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Extraits de l’œuvre |
Édition |
Chapitre |
Il s’avança jusqu’au bout, du côté de la cloche ; et, dans un cercle de passagers et de matelots, il vit un monsieur qui contait des galanteries à une paysanne, tout en lui maniant la croix d’or qu’elle portait sur la poitrine. |
38 |
I, 1 |
C’était un gaillard d’une quarantaine d’années, à cheveux crépus. Sa taille robuste emplissait une jaquette de velours noir, deux émeraudes brillaient à sa chemise de batiste, et son large pantalon blanc tombait sur d’étranges bottes rouges, en cuir de Russie, rehaussées de dessins bleus. |
38 |
I, 1 |
La présence de Frédéric ne le dérangea pas. Il se tourna vers lui plusieurs fois, en l’interpellant par des clins d’œil ; ensuite il offrit des cigares à tous ceux qui l’entouraient. Mais, ennuyé de cette compagnie, sans doute, il alla se mettre plus loin. |
38 |
I, 1 |
Frédéric le suivit.
La conversation roula d’abord sur les différentes espèces de tabacs, puis, tout naturellement, sur les femmes. Le monsieur en bottes rouges donna des conseils au jeune homme ; il exposait des théories, narrait des anecdotes, se citait lui-même en exemple, débitant tout cela d’un ton paterne, avec une ingénuité de corruption divertissante. |
38-39 |
I, 1 |
Il était républicain ; il avait voyagé, il connaissait l’intérieur des théâtres, des restaurants, des journaux, et tous les artistes célèbres, qu’il appelait familièrement par leurs prénoms ; Frédéric lui confia bientôt ses projets ; il les encouragea. |
39 |
I, 1 |
Mais il s’interrompit pour observer le tuyau de la cheminée, puis il marmotta vite un long calcul, afin de savoir « combien chaque coup de piston, à tant de fois par minute, devait, etc. ». Et, la somme trouvée, il admira beaucoup le paysage. Il se disait heureux d’être échappé aux affaires. |
39 |
I, 1 |
Frédéric éprouvait un certain respect pour lui, et ne résista pas à l’envie de savoir son nom. L’inconnu répondit tout d’une haleine :
— Jacques Arnoux propriétaire de l’Art industriel, boulevard Montmartre.
Un domestique ayant un galon d’or à la casquette vint lui dire :
— Si Monsieur voulait descendre ? Mademoiselle pleure.
Il disparut.
L’Art industriel était un établissement hybride, comprenant un journal de peinture et un magasin de tableaux. Frédéric avait vu ce titre-là, plusieurs fois, à l’étalage du libraire de son pays natal, sur d’immenses prospectus, où le nom de Jacques Arnoux se développait magistralement. |
39 |
I, 1 |
— Je vous remercie, monsieur.
Leurs yeux se rencontrèrent.
— Ma femme, es-tu prête ? cria le sieur Arnoux, apparaissant dans le capot de l’escalier.
Mlle Marthe courut vers lui, et, cramponnée à son cou, elle tirait ses moustaches. Les sons d’une harpe retentirent, elle voulut voir la musique ; et bientôt le joueur d’instrument, amené par la négresse, entra dans les Premières. Arnoux le reconnut pour un ancien modèle ; il le tutoya, ce qui surprit les assistants. Enfin le harpiste rejeta ses longs cheveux derrière ses épaules, étendit les bras et se mit à jouer. |
41 |
I, 1 |
et bientôt le joueur d’instrument, amené par la négresse, entra dans les Premières. Arnoux le reconnut pour un ancien modèle ; il le tutoya, ce qui surprit les assistants. |
41 |
I, 1 |
Le harpiste s’approcha d’eux, humblement. Pendant qu’Arnoux cherchait de la monnaie, Frédéric allongea vers la casquette sa main fermée, et, l’ouvrant avec pudeur, il y déposa un louis d’or. |
42 |
I, 1 |
Arnoux, en lui montrant le chemin, l’engagea cordialement à descendre. Frédéric affirma qu’il venait de déjeuner ; il se mourait de faim, au contraire ; et il ne possédait plus un centime au fond de sa bourse. |
42 |
I, 1 |
Ils devaient, à Montereau, prendre la diligence de Châlons. Leur voyage en Suisse durerait un mois. Mme Arnoux blâma son mari de sa faiblesse pour son enfant. Il chuchota dans son oreille, une gracieuseté, sans doute, car elle sourit. Puis il se dérangea pour fermer derrière son cou le rideau de la fenêtre. |
42 |
I, 1 |
Arnoux se plaignait de la cuisine ; il se récria considérablement devant l’addition, et il la fit réduire. Puis il emmena le jeune homme à l’avant du bateau pour boire des grogs. |
42 |
I, 1 |
Le temps pressait. Comment obtenir une invitation chez Arnoux ? Et il n’imagina rien de mieux que de lui faire remarquer la couleur de l’automne, en ajoutant :
— Voilà bientôt l’hiver, la saison des bals et des dîners !
Mais Arnoux était tout occupé de ses bagages. |
43 |
I, 1 |
On arrivait. Il chercha péniblement Arnoux dans la foule des passagers, et l’autre répondit en lui serrant la main :
— Au plaisir, cher monsieur ! |
43-44 |
I, 1 |
À Bray, il n’attendit pas qu’on eût donné l’avoine, il alla devant, sur la route, tout seul. Arnoux l’avait appelée « Marie ! ». Il cria très haut « Marie ! ». Sa voix se perdit dans l’air. |
44 |
I, 1 |
Quand Isidore l’eut rejoint, il se plaça sur le siège pour conduire. Sa défaillance était passée. Il était bien résolu à s’introduire, n’importe comment, chez les Arnoux, et à se lier avec eux. Leur maison devait être amusante, Arnoux lui plaisait d’ailleurs ; puis, qui sait ? Alors un flot de sang lui monta au visage ; ses tempes bourdonnaient ; il fit claquer son fouet, secoua les rênes, et il menait les chevaux tel train, que le vieux cocher répétait :
— Doucement ! mais doucement ! vous les rendrez poussifs. |
45 |
I, 1 |
Frédéric n’eut pas grand’chose à narrer. Mais, au souvenir de Mme Arnoux, son chagrin s’évanouit. Il ne parla pas d’elle, retenu par une pudeur. Il s’étendit en revanche sur Arnoux, rapportant ses discours, ses manières, ses relations ; et Deslauriers l’engagea fortement à cultiver cette connaissance. |
50 |
I, 2 |
Un peu plus haut que la rue Montmartre, un embarras de voitures lui fit tourner la tête ; et, de l’autre côté, en face, il lut sur une plaque de marbre :
JACQUES ARNOUX.
Comment n’avait-il pas songé à elle, plus tôt ? La faute venait de Deslauriers, et il s’avança vers la boutique ; il n’entra pas, cependant, il attendit qu’elle parût. |
56 |
I, 3 |
Les hautes glaces transparentes offraient aux regards, dans une disposition habile, des statuettes, des dessins, des gravures, des catalogues, des numéros de l’Art industriel ; et les prix de l’abonnement étaient répétés sur la porte, que décoraient à son milieu, les initiales de l’éditeur. On apercevait, contre les murs, de grands tableaux dont le vernis brillait, puis, dans le fond, deux bahuts, chargés de porcelaines, de bronzes, de curiosités alléchantes ; un petit escalier les séparait, fermé dans le haut par une portière de moquette ; et un lustre en vieux saxe, un tapis vert sur le plancher, avec une table en marqueterie, donnaient à cet intérieur plutôt l’apparence d’un salon que d’une boutique. |
56 |
I, 3 |
Un employé souleva la portière, et répondit que Monsieur ne serait pas « au magasin » avant cinq heures. Mais si la commission pouvait se transmettre… |
56 |
I, 3 |
Il était retourné à l’Art industriel.
Il y retourna une troisième fois, et il vit enfin Arnoux qui se disputait au milieu de cinq à six personnes et répondit à peine à son salut ; Frédéric en fut blessé. Il n’en chercha pas moins comment parvenir jusqu’à elle. |
58 |
I, 3 |
Au-dessus de la boutique d’Arnoux, il y avait au premier étage trois fenêtres, éclairées chaque soir. Des ombres circulaient par derrière, une surtout, c’était la sienne ; et il se dérangeait de très loin pour regarder ces fenêtres et contempler cette ombre. |
58 |
I, 3 |
Un soir, au théâtre du Palais-Royal, il aperçut, dans une loge d’avant-scène, Arnoux près d’une femme. Était-ce elle ? L’écran de taffetas vert, tiré au bord de la loge, masquait son visage. Enfin la toile se leva ; l’écran s’abattit. C’était une longue personne, de trente ans environ, fanée, et dont les grosses lèvres découvraient, en riant, des dents splendides. Elle causait familièrement avec Arnoux et lui donnait des coups d’éventail sur les doigts. Puis une jeune fille blonde, les paupières un peu rouges comme si elle venait de pleurer, s’assit entre eux. Arnoux resta dès lors à demi penché sur son épaule, en lui tenant des discours qu’elle écoutait sans répondre. Frédéric s’ingéniait à découvrir la condition de ces femmes, modestement habillées de robes sombres, à cols plats rabattus.
À la fin du spectacle, il se précipita dans les couloirs. La foule les remplissait. Arnoux, devant lui, descendait l’escalier, marche à marche, donnant le bras aux deux femmes. |
60-61 |
I, 3 |
Tout à coup, un bec de gaz l’éclaira. Il avait un crêpe à son chapeau. Elle était morte, peut-être ? Cette idée tourmenta Frédéric si fortement, qu’il courut le lendemain à l’Art industriel, et, payant vite une des gravures étalées devant la montre, il demanda au garçon de boutique comment se portait M. Arnoux.
Le garçon répondit :
— Mais très bien !
Frédéric ajouta en pâlissant :
— Et Madame ?
— Madame, aussi ! |
61 |
I, 3 |
Tout en séparant le beefsteak, Hussonnet apprit à son compagnon qu’il travaillait dans des journaux de modes et fabriquait des réclames pour l’Art industriel.
— Chez Jacques Arnoux, dit Frédéric.
— Vous le connaissez ?
— Oui ! non !… C’est-à-dire je l’ai vu, je l’ai rencontré.
Il demanda négligemment à Hussonnet s’il voyait quelquefois sa femme.
— De temps à autre, reprit le bohème.
Frédéric n’osa poursuivre ses questions ; cet homme venait de prendre une place démesurée dans sa vie ; il paya la note du déjeuner, sans qu’il y eût de la part de l’autre aucune protestation. |
67 |
I, 4 |
Frédéric fut blessé dans ses prédilections ; il avait envie de rompre. Pourquoi ne pas hasarder, tout de suite, le mot d’où son bonheur dépendait ? Il demanda au garçon de lettres s’il pouvait le présenter chez Arnoux.
La chose était facile, et ils convinrent du jour suivant. |
68 |
I, 4 |
Enfin ils arrivèrent boulevard Montmartre. Frédéric traversa la boutique, monta l’escalier. Arnoux le reconnut dans la glace placée devant son bureau ; et, tout en continuant à écrire, lui tendit la main par-dessus l’épaule. |
68 |
I, 4 |
Cinq ou six personnes, debout, emplissaient l’appartement étroit, qu’éclairait une seule fenêtre donnant sur la cour ; un canapé en damas de laine brune occupant au fond l’intérieur d’une alcôve, entre deux portières d’étoffe semblable. Sur la cheminée couverte de paperasses, il y avait une Vénus en bronze ; deux candélabres, garnis de bougies roses, la flanquaient parallèlement. À droite, près d’un cartonnier, un homme dans un fauteuil lisait le journal, en gardant son chapeau sur sa tête ; les murailles disparaissaient sous des estampes et des tableaux, gravures précieuses ou esquisses de maîtres contemporains, ornées de dédicaces, qui témoignaient pour Jacques Arnoux de l’affection la plus sincère. |
68 |
I, 4 |
— Cela va toujours bien ? fit-il en se tournant vers Frédéric.
Et, sans attendre sa réponse, il demanda bas à Hussonnet :
— Comment l’appelez-vous, votre ami ?
Puis tout haut :
— Prenez donc un cigare, sur le cartonnier, dans la boîte. |
69 |
I, 4 |
Il fut d’abord question d’une nommée Apollonie, un ancien modèle, que Burrieu prétendait avoir reconnue sur le boulevard, dans une daumont. Hussonnet expliqua cette métamorphose par la série de ses entreteneurs.
— Comme ce gaillard-là connaît les filles de Paris ! dit Arnoux.
— Après vous, s’il en reste, sire, répliqua le bohème, avec un salut militaire, pour imiter le grenadier offrant sa gourde à Napoléon. |
69 |
I, 4 |
Mais sans relever l’épigramme, il continua de discourir avec tant de véhémence, qu’Arnoux fut contraint de lui répéter deux fois :
— Ma femme a besoin de vous, jeudi. N’oubliez pas !
Cette parole ramena la pensée de Frédéric sur Mme Arnoux. Sans doute, on pénétrait chez elle par le cabinet près du divan ? Arnoux, pour prendre un mouchoir, venait de l’ouvrir ; Frédéric avait aperçu, dans le fond, un lavabo. |
69-70 |
I, 4 |
Il s’agissait de la destitution d’un maître d’école ; Pellerin reprit son parallèle entre Michel-Ange et Shakespeare. Dittmer s’en allait. Arnoux le rattrapa pour lui mettre dans la main deux billets de banque. Alors, Hussonnet, croyant le moment favorable :
— Vous ne pourriez pas m’avancer, mon cher patron ?… |
70 |
I, 4 |
Mais Arnoux s’était rassis et gourmandait un vieillard d’aspect sordide, en lunettes bleues.
— Ah ! vous êtes joli, père Isaac ! Voilà trois œuvres décriées, perdues ! Tout le monde se fiche de moi ! On les connaît maintenant ! Que voulez-vous que j’en fasse ? Il faudra que je les envoie en Californie !… au diable ! Taisez-vous !
La spécialité de ce bonhomme consistait à mettre au bas de ces tableaux des signatures de maîtres anciens. Arnoux refusait de le payer ; il le congédia brutalement. |
70 |
I, 4 |
Puis, changeant de manières, il salua un monsieur décoré, gourmé, avec favoris et cravate blanche.
Le coude sur l’espagnolette de la fenêtre, il lui parla pendant longtemps, d’un air mielleux. Enfin il éclata :
— Eh ! je ne suis pas embarrassé d’avoir des courtiers, monsieur le comte !
Le gentilhomme s’étant résigné, Arnoux lui solda vingt-cinq louis, et, dès qu’il fut dehors :
— Sont-ils assommants, ces grands seigneurs !
— Tous des misérables ! murmura Regimbart. |
70 |
I, 4 |
À mesure que l’heure avançait, les occupations d’Arnoux redoublaient ; il classait des articles, décachetait des lettres, alignait des comptes ; au bruit du marteau dans le magasin, sortait pour surveiller les emballages, puis reprenait sa besogne ; et, tout en faisant courir sa plume de fer sur le papier, il ripostait aux plaisanteries. Il devait dîner le soir chez son avocat, et partait le lendemain pour la Belgique. |
70 |
I, 4 |
Arnoux dit à Pellerin de rester, et conduisit Mlle Vatnaz dans le cabinet.
Frédéric n’entendait pas leurs paroles ; ils chuchotaient. Cependant, la voix féminine s’éleva :
— Depuis six mois que l’affaire est faite, j’attends toujours !
Il y eut un long silence, Mlle Vatnaz reparut. Arnoux lui avait encore promis quelque chose.
— Oh ! oh ! plus tard, nous verrons !
— Adieu, homme heureux ! dit-elle, en s’en allant. |
71 |
I, 4 |
Arnoux rentra vivement dans le cabinet, écrasa du cosmétique sur ses moustaches, haussa ses bretelles pour tendre ses sous-pieds ; et, tout en se lavant les mains :
— Il me faudrait deux dessus de porte, à deux cent cinquante la pièce, genre Boucher, est-ce convenu ?
— Soit, dit l’artiste, devenu rouge.
— Bon ! et n’oubliez pas ma femme ! |
71 |
I, 4 |
Mais pourquoi ne parlait-il jamais de Mme Arnoux ? Quant à son mari, tantôt il l’appelait un bon garçon, d’autres fois un charlatan. Frédéric attendait ses confidences. |
72 |
I, 4 |
D’après ses manières avec Arnoux, on pouvait, selon Frédéric, la supposer sa maîtresse.
