
montrant :
— C’est lui ! le voilà ! Sénécal !
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85
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I, 5
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La conversation eut peine à reprendre. Le
peintre se rappela bientôt son rendez-vous, le
répétiteur ses élèves ; et, quand ils furent
sortis, après un long silence, Deslauriers fit
différentes questions sur Arnoux.
— Tu m’y présenteras plus tard, n’est-ce
pas, mon vieux ?
— Certainement, dit Frédéric.
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87
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I, 5
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Puis ils avisèrent à leur installation.
Deslauriers avait obtenu, sans peine, une place
de second clerc chez un avoué, pris à l’École de
droit son inscription, acheté les livres
indispensables ; et la vie qu’ils avaient tant
rêvée commença.
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87
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I, 5
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Elle fut charmante, grâce à la beauté de leur
jeunesse. Deslauriers n’ayant parlé d’aucune
convention pécuniaire, Frédéric n’en parla pas.
Il subvenait à toutes les dépenses, rangeait
l’armoire, s’occupait du ménage ; mais, s’il
fallait donner une mercuriale au concierge, le
clerc s’en chargeait, continuant, comme au
collège, son rôle de protecteur et d’aîné.
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87
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I, 5
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Quand il ne pleuvait pas, le dimanche, ils
sortaient ensemble ; et, bras dessus bras
dessous, ils s’en allaient par les rues. Presque
toujours la même réflexion leur survenait à la
fois, ou bien ils causaient, sans rien voir
autour d’eux. Deslauriers ambitionnait la
richesse, comme moyen de puissance sur les
hommes.
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88
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I, 5
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— À quoi bon causer de tout cela, disait-il,
puisque jamais nous ne l’aurons !
— Qui sait ? reprenait Deslauriers.
Malgré ses opinions démocratiques, il
l’engageait à s’introduire chez les Dambreuse.
L’autre objectait ses tentatives.
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88
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I, 5
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Ils reçurent, vers le milieu du mois de mars,
parmi des notes assez lourdes, celles du
restaurateur qui leur apportait à dîner.
Frédéric, n’ayant point la somme suffisante,
emprunta cent écus à Deslauriers ; quinze jours
plus tard, il réitéra la même demande, et le
clerc le gronda pour les dépenses auxquelles il
se livrait chez Arnoux.
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88
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I, 5
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Il n’avait pas eu la force de la cacher à
Deslauriers. Quand il revenait de chez
Mme Arnoux, il le réveillait comme par mégarde,
afin de pouvoir causer d’elle.
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90
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I, 5
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Deslauriers, qui couchait dans le cabinet au
bois, près de la fontaine, poussait un long
bâillement. Frédéric s’asseyait au pied de son
lit. D’abord il parlait du dîner, puis il
racontait mille détails insignifiants, où il
voyait des marques de mépris ou d’affection.
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90
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I, 5
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Deslauriers se retournait vers la ruelle et
s’endormait. Il ne comprenait rien à cet amour,
qu’il regardait comme une dernière faiblesse
d’adolescence ; et, son intimité ne lui
suffisant plus, sans doute, il imagina de réunir
leurs amis communs une fois la semaine.
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90
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I, 5
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— Y avait-il beaucoup de truffes, demanda
Deslauriers, et as-tu pris la taille à son
épouse, entre deux portes, sicut decet ?
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91
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I, 5
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Sénécal posa sur le chambranle sa chope de
bière, et déclara dogmatiquement que, la
prostitution étant une tyrannie et le mariage
une immoralité, il valait mieux s’abstenir.
Deslauriers prenait les femmes comme une
distraction, rien de plus. M. de Cisy avait à
leur endroit toute espèce de crainte.
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91
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I, 5
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Enfin, Regimbart assommait tout le monde et
particulièrement Deslauriers, car le Citoyen
était un familier d’Arnoux. Or, le clerc
ambitionnait de fréquenter cette maison,
espérant y faire des connaissances profitables.
« Quand donc m’y mèneras-tu ? » disait-il.
Arnoux se trouvait surchargé de besogne, ou bien
il partait en voyage ; puis, ce n’était pas la
peine, les dîners allaient finir.
S’il avait fallu risquer sa vie pour son ami,
Frédéric l’eût fait. Mais comme il tenait à se
montrer le plus avantageusement possible, comme
il surveillait son langage, ses manières et son
costume jusqu’à venir au bureau de l’Art
industriel toujours irréprochablement
ganté, il avait peur que Deslauriers, avec son
vieil habit noir, sa tournure de procureur et
ses discours outrecuidants, ne déplût à
Mme Arnoux, ce qui pouvait le compromettre, le
rabaisser lui-même auprès d’elle. Il admettait
bien les autres, mais celui-là, précisément,
l’aurait gêné mille fois plus. Le clerc
s’apercevait qu’il ne voulait pas tenir sa
promesse, et le silence de Frédéric lui semblait
une aggravation d’injure.
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92-93
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I, 5
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Il aurait voulu le conduire absolument, le
voir se développer d’après l’idéal de leur
jeunesse ; et sa fainéantise le révoltait, comme
une désobéissance et comme une trahison.
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93
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I, 5
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D’ailleurs Frédéric, plein de l’idée de
Mme Arnoux, parlait de son mari souvent ; et
Deslauriers commença une intolérable scie,
consistant à répéter son nom cent fois par jour,
à la fin de chaque phrase, comme un tic d’idiot.
Quand on frappait à sa porte, il répondait :
« Entrez, Arnoux ! » Au restaurant, il demandait
un fromage de Brie « à l’instar d’Arnoux » ; et,
la nuit, feignant d’avoir un cauchemar, il
réveillait son compagnon en hurlant : « Arnoux !
Arnoux ! » Enfin, un jour, Frédéric, excédé, lui
dit d’une voix lamentable :
— Mais laisse-moi tranquille avec Arnoux !
— Jamais ! répondit le clerc.
Toujours lui ! lui partout ! ou brûlante
ou glacée !
L’image de l’Arnoux…
— Tais-toi donc ! s’écria Frédéric en levant
le poing.
Il reprit doucement :
— C’est un sujet qui m’est pénible, tu sais
bien.
— Oh ! pardon, mon bonhomme, répliqua
Deslauriers en s’inclinant très bas, on
respectera désormais les nerfs de Mademoiselle !
Pardon encore une fois. Mille excuses !
Ainsi fut terminée la plaisanterie.
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93
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I, 5
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Mais, trois semaines après, un soir, il lui
dit :
— Eh bien, je l’ai vue tantôt, Mme Arnoux !
Frédéric fit un signe d’assentiment. Il
attendait que Deslauriers parlât. Au moindre mot
d’admiration, il se serait épanché largement,
était tout prêt à le chérir ; l’autre se taisait
toujours ; enfin, n’y tenant plus, il lui
demanda d’un air indifférent ce qu’il pensait
d’elle.
Deslauriers la trouvait « pas mal, sans avoir
pourtant rien d’extraordinaire ».
— Ah ! tu trouves, dit Frédéric.
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94
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I, 5
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La veille, Deslauriers lui fit faire une
récapitulation qui se prolongea jusqu’au matin ;
et, pour mettre à profit le dernier quart
d’heure, il continua à l’interroger sur le
trottoir, tout en marchant.
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94
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I, 5
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et le professeur, un brave homme, lui dit :
— Ne vous troublez pas, monsieur,
remettez-vous !
Puis, ayant fait deux demandes faciles,
suivies de réponses obscures, il passa enfin au
quatrième. Frédéric fut démoralisé par ce piètre
commencement. Deslauriers, en face, dans le
public, lui faisait signe que tout n’était pas
encore perdu ; et à la deuxième interrogation
sur le droit criminel, il se montra passable.
Mais, après la troisième, relative au testament
mystique, l’examinateur étant resté impassible
tout le temps, son angoisse redoubla ; car
Hussonnet joignait les mains comme pour
applaudir, tandis que Deslauriers prodiguait les
haussements d’épaules.
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94
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I, 5
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Devant la loge du concierge, ils rencontrèrent
Martinon, rouge, ému, avec un sourire dans les
yeux et l’auréole du triomphe sur le front. Il
venait de subir sans encombre son dernier
examen. Restait seulement la thèse. Avant quinze
jours, il serait licencié. Sa famille
connaissait un ministre, « une belle carrière »
s’ouvrait devant lui.
— Celui-là t’enfonce tout de même, dit
Deslauriers.
Rien n’est humiliant comme de voir les sots
réussir dans les entreprises où l’on échoue.
Frédéric, vexé, répondit qu’il s’en moquait.
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95
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I, 5
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Le soir, en rentrant, le clerc trouva son ami
singulièrement changé : il pirouettait,
sifflait ; et, l’autre s’étonnant de cette
humeur, Frédéric déclara qu’il n’irait pas chez
sa mère ; il emploierait ses vacances à
travailler.
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96
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I, 5
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Il restait pendant des heures immobile, ou bien
il éclatait en larmes ; et, un jour qu’il
n’avait pas eu la force de se contenir,
Deslauriers lui dit :
— Mais, saprelotte ! qu’est-ce que tu as ?
Frédéric souffrait des nerfs. Deslauriers n’en
crut rien. Devant une pareille douleur, il avait
senti se réveiller sa tendresse, et il le
réconforta. Un homme comme lui se laisser
abattre, quelle sottise ! Passe encore dans la
jeunesse, mais plus tard, c’est perdre son
temps.
— Tu me gâtes mon Frédéric ! Je redemande
l’ancien. Garçon, toujours du même ! Il me
plaisait ! Voyons, fume une pipe, animal !
Secoue-toi un peu, tu me désoles !
— C’est vrai, dit Frédéric, je suis fou !
Le Clerc reprit :
— Ah ! vieux troubadour, je sais bien ce qui
t’afflige ! Le petit cœur ? Avoue-le ! Bah ! une
de perdue, quatre de trouvées ! On se console
des femmes vertueuses avec les autres. Veux-tu
que je t’en fasse connaître, des femmes ? Tu
n’as qu’à venir à l’Alhambra.
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102-103
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I, 5
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Frédéric n’invita pas le Citoyen. Deslauriers
se priva de Sénécal. Ils emmenèrent seulement
Hussonnet et Cisy avec Dussardier ; et le même
fiacre les descendit tous les cinq à la porte de
l’Alhambra.
