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Extraits de l’œuvre |
Édition |
Chapitre |
Frédéric éprouvait un certain respect pour lui, et ne résista pas à l’envie de savoir son nom. L’inconnu répondit tout d’une haleine :
— Jacques Arnoux propriétaire de l’Art industriel, boulevard Montmartre.
Un domestique ayant un galon d’or à la casquette vint lui dire :
— Si Monsieur voulait descendre ? Mademoiselle pleure.
Il disparut. |
39 |
I, 1 |
— Je vous remercie, monsieur.
Leurs yeux se rencontrèrent.
— Ma femme, es-tu prête ? cria le sieur Arnoux, apparaissant dans le capot de l’escalier.
Mlle Marthe courut vers lui, et, cramponnée à son cou, elle tirait ses moustaches. Les sons d’une harpe retentirent, elle voulut voir la musique ; et bientôt le joueur d’instrument, amené par la négresse, entra dans les Premières. |
41 |
I, 1 |
Ils devaient, à Montereau, prendre la diligence de Châlons. Leur voyage en Suisse durerait un mois. Mme Arnoux blâma son mari de sa faiblesse pour son enfant. Il chuchota dans son oreille, une gracieuseté, sans doute, car elle sourit. Puis il se dérangea pour fermer derrière son cou le rideau de la fenêtre. |
42 |
I, 1 |
À Bray, il n’attendit pas qu’on eût donné l’avoine, il alla devant, sur la route, tout seul. Arnoux l’avait appelée « Marie ! ». Il cria très haut « Marie ! ». Sa voix se perdit dans l’air. |
44 |
I, 1 |
Les hautes glaces transparentes offraient aux regards, dans une disposition habile, des statuettes, des dessins, des gravures, des catalogues, des numéros de l’Art industriel ; et les prix de l’abonnement étaient répétés sur la porte, que décoraient à son milieu, les initiales de l’éditeur. On apercevait, contre les murs, de grands tableaux dont le vernis brillait, puis, dans le fond, deux bahuts, chargés de porcelaines, de bronzes, de curiosités alléchantes ; un petit escalier les séparait, fermé dans le haut par une portière de moquette ; et un lustre en vieux saxe, un tapis vert sur le plancher, avec une table en marqueterie, donnaient à cet intérieur plutôt l’apparence d’un salon que d’une boutique. |
56 |
I, 3 |
Mais sans relever l’épigramme, il continua de discourir avec tant de véhémence, qu’Arnoux fut contraint de lui répéter deux fois :
— Ma femme a besoin de vous, jeudi. N’oubliez pas !
Cette parole ramena la pensée de Frédéric sur Mme Arnoux. Sans doute, on pénétrait chez elle par le cabinet près du divan ? Arnoux, pour prendre un mouchoir, venait de l’ouvrir ; Frédéric avait aperçu, dans le fond, un lavabo. |
69-70 |
I, 4 |
Arnoux rentra vivement dans le cabinet, écrasa du cosmétique sur ses moustaches, haussa ses bretelles pour tendre ses sous-pieds ; et, tout en se lavant les mains :
— Il me faudrait deux dessus de porte, à deux cent cinquante la pièce, genre Boucher, est-ce convenu ?
— Soit, dit l’artiste, devenu rouge.
— Bon ! et n’oubliez pas ma femme ! |
71 |
I, 4 |
D’après ses manières avec Arnoux, on pouvait, selon Frédéric, la supposer sa maîtresse.
— Ah ! bah ! il en a d’autres !
Alors, le jeune homme, en détournant son visage qui rougissait de honte sous l’infamie de sa pensée, ajouta d’un air crâne :
— Sa femme le lui rend, sans doute ?
— Pas du tout ! elle est honnête !
Frédéric eut un remords, et se montra plus assidu au journal. |
73 |
I, 4 |
Le lendemain, en entrant avec Hussonnet dans son bureau, Frédéric vit par la porte (celle qui s’ouvrait sur l’escalier) le bas d’une robe disparaître.
— Mille excuses ! dit Hussonnet. Si j’avais cru qu’il y eût des femmes…
— Oh ! pour celle-là c’est la mienne, reprit Arnoux. Elle montait me faire une petite visite en passant.
— Comment ? dit Frédéric.
— Mais oui ! elle s’en retourne chez elle, à la maison. |
75 |
I, 4 |
Et, le jeudi matin, il s’habillait pour aller au-devant de Deslauriers quand un coup de sonnette retentit à sa porte. Arnoux entra.