— Ah ! bah ! il en a d’autres ! |
73 |
I, 4 |
Les grandes lettres composant le nom d’Arnoux sur la plaque de marbre, au haut de la boutique, lui semblaient toutes particulières et grosses de significations, comme une écriture sacrée. Le large trottoir, descendant, facilitait sa marche, la porte tournait presque d’elle-même ; et la poignée, lisse au toucher, avait la douceur et comme l’intelligence d’une main dans la sienne. Insensiblement, il devint aussi ponctuel que Regimbart. |
73 |
I, 4 |
Arnoux paraissait l’estimer infiniment. Il dit un jour à Frédéric :
— Celui-là en sait long, allez ! C’est un homme fort !
Une autre fois, Regimbart étala sur son pupitre des papiers concernant des mines de kaolin en Bretagne ; Arnoux s’en rapportait à son expérience.
Frédéric se montra plus cérémonieux pour Regimbart, jusqu’à lui offrir l’absinthe de temps à autre ; et quoiqu’il le jugeât stupide, souvent il demeurait dans sa compagnie pendant une grande heure, uniquement parce que c’était l’ami de Jacques Arnoux. |
74 |
I, 4 |
Après avoir poussé dans leurs débuts des maîtres contemporains, le marchand de tableaux, homme de progrès, avait tâché, tout en conservant des allures artistiques, d’étendre ses profits pécuniaires. Il recherchait l’émancipation des arts, le sublime à bon marché. Toutes les industries du luxe parisien subirent son influence, qui fut bonne pour les petites choses, et funeste pour les grandes. Avec sa rage de flatter l’opinion, il détourna de leur voie les artistes habiles, corrompit les forts, épuisa les faibles et illustra les médiocres ; il en disposait par ses relations et par sa revue. Les rapins ambitionnaient de voir leurs œuvres à sa vitrine et les tapissiers prenaient chez lui des modèles d’ameublement. Frédéric le considérait à la fois comme millionnaire, comme dilettante, comme homme d’action. Bien des choses pourtant l’étonnaient, car le sieur Arnoux était malicieux dans son commerce. |
74 |
I, 4 |
Il recevait du fond de l’Allemagne ou de l’Italie une toile achetée à Paris quinze cents francs, et, exhibant une facture qui la portait à quatre mille, la revendait trois mille cinq cents, par complaisance. Un de ses tours ordinaires avec les peintres était d’exiger comme pot-de-vin une réduction de leur tableau, sous prétexte d’en publier la gravure ; il vendait toujours la réduction, et jamais la gravure ne paraissait. À ceux qui se plaignaient d’être exploités, il répondait par une tape sur le ventre. Excellent d’ailleurs, il prodiguait les cigares, tutoyait les inconnus, s’enthousiasmait pour une œuvre ou pour un homme, et, s’obstinant alors, ne regardant à rien, multipliait les courses, les correspondances, les réclames. Il se croyait fort honnête, et, dans son besoin d’expansion, racontait naïvement ses indélicatesses. |
74-75 |
I, 4 |
Une fois, pour vexer un confrère qui inaugurait un autre journal de peinture par un grand festin, il pria Frédéric d’écrire sous ses yeux, un peu avant l’heure du rendez-vous, des billets où l’on désinvitait les convives.
— Cela n’attaque pas l’honneur, vous comprenez ?
Et le jeune homme n’osa lui refuser ce service. |
75 |
I, 4 |
Le lendemain, en entrant avec Hussonnet dans son bureau, Frédéric vit par la porte (celle qui s’ouvrait sur l’escalier) le bas d’une robe disparaître.
— Mille excuses ! dit Hussonnet. Si j’avais cru qu’il y eût des femmes…
— Oh ! pour celle-là c’est la mienne, reprit Arnoux. Elle montait me faire une petite visite en passant.
— Comment ? dit Frédéric.
— Mais oui ! elle s’en retourne chez elle, à la maison.
Le charme des choses ambiantes se retira tout à coup. Ce qu’il y sentait confusément épandu venait de s’évanouir, ou plutôt n’y avait jamais été. Il éprouvait une surprise infinie et comme la douleur d’une trahison.
Arnoux, en fouillant dans son tiroir, souriait. Se moquait-il de lui ? |
75 |
I, 4 |
Le commis déposa sur la table une liasse de papiers humides.
— Ah ! les affiches ! s’écria le marchand. Je ne suis pas près de dîner ce soir ! |
75 |
I, 4 |
Mais il aperçut le profil de Pellerin sur le trottoir ; il cogna vivement contre le carreau, et le peintre n’était pas assis que Regimbart lui demanda pourquoi on ne le voyait plus à l’Art industriel.
— Que je crève si j’y retourne ! C’est une brute, un bourgeois, un misérable, un drôle !
Ces injures flattaient la colère de Frédéric. Il en était blessé cependant, car il lui semblait qu’elles atteignaient un peu Mme Arnoux.
— Qu’est-ce donc qu’il vous a fait ? dit Regimbart. |
76 |
I, 4 |
Il se livrait à des travaux clandestins, tels que portraits aux deux crayons ou pastiches de grands maîtres pour les amateurs peu éclairés ; et, comme ces travaux l’humiliaient, il préférait se taire, généralement. Mais « la crasse d’Arnoux » l’exaspérait trop. Il se soulagea.
D’après une commande, dont Frédéric avait été le témoin, il lui avait apporté deux tableaux. Le marchand, alors, s’était permis des critiques ! Il avait blâmé la composition, la couleur et le dessin, le dessin surtout, bref, à aucun prix n’en avait voulu. Mais, forcé par l’échéance d’un billet, Pellerin les avait cédés au juif Isaac ; et, quinze jours plus tard, Arnoux, lui-même les vendait à un Espagnol, pour deux mille francs.
— Pas un sou de moins ! Quelle gredinerie ! et il en fait bien d’autres, parbleu ! Nous le verrons, un de ces matins, en cour d’assises. |
76 |
I, 4 |
Frédéric s’était convaincu lui-même, en défendant Arnoux. Dans l’échauffement de son éloquence, il fut pris de tendresse pour cet homme intelligent et bon, que ses amis calomniaient et qui maintenant travaillait tout seul, abandonné. Il ne résista pas au singulier besoin de le revoir immédiatement. Dix minutes après, il poussait la porte du magasin. |
77 |
I, 4 |
Dix minutes après, il poussait la porte du magasin.
Arnoux élaborait, avec son commis, des affiches monstres pour une exposition de tableaux.
— Tiens ! qui vous ramène ?
Cette question bien simple embarrassa Frédéric ; et, ne sachant que répondre, il demanda si l’on n’avait point trouvé par hasard son calepin, un petit calepin en cuir bleu.
— Celui où vous mettez vos lettres de femmes ? dit Arnoux.
Frédéric, en rougissant comme une vierge, se défendit d’une telle supposition.
— Vos poésies, alors ? répliqua le marchand. |
77 |
I, 4 |
Il maniait les spécimens étalés, en discutait la forme, la couleur, la bordure ; et Frédéric se sentait de plus en plus irrité par son air de méditation, et surtout par ses mains qui se promenaient sur les affiches, de grosses mains, un peu molles, à ongles plats. Enfin Arnoux se leva, et, en disant : « C’est fait ! » il lui passa la main sous le menton, familièrement. Cette privauté déplut à Frédéric, il se recula ; puis il franchit le seuil du bureau, pour la dernière fois de son existence, croyait-il. Mme Arnoux, elle-même, se trouvait comme diminuée par la vulgarité de son mari. |
77 |
I, 4 |
Et, le jeudi matin, il s’habillait pour aller au-devant de Deslauriers quand un coup de sonnette retentit à sa porte. Arnoux entra.
« Un mot, seulement ! Hier, on m’a envoyé de Genève une belle truite ; nous comptons sur vous, tantôt, à sept heures juste… C’est rue de Choiseul, 24 bis. N’oubliez pas ! |
77-78 |
I, 4 |
Frédéric s’arrêta plusieurs fois dans l’escalier, tant son cœur battait fort. Un de ses gants trop juste éclata ; et, tandis qu’il enfonçait la déchirure sous la manchette de sa chemise, Arnoux, qui montait par derrière, le saisit au bras et le fit entrer. |
79 |
I, 4 |
L’antichambre, décorée à la chinoise, avait une lanterne peinte, au plafond, et des bambous dans les coins. En traversant le salon, Frédéric trébucha contre une peau de tigre. On n’avait point allumé les flambeaux, mais deux lampes brûlaient dans le boudoir tout au fond. |
79 |
I, 4 |
Mlle Marthe vint dire que sa maman s’habillait. Arnoux l’enleva jusqu’à la hauteur de sa bouche pour la baiser ; puis, voulant choisir lui-même dans la cave certaines bouteilles de vin, il laissa Frédéric avec l’enfant. |
79 |
I, 4 |
Il n’éprouvait plus aucun trouble. Les globes des lampes, recouverts d’une dentelle en papier, envoyaient un jour laiteux et qui attendrissait la couleur des murailles, tendues de satin mauve. À travers les lames du garde-feu, pareil à un gros éventail, on apercevait les charbons dans la cheminée ; il y avait, contre la pendule, un coffret à fermoirs d’argent. Çà et là, des choses intimes traînaient : une poupée au milieu de la causeuse, un fichu contre le dossier d’une chaise, et, sur la table à ouvrage, un tricot de laine d’où pendaient en dehors deux aiguilles d’ivoire, la pointe en bas. C’était un endroit paisible, honnête et familier tout ensemble. |
80 |
I, 4 |
Lorsqu’on passa dans la salle à manger, Mme Arnoux prit son bras. Une chaise était restée vide pour Pellerin. Arnoux l’aimait, tout en l’exploitant. D’ailleurs, il redoutait sa terrible langue, si bien que, pour l’attendrir, il avait publié dans l’Art industriel son portrait accompagné d’éloges hyperboliques ; et Pellerin, plus sensible à la gloire qu’à l’argent, apparut vers huit heures, tout essoufflé. Frédéric s’imagina qu’ils étaient réconciliés depuis longtemps. |
80 |
I, 4 |
Au moment des liqueurs, elle disparut. La conversation devint très libre ; M. Arnoux y brilla, et Frédéric fut étonné du cynisme de ces hommes. Cependant, leur préoccupation de la femme établissait entre eux et lui comme une égalité, qui le haussait dans sa propre estime. |
82 |
I, 4 |
C’était un cadeau de son mari, un ouvrage de la Renaissance. Les amis d’Arnoux le complimentèrent, sa femme le remerciait ; il fut pris d’attendrissement, et lui donna devant le monde un baiser. |
82 |
I, 4 |
puis ils vinrent à s’entretenir du dîner chez Arnoux.
— Le marchand de tableaux ? demanda Sénécal. Joli monsieur, vraiment !
— Pourquoi donc ? dit Pellerin.
Sénécal répliqua :
— Un homme qui bat monnaie avec des turpitudes politiques ! |
85 |
I, 5 |
Le peintre prit la défense du marchand, car les opinions de Sénécal l’exaspéraient. Il osa même soutenir que Jacques Arnoux était un véritable cœur d’or, dévoué à ses amis, chérissant sa femme.
— Oh ! oh ! si on lui offrait une bonne somme, il ne la refuserait pas pour servir de modèle.
Frédéric devint blême.
— Il vous a donc fait bien du tort, monsieur ?
— À moi ? non ! Je l’ai vu, une fois, au café, avec un ami. Voilà tout. |
86-87 |
I, 5 |
Sénécal disait vrai. Mais il se trouvait agacé, quotidiennement, par les réclames de l’Art industriel. Arnoux était, pour lui, le représentant d’un monde qu’il jugeait funeste à la démocratie. Républicain austère, il suspectait de corruption toutes les élégances, n’ayant d’ailleurs aucun besoin, et étant d’une probité inflexible. |
87 |
I, 5 |
Mais il ne manquait pas, pour qu’on l’invitât aux dîners du jeudi, de se présenter à l’Art industriel, chaque mercredi, régulièrement ; et il y restait après tous les autres, plus longtemps que Regimbart, jusqu’à la dernière minute, en feignant de regarder une gravure, de parcourir un journal. Enfin Arnoux lui disait : « Êtes-vous libre, demain soir ? » Il acceptait avant que la phrase fût achevée. Arnoux semblait le prendre en affection. Il lui montra l’art de reconnaître les vins, à brûler le punch, à faire des salmis de bécasses ; Frédéric suivait docilement ses conseils, aimant tout ce qui dépendait de Mme Arnoux, ses meubles, ses domestiques, sa maison, sa rue. |
89 |
I, 5 |
et, comme Hussonnet faisait mine de s’en aller, il le prit à l’écart pour lui dire :
— Pas un mot de tout cela, chez eux, bien entendu !
Le secret était facile, puisque Arnoux, le lendemain, partait en voyage pour l’Allemagne. |
95-96 |
I, 5 |
Enfin, il tournait les talons quand il se ravisa. Cette fois, il donna un petit coup léger. La porte s’ouvrit ; et, sur le seuil, les cheveux ébouriffés, la face cramoisie et l’air maussade, Arnoux lui-même parut.
— Tiens ! Qui diable vous amène ? Entrez !
Il l’introduisit, non dans le boudoir ou dans sa chambre, mais dans la salle à manger, où l’on voyait sur la table une bouteille de vin de Champagne avec deux verres ; et, d’un ton brusque :
— Vous avez quelque chose à me demander, cher ami ?
— Non ! rien ! rien ! balbutia le jeune homme, cherchant un prétexte à sa visite.
Enfin, il dit qu’il était venu savoir de ses nouvelles, car il le croyait en Allemagne, sur le rapport d’Hussonnet.
— Nullement ! reprit Arnoux. Quelle linotte que ce garçon-là, pour entendre tout de travers ! |
97 |
I, 5 |
— Mon Dieu ! s’écria-t-il, comme je suis chagrin d’avoir brisé l’ombrelle de Mme Arnoux.
À ce mot, le marchand releva la tête, et eut un singulier sourire. Frédéric, prenant l’occasion qui s’offrait de parler d’elle, ajouta timidement :
— Est-ce que je ne pourrai pas la voir ?
Il n’osa faire de questions sur la durée de cette absence. Il demanda seulement quel était le pays de Mme Arnoux.
— Chartres ! Cela vous étonne ?
— Moi ? non ! pourquoi ? Pas le moins du monde ! |
97 |
I, 5 |
Ils ne trouvèrent, ensuite, absolument rien à se dire. Arnoux, qui s’était fait une cigarette, tournait autour de la table, en soufflant. Frédéric, debout contre le poêle, contemplait les murs, l’étagère, le parquet ; et des images charmantes défilaient dans sa mémoire, devant ses yeux plutôt. Enfin il se retira.
Un morceau de journal, roulé en boule, traînait par terre, dans l’antichambre ; Arnoux le prit ; et, se haussant sur la pointe des pieds, il l’enfonça dans la sonnette, pour continuer, dit-il, sa sieste interrompue. Puis, en lui donnant une poignée de main :
— Avertissez le concierge, s’il vous plaît, que je n’y suis pas !
Et il referma la porte sur son dos, violemment. |
97-98 |
I, 5 |
Il allait tous les jours à l’Art industriel ; et pour savoir quand reviendrait Mme Arnoux, il s’informait de sa mère très longuement. La réponse d’Arnoux ne variait pas : « le mieux se continuait », sa femme, avec la petite, serait de retour la semaine prochaine. Plus elle tardait à revenir, plus Frédéric témoignait d’inquiétude, si bien qu’Arnoux, attendri par tant d’affection, l’emmena cinq ou six fois dîner au restaurant. |
99 |
I, 5 |
Frédéric, dans ces longs tête-à-tête, reconnut que le marchand de peinture n’était pas fort spirituel. Arnoux pouvait s’apercevoir de ce refroidissement ; et puis c’était l’occasion de lui rendre, un peu, ses politesses. |
99 |
I, 5 |
Ensuite, il fut question de la valeur des terrains dans la banlieue, une spéculation d’Arnoux, infaillible. En attendant, il perdait ses intérêts, puisqu’il ne voulait vendre à aucun prix. Regimbart lui découvrirait quelqu’un ; et ces deux messieurs firent, avec un crayon, des calculs jusqu’à la fin du dessert. |
99 |
I, 5 |
Quand donc la reverrait-il ? Frédéric se désespérait. Mais, un soir, vers la fin de novembre, Arnoux lui dit :
— Ma femme est revenue hier, vous savez !