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103
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I, 5
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Hussonnet, par ses relations avec les journaux
de modes et les petits théâtres, connaissait
beaucoup de femmes ; il leur envoyait des
baisers par le bout des doigts, et, de temps à
autre, quittant ses amis, allait causer avec
elles.
Deslauriers fut jaloux de ces allures. Il
aborda cyniquement une grande blonde, vêtue de
nankin. Après l’avoir considéré d’un air
maussade, elle dit : « Non ! pas de confiance,
mon bonhomme ! » et tourna les talons.
Il recommença près d’une grosse brune, qui
était folle sans doute, car elle bondit dès le
premier mot, en le menaçant, s’il continuait,
d’appeler les sergents de ville. Deslauriers
s’efforça de rire ; puis, découvrant une petite
femme assise à l’écart sous un réverbère, il lui
proposa une contredanse.
|
104
|
I, 5
|
On était tassé, on s’amusait ; les brides
dénouées des chapeaux effleuraient les cravates,
les bottes s’enfonçaient sous les jupons ; tout
cela sautait en cadence ; Deslauriers pressait
contre lui la petite femme, et, gagné par le
délire du cancan, se démenait au milieu des
quadrilles comme une grande marionnette. Cisy et
Dussardier continuaient leur promenade ; le
jeune aristocrate lorgnait les filles, et,
malgré les exhortations du commis, n’osait leur
parler, s’imaginant qu’il y avait toujours chez
ces femmes-là « un homme caché dans l’armoire
avec un pistolet, et qui en sort pour vous faire
souscrire des lettres de change ».
Ils revinrent près de Frédéric. Deslauriers
ne dansait plus ; et tous se demandaient comment
finir la soirée, quand Hussonnet s’écria :
— Tiens ! la marquise d’Amaëgui !
|
104
|
I, 5
|
À la dernière fusée, la multitude exhala un
grand soupir.
Elle s’écoula lentement. Un nuage de poudre
à canon flottait dans l’air. Frédéric et
Deslauriers marchaient au milieu de la foule pas
à pas, quand un spectacle les arrêta : Martinon
se faisait rendre de la monnaie au dépôt des
parapluies ; et il accompagnait une femme d’une
cinquantaine d’années, laide, magnifiquement
vêtue, et d’un rang social problématique.
— Ce gaillard-là, dit Deslauriers, est moins
simple qu’on ne suppose.
|
107
|
I, 5
|
Les deux amis s’en allèrent à pied. Un vent
d’est soufflait. Ils ne parlaient ni l’un ni
l’autre. Deslauriers regrettait de n’avoir pas brillé devant
le directeur d’un journal, et Frédéric
s’enfonçait dans sa tristesse. Enfin, il dit que
le bastringue lui avait paru stupide.
|
108
|
I, 5
|
Mais le Clerc avait des théories. Il suffisait
pour obtenir les choses, de les désirer
fortement.
— Cependant, toi-même, tout à l’heure…
— Je m’en moquais bien ! fit Deslauriers,
arrêtant net l’allusion. Est-ce que je vais
m’empêtrer de femmes !
Et il déclama contre leurs mièvreries, leurs
sottises ; bref, elles lui déplaisaient.
— Ne pose donc pas ! dit Frédéric.
Deslauriers se tut. Puis, tout à coup :
— Veux-tu parier cent francs que je fais la
première qui passe ?
— Oui ! accepté !
La première qui passa était une mendiante
hideuse ; et ils désespéraient du hasard,
lorsqu’au milieu de la rue de Rivoli, ils
aperçurent une grande fille, portant à la main
un petit carton.
Deslauriers l’accosta sous les arcades. Elle
inclina brusquement du côté des Tuileries, et
elle prit bientôt par la Place du Carrousel ;
elle jetait des regards de droite et de gauche.
Elle courut après un fiacre ; Deslauriers la
rattrapa. Il marchait près d’elle, en lui
parlant avec des gestes expressifs. Enfin elle
accepta son bras, et ils continuèrent le long
des quais. Puis, à la hauteur du Châtelet,
pendant vingt minutes au moins, ils se
promenèrent sur le trottoir, comme deux marins
faisant leur quart. Mais, tout à coup, ils
traversèrent le pont au Change, le marché aux
Fleurs, le quai Napoléon. Frédéric
entra derrière eux. Deslauriers lui fit
comprendre qu’il les gênerait, et n’avait qu’à
suivre son exemple.
— Combien as-tu encore ?
— Deux pièces de cent sous.
— C’est assez ! bonsoir !
Frédéric fut saisi par l’étonnement que l’on
éprouve à voir une farce réussir : « Il se moque
de moi, pensa-t-il. Si je remontais ? »
Deslauriers croirait, peut-être, qu’il lui
enviait cet amour ? Comme si je n’en avais pas
un, et cent fois plus rare, plus noble, plus
fort ! » Une espèce de colère le poussait. Il
arriva devant la porte de Mme Arnoux.
|
108
|
I, 5
|
Le conseil de Deslauriers vint à sa mémoire ;
il en eut horreur. Alors, il vagabonda dans les
rues.
|
109
|
I, 5
|
Deslauriers avait depuis longtemps congédié sa
donzelle ; et il écrivait sur la table, au
milieu de la chambre. Vers quatre heures, M. de
Cisy entra.
|
110
|
I, 5
|
Il conta l’histoire à Deslauriers, sans dire la
vérité sur ce qui le concernait personnellement.
Le Clerc trouva qu’« il allait maintenant
très bien. » Cette déférence à ses conseils
augmenta sa bonne humeur.
C’était par elle qu’il avait séduit, dès le
premier jour, Mlle Clémence Daviou, brodeuse en
or pour équipements militaires, la plus douce
personne qui fût, et svelte comme un roseau,
avec de grands yeux bleus, continuellement
ébahis. Le clerc abusait de sa candeur, jusqu’à
lui faire croire qu’il était décoré ; il ornait
sa redingote d’un ruban rouge, dans leurs
tête-à-tête, mais s’en privait en public, pour
ne point humilier son patron, disait-il. Du
reste, il la tenait à distance, se laissait
caresser comme un pacha, et l’appelait « fille
du peuple » par manière de rire. Elle lui
apportait chaque fois de petits bouquets de
violettes. Frédéric n’aurait pas voulu d’un tel
amour.
|
110
|
I, 5
|
Cependant, lorsqu’ils sortaient, bras dessus
bras dessous, pour se rendre dans un cabinet
chez Pinson ou chez Barillot, il éprouvait une
singulière tristesse. Frédéric ne savait pas
combien, depuis un an, chaque jeudi, il avait
fait souffrir Deslauriers, quand il se brossait
les ongles, avant d’aller dîner rue de
Choiseul !
|
111
|
I, 5
|
Frédéric n’avait pas tourné les talons que
son portier lui remit une lettre :
« Monsieur et Madame Dambreuse prient
Monsieur F. Moreau de leur faire l’honneur de
venir dîner chez eux samedi 24 courant. — R. S.
V. P. »
— Trop tard, pensa-t-il.
Néanmoins, il montra la lettre à Deslauriers,
lequel s’écria :
— Ah ! enfin ! Mais tu n’as pas l’air
content. Pourquoi ?
Frédéric, ayant hésité quelque peu, dit
qu’il avait le même jour une autre invitation.
— Fais-moi le plaisir d’envoyer bouler la
rue de Choiseul. Pas de bêtises ! Je vais
répondre pour toi, si ça te gêne.
Et le clerc écrivit une acceptation, à la
troisième personne.
|
111
|
I, 5
|
N’ayant jamais vu le monde qu’à travers la
fièvre de ses convoitises, il se l’imaginait
comme une création artificielle, fonctionnant en
vertu de lois mathématiques. Un dîner en ville,
la rencontre d’un homme en place, le sourire
d’une jolie femme pouvaient, par une série
d’actions se déduisant les unes des autres,
avoir de gigantesques résultats. Certains salons
parisiens étaient comme ces machines qui
prennent la matière à l’état brut et la rendent
centuplée de valeur. Il croyait aux courtisanes
conseillant les diplomates, aux riches mariages
obtenus par les intrigues, au génie des
galériens, aux docilités du hasard sous la main
des forts. Enfin il estimait la fréquentation
des Dambreuse tellement utile, et il parla si
bien, que Frédéric ne savait plus à quoi se
résoudre.
|
111
|
I, 5
|
Or il découvrit une marquise en soie
gorge-pigeon, à petit manche d’ivoire ciselé, et
qui arrivait de la Chine. Mais cela coûtait cent
soixante-quinze francs et il n’avait pas un sou,
vivant même à crédit sur le trimestre prochain.
Cependant, il la voulait, il y tenait, et,
malgré sa répugnance, il eut recours à
Deslauriers.
Deslauriers lui répondit qu’il n’avait pas
d’argent.
— J’en ai besoin, dit Frédéric, grand
besoin !
Et, l’autre ayant répété la même excuse, il
s’emporta.
— Tu pourrais bien, quelquefois…
— Quoi donc ?
— Rien !
Le clerc avait compris. Il leva sur sa
réserve la somme en question, et, quand il l’eut
versée pièce à pièce :
— Je ne te réclame pas de quittance, puisque
je vis à tes crochets !
Frédéric lui sauta au cou, avec mille
protestations affectueuses. Deslauriers resta
froid. Puis, le lendemain, apercevant l’ombrelle
sur le piano :
— Ah ! c’était pour cela !
— Je l’enverrai peut-être, dit lâchement
Frédéric.
|
112
|
I, 5
|
Le marchand ajouta, d’un air simple :
— Comment l’appelez-vous donc, ce grand
jeune homme, votre ami ?
— Deslauriers, dit vivement Frédéric.
Et, pour réparer les torts qu’ils se sentait
à son endroit, il le vanta comme une
intelligence supérieure.
|
114
|
I, 5
|
Deslauriers, qui avait eu tant de mal à lui
seriner encore une fois le deuxième à la fin
de décembre et le troisième en février,
s’étonnait de son ardeur. Alors, les vieux
espoirs revinrent. Dans dix ans, il fallait que
Frédéric fût député ; dans quinze, ministre ;
pourquoi pas ? Avec son patrimoine qu’il allait
toucher bientôt, il pouvait, d’abord, fonder un
journal ; ce serait le début ; ensuite, on
verrait. Quant à lui, il ambitionnait toujours
une chaire à l’École de droit ; et il soutint sa
thèse pour le doctorat d’une façon si
remarquable, qu’elle lui valut les compliments
des professeurs.
|
118-119
|
I, 5
|
Deslauriers, admis le jour même à la parlotte
d’Orsay, avait fait un discours fort applaudi.