« Un mot, seulement ! Hier, on m’a envoyé de Genève une belle truite ; nous comptons sur vous, tantôt, à sept heures juste… C’est rue de Choiseul, 24 bis. N’oubliez pas ! |
77-78 |
I, 4 |
L’antichambre, décorée à la chinoise, avait une lanterne peinte, au plafond, et des bambous dans les coins. En traversant le salon, Frédéric trébucha contre une peau de tigre. On n’avait point allumé les flambeaux, mais deux lampes brûlaient dans le boudoir tout au fond. |
79 |
I, 4 |
Mlle Marthe vint dire que sa maman s’habillait. Arnoux l’enleva jusqu’à la hauteur de sa bouche pour la baiser ; puis, voulant choisir lui-même dans la cave certaines bouteilles de vin, il laissa Frédéric avec l’enfant. |
79 |
I, 4 |
Il n’éprouvait plus aucun trouble. Les globes des lampes, recouverts d’une dentelle en papier, envoyaient un jour laiteux et qui attendrissait la couleur des murailles, tendues de satin mauve. À travers les lames du garde-feu, pareil à un gros éventail, on apercevait les charbons dans la cheminée ; il y avait, contre la pendule, un coffret à fermoirs d’argent. Çà et là, des choses intimes traînaient : une poupée au milieu de la causeuse, un fichu contre le dossier d’une chaise, et, sur la table à ouvrage, un tricot de laine d’où pendaient en dehors deux aiguilles d’ivoire, la pointe en bas. C’était un endroit paisible, honnête et familier tout ensemble. |
80 |
I, 4 |
Arnoux rentra ; et, par l’autre portière, Mme Arnoux parut. Comme elle se trouvait enveloppée d’ombre, il ne distingua d’abord que sa tête. Elle avait une robe de velours noir et, dans les cheveux, une longue bourse algérienne en filet de soie rouge qui, s’entortillant à son peigne, lui tombait sur l’épaule gauche.
Arnoux présenta Frédéric.
— Oh ! je reconnais Monsieur parfaitement, répondit-elle. |
80 |
I, 4 |
La compagnie, les mets, tout lui plaisait. La salle, telle qu’un parloir moyen âge, était tendue de cuir battu ; une étagère hollandaise se dressait devant un râtelier de chibouques ; et, autour de la table, les verres de Bohême, diversement colorés, faisaient au milieu des fleurs et des fruits comme une illumination dans un jardin. |
80-81 |
I, 4 |
Elle alla chercher dans son boudoir le coffret à fermoirs d’argent qu’il avait remarqué sur la cheminée. C’était un cadeau de son mari, un ouvrage de la Renaissance. Les amis d’Arnoux le complimentèrent, sa femme le remerciait ; il fut pris d’attendrissement, et lui donna devant le monde un baiser. |
82 |
I, 4 |
Enfin, il tournait les talons quand il se ravisa. Cette fois, il donna un petit coup léger. La porte s’ouvrit ; et, sur le seuil, les cheveux ébouriffés, la face cramoisie et l’air maussade, Arnoux lui-même parut.
— Tiens ! Qui diable vous amène ? Entrez !
Il l’introduisit, non dans le boudoir ou dans sa chambre, mais dans la salle à manger, où l’on voyait sur la table une bouteille de vin de Champagne avec deux verres ; et, d’un ton brusque :
— Vous avez quelque chose à me demander, cher ami ?
— Non ! rien ! rien ! balbutia le jeune homme, cherchant un prétexte à sa visite.
Enfin, il dit qu’il était venu savoir de ses nouvelles, car il le croyait en Allemagne, sur le rapport d’Hussonnet.
— Nullement ! reprit Arnoux. Quelle linotte que ce garçon-là, pour entendre tout de travers ! |
97 |
I, 5 |
— Mon Dieu ! s’écria-t-il, comme je suis chagrin d’avoir brisé l’ombrelle de Mme Arnoux.
À ce mot, le marchand releva la tête, et eut un singulier sourire. Frédéric, prenant l’occasion qui s’offrait de parler d’elle, ajouta timidement :
— Est-ce que je ne pourrai pas la voir ?
Il n’osa faire de questions sur la durée de cette absence. Il demanda seulement quel était le pays de Mme Arnoux.
— Chartres ! Cela vous étonne ?
— Moi ? non ! pourquoi ? Pas le moins du monde ! |
97 |
I, 5 |
Ils ne trouvèrent, ensuite, absolument rien à se dire. Arnoux, qui s’était fait une cigarette, tournait autour de la table, en soufflant. Frédéric, debout contre le poêle, contemplait les murs, l’étagère, le parquet ; et des images charmantes défilaient dans sa mémoire, devant ses yeux plutôt. Enfin il se retira.
Un morceau de journal, roulé en boule, traînait par terre, dans l’antichambre ; Arnoux le prit ; et, se haussant sur la pointe des pieds, il l’enfonça dans la sonnette, pour continuer, dit-il, sa sieste interrompue. Puis, en lui donnant une poignée de main :
— Avertissez le concierge, s’il vous plaît, que je n’y suis pas !
Et il referma la porte sur son dos, violemment. |
97-98 |
I, 5 |
Il allait tous les jours à l’Art industriel ; et pour savoir quand reviendrait Mme Arnoux, il s’informait de sa mère très longuement. La réponse d’Arnoux ne variait pas : « le mieux se continuait », sa femme, avec la petite, serait de retour la semaine prochaine. Plus elle tardait à revenir, plus Frédéric témoignait d’inquiétude, si bien qu’Arnoux, attendri par tant d’affection, l’emmena cinq ou six fois dîner au restaurant. |
99 |
I, 5 |
Quand donc la reverrait-il ? Frédéric se désespérait. Mais, un soir, vers la fin de novembre, Arnoux lui dit :
— Ma femme est revenue hier, vous savez !