Le lendemain, à cinq heures, il entrait chez elle.
Il débuta par des félicitations, à propos de sa mère, dont la maladie avait été si grave.
— Mais non ! Qui vous l’a dit ?
— Arnoux !
Elle fit un « ah » léger, puis ajouta qu’elle avait eu d’abord, des craintes sérieuses, maintenant disparues. |
100 |
I, 5 |
Une chose l’étonnait, c’est qu’il n’était pas jaloux d’Arnoux ; et il ne pouvait se la figurer autrement que vêtue, tant sa pudeur semblait naturelle, et reculait son sexe dans une ombre mystérieuse. |
102 |
I, 5 |
Il avait cru reconnaître la voix d’Arnoux, avait aperçu un chapeau de femme, et il s’était enfoncé bien vite dans le bosquet à côté.
Mlle Vatnaz se trouvait seule avec Arnoux.
— Excusez-moi ! je vous dérange ?
— Pas le moins du monde ! reprit le marchand. |
105 |
I, 5 |
Frédéric, aux derniers mots de leur conversation, comprit qu’il était accouru à l’Alhambra pour entretenir Mlle Vatnaz d’une affaire urgente ; et sans doute Arnoux n’était pas complètement rassuré, car il lui dit d’un air inquiet :
— Vous êtes bien sûre ?
— Très sûre ! on vous aime ! Ah ! quel homme !
Et elle lui faisait la moue, en avançant ses grosses lèvres, presque sanguinolentes à force d’être rouges. Mais elle avait d’admirables yeux fauves avec des points d’or dans les prunelles, tout pleins d’esprit, d’amour et de sensualité. Ils éclairaient, comme des lampes, le teint un peu jaune de sa figure maigre. Arnoux semblait jouir de ses rebuffades. Il se pencha de son côté en lui disant :
— Vous êtes gentille, embrassez-moi !
Elle le prit par les deux oreilles, et le baisa sur le front. |
105 |
I, 5 |
— Très bien ! dit Arnoux. Je comprends pourquoi vous êtes ce soir à l’Alhambra ! Delmas vous plaît, ma chère.
Elle ne voulut rien avouer.
— Ah ! quelle pudeur !
Et, montrant Frédéric :
— Est-ce à cause de lui ? Vous auriez tort. Pas de garçon plus discret ! |
106 |
I, 5 |
Les autres, qui cherchaient leur ami, entrèrent dans la salle de verdure. Hussonnet les présenta. Arnoux fit une distribution de cigares et régala de sorbets la compagnie. |
106 |
I, 5 |
Puis on causa de Delmas, qui pourrait, comme mime, avoir des succès au théâtre ; et il s’ensuivit une discussion, où l’on mêla Shakespeare, la censure, le style, le peuple, les recettes de la Porte-Saint-Martin, Alexandre Dumas, Victor Hugo et Dumersan. Arnoux avait connu plusieurs actrices célèbres ; les jeunes gens se penchaient pour l’écouter. Mais ses paroles étaient couvertes par le tapage de la musique |
106 |
I, 5 |
Elle pria Dussardier de la reconduire jusqu’à sa porte.
Arnoux les regarda s’éloigner, puis, se tournant vers Frédéric :
— Vous plairait-elle, la Vatnaz ? Au reste, vous n’êtes pas franc là-dessus ? Je crois que vous cachez vos amours ?
Frédéric, devenu blême, jura qu’il ne cachait rien.
— C’est qu’on ne vous connaît pas de maîtresse, reprit Arnoux.
Frédéric eut envie de citer un nom, au hasard. Mais l’histoire pouvait lui être racontée. Il répondit qu’effectivement, il n’avait pas de maîtresse.
Le marchand l’en blâma.
— Ce soir, l’occasion était bonne ! Pourquoi n’avez-vous pas fait comme les autres, qui s’en vont tous avec une femme ?
— Eh bien, et vous ? dit Frédéric, impatienté d’une telle persistance.
— Ah ! moi ! mon petit c’est différent ! Je m’en retourne auprès de la mienne !
Il appela un cabriolet, et disparut. |
107-108 |
I, 5 |
Aucune des fenêtres extérieures ne dépendait de son logement. Cependant, il restait les yeux collés sur la façade, comme s’il avait cru, par cette contemplation, pouvoir fendre les murs. Maintenant, sans doute, elle reposait, tranquille comme une fleur endormie, avec ses beaux cheveux noirs parmi les dentelles de l’oreiller, les lèvres entre-closes, la tête sur un bras.
Celle d’Arnoux lui apparut. Il s’éloigna, pour fuir cette vision. |
109 |
I, 5 |
Il arriva dès deux heures au bureau du journal. Au lieu de l’attendre pour le mener dans sa voiture, Arnoux était parti la veille, ne résistant plus à son besoin de grand air.
Chaque année, aux premières feuilles, durant plusieurs jours de suite, il décampait le matin, faisait de longues courses à travers champs, buvait du lait dans les fermes, batifolait avec les villageoises, s’informait des récoltes, et rapportait des pieds de salade dans son mouchoir. Enfin, réalisant un vieux rêve, il s’était acheté une maison de campagne. |
112 |
I, 5 |
Pendant que Frédéric parlait au commis, Mlle Vatnaz survint, et fut désappointée de ne pas voir Arnoux. Il resterait là-bas encore deux jours, peut-être. Le commis lui conseilla « d’y aller » ; elle ne pouvait y aller ; d’écrire une lettre, elle avait peur que la lettre ne fût perdue. Frédéric s’offrit à la porter lui-même. Elle en fit une rapidement, et le conjura de la remettre sans témoins. |
112-113 |
I, 5 |
La maison, cent pas plus loin que le pont, se trouvait à mi-hauteur de la colline. Les murs du jardin étaient cachés par deux rangs de tilleuls, et une large pelouse descendait jusqu’au bord de la rivière. La porte de la grille étant ouverte, Frédéric entra.
Arnoux, étendu sur l’herbe, jouait avec une portée de petits chats. Cette distraction paraissait l’absorber infiniment. |
113 |
I, 5 |
La lettre de Mlle Vatnaz le tira de sa torpeur.
— Diable, diable ! c’est ennuyeux ! elle a raison ; il faut que je parte. |
113 |
I, 5 |
Puis, ayant fourré la missive dans sa poche, il prit plaisir à montrer son domaine. Il montra tout, l’écurie, le hangar, la cuisine. Le salon était à droite, et, du côté de Paris, donnait sur une varangue en treillage, chargée d’une clématite. |
113 |
I, 5 |
Frédéric attendit après les autres, pour offrir le sien.
Elle l’en remercia beaucoup. Alors, il dit :
— Mais… c’est presque une dette ! J’ai été si fâché.
— De quoi donc ? reprit-elle. Je ne comprends pas !
— À table ! fit Arnoux, en le saisissant par le bras.
Puis, dans l’oreille :
— Vous n’êtes guère malin, vous ! |
113-114 |
I, 5 |
Rien n’était plaisant comme la salle à manger, peinte d’une couleur vert d’eau. À l’un des bouts, une nymphe de pierre trempait son orteil dans un bassin en forme de coquille. Par les fenêtres ouvertes, on apercevait tout le jardin avec la longue pelouse que flanquait un vieux pin d’Écosse, aux trois quarts dépouillé ; des massifs de fleurs la bombaient inégalement ; et, au-delà du fleuve, se développaient, en large demi-cercle, le bois de Boulogne, Neuilly, Sèvres, Meudon. Devant la grille, en face, un canot à la voile prenait des bordées. |
114 |
I, 5 |
On causa d’abord de cette vue que l’on avait, puis du paysage en général ; et les discussions commençaient quand Arnoux donna l’ordre à son domestique d’atteler l’américaine vers les neuf heures et demie. Une lettre de son caissier le rappelait.
— Veux-tu que je m’en retourne avec toi ? dit Mme Arnoux.
— Mais certainement !
Et, en lui faisant un beau salut :
— Vous savez bien, Madame, qu’on ne peut vivre sans vous !
Tous la complimentèrent d’avoir un si bon mari.
— Ah ! c’est que je ne suis pas seule ! répliqua-t-elle doucement, en montrant sa petite fille. |
114 |
I, 5 |
Puis, la conversation ayant repris sur la peinture, on parla d’un Ruysdaël, dont Arnoux espérait des sommes considérables, et Pellerin lui demanda s’il était vrai que le fameux Saül Mathias, de Londres, fût venu, le mois passé, lui en offrir vingt-trois mille francs.
— Rien de plus vrai !
Et, se tournant vers Frédéric :
— C’est même le monsieur que je promenais l’autre jour à l’Alhambra, bien malgré moi, je vous assure, car ces Anglais ne sont pas drôles ! |
114 |
I, 5 |
Frédéric, soupçonnant dans la lettre de Mlle Vatnaz quelque histoire de femme, avait admiré l’aisance du sieur Arnoux à trouver un moyen honnête de déguerpir ; mais son nouveau mensonge, absolument inutile, lui fit écarquiller les yeux. |
114 |
I, 5 |
Le marchand ajouta, d’un air simple :
— Comment l’appelez-vous donc, ce grand jeune homme, votre ami ?
— Deslauriers, dit vivement Frédéric.
Et, pour réparer les torts qu’ils se sentait à son endroit, il le vanta comme une intelligence supérieure.
— Ah ! vraiment ? Mais il n’a pas l’air si brave garçon que l’autre, le commis de roulage.
Frédéric maudit Dussardier. Elle allait croire qu’il frayait avec les gens du commun. |
114-115 |
I, 5 |
La compagnie s’arrêta devant un pêcheur, qui nettoyait des anguilles, dans une boutique à poisson. Mlle Marthe voulut les voir. Il vida sa boîte sur l’herbe ; et la petite fille se jetait à genoux pour les rattraper, riait de plaisir, criait d’effroi. Toutes furent perdues. Arnoux les paya.
Il eut, ensuite, l’idée de faire une promenade en canot. |
115 |
I, 5 |
Arnoux revint, suivi par une vieille chaloupe, où, malgré les représentations les plus sages, il empila ses convives. Elle sombrait ; il fallut débarquer. |
115 |
I, 5 |
Arnoux descendit dans le jardin, pour cueillir des roses. Puis, le bouquet étant lié avec un fil, comme les tiges dépassaient inégalement, il fouilla dans sa poche, pleine de papiers, en prit un au hasard, les enveloppa, consolida son œuvre avec une forte épingle et il l’offrit à sa femme, avec une certaine émotion.
— Tiens, ma chérie, excuse-moi de t’avoir oubliée ! |
116 |
I, 5 |
Mais elle poussa un petit cri ; l’épingle, sottement mise, l’avait blessée, et elle remonta dans sa chambre. On l’attendit près d’un quart d’heure. Enfin elle reparut, enleva Marthe, se jeta dans la voiture.
— Et ton bouquet ? dit Arnoux.
— Non ! non ! ce n’est pas la peine !
Frédéric courait pour l’aller prendre ; elle lui cria :
— Je n’en veux pas !
Mais il l’apporta bientôt, disant qu’il venait de le remettre dans l’enveloppe, car il avait trouvé les fleurs à terre. Elle les enfonça dans le tablier de cuir, contre le siège, et l’on partit. |
116-117 |
I, 5 |
Puis, quand on eut passé le pont, comme Arnoux tournait à gauche :
— Mais non ! tu te trompes ! par là, à droite !
Elle semblait irritée ; tout la gênait. Enfin, Marthe ayant fermé les yeux, elle tira le bouquet et le lança par la portière, puis saisit au bras Frédéric, en lui faisant signe, avec l’autre main, de n’en jamais parler. |
117 |
I, 5 |
Les deux autres, sur le siège, causaient imprimerie, abonnés. Arnoux, qui conduisait sans attention, se perdit au milieu du bois de Boulogne. |
117 |
I, 5 |
Frédéric attendit pour descendre que l’on fût arrivé dans la cour ; puis il s’embusqua au coin de la rue de Choiseul, et aperçut Arnoux qui remontait lentement vers les boulevards. |
118 |
I, 5 |
Deuxième partie
|
|
|
Pour faire durer son plaisir, Frédéric s’habilla le plus lentement possible, et même il se rendit à pied au boulevard Montmartre ; il souriait à l’idée de revoir, tout à l’heure, sur la plaque de marbre, le nom chéri ; il leva les yeux. Plus de vitrines, plus de tableaux, rien !
Il courut à la rue de Choiseul. M. et Mme Arnoux n’y habitaient pas, et une voisine gardait la loge du portier ; Frédéric l’attendit ; enfin, il parut, ce n’était plus le même. Il ne savait point leur adresse.
Frédéric entra dans un café, et, tout en déjeunant, consulta l’Almanach du Commerce. Il y avait trois cents Arnoux, mais pas de Jacques Arnoux ! |
135 |
II, 1 |
Puis il entra chez tous les marchands de tableaux qu’il put découvrir, pour savoir si l’on ne connaissait point Arnoux. M. Arnoux ne faisait plus le commerce. |
136 |
II, 1 |
Frédéric l’interrompit, en lui disant, de l’air le plus naturel qu’il put :
— Arnoux va bien ?
La réponse fut longue à venir, Regimbart se gargarisait avec son liquide.
— Oui, pas mal !
— Où demeure-t-il donc, maintenant ?
— Mais… rue Paradis-Poissonnière, répondit le Citoyen étonné.
— Quel numéro ?
— Trente-sept, parbleu, vous êtes drôle ! |
139 |
II, 1 |
Frédéric alla de l’estaminet chez Arnoux, comme soulevé par un vent tiède et avec l’aisance extraordinaire que l’on éprouve dans les songes.
Il se trouva bientôt à un second étage, devant une porte dont la sonnette retentissait ; une servante parut ; une seconde porte s’ouvrit ; Mme Arnoux était assise près du feu. Arnoux fit un bond et l’embrassa. Elle avait sur ses genoux un petit garçon de trois ans, à peu près ; sa fille, grande comme elle maintenant, se tenait debout, de l’autre côté de la cheminée.
— Permettez-moi de vous présenter ce monsieur-là, dit Arnoux, en prenant son fils par les aisselles.
Et il s’amusa quelques minutes à le faire sauter en l’air, très haut, pour le recevoir au bout de ses bras.
— Tu vas le tuer ! ah ! mon Dieu ! finis donc ! s’écriait Mme Arnoux.
Mais Arnoux, jurant qu’il n’y avait pas de danger, continuait, et même zézéyait des caresses en patois marseillais, son langage natal.
— Ah ! brave pichoûn, mon poulit rossignolet !! |
139-140 |
II, 1 |
Puis il demanda à Frédéric pourquoi il avait été si longtemps sans leur écrire, ce qu’il avait pu faire là-bas, ce qui le ramenait.
— Moi, à présent, cher ami, je suis marchand de faïences. Mais causons de vous ! |
140 |
II, 1 |
Mais Arnoux, poursuivant ses cordialités, lui reprocha de n’être pas venu dîner avec eux, à l’improviste ; et il expliqua pourquoi il avait changé d’industrie.
— Que voulez-vous faire dans une époque de décadence comme la nôtre ? La grande peinture est passée de mode ! D’ailleurs, on peut mettre de l’art partout. Vous savez, moi, j’aime le Beau ! il faudra, un de ces jours, que je vous mène à ma fabrique. |
140 |
II, 1 |
Et il voulut lui montrer, immédiatement, quelques-uns de ses produits dans son magasin, à l’entresol.