Quoiqu’il fût sobre, il se grisa, et dit au
dessert à Dussardier :
— Tu es honnête, toi ! Quand je serai riche,
je t’instituerai mon régisseur.
|
119
|
I, 5
|
On comptait sur lui, dès son retour ; M.
Dambreuse le chargea de ses souvenirs pour le
père Roque. Frédéric ne manqua pas, en
rentrant, de conter cet accueil à Deslauriers.
— Fameux ! reprit le clerc, et ne te laisse
pas entortiller par ta maman ! Reviens tout de
suite !
|
121
|
I, 5
|
Beaucoup vivaient bien qui n’avaient pas de
fortune, Deslauriers entre autres ; et il se
trouva lâche d’attacher une pareille importance
à des choses médiocres.
|
123
|
I, 6
|
il exhalait sa mélancolie dans de longues
lettres à Deslauriers.
Celui-là se démenait pour percer. La
conduite lâche de son ami et ses éternelles
jérémiades lui semblaient stupides. Bientôt,
leur correspondance devint presque nulle.
Frédéric avait donné tous ses meubles à
Deslauriers, qui gardait son logement. Sa mère
lui en parlait de temps à autre ; un jour enfin,
il déclara son cadeau, et elle le grondait,
quand il reçut une lettre.
— Qu’est-ce donc ? dit-elle, tu trembles ?
— Je n’ai rien ! répliqua Frédéric.
Deslauriers lui apprenait qu’il avait
recueilli Sénécal ; et, depuis quinze jours, ils
vivaient ensemble. Donc, Sénécal s’étalait,
maintenant, au milieu des choses qui provenaient
de chez Arnoux !
|
125
|
I, 6
|
Dix minutes après, la nouvelle circulait
jusqu’aux faubourgs. Alors, Me Benoist, M.
Gamblin, M. Chambion, tous les amis accoururent.
Frédéric s’échappa une minute pour écrire à
Deslauriers. D’autres visites survinrent.
L’après-midi se passa en félicitations. On en
oubliait la femme Roque, qui était cependant
« très bas ».
|
130
|
I, 6
|
Et, dans un brusque épanouissement de santé, il
se fit des résolutions d’égoïsme. Il se sentait
le cœur dur comme la table où ses coudes
posaient. Donc, il pouvait, maintenant, se jeter
au milieu du monde, sans peur. L’idée des
Dambreuse lui vint ; il les utiliserait ; puis
il se rappela Deslauriers. « Ah ! ma foi, tant
pis ! » Cependant, il lui envoya, par un
commissionnaire, un billet lui donnant
rendez-vous le lendemain au Palais-Royal, afin
de déjeuner ensemble.
|
141
|
II, 1
|
La fortune n’était pas si douce pour celui-là.
Il s’était présenté au concours d’agrégation
avec une thèse sur le droit de tester,
où il soutenait qu’on devait le restreindre
autant que possible ; et, son adversaire
l’excitant à lui faire dire des sottises, il en
avait dit beaucoup, sans que les examinateurs
bronchassent.
Puis le hasard avait voulu qu’il tirât au sort,
pour sujet de leçon, la Prescription. Alors,
Deslauriers s’était livré à des théories
déplorables ; les vieilles contestations
devaient se produire comme les nouvelles ;
pourquoi le propriétaire serait-il privé de son
bien parce qu’il n’en peut fournir les titres
qu’après trente et un an révolus ? C’était
donner la sécurité de l’honnête homme à
l’héritier du voleur enrichi. Toutes les
injustices étaient consacrées par une extension
de ce droit, qui était la tyrannie, l’abus de la
force ! Il s’était même écrié :
— Abolissons-le ; et les Franks ne pèseront
plus sur les Gaulois, les Anglais sur les
Irlandais, les Yankees sur les Peaux-Rouges, les
Turcs sur les Arabes, les blancs sur les nègres,
la Pologne…
Le président l’avait interrompu :
— Bien ! bien ! monsieur ! nous n’avons que
faire de vos opinions politiques, vous vous
représenterez plus tard !
Deslauriers n’avait pas voulu se
représenter.
|
141
|
II, 1
|
Deslauriers n’avait pas voulu se représenter.
Mais ce malheureux titre XX du IIIe livre du
Code civil était devenu pour lui une montagne
d’achoppement. Il élaborait un grand ouvrage sur
la Prescription, considérée comme base du
droit civil et du droit naturel des
peuples ; et il était perdu dans Dunod,
Rogerius, Balbus, Merlin, Vazeille, Savigny,
Troplong et autres lectures considérables. Afin
de s’y livrer plus à l’aise, il s’était démis de
sa place de maître-clerc. Il vivait en donnant
des répétitions, en fabriquant des thèses ; et,
aux séances de la Parlotte, il effrayait par sa
virulence le parti conservateur, tous les jeunes
doctrinaires issus de M. Guizot, si bien qu’il
avait, dans un certain monde, une espèce de
célébrité, quelque peu mêlée de défiance pour sa
personne
|
142
|
II, 1
|
Il arriva au rendez-vous, portant un gros
paletot doublé de flanelle rouge, comme celui de
Sénécal autrefois.
Le respect humain, à cause du public qui
passait, les empêcha de s’étreindre longuement,
et ils allèrent jusque chez Véfour, bras dessus
bras dessous, en ricanant de plaisir, avec une
larme au fond des yeux. Puis, dès qu’ils furent
seuls, Deslauriers s’écria :
— Ah ! saprelotte, nous allons nous la
repasser douce, maintenant !
Frédéric n’aima point cette manière de
s’associer, tout de suite, à sa fortune. Son ami
témoignait trop de joie pour eux deux, et pas
assez pour lui seul.
|
142
|
II, 1
|
Ensuite, Deslauriers conta son échec, et peu à
peu ses travaux, son existence, parlant de
lui-même stoïquement et des autres avec aigreur.
Tout lui déplaisait. Pas un homme en place qui
ne fût un crétin ou une canaille. Pour un verre
mal rincé, il s’emporta contre le garçon, et,
sur le reproche anodin de Frédéric :
— Comme si j’allais me gêner pour de
pareils cocos, qui vous gagnent jusqu’à des six
et huit mille francs par an, qui sont électeurs,
éligibles peut-être ! Ah non, non !
Puis, d’un air enjoué :
— Mais j’oublie que je parle à un
capitaliste, à un Mondor, car tu es un Mondor,
maintenant !
|
142
|
II, 1
|
Et, revenant sur l’héritage, il exprima cette
idée : que les successions collatérales (chose
injuste en soi, bien qu’il se réjouît de
celle-là) seraient abolies, un de ces jours, à
la prochaine révolution.
— Tu crois ? dit Frédéric.
— Compte dessus ! répondit-il. Ça ne peut
pas durer ! on souffre trop ! Quand je vois dans
la misère des gens comme Sénécal…
« Toujours le Sénécal ! » pensa Frédéric.
|
142
|
II, 1
|
À propos d’Arnoux, Deslauriers lui apprit que
son journal appartenait maintenant à Hussonnet,
lequel l’avait transformé.
|
143
|
II, 1
|
— Qu’en penses-tu, voyons ! veux-tu t’y
mettre ?
Frédéric ne repoussa pas la proposition.
Mais il fallait attendre le règlement de ses
affaires.
— Alors, si tu as besoin de quelque chose…
— Merci, mon petit ! dit Deslauriers.
|
143
|
II, 1
|
Frédéric s’était senti troublé par l’amertume
de Deslauriers ; mais, sous l’influence du vin
qui circulait dans ses veines, à moitié endormi,
engourdi, et recevant la lumière en plein
visage, il n’éprouvait plus qu’un immense
bien-être, voluptueusement stupide, comme une
plante saturée de chaleur et d’humidité.
|
143
|
II, 1
|
Deslauriers, les paupières entre-closes,
regardait au loin, vaguement. Sa poitrine se
gonflait, et il se mit à dire :
— Ah ! c’était plus beau, quand Camille
Desmoulins, debout là-bas sur une table,
poussait le peuple à la Bastille ! On vivait
dans ce temps-là, on pouvait s’affirmer, prouver
sa force ! De simples avocats commandaient à des
généraux, des va-nu-pieds battaient les rois,
tandis qu’à présent…
Il se tut, puis tout à coup :
— Bah ! l’avenir est gros !
Et, tambourinant la charge sur les vitres,
il déclama ces vers de Barthélémy :
Elle reparaîtra, la terrible Assemblée
Dont, après quarante ans, votre tête est
troublée,
Colosse qui sans peur marche d’un pas
puissant.
— Je ne sais plus le reste ! Mais il est
tard, si nous partions ?
Et il continua, dans la rue, à exposer ses
théories.
|
143-144
|
II, 1
|
— Moi, à ta place, dit Deslauriers, je
m’achèterais plutôt de l’argenterie, décelant,
par cet amour du cossu, l’homme de mince
origine.
|
144
|
II, 1
|
Frédéric trouva, au coin de
la rue Rumfort, un petit hôtel et il s’acheta,
tout à la fois, le coupé, le cheval, les meubles
et deux jardinières prises chez Arnoux, pour
mettre aux deux coins de la porte dans son
salon. Derrière cet appartement, étaient une
chambre et un cabinet. L’idée lui vint d’y loger
Deslauriers. Mais, comment la recevrait-il, elle,
sa maîtresse future ? La présence d’un ami
serait une gêne.
|
159
|
II, 2
|
Il écrivit donc à tous les quatre de venir
pendre la crémaillère le dimanche suivant, à
onze heures juste, et il chargea Deslauriers
d’amener Sénécal.
|
166
|
II, 2
|
Le répétiteur avait été congédié de son
troisième pensionnat pour n’avoir point voulu de
distribution de prix, usage qu’il regardait
comme funeste à l’égalité. Il était maintenant
chez un constructeur de machines, et n’habitait
plus avec Deslauriers depuis six mois.
|
166
|
II, 2
|
Sénécal se rembrunit, comme les cagots amenés
dans les réunions de plaisir. Deslauriers
embrassa tout d’un seul coup d’œil ; puis, le
saluant très bas :
— Monseigneur ! je vous présente mes
respects
Dussardier lui sauta au cou.
|
167
|
II, 2
|
— Allons donc ! dit Deslauriers. Une vieille
bête ! qui voit dans les bouleversements
d’empires des effets de la vengeance divine !