Le lendemain, à cinq heures, il entrait chez elle.
Il débuta par des félicitations, à propos de sa mère, dont la maladie avait été si grave.
— Mais non ! Qui vous l’a dit ?
— Arnoux !
Elle fit un « ah » léger, puis ajouta qu’elle avait eu d’abord, des craintes sérieuses, maintenant disparues. |
100 |
I, 5 |
Frédéric eut envie de citer un nom, au hasard. Mais l’histoire pouvait lui être racontée. Il répondit qu’effectivement, il n’avait pas de maîtresse.
Le marchand l’en blâma.
— Ce soir, l’occasion était bonne ! Pourquoi n’avez-vous pas fait comme les autres, qui s’en vont tous avec une femme ?
— Eh bien, et vous ? dit Frédéric, impatienté d’une telle persistance.
— Ah ! moi ! mon petit c’est différent ! Je m’en retourne auprès de la mienne !
Il appela un cabriolet, et disparut. |
107-108 |
I, 5 |
La maison, cent pas plus loin que le pont, se trouvait à mi-hauteur de la colline. Les murs du jardin étaient cachés par deux rangs de tilleuls, et une large pelouse descendait jusqu’au bord de la rivière. La porte de la grille étant ouverte, Frédéric entra.
Arnoux, étendu sur l’herbe, jouait avec une portée de petits chats. Cette distraction paraissait l’absorber infiniment. La lettre de Mlle Vatnaz le tira de sa torpeur.
— Diable, diable ! c’est ennuyeux ! elle a raison ; il faut que je parte.
Puis, ayant fourré la missive dans sa poche, il prit plaisir à montrer son domaine. Il montra tout, l’écurie, le hangar, la cuisine. Le salon était à droite, et, du côté de Paris, donnait sur une varangue en treillage, chargée d’une clématite. |
113 |
I, 5 |
Frédéric attendit après les autres, pour offrir le sien.
Elle l’en remercia beaucoup. Alors, il dit :
— Mais… c’est presque une dette ! J’ai été si fâché.
— De quoi donc ? reprit-elle. Je ne comprends pas !
— À table ! fit Arnoux, en le saisissant par le bras.
Puis, dans l’oreille :
— Vous n’êtes guère malin, vous ! |
113-114 |
I, 5 |
Rien n’était plaisant comme la salle à manger, peinte d’une couleur vert d’eau. À l’un des bouts, une nymphe de pierre trempait son orteil dans un bassin en forme de coquille. Par les fenêtres ouvertes, on apercevait tout le jardin avec la longue pelouse que flanquait un vieux pin d’Écosse, aux trois quarts dépouillé ; des massifs de fleurs la bombaient inégalement ; et, au-delà du fleuve, se développaient, en large demi-cercle, le bois de Boulogne, Neuilly, Sèvres, Meudon. Devant la grille, en face, un canot à la voile prenait des bordées. |
114 |
I, 5 |
On causa d’abord de cette vue que l’on avait, puis du paysage en général ; et les discussions commençaient quand Arnoux donna l’ordre à son domestique d’atteler l’américaine vers les neuf heures et demie. Une lettre de son caissier le rappelait.
— Veux-tu que je m’en retourne avec toi ? dit Mme Arnoux.
— Mais certainement !
Et, en lui faisant un beau salut :
— Vous savez bien, Madame, qu’on ne peut vivre sans vous !
Tous la complimentèrent d’avoir un si bon mari.
— Ah ! c’est que je ne suis pas seule ! répliqua-t-elle doucement, en montrant sa petite fille. |
114 |
I, 5 |
Puis, la conversation ayant repris sur la peinture, on parla d’un Ruysdaël, dont Arnoux espérait des sommes considérables, et Pellerin lui demanda s’il était vrai que le fameux Saül Mathias, de Londres, fût venu, le mois passé, lui en offrir vingt-trois mille francs.
— Rien de plus vrai !
Et, se tournant vers Frédéric :
— C’est même le monsieur que je promenais l’autre jour à l’Alhambra, bien malgré moi, je vous assure, car ces Anglais ne sont pas drôles !
Frédéric, soupçonnant dans la lettre de Mlle Vatnaz quelque histoire de femme, avait admiré l’aisance du sieur Arnoux à trouver un moyen honnête de déguerpir ; mais son nouveau mensonge, absolument inutile, lui fit écarquiller les yeux. |
114 |
I, 5 |
La compagnie s’arrêta devant un pêcheur, qui nettoyait des anguilles, dans une boutique à poisson. Mlle Marthe voulut les voir. Il vida sa boîte sur l’herbe ; et la petite fille se jetait à genoux pour les rattraper, riait de plaisir, criait d’effroi. Toutes furent perdues. Arnoux les paya.
Il eut, ensuite, l’idée de faire une promenade en canot. |
115 |
I, 5 |
Arnoux descendit dans le jardin, pour cueillir des roses. Puis, le bouquet étant lié avec un fil, comme les tiges dépassaient inégalement, il fouilla dans sa poche, pleine de papiers, en prit un au hasard, les enveloppa, consolida son œuvre avec une forte épingle et il l’offrit à sa femme, avec une certaine émotion.