Les plats, les soupières, les assiettes et les cuvettes encombraient le plancher. Contre les murs étaient dressés de larges carreaux de pavage pour salles de bain et cabinets de toilette, avec sujets mythologiques dans le style de la Renaissance, tandis qu’au milieu une double étagère, montant jusqu’au plafond, supportait des vases à contenir la glace, des pots à fleurs, des candélabres, de petites jardinières et de grandes statuettes polychromes figurant un nègre ou une bergère pompadour. Les démonstrations d’Arnoux ennuyaient Frédéric, qui avait froid et faim. |
140-141 |
II, 1 |
À propos d’Arnoux, Deslauriers lui apprit que son journal appartenait maintenant à Hussonnet, lequel l’avait transformé. Cela s’appelait « L’Art, institut littéraire, société par actions de cent francs chacune ; capital social : quarante mille francs », avec la faculté pour chaque actionnaire de pousser là sa copie ; car « la société a pour but de publier les œuvres des débutants, d’épargner au talent, au génie peut-être, les crises douloureuses qui abreuvent, etc…, tu vois la blague ! » Il y avait cependant quelque chose à faire, c’était de hausser le ton de ladite feuille, puis tout à coup, gardant les mêmes rédacteurs et promettant la suite du feuilleton, de servir aux abonnés un journal politique ; les avances ne seraient pas énormes. |
143 |
II, 1 |
Arnoux, seul, devant sa glace, était en train de se raser. Il lui proposa de le conduire dans un endroit où il s’amuserait, et, au nom de M. Dambreuse :
— Ah ! ça se trouve bien ! Vous verrez là de ses amis ; venez donc ! ce sera drôle !
Frédéric s’excusait, Mme Arnoux reconnut sa voix et lui souhaita le bonjour à travers la cloison, car sa fille était indisposée, elle-même souffrante ; et l’on entendait le bruit d’une cuiller contre un verre, et tout ce frémissement de choses délicatement remuées qui se fait dans la chambre d’un malade. Puis Arnoux disparut pour dire adieu à sa femme. Il entassait les raisons :
— Tu sais bien que c’est sérieux ! Il faut que j’y aille, j’y ai besoin, on m’attend.
— Va, va, mon ami. Amuse-toi ! |
144-145 |
II, 1 |
Arnoux héla un fiacre.
— Palais-Royal ! galerie Montpensier, 7.
Et, se laissant tomber sur les coussins :
— Ah ! comme je suis las, mon cher ! j’en crèverai. Du reste, je peux bien vous le dire, à vous.
Il se pencha vers son oreille, mystérieusement :
— Je cherche à retrouver le rouge de cuivre des Chinois.
Et il expliqua ce qu’étaient la couverte et le petit feu. |
145 |
II, 1 |
Ils allèrent ensuite chez un costumier ; c’était d’un bal qu’il s’agissait. Arnoux prit une culotte de velours bleu, une veste pareille, une perruque rouge ; Frédéric un domino ; et ils descendirent rue de Laval, devant une maison illuminée au second étage par des lanternes de couleur. |
145 |
II, 1 |
Une jeune femme, en costume de dragon Louis XV, la traversait en ce moment-là. C’était Mlle Rose-Annette Bron, la maîtresse du lieu.
— Eh bien ? dit Arnoux.
— C’est fait ! répondit-elle.
— Ah ! merci, mon ange !
Et il voulut l’embrasser.
— Prends donc garde, imbécile ! tu vas gâter mon maquillage !
Arnoux présenta Frédéric.
— Tapez là dedans, monsieur, soyez le bienvenu !
Elle écarta une portière derrière elle, et se mit à crier emphatiquement :
— Le sieur Arnoux, marmiton, et un prince de ses amis ! |
145 |
II, 1 |
Les danses s’arrêtèrent, et il y eut des applaudissements, un vacarme de joie, à la vue d’Arnoux s’avançant avec son panier sur la tête ; les victuailles faisaient bosse au milieu.
— Gare au lustre !
Frédéric leva les yeux : c’était le lustre en vieux saxe qui ornait la boutique de l’Art industriel ; le souvenir des anciens jours passa dans sa mémoire ; |
146 |
II, 1 |
Mlle Vatnaz était maintenant avec Arnoux ; et, tout en riant très haut, de temps à autre, elle jetait un coup d’œil sur son amie, que M. Oudry ne perdait pas de vue.
Puis Arnoux et la Vatnaz disparurent ; le bonhomme vint parler bas à Rosanette.
— Eh bien, oui, c’est convenu ! Laissez-moi tranquille. |
153 |
II, 1 |
Et elle pria Frédéric d’aller voir dans la cuisine si M. Arnoux n’y était pas.
Un bataillon de verres à moitié pleins couvrait le plancher ; et les casseroles, les marmites, la turbotière, la poêle à frire sautaient. Arnoux commandait aux domestiques en les tutoyant, battait la rémolade, goûtait les sauces, rigolait avec la bonne.
— Bien, dit-il, avertissez-la ! je fais servir. |
153 |
II, 1 |
En entrant dans la serre, il vit, sous les larges feuilles d’un caladium, près le jet d’eau, Delmar, couché à plat ventre sur le canapé de toile ; Rosanette, assise près de lui, avait la main passée dans ses cheveux ; et ils se regardaient. Au même moment, Arnoux entra par l’autre côté, celui de la volière. Delmar se leva d’un bond, puis il sortit à pas tranquilles sans se retourner ; et même, il s’arrêta près de la porte, pour cueillir une fleur d’hibiscus dont il garnit sa boutonnière. Rosanette pencha le visage ; Frédéric, qui la voyait de profil, s’aperçut qu’elle pleurait.
— Tiens ! qu’as-tu donc ? dit Arnoux.
Elle haussa les épaules sans répondre.
— Est-ce à cause de lui ? reprit-il.
Elle étendit les bras autour de son cou, et, le baisant au front, lentement :
— Tu sais bien que je t’aimerai toujours, mon gros. N’y pensons plus ! Allons souper ! |
153-154 |
II, 1 |
les hommes, debout, s’établirent dans les angles. Pellerin et M. Oudry furent placés près de Rosanette ; Arnoux était en face. Palazot et son amie venaient de partir.
— Bon voyage ! dit-elle, attaquons !
Et l’Enfant de chœur, homme facétieux, en faisant un grand signe de croix, commença le Benedicite.
Les dames furent scandalisées, et principalement la Poissarde, mère d’une fille dont elle voulait faire une femme honnête. Arnoux, non plus, « n’aimait pas ça », trouvant qu’on devait respecter la religion. |
154 |
II, 1 |
les morceaux de faïence volaient comme des ardoises par un grand vent, et la Débardeuse s’écria :
— Ne vous gênez pas ! ça ne coûte rien ! Le bourgeois qui en fabrique nous en cadote !
Tous les yeux se portèrent sur Arnoux. Il répliqua :
— Ah ! sur facture, permettez ! tenant, sans doute, à passer pour n’être pas, ou n’être plus l’amant de Rosanette. |
155 |
II, 1 |
Alors, elle prit sur le poêle une bouteille de vin de Champagne, et elle le versa de haut, dans les coupes qu’on lui tendait. Comme la table était trop large, les convives, les femmes surtout, se portèrent de son côté, en se dressant sur la pointe des pieds, sur les barreaux des chaises, ce qui forma pendant une minute un groupe pyramidal de coiffures, d’épaules nues, de bras tendus, de corps penchés ; et de longs jets de vin rayonnaient dans tout cela, car le Pierrot et Arnoux, aux deux angles de la salle, lâchant chacun une bouteille, éclaboussaient les visages. |
156 |
II, 1 |
Arnoux et Frédéric s’en revinrent ensemble, comme ils étaient venus. Le marchand de faïence avait un air tellement sombre, que son compagnon le crut indisposé.
— Moi ? pas du tout !
Il se mordait la moustache, fronçait les sourcils, et Frédéric lui demanda si ce n’était pas ses affaires qui le tourmentaient.
— Nullement !
Puis tout à coup :
— Vous le connaissiez, n’est-ce pas, le père Oudry ?
Et, avec une expression de rancune :
— Il est riche, le vieux gredin ! |
158 |
II, 1 |
Ensuite, Arnoux parla d’une cuisson importante que l’on devait finir aujourd’hui, à sa fabrique. Il voulait la voir. Le train partait dans une heure.
— Il faut cependant que j’aille embrasser ma femme.
« Ah ! sa femme ! » pensa Frédéric. |
158 |
II, 1 |
Frédéric trouva, au coin de la rue Rumfort, un petit hôtel et il s’acheta, tout à la fois, le coupé, le cheval, les meubles et deux jardinières prises chez Arnoux, pour mettre aux deux coins de la porte dans son salon. Derrière cet appartement, étaient une chambre et un cabinet. |
159 |
II, 2 |
Mais, d’un brusque clin d’œil, la Maréchale lui commanda de se taire ; et elle reconduisit Frédéric jusque dans l’antichambre, pour savoir s’il verrait bientôt Arnoux.
— Priez-le donc de venir ; pas devant son épouse, bien entendu ! |
164 |
II, 2 |
Il était midi cependant, et tous bâillaient ; Frédéric attendait quelqu’un. Au nom d’Arnoux, Pellerin fit la grimace. Il le considérait comme un renégat depuis qu’il avait abandonné les arts. |
167 |
II, 2 |
Puis, comme il parlait de son bal et du costume d’Arnoux :
— On prétend qu’il branle dans le manche ? dit Pellerin.
Le marchand de tableaux venait d’avoir un procès pour ses terrains de Belleville, et il était actuellement dans une compagnie de kaolin bas-breton avec d’autres farceurs de son espèce.
Dussardier en savait davantage ; car son patron à lui, M. Moussinot, ayant été aux informations sur Arnoux près du banquier Oscar Lefebvre, celui-ci avait répondu qu’il le jugeait peu solide, connaissant quelques-uns de ses renouvellements. |
170-171 |
II, 2 |
Il se rappela les mots de Pellerin et de Dussardier sur Arnoux. C’était une invention, une calomnie sans doute ? Mais pourquoi ? Et il aperçut Mme Arnoux, ruinée, pleurant, vendant ses meubles. Cette idée le tourmenta toute la nuit ; le lendemain, il se présenta chez elle.
Ne sachant comment s’y prendre pour communiquer ce qu’il savait, il lui demanda en manière de conversation si Arnoux avait toujours ses terrains de Belleville.
— Oui, toujours.
— Il est maintenant dans une compagnie pour du kaolin de Bretagne, je crois ?
— C’est vrai.
— Sa fabrique marche très bien, n’est-ce pas ?
— Mais… je le suppose.
Et, comme il hésitait :
— Qu’avez-vous donc ? vous me faites peur !
Il lui apprit l’histoire des renouvellements. Elle baissa la tête, et dit :
— Je m’en doutais !
En effet, Arnoux, pour faire une bonne spéculation, s’était refusé à vendre ses terrains, avait emprunté dessus largement, et ne trouvant point d’acquéreurs, avait cru se rattraper par l’établissement d’une manufacture. Les frais avaient dépassé les devis. Elle n’en savait pas davantage ; il éludait toute question et affirmait continuellement que « ça allait très bien ». |
172 |
II, 2 |
Arnoux parut.
— Ah ! comme c’est gentil, de venir me prendre pour dîner !
Frédéric en resta muet.
Arnoux parla de choses indifférentes, puis avertit sa femme qu’il rentrerait fort tard, ayant un rendez-vous avec M. Oudry.
— Chez lui ?
— Mais certainement, chez lui.
Il avoua, tout en descendant l’escalier, que, la Maréchale se trouvant libre, ils allaient faire ensemble une partie fine au Moulin-Rouge ; et, comme il lui fallait toujours quelqu’un pour recevoir ses épanchements, il se fit conduire par Frédéric jusqu’à la porte.
Au lieu d’entrer, il se promena sur le trottoir, en observant les fenêtres du second étage. Tout à coup les rideaux s’écartèrent.
— Ah ! bravo ! le père Oudry n’y est plus. Bonsoir !
C’était donc le père Oudry qui l’entretenait ? Frédéric ne savait que penser maintenant.
À partir de ce jour-là, Arnoux fut encore plus cordial qu’auparavant ; il l’invitait à dîner chez sa maîtresse, et bientôt Frédéric hanta tout à la fois les deux maisons. |
173 |
II, 2 |
Dans les deux maisons, les services de table étaient pareils, et l’on retrouvait jusqu’à la même calotte de velours traînant sur les bergères ; puis une foule de petits cadeaux, des écrans, des boîtes, des éventails allaient et venaient de chez la maîtresse chez l’épouse, car, sans la moindre gêne, Arnoux, souvent, reprenait à l’une ce qu’il lui avait donné, pour l’offrir à l’autre.
La Maréchale riait avec Frédéric de ses mauvaises façons. Un dimanche, après dîner, elle l’emmena derrière la porte, et lui fit voir dans son paletot un sac de gâteaux, qu’il venait d’escamoter sur la table, afin d’en régaler, sans doute, sa petite famille. |
174-175 |
II, 2 |
M. Arnoux se livrait à des espiègleries côtoyant la turpitude. C’était pour lui un devoir que de frauder l’octroi ; il n’allait jamais au spectacle en payant, avec un billet de secondes prétendait toujours se pousser aux premières, et racontait comme une farce excellente qu’il avait coutume, aux bains froids, de mettre dans le tronc du garçon un bouton de culotte pour une pièce de dix sous ; ce qui n’empêchait point la Maréchale de l’aimer.
Un jour, cependant, elle dit, en parlant de lui :
— Ah ! il m’embête, à la fin ! J’en ai assez ! Ma foi, tant pis, j’en trouverai un autre ! |
175 |
II, 2 |
Un jour, cependant, elle dit, en parlant de lui :
— Ah ! il m’embête, à la fin ! J’en ai assez ! Ma foi, tant pis, j’en trouverai un autre !
Frédéric croyait « l’autre » déjà trouvé et qu’il s’appelait M. Oudry.
— Eh bien, dit Rosanette, qu’est-ce que cela fait ?
Puis, avec des larmes dans la voix :
— Je lui demande bien peu de chose, pourtant, et il ne veut pas, l’animal ! Il ne veut pas ! Quant à ses promesses, oh ! c’est différent.
Il lui avait même promis un quart de ses bénéfices dans les fameuses mines de kaolin ; aucun bénéfice ne se montrait, pas plus que le cachemire dont il la leurrait depuis six mois.
Frédéric pensa, immédiatement, à lui en faire cadeau. Arnoux pouvait prendre cela pour une leçon et se fâcher. |
175 |
II, 2 |
Il était bon cependant, sa femme elle-même le disait. Mais si fou ! Au lieu d’amener tous les jours du monde à dîner chez lui, à présent il traitait ses connaissances chez le restaurateur. Il achetait des choses complètement inutiles, telles que des chaînes d’or, des pendules, des articles de ménage. Mme Arnoux montra même à Frédéric, dans le couloir, une énorme provision de bouillottes, chaufferettes et samovars. Enfin, un jour, elle avoua ses inquiétudes : Arnoux lui avait fait signer un billet, souscrit à l’ordre de M. Dambreuse. |
175 |
II, 2 |
Un matin qu’il ruminait sa mélancolie au coin de son feu, Deslauriers entra. Les discours incendiaires de Sénécal avaient inquiété son patron, et, une fois de plus, il se trouvait sans ressources.
— Que veux-tu que j’y fasse ? dit Frédéric.
— Rien ! tu n’as pas d’argent, je le sais. Mais ça ne te gênerait guère de lui découvrir une place, soit par M. Dambreuse ou bien Arnoux ?
Celui-ci devait avoir besoin d’ingénieurs dans son établissement. |
176 |
II, 2 |
Arnoux se donnait beaucoup de peine dans sa fabrique. Il cherchait le rouge de cuivre des Chinois ; mais ses couleurs se volatilisaient par la cuisson. Afin d’éviter les gerçures de ses faïences, il mêlait de la chaux à son argile ; mais les pièces se brisaient pour la plupart, l’émail de ses peintures sur cru bouillonnait, ses grandes plaques gondolaient ; et, attribuant ces mécomptes au mauvais outillage de sa fabrique, il voulait se faire faire d’autres moulins à broyer, d’autres séchoirs. Frédéric se rappela quelques-unes de ces choses ; et il l’aborda en annonçant qu’il avait découvert un homme très fort, capable de trouver son fameux rouge. Arnoux en fit un bond, puis, l’ayant écouté, répondit qu’il n’avait besoin de personne.
Frédéric exalta les connaissances prodigieuses de Sénécal, tout à la fois ingénieur, chimiste et comptable, étant un mathématicien de première force.