C’est comme le sieur Saint-Simon et son église,
avec sa haine de la Révolution française : un
tas de farceurs qui voudraient nous refaire le
catholicisme !
|
168
|
II, 2
|
— Est-ce que les journaux sont libres ?
est-ce que nous le sommes ? dit Deslauriers avec
emportement. Quand on pense qu’il peut y avoir
jusqu’à vingt-huit formalités pour établir un
batelet sur une rivière, ça me donne envie
d’aller vivre chez les anthropophages ! Le
Gouvernement nous dévore ! Tout est à lui, la
philosophie, le droit, les arts, l’air du ciel ;
et la France râle, énervée, sous la botte du
gendarme et la soutane du calotin !
|
169
|
II, 2
|
Le futur Mirabeau épanchait ainsi sa bile,
largement. Enfin, il prit son verre, se leva,
et, le poing sur la hanche, l’œil allumé :
— Je bois à la destruction complète de
l’ordre actuel, c’est-à-dire de tout ce qu’on
nomme Privilège, Monopole, Direction,
Hiérarchie, Autorité, État ! — et d’une voix
plus haute : — que je voudrais briser comme
ceci ! en lançant sur la table le beau verre à
patte, qui se fracassa en mille morceaux.
Tous applaudirent, et Dussardier
principalement.
|
169
|
II, 2
|
Pellerin blâma Frédéric de n’avoir pas choisi,
plutôt, le style néo-grec ; Sénécal frotta des
allumettes contre les tentures ; Deslauriers ne
fit aucune observation. Il en fit dans la
bibliothèque, qu’il appela une bibliothèque de
petite fille. La plupart des littérateurs
contemporains s’y trouvaient.
|
171
|
II, 2
|
Ensuite, Frédéric emmena Deslauriers dans
sa chambre, et, tirant de son secrétaire deux
mille francs :
— Tiens, mon brave, empoche ! C’est le
reliquat de mes vieilles dettes.
— Mais… et le Journal ? dit l’avocat. J’en
ai parlé à Hussonnet, tu sais bien.
|
171
|
II, 2
|
— Moi, je trouve, dit Pellerin, qu’il aurait
bien pu me commander un tableau.
Deslauriers se taisait, en tenant dans la
poche de son pantalon ses billets de banque.
|
172
|
II, 2
|
Il voulut écrire une
histoire de l’esthétique, résultat de ses
conversations avec Pellerin, puis mettre en
drames différentes époques de la Révolution
française et composer une grande comédie, par
l’influence indirecte de Deslauriers et
d’Hussonnet.
|
176
|
II, 2
|
Un matin qu’il ruminait sa mélancolie au coin
de son feu, Deslauriers entra. Les discours
incendiaires de Sénécal avaient inquiété son
patron, et, une fois de plus, il se trouvait
sans ressources.
— Que veux-tu que j’y fasse ? dit Frédéric.
|
176
|
II, 2
|
— Rien ! tu n’as pas d’argent, je le sais.
Mais ça ne te gênerait guère de lui découvrir
une place, soit par M. Dambreuse ou bien
Arnoux ?
|
176
|
II, 2
|
Il était sombre en arrivant chez lui.
Hussonnet et Deslauriers l’attendaient.
Le bohème, assis devant sa table, dessinait
des têtes de Turcs, et l’avocat, en bottes
crottées, sommeillait sur le divan.
|
182
|
II, 2
|
— Je n’ai pas de fonds, dit Frédéric.
— Et nous donc ! fit Deslauriers en croisant
ses deux bras.
Frédéric, blessé du geste, répliqua :
— Est-ce ma faute ?…
— Ah ! très bien ! Ils ont du bois dans leur
cheminée, des truffes sur leur table, un bon
lit, une bibliothèque, une voiture, toutes les
douceurs ! Mais qu’un autre grelotte sous les
ardoises, dîne à vingt sous, travaille comme un
forçat et patauge dans la misère ! est-ce leur
faute ?
Et il répétait « Est-ce leur faute ? » avec
une ironie cicéronienne qui sentait le Palais.
Frédéric voulait parler.
|
183
|
II, 2
|
— Du reste je comprends, on a des besoins…
aristocratiques ; car sans doute… quelque femme…
— Eh bien, quand cela serait ? Ne suis-je
pas libre ?
— Oh ! très libre !
Et, après une minute de silence :
— C’est si commode, les promesses !
— Mon Dieu ! je ne les nie pas ! dit
Frédéric.
L’avocat continuait :
— Au collège, on fait des serments, on
constituera une phalange, on imitera les
Treize de Balzac. Puis, quand on se
retrouve : Bonsoir, mon vieux, va te promener !
Car celui qui pourrait servir l’autre retient
précieusement tout, pour lui seul.
— Comment ?
— Oui, tu ne nous as pas même présentés chez
les Dambreuse !
|
183
|
II, 2
|
Frédéric le regarda ; avec sa pauvre
redingote, ses lunettes dépolies et sa figure
blême, l’avocat lui parut un tel cuistre, qu’il
ne put empêcher sur ses lèvres un sourire
dédaigneux. Deslauriers l’aperçut, et rougit.
|
183
|
II, 2
|
Frédéric, dans un brusque mouvement de
résignation, prit une feuille de papier, et,
ayant griffonné dessus quelques lignes, la lui
tendit. Le visage du bohème s’illumina. Puis,
repassant la lettre à Deslauriers :
— Faites des excuses, seigneur !
|
184
|
II, 2
|
Leur ami conjurait son notaire de lui envoyer
au plus vite, quinze mille francs.
— Ah ! je te reconnais là ! dit Deslauriers.
— Foi de gentilhomme ! ajouta le bohème,
vous êtes un brave, on vous mettra dans la
galerie des hommes utiles !
|
184
|
II, 2
|
L’avocat reprit :
— Tu n’y perdras rien, la spéculation est
excellente.
— Parbleu ! s’écria Hussonnet, j’en
fourrerais ma tête sur l’échafaud.
Et il débita tant de sottises et promit tant
de merveilles (auxquelles il croyait peut-être),
que Frédéric ne savait pas si c’était pour se
moquer des autres ou de lui-même.
|
184
|
II, 2
|
Le financier lui avait offert une vingtaine
d’actions dans son entreprise de houilles ;
Frédéric n’y était pas retourné. Deslauriers lui
écrivait des lettres ; il les laissait sans
réponse.
|
202
|
II, 3
|
Il en fut distrait par une lettre du notaire
qui devait lui envoyer le lendemain quinze mille
francs ; et, pour réparer sa négligence envers
Deslauriers, il alla lui apprendre tout de suite
cette bonne nouvelle.
|
204
|
II, 3
|
L’avocat logeait rue des Trois-Maries, au
cinquième étage, sur une cour. Son cabinet,
petite pièce carrelée, froide, et tendue d’un
papier grisâtre, avait pour principale
décoration une médaille en or, son prix de
doctorat, insérée dans un cadre d’ébène contre
la glace.
|
204
|
II, 3
|
L’annonce des quinze mille francs (il n’y
comptait plus, sans doute) lui causa un
ricanement de plaisir.
— C’est bien, mon brave, c’est bien, c’est
très bien !
Il jeta du bois dans le feu, se rassit, et
parla immédiatement du Journal. La première
chose à faire était de se débarrasser
d’Hussonnet.
— Ce crétin-là me fatigue ! Quant à
desservir une opinion, le plus équitable, selon
moi, et le plus fort, c’est de n’en avoir
aucune.
Frédéric parut étonné.
|
204
|
II, 3
|
— Mais sans doute ! il serait temps de traiter
la Politique scientifiquement. Les vieux
du XVIIIe siècle commençaient, quand Rousseau,
les littérateurs, y ont introduit la
philanthropie, la poésie et autres blagues, pour
la plus grande joie des catholiques ; alliance
naturelle, du reste, puisque les réformateurs
modernes (je peux le prouver) croient tous à la
Révélation. Mais si vous chantez des messes pour
la Pologne, si à la place du Dieu des
dominicains, qui était un bourreau, vous prenez
le Dieu des romantiques, qui est un tapissier ;
si, enfin, vous n’avez pas de l’Absolu une
conception plus large que vos aïeux, la
monarchie percera sous vos formes républicaines,
et votre bonnet rouge ne sera jamais qu’une
calotte sacerdotale ! Seulement, le régime
cellulaire aura remplacé la torture, l’outrage à
la Religion le sacrilège, le concert européen la
Sainte-Alliance ; et dans ce bel ordre qu’on
admire, fait de débris louis-quatorziens, de
ruines voltairiennes, avec du badigeon impérial
par-dessus et des fragments de constitution
anglaise, on verra les conseils municipaux
tâchant de vexer le maire, les conseils généraux
leur préfet, les chambres le roi, la presse le
pouvoir, l’administration tout le monde ! Mais
les bonnes âmes s’extasient sur le Code civil,
œuvre fabriquée, quoi qu’on dise, dans un esprit
mesquin, tyrannique ; car le législateur, au
lieu de faire son état, qui est de régulariser
la coutume, a prétendu modeler la société comme
un Lycurgue ! Pourquoi la loi gêne-t-elle le
père de famille en matière de testament ?
Pourquoi entrave-t-elle la vente forcée des
immeubles ? Pourquoi punit-elle comme délit le
vagabondage, lequel ne devrait pas être même une
contravention ! Et il y en a d’autres ! Je les
connais ! aussi je vais écrire un petit roman
intitulé Histoire de l’idée de justice,
qui sera drôle ! Mais j’ai une soif abominable !
et toi ?
|
205
|
II, 3
|
Il se pencha par la fenêtre, et cria au
portier d’aller chercher des grogs au cabaret.
— En résumé, je vois trois partis…, non !
trois groupes, et dont aucun ne m’intéresse :
ceux qui ont, ceux qui n’ont plus, et ceux qui
tâchent d’avoir. Mais tous s’accordent dans
l’idolâtrie imbécile de l’Autorité ! Exemples :
Mably recommande qu’on empêche les philosophes
de publier leurs doctrines ; M. Wronski
géomètre, appelle en son langage la censure
« répression critique de la spontanéité
spéculative » ; le père Enfantin bénit
les Habsbourg « d’avoir passé par-dessus les
Alpes une main pesante pour comprimer
l’Italie » ; Pierre Leroux veut qu’on vous force
à entendre un orateur, et Louis Blanc incline à
une religion d’État, tant ce peuple de vassaux a
la rage du gouvernement ! Pas un cependant n’est
légitime, malgré leurs sempiternels principes.