— Tiens, ma chérie, excuse-moi de t’avoir oubliée ! |
116 |
I, 5 |
Puis, quand on eut passé le pont, comme Arnoux tournait à gauche :
— Mais non ! tu te trompes ! par là, à droite !
Elle semblait irritée ; tout la gênait. Enfin, Marthe ayant fermé les yeux, elle tira le bouquet et le lança par la portière, puis saisit au bras Frédéric, en lui faisant signe, avec l’autre main, de n’en jamais parler. |
117 |
I, 5 |
Frédéric attendit pour descendre que l’on fût arrivé dans la cour ; puis il s’embusqua au coin de la rue de Choiseul, et aperçut Arnoux qui remontait lentement vers les boulevards. |
118 |
I, 5 |
Frédéric l’interrompit, en lui disant, de l’air le plus naturel qu’il put :
— Arnoux va bien ?
La réponse fut longue à venir, Regimbart se gargarisait avec son liquide.
— Oui, pas mal !
— Où demeure-t-il donc, maintenant ?
— Mais… rue Paradis-Poissonnière, répondit le Citoyen étonné.
— Quel numéro ?
— Trente-sept, parbleu, vous êtes drôle ! |
139 |
II, 1 |
Frédéric alla de l’estaminet chez Arnoux, comme soulevé par un vent tiède et avec l’aisance extraordinaire que l’on éprouve dans les songes.
Il se trouva bientôt à un second étage, devant une porte dont la sonnette retentissait ; une servante parut ; une seconde porte s’ouvrit ; Mme Arnoux était assise près du feu. Arnoux fit un bond et l’embrassa. Elle avait sur ses genoux un petit garçon de trois ans, à peu près ; sa fille, grande comme elle maintenant, se tenait debout, de l’autre côté de la cheminée.
— Permettez-moi de vous présenter ce monsieur-là, dit Arnoux, en prenant son fils par les aisselles.
Et il s’amusa quelques minutes à le faire sauter en l’air, très haut, pour le recevoir au bout de ses bras.
— Tu vas le tuer ! ah ! mon Dieu ! finis donc ! s’écriait Mme Arnoux.
Mais Arnoux, jurant qu’il n’y avait pas de danger, continuait, et même zézéyait des caresses en patois marseillais, son langage natal.
— Ah ! brave pichoûn, mon poulit rossignolet !! |
139-140 |
II, 1 |
Arnoux, seul, devant sa glace, était en train de se raser. Il lui proposa de le conduire dans un endroit où il s’amuserait, et, au nom de M. Dambreuse :
— Ah ! ça se trouve bien ! Vous verrez là de ses amis ; venez donc ! ce sera drôle !
Frédéric s’excusait, Mme Arnoux reconnut sa voix et lui souhaita le bonjour à travers la cloison, car sa fille était indisposée, elle-même souffrante ; et l’on entendait le bruit d’une cuiller contre un verre, et tout ce frémissement de choses délicatement remuées qui se fait dans la chambre d’un malade. Puis Arnoux disparut pour dire adieu à sa femme. Il entassait les raisons :
— Tu sais bien que c’est sérieux ! Il faut que j’y aille, j’y ai besoin, on m’attend.
— Va, va, mon ami. Amuse-toi ! |
144-145 |
II, 1 |
Arrivé chez Chevet, on lui remit une grande corbeille, qu’il fit porter sur le fiacre. Puis il choisit pour « sa pauvre femme » du raisin, des ananas, différentes curiosités de bouche et recommanda qu’elles fussent envoyées de bonne heure, le lendemain. |
145 |
II, 1 |
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Ensuite, Arnoux parla d’une cuisson importante que l’on devait finir aujourd’hui, à sa fabrique. Il voulait la voir. Le train partait dans une heure.
— Il faut cependant que j’aille embrasser ma femme.
« Ah ! sa femme ! » pensa Frédéric. |
158 |
II, 1 |
Arnoux parut.
— Ah ! comme c’est gentil, de venir me prendre pour dîner !
Frédéric en resta muet.
Arnoux parla de choses indifférentes, puis avertit sa femme qu’il rentrerait fort tard, ayant un rendez-vous avec M. Oudry.
— Chez lui ?
— Mais certainement, chez lui.
Il avoua, tout en descendant l’escalier, que, la Maréchale se trouvant libre, ils allaient faire ensemble une partie fine au Moulin-Rouge. |
173 |
II, 2 |
Dans les deux maisons, les services de table étaient pareils, et l’on retrouvait jusqu’à la même calotte de velours traînant sur les bergères ; puis une foule de petits cadeaux, des écrans, des boîtes, des éventails allaient et venaient de chez la maîtresse chez l’épouse, car, sans la moindre gêne, Arnoux, souvent, reprenait à l’une ce qu’il lui avait donné, pour l’offrir à l’autre.