Le faïencier consentit à le voir. |
176 |
II, 2 |
Il songea que plus Arnoux serait détaché de sa femme, plus il aurait de chance auprès d’elle. Alors, il se mit à faire l’apologie de Rosanette, continuellement ; il lui représenta tous ses torts à son endroit, conta les vagues menaces de l’autre jour, et même parla du cachemire, sans taire qu’elle l’accusait d’avarice.
Arnoux, piqué du mot (et, d’ailleurs, concevant des inquiétudes), apporta le cachemire à Rosanette, mais la gronda de s’être plainte à Frédéric ; comme elle disait lui avoir cent fois rappelé sa promesse, il prétendit qu’il ne s’en était pas souvenu, ayant trop d’occupations. |
177 |
II, 2 |
Étaient-ce des avances ? Frédéric le crut. Quant à tromper un ami, Arnoux, à sa place, ne s’en gênerait guère ! et il avait bien le droit de n’être pas vertueux avec sa maîtresse, l’ayant toujours été avec sa femme ; car il croyait l’avoir été, ou plutôt il aurait voulu se le faire accroire, pour la justification de sa prodigieuse couardise. |
177 |
II, 2 |
Et Arnoux, hein ? N’est-ce pas abominable ? Il lui a tant de fois pardonné ! On n’imagine pas ses sacrifices ! Elle devrait baiser ses pieds ! Il est si généreux, si bon !
Frédéric jouissait à entendre dénigrer Delmar. Il avait accepté Arnoux. Cette perfidie de Rosanette lui semblait une chose anormale, injuste ; et, gagné par l’émotion de la vieille fille, il arrivait à sentir pour lui comme de l’attendrissement. |
193 |
II, 2 |
Arnoux marchait de long en large, et Madame était assise sur la petite chaise près du feu, extrêmement pâle, l’œil fixe. Frédéric fit un mouvement pour se retirer. Arnoux lui saisit la main, heureux du secours qui lui arrivait.
— Mais je crains…, dit Frédéric.
— Restez donc ! souffla Arnoux dans son oreille.
Madame reprit :
— Il faut être indulgent, monsieur Moreau ! Ce sont de ces choses que l’on rencontre parfois dans les ménages.
— C’est qu’on les y met, dit gaillardement Arnoux. Les femmes vous ont des lubies ! Ainsi, celle-là, par exemple, n’est pas mauvaise. Non, au contraire ! Eh bien, elle s’amuse depuis une heure à me taquiner avec un tas d’histoires.
— Elles sont vraies ! répliqua Mme Arnoux impatientée. Car, enfin, tu l’as acheté. |
194 |
II, 2 |
— Est-ce ma faute, à moi, s’il y a dans la même rue une dame Arnoux ?
— Oui ! mais pas Jacques Arnoux, reprit-elle.
Alors, il se mit à divaguer, protestant de son innocence. C’était une méprise, un hasard, une de ces choses inexplicables comme il en arrive. On ne devait pas condamner les gens sur de simples soupçons, des indices vagues ; et il cita l’exemple de l’infortuné Lesurques.
— Enfin, j’affirme que tu te trompes ! Veux-tu que je t’en jure ma parole ?
— Ce n’est point la peine.
— Pourquoi ?
Elle le regarda en face, sans rien dire ; puis allongea la main, prit le coffret d’argent sur la cheminée, et lui tendit une facture grande ouverte.
Arnoux rougit jusqu’aux oreilles et ses traits décomposés s’enflèrent.
— Eh bien ?
— Mais… répondit-il, lentement, qu’est-ce que ça prouve ?
— Ah ! fit-elle, avec une intonation de voix singulière, où il y avait de la douleur et de l’ironie. — Ah !
Arnoux gardait la note entre ses mains, et la retournait, n’en détachant pas les yeux comme s’il avait dû y découvrir la solution d’un grand problème.
— Oh ! oui, oui, je me rappelle, dit-il enfin. C’est une commission. — Vous devez savoir cela, vous. Frédéric ?
Frédéric se taisait.
— Une commission dont j’étais chargé… par… par le père Oudry.
— Et pour qui ?
— Pour sa maîtresse.
— Pour la vôtre ! s’écria Mme Arnoux, se levant toute droite.
— Je te jure…
— Ne recommencez pas ! Je sais tout !
— Ah ! très bien ! Ainsi, on m’espionne !
Elle répliqua froidement :
— Cela blesse, peut-être, votre délicatesse ?
— Du moment qu’on s’emporte, reprit Arnoux, en cherchant son chapeau, et qu’il n’y a pas moyen de raisonner !
Puis, avec un grand soupir :
— Ne vous mariez pas, mon pauvre ami, non, croyez-moi ! |
195 |
II, 2 |
Frédéric s’inclina, avec un sourire d’obéissance. Arnoux néanmoins possédait certaines qualités ; il aimait ses enfants.
— Ah ! et il fait tout pour les ruiner !
Cela venait de son humeur trop facile ; car, enfin, c’était un bon garçon.
Elle s’écria :
— Mais qu’est-ce que cela veut dire, un bon garçon ! |
196 |
II, 2 |
Arnoux, près de se coucher, défaisait sa redingote.
— Eh bien, comment va-t-elle ?
— Oh ! mieux ! dit Frédéric, cela se passera !
Mais Arnoux était peiné.
— Vous ne la connaissez pas ! Elle a maintenant des nerfs… ! Imbécile de commis ! Voilà ce que c’est que d’être trop bon ! Si je n’avais pas donné ce maudit châle à Rosanette !
— Ne regrettez rien ! Elle vous est on ne peut plus reconnaissante !
— Vous croyez ?
Frédéric n’en doutait pas. La preuve, c’est qu’elle venait de congédier le père Oudry.
— Ah ! pauvre biche !
Et, dans l’excès de son émotion, Arnoux voulait courir chez elle.
— Ce n’est pas la peine ! j’en viens. Elle est malade !
— Raison de plus !
Il repassa vivement sa redingote et avait pris son bougeoir. Frédéric se maudit pour sa sottise, et lui représenta qu’il devait, par décence, rester ce soir auprès de sa femme. Il ne pouvait l’abandonner, ce serait très mal.
— Franchement, vous auriez tort ! Rien ne presse, là-bas ! Vous irez demain ! Voyons ! faites cela pour moi.
Arnoux déposa son bougeoir, et lui dit, en l’embrassant :
— Vous êtes bon, vous ! |
197 |
II, 2 |
Il assistait aux dîners où Monsieur et Madame, en face l’un de l’autre, n’échangeaient pas un mot : ou bien Arnoux agaçait sa femme par des remarques saugrenues. Le repas terminé, il jouait dans la chambre avec son fils, se cachait derrière les meubles, ou le portait sur son dos, en marchant à quatre pattes, comme le Béarnais. |
198 |
II, 3 |
Il s’en allait enfin ; et elle abordait immédiatement l’éternel sujet de plainte : Arnoux.
Ce n’était pas son inconduite qui l’indignait. Mais elle paraissait souffrir dans son orgueil, et laissait voir sa répugnance pour cet homme sans délicatesse, sans dignité, sans honneur.
— Ou plutôt il est fou ! disait-elle. |
198 |
II, 3 |
Ses parents étaient de petits bourgeois de Chartres. Un jour, Arnoux, dessinant au bord de la rivière (il se croyait peintre dans ce temps-là), l’avait aperçue comme elle sortait de l’église et demandée en mariage ; à cause de sa fortune, on n’avait pas hésité. D’ailleurs, il l’aimait éperdument. Elle ajouta :
— Mon Dieu, il m’aime encore à sa manière ! |
198 |
II, 3 |
Ils avaient, les premiers mois, voyagé en Italie.
Arnoux, malgré son enthousiasme devant les paysages et les chefs-d’œuvre, n’avait fait que gémir sur le vin, et organisait des pique-nique avec des Anglais, pour se distraire. Quelques tableaux bien revendus l’avaient poussé au commerce des arts. Puis il s’était engoué d’une manufacture de faïence. D’autres spéculations, à présent, le tentaient ; et, se vulgarisant de plus en plus, il prenait des habitudes grossières et dispendieuses. Elle avait moins à lui reprocher ses vices que toutes ses actions. |
198-199 |
II, 3 |
et, dès qu’Arnoux avait tiré la grande porte, Frédéric montait vivement les deux étages et demandait à la bonne d’un air ingénu : « Monsieur est là ? »
Puis faisait l’homme surpris de ne pas le trouver.
Arnoux, souvent, rentrait à l’improviste. Alors, il fallait le suivre dans un petit café de la rue Sainte-Anne, que fréquentait maintenant Regimbart. |
200 |
II, 3 |
Le Citoyen jugeait Arnoux plein de cœur et d’imagination, mais décidément trop immoral ; aussi le traitait-il sans la moindre indulgence et refusait même de dîner chez lui, parce que « la cérémonie l’embêtait ». |
200 |
II, 3 |
Arnoux, d’une voix monotone et avec un regard un peu ivre, contait d’incroyables anecdotes où il avait toujours brillé, grâce à son aplomb ; et Frédéric (cela tenait sans doute à des ressemblances profondes) éprouvait un certain entraînement pour sa personne. Il se reprochait cette faiblesse, trouvant qu’il aurait dû le haïr, au contraire. |
200-201 |
II, 3 |
Arnoux se lamentait devant lui sur l’humeur de sa femme, son entêtement, ses préventions injustes. Elle n’était pas comme cela autrefois.
— À votre place, disait Frédéric, je lui ferais une pension, et je vivrais seul.
Arnoux ne répondait rien ; et, un moment après, entamait son éloge. Elle était bonne, dévouée, intelligente, vertueuse ; et, passant à ses qualités corporelles, il prodiguait les révélations, avec l’étourderie de ces gens qui étalent leurs trésors dans les auberges. |
201 |
II, 3 |
Une catastrophe dérangea son équilibre.
Il était entré, comme membre du Conseil de surveillance, dans une compagnie de kaolin. Mais, se fiant à tout ce qu’on lui disait, il avait signé des rapports inexacts et approuvé, sans vérification, les inventaires annuels frauduleusement dressés par le gérant. Or, la compagnie avait croulé, et Arnoux, civilement responsable, venait d’être condamné, avec les autres, à la garantie des dommages-intérêts, ce qui lui faisait une perte d’environ trente mille francs, aggravée par les motifs du jugement. |
201 |
II, 3 |
On le reçut dans la chambre de Madame. C’était l’heure du premier déjeuner. Des bols de café au lait encombraient un guéridon auprès du feu. Des savates traînaient sur le tapis, des vêtements sur les fauteuils. Arnoux, en caleçon et en veste de tricot, avait les yeux rouges et la chevelure ébouriffée ; le petit Eugène, à cause de ses oreillons, pleurait, tout en grignotant sa tartine ; sa sœur mangeait tranquillement ; Mme Arnoux, un peu plus pâle que d’habitude, les servait tous les trois.
— Eh bien, dit Arnoux, en poussant un gros soupir, vous savez !
Et Frédéric ayant fait un geste de compassion :
— Voilà ! J’ai été victime de ma confiance !
Puis il se tut ; et son abattement était si fort, qu’il repoussa le déjeuner. Mme Arnoux leva les yeux, avec un haussement d’épaules. Il se passa les mains sur le front.
— Après tout, je ne suis pas coupable. Je n’ai rien à me reprocher. C’est un malheur ! On s’en tirera ! Ah ! ma foi, tant pis !
Et il entama une brioche, obéissant, du reste, aux sollicitations de sa femme. |
201 |
II, 3 |
Le soir, il voulut dîner seul, avec elle, dans un cabinet particulier, à la Maison d’or. Mme Arnoux ne comprit rien à ce mouvement de cœur, s’offensant même d’être traitée en lorette ; ce qui, de la part d’Arnoux, au contraire, était une preuve d’affection. Puis, comme il s’ennuyait, il alla se distraire chez la Maréchale. |
202 |
II, 3 |
Jusqu’à présent, on lui avait passé beaucoup de choses, grâce à son caractère bonhomme. Son procès le classa parmi les gens tarés. Une solitude se fit autour de sa maison.
Frédéric, par point d’honneur, crut devoir les fréquenter plus que jamais. Il loua une baignoire aux Italiens et les y conduisit chaque semaine. |
202 |
II, 3 |
Cependant, ils en étaient à cette période où, dans les unions disparates, une invincible lassitude ressort des concessions que l’on s’est faites et rend l’existence intolérable. Mme Arnoux se retenait pour ne pas éclater, Arnoux s’assombrissait ; et le spectacle de ces deux êtres malheureux attristait Frédéric. |
202 |
II, 3 |
Tout cela avait fasciné Rosanette ; et elle s’était débarrassée du père Oudry, sans se soucier de rien, n’étant pas cupide.
Arnoux, qui la connaissait, en avait profité pendant longtemps pour l’entretenir à peu de frais ; le bonhomme était venu, et ils avaient eu soin, tous les trois, de ne point s’expliquer franchement. Puis, s’imaginant qu’elle congédiait l’autre pour lui seul, Arnoux avait augmenté sa pension. Mais ses demandes se renouvelaient avec une fréquence inexplicable, car elle menait un train moins dispendieux ; elle avait même vendu jusqu’au cachemire, tenant à s’acquitter de ses vieilles dettes, disait-elle ; et il donnait toujours, elle l’ensorcelait, elle abusait de lui, sans pitié. Aussi les factures, les papiers timbrés pleuvaient dans la maison. Frédéric sentait une crise prochaine. |
203 |
II, 3 |
Un jour, il se présenta pour voir Mme Arnoux. Elle était sortie. Monsieur travaillait en bas dans le magasin.
En effet, Arnoux, au milieu de ses potiches, tâchait d’enfoncer de jeunes mariés, des bourgeois de la province. Il parlait du tournage et du tournassage, du truité et du glacé ; les autres, ne voulant pas avoir l’air de n’y rien comprendre, faisaient des signes d’approbation et achetaient. |
203 |
II, 3 |
Quand les chalands furent dehors, il conta qu’il avait eu, le matin, avec sa femme, une petite altercation. Pour prévenir les observations sur la dépense, il avait affirmé que la Maréchale n’était plus sa maîtresse.
— Je lui ai même dit que c’était la vôtre.
Frédéric fut indigné ; mais des reproches pouvaient le trahir, il balbutia :
— Ah ! vous avez eu tort, grand tort !
— Qu’est-ce que ça fait ? dit Arnoux. Où est le déshonneur de passer pour son amant ? Je le suis bien, moi ! Ne seriez-vous pas flatté de l’être ?
Avait-elle parlé ? Était-ce une allusion ? Frédéric se hâta de répondre :
— Non ! pas du tout ! au contraire !
— Eh bien, alors ?
— Oui, c’est vrai ! cela n’y fait rien.
Arnoux reprit :
— Pourquoi ne venez-vous plus là-bas ? |
203 |
II, 3 |
Arnoux survint, et, cinq minutes après, voulut l’entraîner chez Rosanette.
La situation devenait intolérable. |
204 |
II, 3 |
Frédéric s’abandonnait à ces regrets quand il fut tout surpris de voir entrer Arnoux, lequel s’assit sur le bord de sa couche, pesamment, comme un homme accablé.
— Qu’y a-t-il donc ?
— Je suis perdu !
Il avait à verser, le jour même, en l’étude de Me Beauminet, notaire rue Sainte-Anne, dix-huit mille francs, prêtés par un certain Vanneroy.
— C’est un désastre inexplicable ! je lui ai donné une hypothèque qui devait le tranquilliser, pourtant ! Mais il me menace d’un commandement, s’il n’est pas payé cette après-midi, tantôt !
— Et alors ?
— Alors, c’est bien simple ! Il va faire exproprier mon immeuble. La première affiche me ruine, voilà tout ! |
208 |
II, 3 |
Ah ! si je trouvais quelqu’un pour m’avancer cette maudite somme-là, il prendrait la place de Vanneroy et je serais sauvé ! Vous ne l’auriez pas, par hasard ?
Le mandat était resté sur la table de nuit, près d’un livre. Frédéric souleva le volume et le posa par-dessus, en répondant :
— Mon Dieu, non, cher ami !
Mais il lui coûtait de refuser à Arnoux.
— Comment, vous ne trouvez personne qui veuille… ?
— Personne ! et songer que, d’ici à huit jours, j’aurai des rentrées ! On me doit peut-être… cinquante mille francs pour la fin du mois !
— Est-ce que vous ne pourriez pas prier les individus qui vous doivent d’avancer… ?