Mais, principe signifiant origine,
il faut se reporter toujours à une révolution, à
un acte de violence, à un fait transitoire.
Ainsi, le principe du nôtre est la souveraineté
nationale, comprise dans la forme parlementaire,
quoique le parlement n’en convienne pas ! Mais
en quoi la souveraineté du peuple serait-elle
plus sacrée que le droit divin ? L’un et l’autre
sont deux fictions ! Assez de métaphysique, plus
de fantômes ! Pas n’est besoin de dogmes pour
faire balayer les rues ! On dira que je renverse
la société ? Eh bien, après ? où serait le mal ?
Elle est propre, en effet, la société.
|
205-206
|
II, 3
|
Frédéric aurait eu beaucoup de choses à lui
répondre. Mais, le voyant loin des théories de
Sénécal, il était plein d’indulgence. Il se
contenta d’objecter qu’un pareil système les
ferait haïr généralement.
— Au contraire, comme nous aurons donné à
chaque parti un gage de haine contre son voisin,
tous compteront sur nous. Tu vas t’y mettre
aussi, toi, et nous faire de la critique
transcendante !
Il fallait attaquer les idées reçues,
l’Académie ; l’École normale, le Conservatoire,
la Comédie-Française, tout ce qui ressemblait à
une institution. C’est par là qu’ils donneraient
un ensemble de doctrine à leur Revue. Puis,
quand elle serait bien posée, le journal tout à
coup deviendrait quotidien ; alors, ils s’en
prendraient aux personnes.
— Et on nous respectera, sois-en sûr !
|
206
|
II, 3
|
Deslauriers touchait à son vieux rêve : une
rédaction en chef, c’est-à-dire au bonheur
inexprimable de diriger les autres, de tailler
en plein dans leurs articles, d’en commander,
d’en refuser. Ses yeux pétillaient sous ses
lunettes, il s’exaltait et buvait des petits
verres, coup sur coup, machinalement.
— Il faudra que tu donnes un dîner une fois
la semaine. C’est indispensable, quand même la
moitié de ton revenu y passerait ! On voudra y
venir, ce sera un centre pour les autres, un
levier pour toi ; et, maniant l’opinion par les
deux bouts, littérature et politique, avant six
mois, tu verras, nous tiendrons le haut du pavé
dans Paris.
|
206
|
II, 3
|
— Oui, j’ai été un paresseux, un imbécile, tu
as raison !
— À la bonne heure ! s’écria Deslauriers ;
je retrouve mon Frédéric !
Et, lui mettant le poing sous la mâchoire :
— Ah ! tu m’as fait souffrir. N’importe ! je
t’aime tout de même
|
207
|
II, 3
|
Un bonnet de femme parut au seuil de
l’antichambre.
— Qui t’amène ? dit Deslauriers.
C’était Mlle Clémence, sa maîtresse.
|
207
|
II, 3
|
Ce mot, si dur, arrêta les larmes de Clémence.
Elle se planta devant la fenêtre, et y restait
immobile, le front posé contre le carreau.
Son attitude et son mutisme agaçaient
Deslauriers.
— Quand tu auras fini, tu commanderas ton
carrosse, n’est-ce pas ?
Elle se retourna en sursaut.
|
207
|
II, 3
|
Et, comme il avait besoin de sortir,
Deslauriers passa dans sa cuisine, qui était son
cabinet de toilette. Il y avait sur la dalle,
près d’une paire de bottes, les débris d’un
maigre déjeuner, et un matelas avec une
couverture était roulé par terre dans un coin.
|
208
|
II, 3
|
— Ceci te démontre, dit-il, que je reçois peu
de marquises ! On s’en passe aisément, va ! et
des autres aussi. Celles qui ne coûtent rien
prennent votre temps ; c’est de l’argent sous
une autre forme ; or je ne suis pas riche ! Et
puis elles sont toutes si bêtes ! si bêtes !
Est-ce que tu peux causer avec une femme, toi ?
Ils se séparèrent à l’angle du pont Neuf.
— Ainsi, c’est convenu ! tu m’apporteras la
chose demain, dès que tu l’auras.
— Convenu ! dit Frédéric.
|
208
|
II, 3
|
Deslauriers lui semblait présomptueux, son
insensibilité de la veille le refroidissant à
son endroit, et Frédéric s’abandonnait à ces
regrets quand il fut tout surpris de voir entrer
Arnoux, lequel s’assit sur le bord de sa couche,
pesamment, comme un homme accablé.
|
208
|
II, 3
|
Frédéric assura qu’il comprenait et qu’il
allait sortir immédiatement.
Il resta chez lui, maudissant Deslauriers,
car il voulait tenir sa parole, et cependant
obliger Arnoux.
|
210
|
II, 3
|
« — Eh bien, se dit-il ensuite, puisque je
fais une perte de ce côté-là car je pourrais,
avec quinze mille francs, en gagner cent mille !
À la Bourse, ça se voit quelquefois… Donc,
puisque je manque à l’un, ne suis-je libre ?…
D’ailleurs, quand Deslauriers attendrait ! —
Non, non, c’est mal, allons-y ! »
Il regarda sa pendule.
|
210
|
II, 3
|
Au même moment, parut Arnoux, pour savoir s’il
avait trouvé la somme urgente.
— Tenez, la voilà ! dit Frédéric.
Et, vingt-quatre heures après, il répondit à
Deslauriers :
— Je n’ai rien reçu.
|
210
|
II, 3
|
Arnoux le remit au lendemain, puis au
surlendemain. Frédéric se risquait dehors à la
nuit close, craignant d’être surpris par
Deslauriers.
Un soir, quelqu’un le heurta au coin de la
Madeleine. C’était lui.
|
211
|
II, 3
|
— Je vais les chercher, dit-il.
Et Deslauriers l’accompagna jusqu’à la porte
d’une maison, dans le faubourg Poissonnière.
— Attends-moi.
|
211
|
II, 3
|
Il attendit. Enfin, après quarante-trois
minutes, Frédéric sortit avec Arnoux, et lui fit
signe de patienter encore un peu. Le marchand de
faïences et son compagnon montèrent, bras
dessus, bras dessous, la rue Hauteville, prirent
ensuite la rue de Chabrol.
|
211
|
II, 3
|
Frédéric entendait les pas de Deslauriers
derrière lui, comme des reproches, comme des
coups frappant sur sa conscience. Mais il
n’osait faire sa réclamation, par mauvaise
honte, et dans la crainte qu’elle ne fût
inutile. L’autre se rapprochait. Il se décida.
|
211
|
II, 3
|
Arnoux, d’un ton fort dégagé, dit que, ses
recouvrements n’ayant pas eu lieu, il ne pouvait
rendre actuellement les quinze mille francs.
— Vous n’en avez pas besoin, j’imagine ?
À ce moment, Deslauriers accosta Frédéric,
et, le tirant à l’écart :
— Sois franc, les as-tu, oui ou non ?
— Eh bien, non ! dit Frédéric, je les ai
perdus !
— Ah ! et à quoi ?
— Au jeu !
|
211
|
II, 3
|
Deslauriers ne répondit pas un mot, salua très
bas, et partit. Arnoux avait profité de
l’occasion pour allumer un cigare dans un débit
de tabac. Il revint en demandant quel était ce
jeune homme.
— Rien ! un ami !
|
211
|
II, 3
|
Deslauriers dévalait la rue des Martyrs, en
jurant tout haut d’indignation ; car son projet,
tel qu’un obélisque abattu, lui paraissait
maintenant d’une hauteur extraordinaire. Il
s’estimait volé, comme s’il avait subi un grand
dommage. Son amitié pour Frédéric était morte,
et il en éprouvait de la joie ; c’était une
compensation ! Une haine l’envahit contre les
riches. Il pencha vers les opinions de Sénécal
et se promettait de les servir.
|
212
|
II, 3
|
À la hauteur des Bains-Chinois, comme il y
avait des trous dans le pavé, la berline se
ralentit. Un homme en paletot noisette marchait
au bord du trottoir. Une éclaboussure,
jaillissant de dessous les ressorts, s’étala
dans son dos. L’homme se retourna, furieux.
Frédéric devint pâle ; il avait reconnu
Deslauriers.
|
236
|
II, 4
|
Son journal, qui ne s’appelait plus l’Art,
mais le Flambard, avec cette
épigraphe : « Canonniers, à vos pièces ! » ne
prospérant nullement, il avait envie de le
transformer en une revue hebdomadaire, seul,
sans le secours de Deslauriers. Il reparla de
l’ancien projet, et exposa son plan nouveau.
|
240
|
II, 4
|
— Cela vous est facile. Vous connaissez tant
de monde, M. Dambreuse entre autres, à ce que
m’a dit Deslauriers.
|
243
|
II, 4
|
Ce rappel de Deslauriers fut désagréable à
son ami. Il ne se souciait guère de retourner
chez les Dambreuse depuis la rencontre du Champ
de Mars.
|
243
|
II, 4
|
Frédéric invoqua le droit de résistance ; et,
se rappelant quelques phrases que lui avait
dites Deslauriers, il cita Desolmes, Blackstone,
le bill des droits en Angleterre, et l’article 2
de la Constitution de 91.
|
265
|
II, 4
|
Dussardier, venu ce soir-là comme d’habitude,
l’attendait. Frédéric avait le cœur gonflé ; il
le dégorgea, et ses griefs, bien que vagues et
difficiles à comprendre, attristèrent le brave
commis ; il se plaignait même de son isolement.
Dussardier, en hésitant un peu, proposa de se
rendre chez Deslauriers.
|
266
|
II, 4
|
Deslauriers, également, sentait depuis
leur brouille une privation dans sa vie. Il céda
sans peine à des avances cordiales.
|
266
|
II, 4
|
La réserve de Deslauriers attendrit Frédéric ;
et, pour lui faire une sorte de réparation, il
lui conta le lendemain sa perte de quinze mille
francs, sans dire que ces quinze mille francs
lui étaient primitivement destinés.
|
266
|
II, 4
|
Et, cédant aux questions de l’ancien clerc, il
avoua la vérité. Deslauriers fut convaincu qu’il
ne la disait pas complètement, par délicatesse
sans doute. Ce défaut de confiance le blessa.
|
266
|
II, 4
|
Mme Moreau s’accusait d’avoir mal jugé M.