La Maréchale riait avec Frédéric de ses mauvaises façons. Un dimanche, après dîner, elle l’emmena derrière la porte, et lui fit voir dans son paletot un sac de gâteaux, qu’il venait d’escamoter sur la table, afin d’en régaler, sans doute, sa petite famille. |
174-175 |
II, 2 |
Il était bon cependant, sa femme elle-même le disait. Mais si fou ! Au lieu d’amener tous les jours du monde à dîner chez lui, à présent il traitait ses connaissances chez le restaurateur. Il achetait des choses complètement inutiles, telles que des chaînes d’or, des pendules, des articles de ménage. Mme Arnoux montra même à Frédéric, dans le couloir, une énorme provision de bouillottes, chaufferettes et samovars. |
175 |
II, 2 |
— Eh oui ! va retrouver Mme Arnoux !
Car Frédéric en parlait souvent ; Arnoux, de son côté, avait la même manie ; elle s’impatientait, à la fin, d’entendre toujours vanter cette femme ; et son imputation était une espèce de vengeance.
Frédéric lui en garda rancune. |
178 |
II, 2 |
Arnoux marchait de long en large, et Madame était assise sur la petite chaise près du feu, extrêmement pâle, l’œil fixe. Frédéric fit un mouvement pour se retirer. Arnoux lui saisit la main, heureux du secours qui lui arrivait.
— Mais je crains…, dit Frédéric.
— Restez donc ! souffla Arnoux dans son oreille.
Madame reprit :
— Il faut être indulgent, monsieur Moreau ! Ce sont de ces choses que l’on rencontre parfois dans les ménages.
— C’est qu’on les y met, dit gaillardement Arnoux. Les femmes vous ont des lubies ! Ainsi, celle-là, par exemple, n’est pas mauvaise. Non, au contraire ! Eh bien, elle s’amuse depuis une heure à me taquiner avec un tas d’histoires.
— Elles sont vraies ! répliqua Mme Arnoux impatientée. Car, enfin, tu l’as acheté.
— Moi ?
— Oui, toi-même ! au Persan !
« Le cachemire ! » pensa Frédéric.
Il se sentait coupable et avait peur.
Elle ajouta, de suite :
— C’était l’autre mois, un samedi, le 14.
— Ah ! ce jour-là, précisément, j’étais à Creil ! Ainsi, tu vois.
— Pas du tout ! Car nous avons dîné chez les Bertin, le 14.
— Le 14… ? fit Arnoux, en levant les yeux comme pour chercher une date.
— Et même, le commis qui t’a vendu était un blond !
— Est-ce que je peux me rappeler le commis !
— Il a cependant écrit, sous ta dictée, l’adresse : 18, rue de Laval.
— Comment sais-tu ? dit Arnoux stupéfait.
Elle leva les épaules.
— Oh ! c’est bien simple : j’ai été pour faire réparer mon cachemire, et un chef de rayon m’a appris qu’on venait d’en expédier un autre pareil chez Mme Arnoux. |
194 |
II, 2 |
— Est-ce ma faute, à moi, s’il y a dans la même rue une dame Arnoux ?
— Oui ! mais pas Jacques Arnoux, reprit-elle.
Alors, il se mit à divaguer, protestant de son innocence. C’était une méprise, un hasard, une de ces choses inexplicables comme il en arrive. On ne devait pas condamner les gens sur de simples soupçons, des indices vagues ; et il cita l’exemple de l’infortuné Lesurques.
— Enfin, j’affirme que tu te trompes ! Veux-tu que je t’en jure ma parole ?
— Ce n’est point la peine.
— Pourquoi ?
Elle le regarda en face, sans rien dire ; puis allongea la main, prit le coffret d’argent sur la cheminée, et lui tendit une facture grande ouverte.
Arnoux rougit jusqu’aux oreilles et ses traits décomposés s’enflèrent.
— Eh bien ?
— Mais… répondit-il, lentement, qu’est-ce que ça prouve ?
— Ah ! fit-elle, avec une intonation de voix singulière, où il y avait de la douleur et de l’ironie. — Ah !
Arnoux gardait la note entre ses mains, et la retournait, n’en détachant pas les yeux comme s’il avait dû y découvrir la solution d’un grand problème.
— Oh ! oui, oui, je me rappelle, dit-il enfin. C’est une commission. — Vous devez savoir cela, vous. Frédéric ?
Frédéric se taisait.
— Une commission dont j’étais chargé… par… par le père Oudry.
— Et pour qui ?
— Pour sa maîtresse.
— Pour la vôtre ! s’écria Mme Arnoux, se levant toute droite.
— Je te jure…
— Ne recommencez pas ! Je sais tout !
— Ah ! très bien ! Ainsi, on m’espionne !
Elle répliqua froidement :
— Cela blesse, peut-être, votre délicatesse ?
— Du moment qu’on s’emporte, reprit Arnoux, en cherchant son chapeau, et qu’il n’y a pas moyen de raisonner !
Puis, avec un grand soupir :
— Ne vous mariez pas, mon pauvre ami, non, croyez-moi !
Et il décampa, ayant besoin de prendre l’air. |
195 |
II, 2 |
Elle ne répondit rien. Mais, continuant tout haut ses réflexions :
— Je le laisse bien libre ! Il n’avait pas besoin de mentir !