— Ah, bien, oui !
— Mais vous avez des valeurs quelconques, des billets ?
— Rien !
— Que faire ? dit Frédéric.
— C’est ce que je me demande, reprit Arnoux. |
209 |
II, 3 |
Il se tut, et il marchait dans la chambre de long en large.
— Ce n’est pas pour moi, mon Dieu ! mais pour mes enfants, pour ma pauvre femme !
Puis, en détachant chaque mot :
— Enfin… je serai fort… j’emballerai tout cela… et j’irai chercher fortune… je ne sais où !
— Impossible ! s’écria Frédéric.
Arnoux répliqua d’un air calme :
— Comment voulez-vous que je vive à Paris, maintenant ? |
209 |
II, 3 |
Il y eut un long silence.
Frédéric se mit à dire :
— Quand le rendriez-vous, cet argent ?
Non pas qu’il l’eût ; au contraire ! Mais rien ne l’empêchait de voir des amis, de faire des démarches. Et il sonna son domestique pour s’habiller. Arnoux le remerciait.
— C’est dix-huit mille francs qu’il vous faut, n’est-ce pas ?
— Oh ! je me contenterais de seize mille ! Car j’en ferai bien deux mille cinq cents, trois mille avec mon argenterie, si Vanneroy, toutefois, m’accorde jusqu’à demain ; et, je vous le répète, vous pouvez affirmer, jurer au prêteur que, dans huit jours, peut-être même dans cinq ou six, l’argent sera remboursé. D’ailleurs, l’hypothèque en répond. Ainsi, pas de danger, vous comprenez ?
Frédéric assura qu’il comprenait et qu’il allait sortir immédiatement.
Il resta chez lui, maudissant Deslauriers, car il voulait tenir sa parole, et cependant obliger Arnoux. |
209-210 |
II, 3 |
Il se promena sur les boulevards, et dîna seul au restaurant. Puis il entendit un acte au Vaudeville, pour se distraire. Mais ses billets de banque le gênaient, comme s’il les eût volés. Il n’aurait pas été chagrin de les perdre.
En rentrant chez lui, il trouva une lettre contenant ces mots :
« Quoi de neuf ?
« Ma femme se joint à moi, cher ami, dans l’espérance, etc.
« À vous, »
Et un parafe.
« Sa femme ! elle me prie ! »
Au même moment, parut Arnoux, pour savoir s’il avait trouvé la somme urgente.
— Tenez, la voilà ! dit Frédéric. |
210 |
II, 3 |
La semaine finie, Frédéric demanda timidement au sieur Arnoux ses quinze mille francs.
Arnoux le remit au lendemain, puis au surlendemain. Frédéric se risquait dehors à la nuit close, craignant d’être surpris par Deslauriers.
Un soir, quelqu’un le heurta au coin de la Madeleine. C’était lui.
— Je vais les chercher, dit-il.
Et Deslauriers l’accompagna jusqu’à la porte d’une maison, dans le faubourg Poissonnière.
— Attends-moi.
Il attendit. Enfin, après quarante-trois minutes, Frédéric sortit avec Arnoux, et lui fit signe de patienter encore un peu. Le marchand de faïences et son compagnon montèrent, bras dessus, bras dessous, la rue Hauteville, prirent ensuite la rue de Chabrol.
La nuit était sombre, avec des rafales de vent tiède. Arnoux marchait doucement, tout en parlant des Galeries du Commerce : une suite de passages couverts qui auraient mené du boulevard Saint-Denis au Châtelet, spéculation merveilleuse, où il avait grande envie d’entrer ; et il s’arrêtait de temps à autre, pour voir aux carreaux des boutiques la figure des grisettes, puis reprenait son discours.
Frédéric entendait les pas de Deslauriers derrière lui, comme des reproches, comme des coups frappant sur sa conscience. Mais il n’osait faire sa réclamation, par mauvaise honte, et dans la crainte qu’elle ne fût inutile. L’autre se rapprochait. Il se décida.
Arnoux, d’un ton fort dégagé, dit que, ses recouvrements n’ayant pas eu lieu, il ne pouvait rendre actuellement les quinze mille francs.
— Vous n’en avez pas besoin, j’imagine ? |
211 |
II, 3 |
Puis, trois minutes après, devant la porte de Rosanette :
— Montez donc, dit Arnoux, elle sera contente de vous voir. Quel sauvage vous êtes maintenant !
Un réverbère, en face, l’éclairait ; et avec son cigare entre ses dents blanches et son air heureux, il avait quelque chose d’intolérable. |
212 |
II, 3 |
— Ah ! à propos, mon notaire a été ce matin chez le vôtre, pour cette inscription d’hypothèque. C’est ma femme qui me l’a rappelé.
— Une femme de tête ! reprit machinalement Frédéric.
— Je crois bien !
Et Arnoux recommença son éloge. Elle n’avait pas sa pareille pour l’esprit, le cœur, l’économie ; il ajouta d’une voix basse, en roulant des yeux :
— Et comme corps de femme !
— Adieu ! dit Frédéric.
Arnoux fit un mouvement.
— Tiens ! pourquoi ?
Et, la main à demi tendue vers lui, il l’examinait, tout décontenancé par la colère de son visage.
Frédéric répliqua sèchement :
— Adieu !
Il descendit la rue de Bréda comme une pierre qui déroule, furieux contre Arnoux, se faisant le serment de ne jamais plus le revoir, ni elle non plus, navré, désolé. Au lieu de la rupture qu’il attendait, voilà que l’autre, au contraire, se mettait à la chérir et complètement, depuis le bout des cheveux jusqu’au fond de l’âme. La vulgarité de cet homme exaspérait Frédéric. Tout lui appartenait donc, à celui-là ! Il le retrouvait sur le seuil de la lorette ; et la mortification d’une rupture s’ajoutait à la rage de son impuissance. D’ailleurs, l’honnêteté d’Arnoux offrant des garanties pour son argent l’humiliait ; il aurait voulu l’étrangler ; et par-dessus son chagrin planait dans sa conscience, comme un brouillard, le sentiment de sa lâcheté envers son ami. Des larmes l’étouffaient. |
212 |
II, 3 |
Arnoux, pendant ce temps-là, commodément assis dans une bergère, auprès du feu, humait sa tasse de thé, en tenant la Maréchale sur ses genoux. |
213 |
II, 3 |
Alors, elle conta que l’avant-veille, Arnoux n’avait pu payer quatre billets de mille francs souscrits à l’ordre du banquier, et sur lesquels il lui avait fait mettre sa signature. Elle se repentait d’avoir compromis la fortune de ses enfants. Mais tout valait mieux que le déshonneur ; et, si M. Dambreuse arrêtait les poursuites, on le payerait bientôt, certainement ; car elle allait vendre, à Chartres, une petite maison qu’elle avait. |
214 |
II, 3 |
M. Dambreuse invita son jeune ami à prendre place au milieu d’eux, et, sur son refus :
— À quoi puis-je vous être bon ? Je vous écoute.
Frédéric avoua, en affectant de l’indifférence, qu’il venait faire une requête pour un certain Arnoux.
— Ah ! ah ! l’ancien marchand de tableaux, dit le banquier, avec un rire muet découvrant ses gencives. Oudry le garantissait, autrefois ; on s’est fâché. |
215 |
II, 3 |
Frédéric aborda enfin la question ; Arnoux méritait de l’intérêt ; il allait même, dans le seul but de remplir ses engagements, vendre une maison à sa femme.
— Elle passe pour très jolie, dit Mme Dambreuse.
Le banquier ajouta d’un air bonhomme :
— Êtes-vous leur ami… intime ?
Frédéric, sans répondre nettement, dit qu’il lui serait fort obligé de prendre en considération…
— Eh bien, puisque cela vous fait plaisir, soit ! on attendra ! J’ai du temps encore. |
216 |
II, 3 |
— Ainsi, je puis dire à Jacques Arnoux… ?
— Tout ce que vous voudrez ! le pauvre garçon ! Tout ce que vous voudrez !
Frédéric écrivit aux Arnoux de se tranquilliser, et il fit porter la lettre par son domestique auquel on répondit : « Très bien ! »
Sa démarche, cependant, méritait mieux. Il s’attendait à une visite, à une lettre tout au moins. Il ne reçut pas de visite. Aucune lettre n’arriva. |
218 |
II, 3 |
Un moulin tournait, barrant dans toute sa largeur le second bras de l’Oise, que surplombe la manufacture. L’importance de cette construction étonna grandement Frédéric. Il en conçut plus de respect pour Arnoux. Trois pas plus loin, il prit une ruelle, terminée au fond par une grille.
Il était entré. La concierge le rappela en lui criant :
— Avez-vous une permission ?
— Pourquoi ?
— Pour visiter l’établissement !
Frédéric, d’un ton brutal, dit qu’il venait voir M. Arnoux.
— Qu’est-ce que c’est que M. Arnoux ?
— Mais le chef, le maître, le propriétaire, enfin !
— Non, monsieur, c’est ici la fabrique de MM. Lebœuf et Milliet !
La bonne femme plaisantait sans doute. Des ouvriers arrivaient ; il en aborda deux ou trois ; leur réponse fut la même.
Frédéric sortit de la cour, en chancelant comme un homme ivre ; et il avait l’air tellement ahuri que, sur le pont de la Boucherie, un bourgeois en train de fumer sa pipe lui demanda s’il cherchait quelque chose. Celui-là connaissait la manufacture d’Arnoux. Elle était située à Montataire. |
220 |
II, 3 |
Frédéric suivit le milieu du pavé ; puis il rencontra sur sa gauche, à l’entrée d’un chemin, un grand arc de bois qui portait écrit en lettres d’or : FAÏENCES.
Ce n’était pas sans but que Jacques Arnoux avait choisi le voisinage de Creil ; en plaçant sa manufacture le plus près possible de l’autre (accréditée depuis longtemps), il provoquait dans le public une confusion favorable à ses intérêts. |
220 |
II, 3 |
— Ah ! je ne l’ai pas vue depuis trois jours, dit Sénécal.
Et il entama une kyrielle de plaintes. En acceptant les conditions du fabricant, il avait entendu demeurer à Paris, et non s’enfouir dans cette campagne, loin de ses amis, privé de journaux. N’importe ! il avait passé par là-dessus ! Mais Arnoux ne paraissait faire nulle attention à son mérite. Il était borné d’ailleurs, et rétrograde, ignorant comme pas un. Au lieu de chercher des perfectionnements artistiques, mieux aurait valu introduire des chauffages à la houille et au gaz. Le bourgeois s’enfonçait ; |
220-221 |
II, 3 |
Pour le distraire d’abord par quelque chose d’amusant, elle lui fit voir l’espèce de musée qui décorait l’escalier. Les spécimens accrochés contre les murs ou posés sur des planchettes attestaient les efforts et les engouements successifs d’Arnoux. Après avoir cherché le rouge de cuivre des Chinois, il avait voulu faire des majoliques, des faënza, de l’étrusque, de l’oriental, tenté enfin quelques-uns des perfectionnements réalisés plus tard. Aussi remarquait-on, dans la série, de gros vases couverts de mandarins, des écuelles d’un mordoré chatoyant, des pots rehaussés d’écritures arabes, des buires dans le goût de la Renaissance, et de larges assiettes avec deux personnages, qui étaient comme dessinés à la sanguine, d’une façon mignarde et vaporeuse. Il fabriquait maintenant des lettres d’enseigne, des étiquettes à vin ; mais son intelligence n’était pas assez haute pour atteindre jusqu’à l’Art, ni assez bourgeoise non plus pour viser exclusivement au profit, si bien que, sans contenter personne, il se ruinait. |
222 |
II, 3 |
— Hé ! là-bas, la Bordelaise ! lisez-moi tout haut l’article 9.
— Eh bien, après ?
— Après, mademoiselle ? C’est trois francs d’amende que vous payerez !
Elle le regarda en face, impudemment.
— Qu’est-ce que ça me fait ? Le patron, à son retour, la lèvera votre amende ! Je me fiche de vous, mon bonhomme ! |
225 |
II, 3 |
La Maréchale parut satisfaite de ses prévenances ; puis, dès qu’elle fut assise, lui demanda s’il avait été chez Arnoux, dernièrement.
— Pas depuis un mois, dit Frédéric.
— Moi, je l’ai rencontré avant-hier, il serait même venu aujourd’hui. Mais il a toutes sortes d’embarras, encore un procès, je ne sais quoi. Quel drôle d’homme !
— Oui ! très drôle ! |
229 |
II, 4 |
Ce qu’il ne disait point, c’est qu’il avait réclamé d’elle mille écus. Or la Maréchale s’était peu souciée de savoir qui payerait, et, préférant tirer d’Arnoux des choses plus urgentes, ne lui en avait même pas parlé.
— Eh bien, et Arnoux ? dit Frédéric.
Elle l’avait relancé vers lui. L’ancien marchand de tableaux n’avait que faire du portrait.
— Il soutient que ça appartient à Rosanette.
— En effet, c’est à elle. |
242 |
II, 4 |
Hier matin, Arnoux tombe à la fabrique. La Bordelaise s’est plainte. Je ne sais pas ce qui se passe entre eux, mais il a levé son amende devant tout le monde. |
243 |
II, 4 |
Frédéric, le matin de ce jour-là, reçut une notification d’huissier, où M. Charles-Jean-Baptiste Oudry lui apprenait qu’aux termes d’un jugement du tribunal, il s’était rendu acquéreur d’une propriété sise à Belleville appartenant au sieur Jacques Arnoux, et qu’il était prêt à payer les deux cent vingt-trois mille francs montant du prix de la vente. Mais il résultait du même acte que, la somme des hypothèques dont l’immeuble était grevé dépassant le prix de l’acquisition, la créance de Frédéric se trouvait complètement perdue.
Tout le mal venait de n’avoir pas renouvelé en temps utile une inscription hypothécaire. Arnoux s’était chargé de cette démarche, et l’avait ensuite oubliée. |
244 |
II, 4 |
Frédéric éprouva comme la sensation d’un coup de fouet. Il fut calmé tout de suite, par la figure décontenancée de Cisy.
En effet, la Maréchale, dès le lendemain, en était aux regrets, quand Arnoux, son premier amant, son homme, s’était présenté ce jour-là même. Tous deux avaient fait comprendre au vicomte qu’il « gênait », et on l’avait flanqué dehors, avec peu de cérémonie. |
247 |
II, 4 |
Mais le baron avait gardé bon souvenir de Rosanette.
— Est-ce qu’elle est toujours avec un certain Arnoux ?
— Je n’en sais rien, dit Cisy. Je ne connais pas ce monsieur !
Il avança, néanmoins, que c’était une manière d’escroc.
— Un moment ! s’écria Frédéric.
— Cependant, la chose est certaine ! Il a même eu un procès.
— Ce n’est pas vrai
Frédéric se mit à défendre Arnoux. Il garantissait sa probité, finissait par y croire, inventait des chiffres, des preuves. |
248 |
II, 4 |
Comme tout le monde, au moment où l’assiette avait été lancée, parlait à la fois, il fut impossible de découvrir la raison de cette offense, si c’était à cause d’Arnoux, de Mme Arnoux, de Rosanette ou d’un autre. Ce qu’il y avait de certain, c’était la brutalité inqualifiable de Frédéric ; il se refusa positivement à en témoigner le moindre regret. |
249 |
II, 4 |
Le baron et M. Joseph déclarèrent qu’ils se contenteraient des excuses les plus simples. Mais Regimbart, ayant pour principe de ne céder jamais, et qui tenait à défendre l’honneur d’Arnoux (Frédéric ne lui avait point parlé d’autre chose), demanda que le Vicomte fît des excuses. |
250-251 |
II, 4 |
Arnoux avait sauté du cabriolet.
— J’arrive trop tard ! Non ! Dieu soit loué !
Il tenait Frédéric à pleins bras, le palpait, lui couvrait le visage de baisers.
— Je sais le motif ; vous avez voulu défendre votre vieil ami ! C’est bien, cela, c’est bien ! Jamais je ne l’oublierai ! Comme vous êtes bon ! Ah ! cher enfant !
Il le contemplait et versait des larmes, tout en ricanant de bonheur. |
256 |
II, 4 |
Comme le restaurant de Madrid n’était pas loin, Arnoux proposa de s’y rendre pour boire un verre de bière.