Roque, lequel avait donné de sa conduite des
explications satisfaisantes. Puis elle parlait
de sa fortune, et de la possibilité, pour plus
tard, d’un mariage avec Louise.
— Ce ne serait peut-être pas bête ! dit
Deslauriers.
|
267
|
II, 4
|
Alors, Deslauriers lui parla de Mlle Roque.
Rien ne l’empêchait d’aller voir un peu les
choses par lui-même. Frédéric était un peu
fatigué ; la province et la maison maternelle le
délasseraient. Il partit.
|
267
|
II, 4
|
Deslauriers avait emporté
de chez Frédéric la copie de l’acte de
subrogation, avec une procuration en bonne forme
lui conférant de pleins pouvoirs ; mais, quand
il eut remonté ses cinq étages, et qu’il fut
seul, au milieu de son triste cabinet, dans son
fauteuil de basane, la vue du papier timbré
l’écœura.
|
269
|
II, 5
|
Pourquoi les avait-il prêtés ? Pour les beaux
yeux de Mme Arnoux. Elle était sa maîtresse !
Deslauriers n’en doutait pas. « Voilà une chose
de plus à quoi sert l’argent ! » Des pensées
haineuses l’envahirent.
|
269
|
II, 5
|
Puis, il songea à la personne même de
Frédéric. Elle avait toujours exercé sur lui un
charme presque féminin ; et il arriva bientôt à
l’admirer pour un succès dont il se
reconnaissait incapable.
Cependant, est-ce que la volonté n’était pas
l’élément capital des entreprises ? et, puisque
avec elle on triomphe de tout…
« Ah ! ce serait drôle ! »
Mais il eut honte de cette perfidie, et, une
minute après :
« Bah ! est-ce que j’ai peur ? »
|
269-270
|
II, 5
|
Mme Arnoux (à force d’en entendre parler)
avait fini par se peindre dans son imagination
extraordinairement. La persistance de cet amour
l’irritait comme un problème. Son austérité un
peu théâtrale l’ennuyait maintenant. D’ailleurs,
la femme du monde (ou ce qu’il jugeait telle)
éblouissait l’avocat comme le symbole et le
résumé de mille plaisirs inconnus. Pauvre, il
convoitait le luxe sous sa forme la plus claire.
« Après tout, quand il se fâcherait, tant
pis ! Il s’est trop mal comporté envers moi,
pour que je me gêne ! Rien ne m’assure qu’elle
est sa maîtresse. Il me l’a nié. Donc, je suis
libre ! »
|
270
|
II, 5
|
Le désir de cette démarche ne le quitta plus.
C’était une épreuve de ses forces qu’il voulait
faire ; si bien qu’un jour, tout à coup, il
vernit lui-même ses bottes, acheta des gants
blancs, et se mit en route, se substituant à
Frédéric et s’imaginant presque être lui, par
une singulière évolution intellectuelle où il y
avait à la fois de la vengeance et de la
sympathie, de l’imitation et de l’audace.
Il fit annoncer « le docteur Deslauriers ».
Mme Arnoux fut surprise, n’ayant réclamé
aucun médecin.
— Ah ! mille excuses ! c’est docteur en
droit. Je viens pour les intérêts de M. Moreau.
Ce nom parut la troubler.
|
270
|
II, 5
|
« Tant mieux ! pensa l’ancien clerc ;
puisqu’elle a bien voulu de lui, elle voudra de
moi ! » s’encourageant par l’idée reçue qu’il
est plus facile de supplanter un amant qu’un
mari.
Il avait eu le plaisir de la rencontrer, une
fois, au Palais ; il cita même la date. Tant de
mémoire étonna Mme Arnoux. Il reprit d’un ton
doucereux :
— Vous aviez déjà… quelques embarras… dans
vos affaires !
Elle ne répondit rien ; donc, c’était vrai.
Il se mit à causer de choses et d’autres, de
son logement, de la fabrique ; puis, apercevant,
aux bords de la glace, des médaillons :
— Ah ! des portraits de famille, sans
doute ?
Il remarqua celui d’une vieille femme, la
mère de Mme Arnoux.
— Elle a l’air d’une excellente personne, un
type méridional.
|
270
|
II, 5
|
Et, sur l’objection qu’elle était de
Chartres :
— Chartres ! jolie ville.
Il en vanta la cathédrale et les pâtés ;
puis, revenant au portrait ; y trouva des
ressemblances avec Mme Arnoux, et lui lançait
des flatteries indirectement. Elle n’en fut pas
choquée. Il prit confiance et dit qu’il
connaissait Arnoux depuis longtemps.
— C’est un brave garçon ! mais qui se
compromet ! Pour cette hypothèque, par exemple,
on n’imagine pas une étourderie…
— Oui ! je sais, dit-elle, en haussant les
épaules.
Ce témoignage involontaire de mépris engagea
Deslauriers à poursuivre.
— Son histoire de kaolin, vous l’ignorez
peut-être, a failli tourner très mal, et même sa
réputation…
Un froncement de sourcils l’arrêta.
|
271
|
II, 5
|
Alors se rabattant sur les généralités, il
plaignit les pauvres femmes dont les époux
gaspillent la fortune…
— Mais elle est à lui, monsieur ; moi, je
n’ai rien !
N’importe ! On ne savait pas… Une personne
d’expérience pouvait servir. Il fit des offres
de dévouement, exalta ses propres mérites ; et
il la regardait en face, à travers ses lunettes
qui miroitaient.
Une torpeur vague la prenait ; mais, tout à
coup :
— Voyons l’affaire, je vous prie !
Il exhiba le dossier.
— Ceci est la procuration de Frédéric. Avec
un titre pareil aux mains d’un huissier qui fera
un commandement, rien n’est plus simple : dans
les vingt-quatre heures… (Elle restait
impassible, il changea de manœuvre.) Moi, du
reste, je ne comprends pas ce qui le pousse à
réclamer cette somme ; car enfin il n’en a aucun
besoin !
— Comment ! M. Moreau s’est montré assez
bon…
— Oh ! d’accord !
Et Deslauriers entama son éloge, puis vint à
le dénigrer, tout doucement, le donnant pour
oublieux, personnel, avare.
— Je le croyais votre ami, monsieur ?
|
271
|
II, 5
|
— Cela ne m’empêche pas de voir ses défauts.
Ainsi, il reconnaît bien peu… comment
dirais-je ? la sympathie…
Mme Arnoux tournait les feuilles du gros
cahier. Elle l’interrompit, pour avoir
l’explication d’un mot.
Il se pencha sur son épaule, et si près
d’elle, qu’il effleura sa joue. Elle rougit ;
cette rougeur enflamma Deslauriers ; il lui
baisa la main voracement.
— Que faites-vous, monsieur !
Et, debout contre la muraille, elle le
maintenait immobile, sous ses grands yeux noirs
irrités.
— Écoutez-moi ! Je vous aime !
Elle partit d’un éclat de rire, un rire
aigu, désespérant, atroce. Deslauriers sentit
une colère à l’étrangler. Il se contint ; et,
avec la mine d’un vaincu demandant grâce :
— Ah ! vous avez tort ! Moi, je n’irais pas
comme lui…
— De qui donc parlez-vous ?
— De Frédéric !
— Eh ! M. Moreau m’inquiète peu, je vous
l’ai dit !
— Oh ! pardon !… pardon !
Puis, d’une voix mordante, et faisant
traîner ses phrases :
— Je croyais même que vous vous intéressiez
suffisamment à sa personne pour apprendre avec
plaisir…
Elle devint toute pâle. L’ancien clerc
ajouta :
— Il va se marier.
— Lui !
— Dans un mois, au plus tard, avec
Mlle Roque, la fille du régisseur de M.
Dambreuse. Il est même parti à Nogent, rien que
pour cela.
Elle porta la main sur son cœur, comme au choc
d’un grand coup ; mais tout de suite elle tira
la sonnette. Deslauriers n’attendit pas qu’on le
mît dehors. Quand elle se retourna, il avait
disparu.
|
272
|
II, 5
|
La troisième lettre, venant de Deslauriers,
parlait de la subrogation et était longue,
obscure. L’avocat n’avait pris encore aucun
parti. Il l’engageait à ne pas se déranger :
« C’est inutile que tu reviennes ! », appuyant
même là-dessus avec une insistance bizarre.
|
278
|
II, 5
|
Le lendemain, comme il se rendait chez
Deslauriers, au détour de la rue Vivienne et du
boulevard, Mme Arnoux se montra devant lui, face
à face.
|
284
|
II, 6
|
Deslauriers, surpris de le voir, dissimula
son dépit, car il conservait par obstination
quelque espérance encore du côté de Mme Arnoux ;
et il avait écrit à Frédéric de rester là-bas,
pour être plus libre dans ses manœuvres.
|
285
|
II, 6
|
Il dit cependant qu’il s’était présenté chez
elle, afin de savoir si leur contrat stipulait
la communauté ; alors, on aurait pu recourir
contre la femme.
— Et elle a fait une drôle de mine quand je
lui ai appris ton mariage.
— Tiens ! quelle invention !
— Il le fallait, pour montrer que tu
avais besoin de tes capitaux ! Une personne
indifférente n’aurait pas eu l’espèce de syncope
qui l’a prise.
— Vraiment ? s’écria Frédéric.
— Ah ! mon gaillard, tu te trahis ! Sois
franc, voyons !
Une lâcheté immense envahit l’amoureux de
Mme Arnoux.
— Mais non !… je t’assure !… ma parole
d’honneur !
|
285
|
II, 6
|
Ces molles dénégations achevèrent de
convaincre Deslauriers. Il lui fit des
compliments. Il lui demanda « des détails ».
Frédéric n’en donna pas, et même résista à
l’envie d’en inventer.
|
285
|
II, 6
|
Quant à l’hypothèque, il lui dit de ne rien
faire, d’attendre. Deslauriers trouva qu’il
avait tort, et même fut brutal dans ses
remontrances.
|
285
|
II, 6
|
— Te voilà comme Sénécal.