— Certainement, dit Frédéric.
C’était la conséquence de ses habitudes sans doute, il n’y avait pas songé, et peut-être que, dans des choses plus graves…
— Que voyez-vous donc de plus grave ?
— Oh ! rien !
Frédéric s’inclina, avec un sourire d’obéissance. Arnoux néanmoins possédait certaines qualités ; il aimait ses enfants.
— Ah ! et il fait tout pour les ruiner !
Cela venait de son humeur trop facile ; car, enfin, c’était un bon garçon.
Elle s’écria :
— Mais qu’est-ce que cela veut dire, un bon garçon ! |
196 |
II, 2 |
Arnoux, près de se coucher, défaisait sa redingote.
— Eh bien, comment va-t-elle ?
— Oh ! mieux ! dit Frédéric, cela se passera !
Mais Arnoux était peiné.
— Vous ne la connaissez pas ! Elle a maintenant des nerfs… ! Imbécile de commis ! Voilà ce que c’est que d’être trop bon ! Si je n’avais pas donné ce maudit châle à Rosanette ! |
197 |
II, 2 |
Il assistait aux dîners où Monsieur et Madame, en face l’un de l’autre, n’échangeaient pas un mot : ou bien Arnoux agaçait sa femme par des remarques saugrenues. Le repas terminé, il jouait dans la chambre avec son fils, se cachait derrière les meubles, ou le portait sur son dos, en marchant à quatre pattes, comme le Béarnais. |
198 |
II, 3 |
Il s’en allait enfin ; et elle abordait immédiatement l’éternel sujet de plainte : Arnoux.
Ce n’était pas son inconduite qui l’indignait. Mais elle paraissait souffrir dans son orgueil, et laissait voir sa répugnance pour cet homme sans délicatesse, sans dignité, sans honneur.
— Ou plutôt il est fou ! disait-elle. |
198 |
II, 3 |
Ses parents étaient de petits bourgeois de Chartres. Un jour, Arnoux, dessinant au bord de la rivière (il se croyait peintre dans ce temps-là), l’avait aperçue comme elle sortait de l’église et demandée en mariage ; à cause de sa fortune, on n’avait pas hésité. D’ailleurs, il l’aimait éperdument. Elle ajouta :
— Mon Dieu, il m’aime encore à sa manière ! |
198 |
II, 3 |
Ils avaient, les premiers mois, voyagé en Italie.
Arnoux, malgré son enthousiasme devant les paysages et les chefs-d’œuvre, n’avait fait que gémir sur le vin, et organisait des pique-nique avec des Anglais, pour se distraire. Quelques tableaux bien revendus l’avaient poussé au commerce des arts. Puis il s’était engoué d’une manufacture de faïence. D’autres spéculations, à présent, le tentaient ; et, se vulgarisant de plus en plus, il prenait des habitudes grossières et dispendieuses. Elle avait moins à lui reprocher ses vices que toutes ses actions. |
198-199 |
II, 3 |
Arnoux se lamentait devant lui sur l’humeur de sa femme, son entêtement, ses préventions injustes. Elle n’était pas comme cela autrefois.
— À votre place, disait Frédéric, je lui ferais une pension, et je vivrais seul.
Arnoux ne répondait rien ; et, un moment après, entamait son éloge. Elle était bonne, dévouée, intelligente, vertueuse ; et, passant à ses qualités corporelles, il prodiguait les révélations, avec l’étourderie de ces gens qui étalent leurs trésors dans les auberges. |
201 |
II, 3 |
On le reçut dans la chambre de Madame. C’était l’heure du premier déjeuner. Des bols de café au lait encombraient un guéridon auprès du feu. Des savates traînaient sur le tapis, des vêtements sur les fauteuils. Arnoux, en caleçon et en veste de tricot, avait les yeux rouges et la chevelure ébouriffée ; le petit Eugène, à cause de ses oreillons, pleurait, tout en grignotant sa tartine ; sa sœur mangeait tranquillement ; Mme Arnoux, un peu plus pâle que d’habitude, les servait tous les trois.
— Eh bien, dit Arnoux, en poussant un gros soupir, vous savez !
Et Frédéric ayant fait un geste de compassion :
— Voilà ! J’ai été victime de ma confiance !
Puis il se tut ; et son abattement était si fort, qu’il repoussa le déjeuner. Mme Arnoux leva les yeux, avec un haussement d’épaules. Il se passa les mains sur le front.
— Après tout, je ne suis pas coupable. Je n’ai rien à me reprocher. C’est un malheur ! On s’en tirera ! Ah ! ma foi, tant pis !