— On pourrait même déjeuner, dit Regimbart.
Mais, Dussardier n’en ayant pas le loisir, ils se bornèrent à un rafraîchissement, dans le jardin. Tous éprouvaient cette béatitude qui suit les dénouements heureux. Le Citoyen, cependant, était fâché qu’on eût interrompu le duel au bon moment.
Arnoux en avait eu connaissance par un nommé Compain, ami de Regimbart ; et dans un élan de cœur, il était accouru pour l’empêcher, croyant, du reste, en être la cause. Il pria Frédéric de lui fournir là-dessus quelques détails. Frédéric, ému par les preuves de sa tendresse, se fit scrupule d’augmenter son illusion :
— De grâce, n’en parlons plus !
Arnoux trouva cette réserve fort délicate. |
256 |
II, 4 |
— Quoi de neuf, Citoyen ?
Et ils se mirent à causer traites, échéances. Afin d’être plus commodément, ils allèrent même chuchoter à l’écart sur une autre table.
Frédéric distingua ces mots : « Vous allez me souscrire. — Oui ! mais, vous, bien entendu… — Je l’ai négocié enfin pour trois cents ! — Jolie commission, ma foi ! » Bref, il était clair qu’Arnoux tripotait avec le Citoyen beaucoup de choses.
Frédéric songea à lui rappeler ses quinze mille francs. Mais sa démarche récente interdisait les reproches, même les plus doux. D’ailleurs, il se sentait fatigué. L’endroit n’était pas convenable. Il remit cela à un autre jour. |
257 |
II, 4 |
Arnoux, assis à l’ombre d’un troène, fumait d’un air hilare. Il leva les yeux vers les portes des cabinets donnant toutes sur le jardin, et dit qu’il était venu là, autrefois, bien souvent.
— Pas seul, sans doute ? répliqua le Citoyen.
— Parbleu !
— Quel polisson vous faites ! un homme marié !
— Eh bien, et vous donc ! reprit Arnoux.
Et, avec un sourire indulgent :
— Je suis même sûr que ce gredin-là possède quelque part, une chambre où il reçoit des petites filles !
Le Citoyen confessa que c’était vrai, par un simple haussement de sourcils. Alors, ces deux messieurs exposèrent leurs goûts : Arnoux préférait maintenant la jeunesse, les ouvrières ; Regimbart détestait « les mijaurées » et tenait avant tout au positif. La conclusion fournie par le marchand de faïence fut qu’on ne devait pas traiter les femmes sérieusement.
« Cependant il aime la sienne ! », songeait Frédéric, en s’en retournant ; et il le trouvait un malhonnête homme. Il lui en voulait de ce duel, comme si c’eût été pour lui qu’il avait, tout à l’heure, risqué sa vie. |
257 |
II, 4 |
— Jacques Arnoux, éditeur… Un de tes amis, hein ?
— C’est vrai, dit Frédéric, blessé par son air.
Mme Dambreuse reprit :
— En effet, vous êtes venu, un matin… pour… une maison, je crois ? oui, une maison appartenant à sa femme.
Cela signifiait : « C’est votre maîtresse. »
Il rougit jusqu’aux oreilles ; et M. Dambreuse, qui arrivait au même moment, ajouta :
— Vous paraissiez même vous intéresser beaucoup à eux.
Ces derniers mots achevèrent de décontenancer Frédéric. Son trouble, que l’on voyait, pensait-il, allait confirmer les soupçons, quand M. Dambreuse lui dit de plus près, d’un ton grave :
— Vous ne faites pas d’affaires ensemble, je suppose ?
Il protesta par des secousses de tête multipliées, sans comprendre l’intention du capitaliste, qui voulait lui donner un conseil. |
263 |
II, 4 |
Mais la voix de Martinon s’éleva :
— À propos d’Arnoux, j’ai lu parmi les prévenus des bombes incendiaires, le nom d’un de ses employés. Sénécal. Est-ce le nôtre ?
— Lui-même, dit Frédéric. |
264 |
II, 4 |
L’avocat n’en douta pas, néanmoins. Cette mésaventure, qui lui donnait raison dans ses préjugés contre Arnoux, désarma tout à fait sa rancune, et il ne parla point de l’ancienne promesse.
Frédéric, trompé par son silence, crut qu’il l’avait oubliée. Quelques jours après, il lui demanda s’il n’existait pas de moyens de rentrer dans ses fonds.
On pouvait discuter les hypothèques précédentes, attaquer Arnoux comme stellionataire, faire des poursuites au domicile contre la femme.
— Non ! non ! pas contre elle ! s’écria Frédéric. |
266 |
II, 4 |
Il prit confiance et dit qu’il connaissait Arnoux depuis longtemps.
— C’est un brave garçon ! mais qui se compromet ! Pour cette hypothèque, par exemple, on n’imagine pas une étourderie…
— Oui ! je sais, dit-elle, en haussant les épaules.
Ce témoignage involontaire de mépris engagea Deslauriers à poursuivre.
— Son histoire de kaolin, vous l’ignorez peut-être, a failli tourner très mal, et même sa réputation…
Un froncement de sourcils l’arrêta.
Alors se rabattant sur les généralités, il plaignit les pauvres femmes dont les époux gaspillent la fortune…
— Mais elle est à lui, monsieur ; moi, je n’ai rien ! |
271 |
II, 5 |
— D’abord, j’ai à vous remercier, mon cher, d’avoir risqué votre vie.
— Oh ! ce n’est rien !
— Comment, mais c’est très beau !
Et la Maréchale lui témoigna une gratitude embarrassante ; car elle devait penser qu’il s’était battu exclusivement pour Arnoux, celui-ci, qui se l’imaginait, ayant dû céder au besoin de le dire. |
282 |
II, 6 |
Frédéric ne pouvait faire autrement que de retourner chez Arnoux. Il monta dans le magasin, et ne vit personne. La maison de commerce croulant, les employés imitaient l’incurie de leur patron. |
291 |
II, 6 |
Arnoux parut, et lui apprit que sa femme, le matin même, était partie s’installer dans une petite maison de campagne qu’ils louaient à Auteuil, ne possédant plus celle de Saint-Cloud. |
294 |
II, 6 |
L’humeur de sa fille l’avait forcée de la mettre au couvent. Son gamin passait l’après-midi dans une école, Arnoux faisait de longs déjeuners au Palais-Royal, avec Regimbart et l’ami Compain. |
295 |
II, 6 |
Jamais elle n’avait eu plus de douceur, d’indulgence. Sûre de ne pas faillir, elle s’abandonnait à un sentiment qui lui semblait un droit conquis par ses chagrins. Cela était si bon, du reste, et si nouveau ! Quel abîme entre la grossièreté d’Arnoux et les adorations de Frédéric ! |
296 |
II, 6 |
Son mari, prodiguant les extravagances, entretenait une ouvrière de la manufacture, celle qu’on appelait la Bordelaise. Mme Arnoux l’apprit elle-même à Frédéric. Il voulait tirer de là un argument « puisqu’on la trahissait ».
— Oh ! je ne m’en trouble guère ! dit-elle.
Cette déclaration lui parut affermir complètement leur intimité. Arnoux s’en méfiait-il ?
— Non ! pas maintenant !
Elle lui conta qu’un soir, il les avait laissés en tête-à-tête, puis était revenu, avait écouté derrière la porte, et, comme tous deux parlaient de choses indifférentes, il vivait, depuis ce temps-là, dans une entière sécurité : |
297-298 |
II, 6 |
À huit heures, le tambour de la garde nationale vint prévenir M. Arnoux que ses camarades l’attendaient. Il s’habilla vivement et s’en alla, en promettant de passer tout de suite chez leur médecin, M. Colot. |
303 |
II, 6 |
Troisième partie
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Le grand vestibule était rempli par un tourbillon de gens furieux, des hommes voulaient monter aux étages supérieurs pour achever de détruire tout ; des gardes nationaux sur les marches s’efforçaient de les retenir. Le plus intrépide était un chasseur, nu-tête, la chevelure hérissée, les buffleteries en pièces. Sa chemise faisait un bourrelet entre son pantalon et son habit, et il se débattait au milieu des autres avec acharnement. Hussonnet, qui avait la vue perçante, reconnut de loin Arnoux. |
315 |
III, 1 |
Un matin, comme il sortait de l’antichambre, il aperçut au troisième étage, dans l’escalier, le shako d’un garde national qui montait. Où allait-il donc ? Frédéric attendit. L’homme montait toujours, la tête un peu baissée : il leva les yeux. C’était le sieur Arnoux. La situation était claire. Ils rougirent en même temps, saisis par le même embarras.
Arnoux, le premier, trouva moyen d’en sortir.
— Elle va mieux, n’est-il pas vrai ? comme si, Rosanette étant malade, il se fût présenté pour avoir de ses nouvelles.
Frédéric profita de cette ouverture.
— Oui, certainement ! Sa bonne me l’a dit, du moins, voulant faire entendre qu’on ne l’avait pas reçu. |
335 |
III, 1 |
Puis ils restèrent face à face, irrésolus l’un et l’autre, et s’observant. C’était à qui des deux ne s’en irait pas. Arnoux, encore une fois, trancha la question.
— Ah ! bah ! je reviendrai plus tard ! Où vouliez-vous aller ? Je vous accompagne !
Et, quand ils furent dans la rue, il causa aussi naturellement que d’habitude. Sans doute, il n’avait point le caractère jaloux, ou bien il était trop bonhomme pour se fâcher. |
335 |
III, 1 |
D’ailleurs, la patrie le préoccupait. Maintenant il ne quittait plus l’uniforme. Le 29 mars, il avait défendu les bureaux de la Presse. Quand on envahit la Chambre, il se signala par son courage, et il fut du banquet offert à la garde nationale d’Amiens.
Hussonnet, toujours de service avec lui, profitait, plus que personne, de sa gourde et de ses cigares ; mais, irrévérencieux par nature, il se plaisait à le contredire, dénigrant le style peu correct des décrets, les conférences du Luxembourg, les vésuviennes, les tyroliens, tout, jusqu’au char de l’Agriculture, traîné par des chevaux à la place de bœufs et escorté de jeunes filles laides. Arnoux, au contraire, défendait le Pouvoir et rêvait la fusion des partis. |
335-336 |
III, 1 |
Cependant, ses affaires prenaient une tournure mauvaise. Il s’en inquiétait médiocrement.
Les relations de Frédéric et de la Maréchale ne l’avaient point attristé ; car cette découverte l’autorisa (dans sa conscience) à supprimer la pension qu’il lui refaisait depuis le départ du Prince. Il allégua l’embarras des circonstances, gémit beaucoup, et Rosanette fut généreuse. Alors M. Arnoux se considéra comme l’amant de cœur, ce qui le rehaussait dans son estime, et le rajeunit. Ne doutant pas que Frédéric ne payât la Maréchale, il s’imaginait « faire une bonne farce », arriva même à s’en cacher, et lui laissait le champ libre quand ils se rencontraient. |
336 |
III, 1 |
Ce partage blessait Frédéric ; et les politesses de son rival lui semblaient une gouaillerie trop prolongée. Mais, en se fâchant, il se fût ôté toute chance d’un retour vers l’autre, et puis c’était le seul moyen d’en entendre parler. Le marchand de faïences, suivant son usage, ou, par malice peut-être, la rappelait volontiers dans sa conversation, et lui demandait même pourquoi il ne venait plus la voir.
Frédéric, ayant épuisé tous les prétextes, assura qu’il avait été chez madame Arnoux plusieurs fois, inutilement. Arnoux en demeura convaincu, car souvent il s’extasiait devant elle sur l’absence de leur ami ; et toujours elle répondait avoir manqué sa visite ; de sorte que ces deux mensonges, au lieu de se couper, se corroboraient. |
336 |
III, 1 |
La douceur du jeune homme et la joie de l’avoir pour dupe faisaient qu’Arnoux le chérissait davantage. Il poussait la familiarité jusqu’aux dernières bornes, non par dédain, mais par confiance. Un jour, il lui écrivit qu’une affaire urgente l’attirait pour vingt-quatre heures en province ; il le priait de monter la garde à sa place. Frédéric n’osa le refuser, et se rendit au poste du Carrousel. |
336 |
III, 1 |
La surprise fut grande, quand, à 11 heures, il vit paraître Arnoux, lequel, tout de suite, dit qu’il accourait pour le libérer, son affaire étant finie.
Il n’avait pas eu d’affaire. C’était une invention pour passer vingt-quatre heures, seul, avec Rosanette. Mais le brave Arnoux avait trop présumé de lui-même, si bien que, dans sa lassitude, un remords l’avait pris. Il venait faire des remerciements à Frédéric et lui offrir à souper.
— Mille grâces ! je n’ai pas faim ! je ne demande que mon lit !
— Raison de plus pour déjeuner ensemble, tantôt ! Quel mollasse vous êtes ! On ne rentre pas chez soi maintenant ! Il est trop tard ! Ce serait dangereux !
Frédéric, encore une fois, céda. |
337 |
III, 1 |
Arnoux, qu’on ne s’attendait pas à voir, fut choyé de ses frères d’armes, principalement de l’épurateur. Tous l’aimaient ; et il était si bon garçon, qu’il regretta la présence d’Hussonnet. Mais il avait besoin de fermer l’œil une minute, pas davantage.
— Mettez-vous près de moi, dit-il à Frédéric, tout en s’allongeant sur le lit de camp, sans ôter ses buffleteries.
Par peur d’une alerte, en dépit du règlement, il garda même son fusil ; puis balbutia quelques mots : « Ma chérie ! mon petit ange ! », et ne tarda pas à s’endormir. |
337 |
III, 1 |
Arnoux dormait les deux bras ouverts ; et comme son fusil était posé la crosse en bas un peu obliquement, la gueule du canon lui arrivait sous l’aisselle. Frédéric le remarqua et fut effrayé.
« Mais non ! j’ai tort ! il n’y a rien à craindre ! S’il mourait cependant… »
Et, tout de suite, des tableaux à n’en plus finir se déroulèrent. Il s’aperçut avec elle, la nuit, dans une chaise de poste ; puis au bord d’un fleuve par un soir d’été, et sous le reflet d’une lampe, chez eux, dans leur maison. |
337-338 |
III, 1 |
— Prenons-nous le vin blanc ? dit l’épurateur qui s’éveillait.
Arnoux sauta par terre ; et le vin blanc étant pris, voulut monter la faction de Frédéric.
Puis il l’emmena déjeuner rue de Chartres, chez Parly et, comme il avait besoin de se refaire, il se commanda deux plats de viande, un homard, une omelette au rhum, une salade, etc., le tout arrosé d’un sauterne 1819, avec un romanée 42, sans compter le champagne au dessert, et les liqueurs.
Frédéric ne le contraria nullement. Il était gêné, comme si l’autre avait pu découvrir, sur son visage, les traces de sa pensée. |
338 |
III, 1 |
Les deux coudes au bord de la table, et penché très bas, Arnoux, en le fatiguant de son regard, lui confiait ses imaginations.
Il avait envie de prendre à ferme tous les remblais de la ligne du Nord pour y semer des pommes de terre, ou bien d’organiser sur les boulevards une cavalcade monstre, où les « célébrités de l’époque » figureraient. Il louerait toutes les fenêtres, ce qui, à raison de trois francs en moyenne, produirait un joli bénéfice. Bref, il rêvait un grand coup de fortune par un accaparement. |
338 |
III, 1 |
Il était moral, cependant, blâmait les excès, l’inconduite, parlait de son « pauvre père », et, tous les soirs, disait-il, faisait son examen de conscience, avant d’offrir son âme à Dieu.
— Un peu de curaçao, hein ?
— Comme vous voudrez.
Quant à la République, les choses s’arrangeraient ; enfin, il se trouvait l’homme le plus heureux de la terre ; et, s’oubliant, il vanta les qualités de Rosanette, la compara même à sa femme. C’était bien autre chose ! On n’imaginait pas d’aussi belles cuisses. |
339 |
III, 1 |
M. Dambreuse jugea prudent de s’en aller. Les deux jeunes gens le reconduisirent.
Il prévoyait de grands désastres. Le peuple, encore une fois, pouvait envahir la Chambre, et, à ce propos, il raconta comment il serait mort le 15 mai, sans le dévouement d’un garde national.