Deslauriers, à ce propos, lui apprit qu’il
était sorti de Sainte-Pélagie, l’instruction
n’ayant point fourni assez de preuves, sans
doute, pour le mettre en jugement.
|
286
|
II, 6
|
Les convives étaient (outre Deslauriers et
Sénécal) un pharmacien nouvellement reçu, mais
qui n’avait pas les fonds nécessaires pour
s’établir ; un jeune homme de sa maison, un
placeur de vins, un architecte et un monsieur
employé dans les assurances. Regimbart n’avait
pu venir. On le regretta.
|
286
|
II, 6
|
— C’est vrai, dit Deslauriers, lui coupant net
la parole, ça ne peut pas durer plus longtemps !
Et il se mit à faire un tableau de la
situation.
Nous avions sacrifié la Hollande pour
obtenir de l’Angleterre la reconnaissance de
Louis-Philippe ; et cette fameuse alliance
anglaise, elle était perdue, grâce aux mariages
espagnols. En Suisse, M. Guizot, à la remorque
de l’Autrichien, soutenait les traités de 1815.
La Prusse avec son Zollverein nous préparait des
embarras. La question d’Orient restait pendante.
— Ce n’est pas une raison parce que le
grand-duc Constantin envoie des présents à M.
d’Aumale pour se fier à la Russie. Quant à
l’intérieur, jamais on n’a vu tant
d’aveuglement, de bêtise ! Leur majorité même ne
se tient plus ! Partout, enfin, c’est, selon le
mot connu, rien ! rien ! rien ! Et, devant tant
de hontes, poursuivit l’avocat en mettant ses
poings sur ses hanches, ils se déclarent
satisfaits.
|
287
|
II, 6
|
Le pharmacien gémit sur l’état pitoyable de
notre flotte. Le courtier d’assurances ne
tolérait pas les deux sentinelles du maréchal
Soult. Deslauriers dénonça les jésuites, qui
venaient de s’installer à Lille, publiquement.
Sénécal exécrait bien plus M. Cousin, car
l’éclectisme, enseignant à tirer la certitude de
la raison, développait l’égoïsme, détruisait la
solidarité ; le placeur de vins, comprenant peu
ces matières, remarqua tout haut qu’il oubliait
bien des infamies :
— Le wagon royal de la ligne du Nord doit
coûter quatre-vingt mille francs ! Qui le
payera ?
|
287
|
II, 6
|
— Et d’autres que vous ! répliqua
Deslauriers. Elle a fait saisir rien que cinq
journaux ! Écoutez-moi cette note.
|
288
|
II, 6
|
— Mais qu’est-ce qui n’est pas défendu ?
s’écria Deslauriers. Il est défendu de fumer
dans le Luxembourg, défendu de chanter l’hymne à
Pie IX !
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289
|
II, 6
|
— On peut s’en passer, reprit Frédéric.
Et Deslauriers s’informa de Martinon.
— Que devient-il, cet intéressant monsieur ?
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290
|
II, 6
|
L’heure de s’en aller était venue. Tous se
séparèrent avec de grandes poignées de main ;
Dussardier, par tendresse, reconduisit Frédéric
et Deslauriers. Dès qu’ils furent dans la rue,
l’avocat eut l’air de réfléchir, et, après un
moment de silence :
— Tu lui en veux donc beaucoup, à Pellerin ?
|
290
|
II, 6
|
Et, Deslauriers remonté chez lui, le commis
ne lâcha point Frédéric ; il l’engagea même à
acheter le portrait. En effet, Pellerin,
désespérant de l’intimider, les avait
circonvenus pour que, grâce à eux, il prît la
chose.
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290
|
II, 6
|
Deslauriers en reparla, insista. Les
prétentions de l’artiste étaient raisonnables.
— Je suis sûr que, moyennant, peut-être,
cinq cents francs…
— Ah ! donne-les ! tiens, les voici, dit
Frédéric.
|
290
|
II, 6
|
Frédéric se vengea de l’avoir payé, en le
dénigrant amèrement. Deslauriers le crut sur
parole et approuva sa conduite, car il
ambitionnait toujours de constituer une phalange
dont il serait le chef ; certains hommes se
réjouissent de faire faire à leurs amis des
choses qui leur sont désagréables.
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291
|
II, 6
|
Rien n’était sûr, maintenant, l’affaire des
houilles pas plus qu’une autre ; il fallait
abandonner un pareil monde ; enfin, Deslauriers
le détourna de l’entreprise. À force de haine il
devenait vertueux ; et puis il aimait mieux
Frédéric dans la médiocrité. De cette manière,
il restait son égal, et en communion plus intime
avec lui.
|
291
|
II, 6
|
Frédéric se soulageait en déblatérant contre
le Pouvoir ; car il souhaitait, comme
Deslauriers, un bouleversement universel, tant
il était maintenant aigri. Mme Arnoux, de son
côté, devenait sombre.
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297
|
II, 6
|
Frédéric rejeta la lettre sans la finir, et
en ouvrit une autre, un billet de Deslauriers.
« Mon vieux,
« La poire est mûre. Selon ta
promesse, nous comptons sur toi. On se réunit
demain au petit jour, place du Panthéon. Entre
au café Soufflot. Il faut que je te parle avant
la manifestation. »
— « Oh ! je les connais, leurs
manifestations. Mille grâces ! j’ai un
rendez-vous plus agréable. »
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300
|
II, 6
|
Le lendemain, à son réveil, Frédéric pensa à
Deslauriers. Il courut chez lui. L’avocat venait
de partir, étant nommé commissaire en province.
Dans la soirée de la veille, il était parvenu
jusqu’à Ledru-Rollin, et l’obsédant au nom des
Écoles, en avait arraché une place, une mission.
Du reste, disait le portier, il devait écrire la
semaine prochaine, pour donner son adresse.
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317
|
III, 1
|
Frédéric, néanmoins, consulta Deslauriers.
L’opposition idiote qui entravait le commissaire
dans sa province avait augmenté son libéralisme.
Il lui envoya immédiatement des exhortations
violentes.
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321
|
III, 1
|
Catherine n’avait point trouvé Frédéric. Il
était absent depuis plusieurs jours, et son ami
intime, M. Deslauriers, habitait maintenant la
province.
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359
|
III, 1
|
Puis, il s’informa de Regimbart et de quelques
autres, aussi fameux, tels que Masselin, Sanson,
Lecornu, Maréchal, et un certain Deslauriers,
compromis dans l’affaire des carabines
interceptées dernièrement à Troyes.
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376
|
III, 3
|
Dix minutes après, Frédéric ne songeait plus à
Deslauriers. Il était sur le trottoir de la rue
Paradis, devant une maison ; et il regardait au
second étage, derrière des rideaux, la lueur
d’une lampe.
|
376
|
III, 3
|
Sur le trottoir, devant lui, un homme couvert
d’un vieux paletot marchait la tête basse, et
avec un tel air d’accablement, que Frédéric se
retourna, pour le voir. L’autre releva sa
figure. C’était Deslauriers. Il hésitait.
Frédéric lui sauta au cou.
— Ah ! mon pauvre vieux ! Comment ! c’est
toi !
Et il l’entraîna vers sa maison, en lui
faisant beaucoup de questions à la fois.
|
387
|
III, 3
|
Frédéric, qui arrangeait alors sa cravate,
n’eut pas l’air très ému par cette nouvelle.
— Ah ! il est déporté, ce bon Sénécal ?
Deslauriers répliqua, en parcourant les
murailles d’un air envieux :
— Tout le monde n’a pas ta chance !
|
388
|
III, 3
|
Devant une cordialité si complète, l’amertume
de Deslauriers disparut.
— Ton lit ? Mais… ça te gênerait !
|
388
|
III, 3
|
Le peuple est mineur, quoi qu’on prétende !
— C’est peut-être vrai, dit Deslauriers.
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389
|
III, 3
|
Il n’acheva pas. Deslauriers comprit, se passa
les deux mains sur le front ; puis, tout à
coup :
— Mais toi ? Rien ne t’empêche ? Pourquoi ne
serais-tu pas député ?
|
389
|
III, 3
|
Frédéric sentait se rallumer son ambition.
Deslauriers ajouta :
— Tu devrais bien me trouver une place à
Paris.
— Oh ! ce ne sera pas difficile, par M.
Dambreuse.
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390
|
III, 3
|
La Maréchale poussa un cri de joie en le
revoyant. Elle l’attendait depuis cinq heures.
Il donna pour excuse une démarche indispensable
dans l’intérêt de Deslauriers. Sa figure avait
un air de triomphe, une auréole, dont Rosanette
fut éblouie.
|
390
|
III, 3
|
Monsieur Dambreuse, quand
Deslauriers se présenta chez lui, songeait à
raviver sa grande affaire de houilles. Mais
cette fusion de toutes les compagnies en une
seule était mal vue ; on criait au monopole,
comme s’il ne fallait pas, pour de telles
exploitations, d’immenses capitaux !
|
392
|
III, 4
|
Deslauriers, qui venait de lire exprès
l’ouvrage de Gobet et les articles de M. Chappe
dans le Journal des Mines, connaissait
la question parfaitement.
|
392
|
III, 4
|
Deslauriers s’en revint chez Frédéric et lui
rapporta la conférence. De plus, il avait vu
Mme Dambreuse au bas de l’escalier, comme il
sortait.
— Je t’en fais mes compliments, saprelotte !
|
392
|
III, 4
|
Trois jours après, Deslauriers reparut avec une
feuille d’écriture destinée aux journaux et qui
était une lettre familière, où M. Dambreuse
approuvait la candidature de leur ami. Soutenue
par un conservateur et prônée par un rouge, elle
devait réussir. Comment le capitaliste
signait-il une pareille élucubration ? L’avocat,
sans le moindre embarras, de lui-même, avait été
la montrer à Mme Dambreuse, qui, la trouvant
fort bien, s’était chargée du reste.
|
392
|
III, 4
|
Cette démarche surprit
Frédéric. Il l’approuva cependant ; puis, comme
Deslauriers s’aboucherait avec M. Roque, il lui
conta sa position vis-à-vis de Louise.
|
393
|
III, 4
|
— Dis-leur tout ce que tu voudras, que mes
affaires sont troubles ; je les arrangerai ;
elle est assez jeune pour attendre !
Deslauriers partit ; et Frédéric se
considéra comme un homme très fort.
|
393
|
III, 4
|
Vers le milieu de janvier, un matin, Sénécal
entra dans son cabinet ; et à son exclamation
d’étonnement, répondit qu’il était secrétaire de
Deslauriers. Il lui apportait même une lettre.