Et il entama une brioche, obéissant, du reste, aux sollicitations de sa femme. |
201 |
II, 3 |
Le soir, il voulut dîner seul, avec elle, dans un cabinet particulier, à la Maison d’or. Mme Arnoux ne comprit rien à ce mouvement de cœur, s’offensant même d’être traitée en lorette ; ce qui, de la part d’Arnoux, au contraire, était une preuve d’affection. Puis, comme il s’ennuyait, il alla se distraire chez la Maréchale. |
202 |
II, 3 |
Cependant, ils en étaient à cette période où, dans les unions disparates, une invincible lassitude ressort des concessions que l’on s’est faites et rend l’existence intolérable. Mme Arnoux se retenait pour ne pas éclater, Arnoux s’assombrissait ; et le spectacle de ces deux êtres malheureux attristait Frédéric. |
202 |
II, 3 |
Quand les chalands furent dehors, il conta qu’il avait eu, le matin, avec sa femme, une petite altercation. Pour prévenir les observations sur la dépense, il avait affirmé que la Maréchale n’était plus sa maîtresse.
— Je lui ai même dit que c’était la vôtre.
Frédéric fut indigné ; mais des reproches pouvaient le trahir, il balbutia :
— Ah ! vous avez eu tort, grand tort !
— Qu’est-ce que ça fait ? dit Arnoux. Où est le déshonneur de passer pour son amant ? Je le suis bien, moi ! Ne seriez-vous pas flatté de l’être ? |
203 |
II, 3 |
— Ah j’oubliais ! vous devriez…, en causant de Rosanette…, lâcher à ma femme quelque chose… je ne sais quoi, mais vous trouverez… quelque chose qui la persuade que vous êtes son amant. Je vous demande cela comme un service, hein ?
Le jeune homme, pour toute réponse, fit une grimace ambiguë. Cette calomnie le perdait. Il alla le soir même chez elle, et jura que l’allégation d’Arnoux était fausse.
— Bien vrai ?
Il paraissait sincère ; et, quand elle eut respiré largement, elle lui dit : « Je vous crois », avec un beau sourire ; puis elle baissa la tête, et, sans le regarder :
— Au reste, personne n’a de droit sur vous ! |
204 |
II, 3 |
— Personne ! et songer que, d’ici à huit jours, j’aurai des rentrées ! On me doit peut-être… cinquante mille francs pour la fin du mois !
— Est-ce que vous ne pourriez pas prier les individus qui vous doivent d’avancer… ?
— Ah, bien, oui !
— Mais vous avez des valeurs quelconques, des billets ?
— Rien !
— Que faire ? dit Frédéric.
— C’est ce que je me demande, reprit Arnoux.
Il se tut, et il marchait dans la chambre de long en large.
— Ce n’est pas pour moi, mon Dieu ! mais pour mes enfants, pour ma pauvre femme !
Puis, en détachant chaque mot :
— Enfin… je serai fort… j’emballerai tout cela… et j’irai chercher fortune… je ne sais où !
— Impossible ! s’écria Frédéric.
Arnoux répliqua d’un air calme :
— Comment voulez-vous que je vive à Paris, maintenant ? |
209 |
II, 3 |
— Ah ! à propos, mon notaire a été ce matin chez le vôtre, pour cette inscription d’hypothèque. C’est ma femme qui me l’a rappelé.
— Une femme de tête ! reprit machinalement Frédéric.
— Je crois bien !
Et Arnoux recommença son éloge. Elle n’avait pas sa pareille pour l’esprit, le cœur, l’économie ; il ajouta d’une voix basse, en roulant des yeux :
— Et comme corps de femme !
— Adieu ! dit Frédéric.
Arnoux fit un mouvement.
— Tiens ! pourquoi ?
Et, la main à demi tendue vers lui, il l’examinait, tout décontenancé par la colère de son visage.
Frédéric répliqua sèchement :
— Adieu ! |
212 |
II, 3 |
Son mari, prodiguant les extravagances, entretenait une ouvrière de la manufacture, celle qu’on appelait la Bordelaise. Mme Arnoux l’apprit elle-même à Frédéric. Il voulait tirer de là un argument « puisqu’on la trahissait ».
— Oh ! je ne m’en trouble guère ! dit-elle.
Cette déclaration lui parut affermir complètement leur intimité. Arnoux s’en méfiait-il ?
— Non ! pas maintenant !
Elle lui conta qu’un soir, il les avait laissés en tête-à-tête, puis était revenu, avait écouté derrière la porte, et, comme tous deux parlaient de choses indifférentes, il vivait, depuis ce temps-là, dans une entière sécurité : |
297-298 |
II, 6 |
Le marchand de faïences, suivant son usage, ou, par malice peut-être, la rappelait volontiers dans sa conversation, et lui demandait même pourquoi il ne venait plus la voir.
Frédéric, ayant épuisé tous les prétextes, assura qu’il avait été chez madame Arnoux plusieurs fois, inutilement. Arnoux en demeura convaincu, car souvent il s’extasiait devant elle sur l’absence de leur ami ; et toujours elle répondait avoir manqué sa visite ; de sorte que ces deux mensonges, au lieu de se couper, se corroboraient. |
336 |
III, 1 |
Quant à la République, les choses s’arrangeraient ; enfin, il se trouvait l’homme le plus heureux de la terre ; et, s’oubliant, il vanta les qualités de Rosanette, la compara même à sa femme. C’était bien autre chose ! On n’imaginait pas d’aussi belles cuisses. |
339 |
III, 1 |
M. et Mme Arnoux quittèrent le père Roque et sa fille, à l’entrée de la rue Saint-Denis. Ils s’en retournèrent sans rien dire ; lui, n’en pouvant plus d’avoir bavardé, et elle, éprouvant une grande lassitude ; elle s’appuyait même sur son épaule. C’était le seul homme qui eût montré pendant la soirée des sentiments honnêtes. Elle se sentit pour lui pleine d’indulgence. Cependant, il gardait un peu de rancune contre Frédéric.