— Mais c’est votre ami, j’oubliais ! votre ami, le fabricant de faïences, Jacques Arnoux !
Les gens de l’émeute l’étouffaient ; ce brave citoyen l’avait pris dans ses bras et déposé à l’écart. Aussi, depuis lors, une sorte de liaison s’était faite.
— Il faudra un de ces jours dîner ensemble, et, puisque vous le voyez souvent, assurez-le que je l’aime beaucoup. C’est un excellent homme, calomnié, selon moi ; et il a de l’esprit, le mâtin ! |
341 |
III, 1 |
Frédéric, après avoir quitté M. Dambreuse, retourna chez la Maréchale ; et, d’un air très sombre, dit qu’elle devait opter entre lui et Arnoux. Elle répondit avec douceur qu’elle ne comprenait goutte à des « ragots pareils », n’aimait pas Arnoux, n’y tenait aucunement. |
341 |
III, 1 |
Il lui demanda, seulement, comment elle avait fait la connaissance d’Arnoux.
— Par la Vatnaz.
— N’était-ce pas toi que j’ai vue, une fois, au Palais-Royal, avec eux deux ?
Il cita la date précise. Rosanette fit un effort.
— Oui, c’est vrai !… Je n’étais pas gaie dans ce temps-là !
Mais Arnoux s’était montré excellent. Frédéric n’en doutait pas ; cependant, leur ami était un drôle d’homme, plein de défauts ; il eut soin de les rappeler. Elle en convenait.
— N’importe !… On l’aime tout de même, ce chameau-là !
— Encore, maintenant ? dit Frédéric.
Elle se mit à rougir, moitié riante, moitié fâchée.
— Eh ! non ! C’est de l’histoire ancienne. Je ne te cache rien. Quand même cela serait, lui, c’est différent ! |
351-352 |
III, 1 |
— Mais pardon !… — Ah ! cher ami ! quel bonheur !
Arnoux et Mme Arnoux étaient devant Frédéric.
Il eut comme un vertige. Rosanette, avec son admiration pour les soldats, l’avait agacé toute l’après-midi ; et le vieil amour se réveilla. |
363 |
III, 2 |
Arnoux tâchait d’établir qu’il y a deux socialismes, un bon et un mauvais. L’industriel n’y voyait pas de différence, la tête lui tournant de colère au mot propriété. |
366-367 |
III, 2 |
Un second parallèle vint après, celui de Lamoricière et de Cavaignac, M. Dambreuse exaltant Cavaignac et Nonancourt Lamoricière. Personne de la compagnie, sauf Arnoux, n’avait pu les voir à l’œuvre. Tous n’en formulèrent pas moins sur leurs opérations un jugement irrévocable. |
367 |
III, 2 |
M. et Mme Arnoux quittèrent le père Roque et sa fille, à l’entrée de la rue Saint-Denis. Ils s’en retournèrent sans rien dire ; lui, n’en pouvant plus d’avoir bavardé, et elle, éprouvant une grande lassitude ; elle s’appuyait même sur son épaule. C’était le seul homme qui eût montré pendant la soirée des sentiments honnêtes. Elle se sentit pour lui pleine d’indulgence. Cependant, il gardait un peu de rancune contre Frédéric.
— As-tu vu sa mine, lorsqu’il a été question du portrait ? Quand je te disais qu’il est son amant ? Tu ne voulais pas me croire !
— Oh ! oui, j’avais tort !
Arnoux, content de son triomphe, insista.
— Je parie même qu’il nous a lâchés, tout à l’heure, pour aller la rejoindre ! Il est maintenant chez elle, va ! Il passe la nuit.
Mme Arnoux avait rabattu sa capeline très bas.
— Mais tu trembles !
— C’est que j’ai froid, reprit-elle. |
371-372 |
III, 2 |
Un jour, elle lui apprit comme une nouvelle très importante que le sieur Arnoux venait de monter un magasin de blanc à une ancienne ouvrière de sa fabrique ; il y venait tous les soirs, « dépensait beaucoup, pas plus tard que l’autre semaine, lui avait même donné un ameublement de palissandre ».
— Comment le sais-tu ? dit Frédéric.
— Oh ! j’en suis sûre !
Delphine, exécutant ses ordres, avait pris des informations. Elle aimait donc bien Arnoux, pour s’en occuper si fortement ! Il se contenta de lui répondre :
— Qu’est-ce que cela te fait ?
Rosanette eut l’air surprise de cette demande.
— Mais la canaille me doit de l’argent ! N’est-ce pas abominable de le voir entretenir des gueuses ?
Puis, avec une expression de haine triomphante :
— Au reste, elle se moque de lui joliment ! Elle a trois autres particuliers. Tant mieux ! et qu’elle le mange jusqu’au dernier liard, j’en serai contente !
Arnoux, en effet, se laissait exploiter par la Bordelaise, avec l’indulgence des amours séniles. |
375 |
III, 3 |
Sa fabrique ne marchait plus ; l’ensemble de ses affaires était pitoyable ; si bien que, pour les remettre à flot, il pensa d’abord à établir un café chantant, où l’on n’aurait chanté rien que des œuvres patriotiques ; le ministre lui accordant une subvention, cet établissement serait devenu tout à la fois un foyer de propagande et une source de bénéfices. La direction du Pouvoir ayant changé, c’était une chose impossible. Maintenant, il rêvait une grande chapellerie militaire. Les fonds lui manquaient pour commencer. |
375 |
III, 3 |
Il n’était pas plus heureux dans son intérieur domestique. Mme Arnoux se montrait moins douce pour lui, parfois même un peu rude. Marthe se rangeait toujours du côté de son père. Cela augmentait le désaccord, et la maison devenait intolérable. Souvent, il en partait dès le matin, passait sa journée à faire de longues courses, pour s’étourdir, puis dînait dans un cabaret de campagne, en s’abandonnant à ses réflexions.
L’absence prolongée de Frédéric troublait ses habitudes. Donc, il parut, une après-midi, le supplia de venir le voir comme autrefois, et en obtint la promesse. |
375 |
III, 3 |
— Comment va ce bon Arnoux ?
— Parfaitement ! Il est sorti.
— Ah ! je comprends ! toujours ses vieilles habitudes du soir ; un peu de distraction !
— Pourquoi pas ? Après une journée de calculs, la tête a besoin de se reposer !
Elle vanta même son mari, comme travailleur. |
376-377 |
III, 3 |
Comme il ne ressentait, maintenant, aucune colère, il voulut savoir la raison de sa démarche, tout à l’heure.
C’est que Mlle Vatnaz lui avait envoyé, ce jour-là même, un billet protesté depuis longtemps ; et elle avait couru chez Arnoux pour avoir de l’argent.
— Je t’en aurais donné ! dit Frédéric.
— C’était plus simple de prendre là-bas ce qui m’appartient, et de rendre à l’autre ses mille francs. |
380 |
III, 3 |
C’étaient cinq billets qu’elle avait souscrits autrefois ; et, n’osant le dire à Frédéric après le payement du premier, elle était retournée chez Arnoux, lequel lui avait promis, par écrit, le tiers de ses bénéfices dans l’éclairage au gaz des villes du Languedoc (une entreprise merveilleuse !), en lui recommandant de ne pas se servir de cette lettre avant l’assemblée des actionnaires ; l’assemblée était remise de semaine en semaine. |
383 |
III, 3 |
En effet, des quatre billets autrefois souscrits, un seul était payé, l’argent qu’elle avait pu avoir depuis lors ayant passé à d’autres besoins.
Elle courut chez Arnoux. Il habitait le faubourg Saint-Germain, et le portier ignorait la rue. |
411 |
III, 4 |
— Il va falloir chercher de l’argent !
— Ah ! mon Dieu, que je suis bête ! dit la Maréchale.
Elle fouilla dans un tiroir, prit une lettre, et s’en alla vivement à la Société d’éclairage du Languedoc, afin d’obtenir le transfert de ses actions.
Elle revint une heure après. Les titres étaient vendus à un autre ! Le commis lui avait répondu en examinant son papier, la promesse écrite par Arnoux :
— Cet acte ne vous constitue nullement propriétaire. La Compagnie ne connaît pas cela.
Bref, il l’avait congédiée, elle en suffoquait ; et Frédéric devait se rendre à l’instant même chez Arnoux, pour éclaircir la chose.
Mais Arnoux croirait, peut-être, qu’il venait pour recouvrer indirectement les quinze mille francs de son hypothèque perdue ; et puis cette réclamation à un homme qui avait été l’amant de sa maîtresse lui semblait une turpitude. |
412-413 |
III, 4 |
Frédéric, après un long silence, reprit :
— Il a donc changé de logement ?
— Qui ?
— Arnoux !
— Oui : rue de Fleurus !
— Quel numéro ?
— Est-ce que je fréquente les jésuites ?
— Comment, jésuites !
Le Citoyen répondit, furieux :
— Avec l’argent d’un patriote que je lui ai fait connaître, ce cochon-là s’est établi marchand de chapelets !
— Pas possible !
— Allez-y voir ! |
413 |
III, 4 |
Rien de plus vrai ; Arnoux, affaibli par une attaque, avait tourné à la religion ; d’ailleurs, « il avait toujours eu un fond de religion », et (avec l’alliage de mercantilisme et d’ingénuité qui lui était naturel), pour faire son salut et sa fortune, il s’était mis dans le commerce des objets religieux.
Frédéric n’eut pas de mal à découvrir son établissement, dont l’enseigne portait : « Aux arts gothiques. — Restauration du culte. — Ornements d’église. — Sculpture polychrome. — Encens des rois mages, etc. » |
413-414 |
III, 4 |
Arnoux, à son comptoir, sommeillait la tête basse. Il était prodigieusement vieilli, avait même autour des tempes une couronne de boutons roses, et le reflet des croix d’or frappées par le soleil tombait dessus.
Frédéric, devant cette décadence, fut pris de tristesse. |
414 |
III, 4 |
Rosanette, tout en marchant dans la chambre, ajouta :
— Je vais lui flanquer un procès, à ton Arnoux. Oh ! je n’ai pas besoin de toi !
Et, pinçant les lèvres :
— Je consulterai. |
415 |
III, 4 |
Mais Rosanette perdit bientôt son procès contre Arnoux, et, par entêtement, voulait en appeler.
Deslauriers s’exténuait à lui faire comprendre que la promesse d’Arnoux ne constituait ni une donation ni une cession régulière ; elle n’écoutait même pas, trouvant la loi injuste ; c’est parce qu’elle était une femme, les hommes se soutenaient entre eux ! À la fin, cependant, elle suivit ses conseils. |
418 |
III, 4 |
Vers le milieu de l’automne, elle gagna son procès relatif aux actions de kaolin. Frédéric l’apprit en rencontrant à sa porte Sénécal qui sortait de l’audience.
On avait reconnu M. Arnoux complice de toutes les fraudes ; |
419 |
III, 4 |
Rosanette, qui suffoquait, sortit ; et Pellerin dit aussitôt :
— Eh bien, Arnoux !… vous savez ce qui arrive ?
— Non ! Quoi ?
— Ça devait finir comme ça, du reste !
— Qu’est-ce donc ?
— Il est peut-être maintenant… Pardon !
L’artiste se leva pour exhausser la tête du petit cadavre.
— Vous disiez… reprit Frédéric.
Et Pellerin, tout en clignant pour mieux prendre ses mesures :
— Je disais que notre ami Arnoux est peut-être, maintenant, coffré !
Puis, d’un ton satisfait :
— Regardez un peu ! Est-ce ça ?
— Oui, très bien ! Mais Arnoux ?
Pellerin déposa son crayon.
— D’après ce que j’ai pu comprendre, il se trouve poursuivi par un certain Mignot, un intime de Regimbart, une bonne tête, celui-là, hein ? Quel idiot ! Figurez-vous qu’un jour…
— Eh ! il ne s’agit pas de Regimbart !
— C’est vrai. Eh bien, Arnoux, hier au soir, devait trouver douze mille francs, sinon, il était perdu.
— Oh ! c’est peut-être exagéré, dit Frédéric.
— Pas le moins du monde ! Ça m’avait l’air grave, très grave ! |
421 |
III, 4 |
Il courut chez Arnoux. Le marchand n’était pas dans sa boutique. Mais il logeait toujours rue Paradis, car il possédait deux domiciles.
Rue Paradis, le portier jura que M. Arnoux était absent depuis la veille ; quant à Madame, il n’osait rien dire ; et Frédéric, ayant monté l’escalier comme une flèche, colla son oreille contre la serrure. Enfin, on ouvrit. Madame était partie avec Monsieur. La bonne ignorait quand ils reviendraient ; ses gages étaient payés ; elle-même s’en allait. |
423-424 |
III, 5 |
Il conta l’histoire d’Arnoux. L’ex-fabricant de faïences avait enguirlandé Mignot, un patriote, possesseur de cent actions du Siècle, en lui démontrant qu’il fallait, au point de vue démocratique, changer la gérance et la rédaction du journal ; et, sous prétexte de faire triompher son avis dans la prochaine assemblée des actionnaires, il lui avait demandé cinquante actions, en disant qu’il les repasserait à des amis sûrs, lesquels appuieraient son vote ; Mignot n’aurait aucune responsabilité, ne se fâcherait avec personne ; puis, le succès obtenu, il lui ferait avoir dans l’administration une bonne place, de cinq à six mille francs pour le moins. Les actions avaient été livrées. Mais Arnoux, tout de suite, les avait vendues ; et, avec l’argent, s’était associé à un marchand d’objets religieux. Là-dessus, réclamations de Mignot, lanternements d’Arnoux ; enfin, le patriote l’avait menacé d’une plainte en escroquerie, s’il ne restituait ses titres ou la somme équivalente : cinquante mille francs.
Frédéric eut l’air désespéré. |
424-425 |
III, 5 |
— Ce n’est pas tout, dit le Citoyen. Mignot, qui est un brave homme, s’est rabattu sur le quart. Nouvelles promesses de l’autre, nouvelles farces naturellement. Bref, avant-hier matin, Mignot l’a sommé d’avoir à lui rendre, dans les vingt-quatre heures, sans préjudice du reste, douze mille francs. |
425 |
III, 5 |
Du reste, il n’est plus temps ; la plainte est déposée, et Arnoux parti.
— Seul ?
— Non ! avec sa femme. On les a rencontrés à la gare du Havre.
Frédéric pâlit extraordinairement. Mme Regimbart crut qu’il allait s’évanouir. Il se contint, et même il eut la force d’adresser deux ou trois questions sur l’aventure. Regimbart s’en attristait, tout cela en somme nuisant à la Démocratie. Arnoux avait toujours été sans conduite et sans ordre.
— Une vraie tête de linotte ! Il brûlait la chandelle par les deux bouts ! Le cotillon l’a perdu ! Ce n’est pas lui que je plains, mais sa pauvre femme ! |
425 |
III, 5 |
Olympe Regimbart, étant venue le soir lui essayer sa première robe de couleur, avait conté la visite de Frédéric, et même qu’il tenait tout prêts douze mille francs destinés à M. Arnoux.
Ainsi cet argent, son argent à elle, était pour empêcher le départ de l’autre, pour se conserver une maîtresse ! |
427 |
III, 5 |
Elle avait trouvé un rouleau de paperasses contenant des billets d’Arnoux parfaitement protestés, et sur lesquels Mme Arnoux avait mis sa signature. C’était pour ceux-là que Frédéric était venu une fois chez M. Dambreuse pendant son déjeuner ; et, bien que le capitaliste n’eût pas voulu en poursuivre le recouvrement, il avait fait prononcer par le Tribunal de commerce, non seulement la condamnation d’Arnoux, mais celle de sa femme, qui l’ignorait, son mari n’ayant pas jugé convenable de l’en avertir. |
427-428 |
III, 5 |
Ils habitaient le fond de la Bretagne, pour vivre économiquement et payer leurs dettes. Arnoux, presque toujours malade, semblait un vieillard maintenant. |
437 |
III, 6 |
Ils se racontèrent leurs anciens jours, les dîners du temps de l’Art industriel, les manies d’Arnoux, sa façon de tirer les pointes de son faux col, d’écraser du cosmétique sur ses moustaches, d’autres choses plus intimes et plus profondes. |
439 |
III, 6 |
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SAWASAKI Hisaki
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