Elle contenait de bonnes nouvelles, et le
blâmait cependant de sa négligence ; il fallait
venir là-bas
|
394
|
III, 4
|
Sénécal se déclara pour l’Autorité ; et
Frédéric aperçut dans ses discours l’exagération
de ses propres paroles à Deslauriers. Le
républicain tonna même contre l’insuffisance des
masses.
|
394
|
III, 4
|
Leur discussion dura longtemps, et, comme il
s’en allait, Sénécal avoua (c’était le but de sa
visite, peut-être) que Deslauriers
s’impatientait beaucoup du silence de M.
Dambreuse.
|
395
|
III, 4
|
Il allait enfin partir pour Nogent, quand il
reçut une lettre de Deslauriers.
|
406
|
III, 4
|
Du reste, beaucoup de personnes qui auraient
voté en sa faveur, par considération pour M.
Dambreuse, l’abandonneraient maintenant.
Deslauriers était de ceux-là. N’ayant plus rien
à attendre du capitaliste, il lâchait son
protégé.
|
406
|
III, 4
|
Frédéric porta sa lettre à Mme Dambreuse.
— Tu n’as donc pas été à Nogent ? dit-elle.
— Pourquoi ?
— C’est que j’ai vu Deslauriers il y a trois
jours.
|
406
|
III, 4
|
Deslauriers reparut, et expliqua son séjour à
Nogent en disant qu’il y marchandait une étude
d’avoué. Frédéric fut heureux de le revoir ;
c’était quelqu’un ! Il le mit en tiers dans la
compagnie.
|
411
|
III, 4
|
Deslauriers s’exténuait à lui faire
comprendre que la promesse d’Arnoux ne
constituait ni une donation ni une cession
régulière ; elle n’écoutait même pas, trouvant
la loi injuste ; c’est parce qu’elle était une
femme, les hommes se soutenaient entre eux ! À
la fin, cependant, elle suivit ses conseils.
|
418
|
III, 4
|
Si Frédéric ne revenait pas, c’est qu’il
fréquentait le grand monde ; et peu à peu
Deslauriers leur apprit qu’il aimait quelqu’un,
qu’il avait un enfant, qu’il entretenait une
créature.
|
419
|
III, 4
|
Elle y mit de l’entêtement, cependant ; car,
le surlendemain, elle s’informa encore de son
petit camarade, puis d’un autre, de Deslauriers.
— Est-ce un homme sûr et intelligent ?
Frédéric le vanta.
|
427
|
III, 5
|
Deslauriers comprit qu’il y avait là-dessous
un mystère ; il rêvait en considérant les
billets. Le nom de Mme Arnoux, tracé par
elle-même, lui remit devant les yeux toute sa
personne et l’outrage qu’il en avait reçu.
Puisque la vengeance s’offrait, pourquoi ne pas
la saisir ?
|
428
|
III, 5
|
Rosanette écrivit à Deslauriers qu’elle avait
besoin de lui tout de suite.
Il arriva cinq jours après, un soir ; et,
quand elle eut conté sa rupture :
— Ce n’est que ça ? Beau malheur !
|
430
|
III, 5
|
Deslauriers lui fit de la morale, se montra
même singulièrement gai, farceur ; et, comme il
était fort tard, demanda la permission de passer
la nuit sur un fauteuil. Puis, le lendemain
matin, il repartit pour Nogent, en la prévenant
qu’il ne savait pas quand ils se reverraient ;
d’ici à peu, il y aurait peut-être un grand
changement dans sa vie.
|
430
|
III, 5
|
Il se crut halluciné. Mais non ! C’était bien
elle, Louise ! couverte d’un voile blanc qui
tombait de ses cheveux rouges à ses talons ; et
c’était bien lui, Deslauriers ! portant un habit
bleu brodé d’argent, un costume de préfet.
Pourquoi donc ?
|
436
|
III, 5
|
Vers le commencement de cet
hiver, Frédéric et Deslauriers causaient au coin
du feu, réconciliés encore une fois, par la
fatalité de leur nature qui les faisait toujours
se rejoindre et s’aimer.
L’un expliqua sommairement sa brouille avec
Mme Dambreuse, laquelle s’était remariée à un
Anglais.
L’autre, sans dire comment il avait épousé
Mlle Roque, conta que sa femme, un beau jour,
s’était enfuie avec un chanteur. Pour se laver
un peu du ridicule, il s’était compromis dans sa
préfecture par des excès de zèle gouvernemental.
On l’avait destitué. Il avait été, ensuite, chef
de colonisation en Algérie, secrétaire d’un
pacha, gérant d’un journal, courtier d’annonces,
pour être finalement employé au contentieux dans
une compagnie industrielle.
Quant à Frédéric, ayant mangé les deux tiers
de sa fortune, il vivait en petit bourgeois.
Puis, ils s’informèrent mutuellement de
leurs amis.
|
442
|
III, 7
|
Deslauriers ne cacha pas qu’il avait profité
de son désespoir pour s’en assurer par lui-même.
— Comme tu me l’avais permis, du reste.
Cet aveu était une compensation au silence
qu’il gardait touchant sa tentative près de
Mme Arnoux. Frédéric l’eût pardonnée,
puisqu’elle n’avait pas réussi.
Bien que vexé un peu de la découverte, il
fit semblant d’en rire ; et l’idée de la
Maréchale lui amena celle de la Vatnaz.
|
443
|
III, 7
|
Deslauriers ne l’avait jamais vue, non plus
que bien d’autres qui venaient chez Arnoux ;
mais il se souvenait parfaitement de Regimbart.
— Vit-il encore ?
— À peine ! Tous les soirs, régulièrement,
depuis la rue de Grammont jusqu’à la rue
Montmartre, il se traîne devant les cafés,
affaibli, courbé en deux, vidé, un spectre !
— Eh bien, et Compain ?
|
443
|
III, 7
|
— Tu me parais bien calmé sur la politique ?
— Effet de l’âge, dit l’avocat.
Et ils résumèrent leur vie.
Ils l’avaient manquée tous les deux, celui
qui avait rêvé l’amour, celui qui avait rêvé le
pouvoir. Quelle en était la raison ?
— C’est peut-être le défaut de ligne droite,
dit Frédéric.
— Pour toi, cela se peut. Moi, au contraire,
j’ai péché par excès de rectitude, sans tenir
compte de mille choses secondaires, plus fortes
que tout. J’avais trop de logique, et toi de
sentiment.
Puis, ils accusèrent le hasard, les
circonstances, l’époque où ils étaient nés.
Frédéric reprit :
— Ce n’est pas là ce que nous croyions
devenir autrefois, à Sens, quand tu voulais
faire une histoire critique de la Philosophie,
et moi, un grand roman moyen âge sur Nogent,
dont j’avais trouvé le sujet dans Froissart :
Comment messire Brokars de Fénestranges et
l’évêque de Troyes assaillirent messire Eustache
d’Ambrecicourt. Te rappelles-tu ?
|
443-444
|
III, 7
|
Et, exhumant leur jeunesse, à chaque phrase,
ils se disaient :
— Te rappelles-tu ?
Ils revoyaient la cour du collège, la
chapelle, le parloir, la salle d’armes au bas de
l’escalier, des figures de pions et d’élèves, un
nommé Angelmarre, de Versailles, qui se taillait
des sous-pieds dans de vieilles bottes ; M.
Mirbal et ses favoris rouges ; les deux
professeurs de dessin linéaire et de grand
dessin, Varaud et Suriret, toujours en dispute,
et le Polonais, le compatriote de Copernic, avec
son système planétaire en carton, astronome
ambulant dont on avait payé la séance par un
repas au réfectoire ; puis une terrible ribote
en promenade, leurs premières pipes fumées, les
distributions des prix, la joie des vacances.
C’était pendant celles de 1837 qu’ils
avaient été chez la Turque.
On appelait ainsi une femme qui se nommait
de son vrai nom Zoraïde Turc ; et beaucoup de
personnes la croyaient une musulmane,
une Turque, ce qui ajoutait à la poésie de son
établissement, situé au bord de l’eau, derrière
le rempart ; même en plein été, il y avait de
l’ombre autour de sa maison, reconnaissable à un
bocal de poissons rouges près d’un pot de réséda
sur une fenêtre. Des demoiselles, en camisole
blanche, avec du fard aux pommettes et de
longues boucles d’oreilles, frappaient aux
carreaux quand on passait, et, le soir, sur le
pas de la porte, chantonnaient doucement d’une
voix rauque.
Ce lieu de perdition projetait dans tout
l’arrondissement un éclat fantastique. On le
désignait par des périphrases : « L’endroit que
vous savez, — une certaine rue, — au bas des
Ponts ». Les fermières des alentours en
tremblaient pour leurs maris, les bourgeoises le
redoutaient pour leurs bonnes, parce que la
cuisinière de M. le Sous-Préfet y avait été
surprise ; et c’était, bien entendu, l’obsession
secrète de tous les adolescents.
Or, un dimanche, pendant qu’on était aux
vêpres, Frédéric et Deslauriers, s’étant fait
préalablement friser, cueillirent des fleurs
dans le jardin de Mme Moreau, puis sortirent par
la porte des champs, et, après un grand détour
dans les vignes, revinrent par la Pêcherie et se
glissèrent chez la Turque, en tenant toujours
leurs gros bouquets.
Frédéric présenta le sien, comme un amoureux
à sa fiancée. Mais la chaleur qu’il faisait,
l’appréhension de l’inconnu, une espèce de
remords, et jusqu’au plaisir de voir, d’un seul
coup d’œil, tant de femmes à sa disposition,
l’émurent tellement, qu’il devint très pâle et
restait sans avancer, sans rien dire. Toutes
riaient, joyeuses de son embarras ; croyant
qu’on s’en moquait, il s’enfuit ; et, comme
Frédéric avait l’argent, Deslauriers fut bien
obligé de le suivre.
On les vit sortir. Cela fit une histoire qui
n’était pas oubliée trois ans après.
Ils se la contèrent prolixement, chacun
complétant les souvenirs de l’autre ; et, quand
ils eurent fini :
— C’est là ce que nous avons eu de
meilleur ! dit Frédéric.
— Oui, peut-être bien ? c’est là ce que nous
avons eu de meilleur ! dit Deslauriers.
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444-445
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III, 7
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Oleg Hirschmann
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