— As-tu vu sa mine, lorsqu’il a été question du portrait ? Quand je te disais qu’il est son amant ? Tu ne voulais pas me croire !
— Oh ! oui, j’avais tort !
Arnoux, content de son triomphe, insista.
— Je parie même qu’il nous a lâchés, tout à l’heure, pour aller la rejoindre ! Il est maintenant chez elle, va ! Il passe la nuit.
Mme Arnoux avait rabattu sa capeline très bas.
— Mais tu trembles !
— C’est que j’ai froid, reprit-elle. |
371-372 |
III, 2 |
Il n’était pas plus heureux dans son intérieur domestique. Mme Arnoux se montrait moins douce pour lui, parfois même un peu rude. Marthe se rangeait toujours du côté de son père. Cela augmentait le désaccord, et la maison devenait intolérable. Souvent, il en partait dès le matin, passait sa journée à faire de longues courses, pour s’étourdir, puis dînait dans un cabaret de campagne, en s’abandonnant à ses réflexions.
L’absence prolongée de Frédéric troublait ses habitudes. Donc, il parut, une après-midi, le supplia de venir le voir comme autrefois, et en obtint la promesse. |
375 |
III, 3 |
— Madame, c’est M. Moreau !
Elle se leva plus pâle que sa collerette. Elle tremblait.
— Qui me vaut l’honneur… d’une visite… aussi imprévue ?
— Rien ! Le plaisir de revoir d’anciens amis !
Et, tout en s’asseyant :
— Comment va ce bon Arnoux ?
— Parfaitement ! Il est sorti.
— Ah ! je comprends ! toujours ses vieilles habitudes du soir ; un peu de distraction !
— Pourquoi pas ? Après une journée de calculs, la tête a besoin de se reposer !
Elle vanta même son mari, comme travailleur. Cet éloge irritait Frédéric ; et, désignant sur ses genoux un morceau de drap noir, avec des soutaches bleues :
— Qu’est-ce que vous faites là ?
— Une veste que j’arrange pour ma fille.
— À propos, je ne l’aperçois pas, où est-elle donc ?
— Dans une pension, reprit Mme Arnoux.
Des larmes lui vinrent aux yeux ; elle les retenait, en poussant son aiguille rapidement. |
376-377 |
III, 3 |
Arnoux, à son comptoir, sommeillait la tête basse. Il était prodigieusement vieilli, avait même autour des tempes une couronne de boutons roses, et le reflet des croix d’or frappées par le soleil tombait dessus.
Frédéric, devant cette décadence, fut pris de tristesse. Par dévouement pour la Maréchale, il se résigna cependant, et il s’avançait ; au fond de la boutique, Mme Arnoux parut ; alors, il tourna les talons.
— Je ne l’ai pas trouvé, dit-il en rentrant. |
414 |
III, 4 |
Il courut chez Arnoux. Le marchand n’était pas dans sa boutique. Mais il logeait toujours rue Paradis, car il possédait deux domiciles.
Rue Paradis, le portier jura que M. Arnoux était absent depuis la veille ; quant à Madame, il n’osait rien dire ; et Frédéric, ayant monté l’escalier comme une flèche, colla son oreille contre la serrure. Enfin, on ouvrit. Madame était partie avec Monsieur. La bonne ignorait quand ils reviendraient ; ses gages étaient payés ; elle-même s’en allait. |
423-424 |
III, 5 |
Du reste, il n’est plus temps ; la plainte est déposée, et Arnoux parti.
— Seul ?
— Non ! avec sa femme. On les a rencontrés à la gare du Havre.
Frédéric pâlit extraordinairement. Mme Regimbart crut qu’il allait s’évanouir. Il se contint, et même il eut la force d’adresser deux ou trois questions sur l’aventure. Regimbart s’en attristait, tout cela en somme nuisant à la Démocratie. Arnoux avait toujours été sans conduite et sans ordre.
— Une vraie tête de linotte ! Il brûlait la chandelle par les deux bouts ! Le cotillon l’a perdu ! Ce n’est pas lui que je plains, mais sa pauvre femme ! |
425 |
III, 5 |
Ils habitaient le fond de la Bretagne, pour vivre économiquement et payer leurs dettes. Arnoux, presque toujours malade, semblait un vieillard maintenant. |
437 |
III, 6 |
Ils se racontèrent leurs anciens jours, les dîners du temps de l’Art industriel, les manies d’Arnoux, sa façon de tirer les pointes de son faux col, d’écraser du cosmétique sur ses moustaches, d’autres choses plus intimes et plus profondes. |
439 |
III, 6 |
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SAWASAKI Hisaki
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