Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

Texte de la fin du chapitre 5, pages 431 à 436
 
 
Vente aux enchères des biens de Madame Arnoux
Rupture de Frédéric avec Madame Dambreuse
Mariage de Louise – Mort de Dussardier
   

   [...] On voyait, dans la cour, des lavabos sans cuvettes, des bois de fauteuils, de vieux paniers, des tessons de porcelaine, des bouteilles vides, des matelas ; et des hommes en blouse ou en sale redingote, tout gris de poussière, la figure ignoble, quelques-uns avec des sacs de toile sur l’épaule, causaient par groupes distincts ou se hélaient tumultueusement.
Frédéric objecta les inconvénients d’aller plus loin.
— Ah ! bah !
Et ils montèrent l’escalier.
Dans la première salle, à droite, des messieurs, un catalogue à la main, examinaient des tableaux ; dans une autre, on vendait une collection d’armes chinoises ; Mme Dambreuse voulut descendre. Elle regardait les numéros au-dessus des portes, et elle le mena jusqu’à l’extrémité du corridor, vers une pièce encombrée de monde.
Il reconnut immédiatement les deux étagères de l’Art industriel, sa table à ouvrage, tous ses meubles ! Entassés au fond, par rang de taille, ils formaient un large talus depuis le plancher jusqu’aux fenêtres ; et, sur les autres côtés de l’appartement, les tapis et les rideaux pendaient droit le long des murs. Il y avait, en dessous, des gradins occupés par de vieux bonshommes qui sommeillaient. À gauche, s’élevait une espèce de comptoir, où le commissaire-priseur en cravate blanche, brandissait légèrement un petit marteau. Un jeune homme, près de lui, écrivait ; et, plus bas, debout, un robuste gaillard, tenant du *432 commis-voyageur et du marchand de contremarques, criait les meubles à vendre. Trois garçons les apportaient sur une table, que bordaient, assis en ligne, des brocanteurs et des revendeuses. La foule circulait derrière eux.
Quand Frédéric entra, les jupons, les fichus, les mouchoirs, et jusqu’aux chemises étaient passés de main en main, retournés ; quelquefois, on les jetait de loin, et des blancheurs traversaient l’air tout à coup. Ensuite, on vendit ses robes, puis un de ses chapeaux dont la plume cassée retombait, puis ses fourrures, puis trois paires de bottines ; et le partage de ces reliques, où il retrouvait confusément les formes de ses membres, lui semblait une atrocité, comme s’il avait vu des corbeaux déchiquetant son cadavre. L’atmosphère de la salle, toute chargée d’haleines, l’écœurait. Mme Dambreuse lui offrit son flacon ; elle se divertissait beaucoup, disait-elle.
On exhiba les meubles de la chambre à coucher.
Me Berthelmot annonçait un prix. Le crieur, tout de suite, le répétait plus fort ; et les trois commissaires attendaient tranquillement le coup de marteau, puis emportaient l’objet dans une pièce contiguë. Ainsi disparurent, les uns après les autres, le grand tapis bleu semé de camélias que ses pieds mignons frôlaient en venant vers lui, la petite bergère de tapisserie où il s’asseyait toujours en face d’elle quand ils étaient seuls ; les deux écrans de la cheminée, dont l’ivoire était rendu plus doux par le contact de ses mains ; une pelote de velours, encore hérissée d’épingles. C’était comme des parties de son cœur qui s’en allaient avec ces choses ; et la monotonie des mêmes voix, des mêmes gestes l’engourdissait de fatigue, lui causait une torpeur funèbre, une dissolution.
Un craquement de soie se fit à son oreille ; Rosanette le touchait.
Elle avait eu connaissance de cette vente par Frédéric lui-même. Son chagrin passé, l’idée d’en tirer profit lui était venue. Elle arrivait pour la voir, en gilet de satin blanc à boutons de perles, avec une robe à falbalas, étroitement gantée, l’air vainqueur.
Il pâlit de colère. Elle regarda la femme qui l’accompagnait.
Mme Dambreuse l’avait reconnue ; et, pendant une minute, elles se considérèrent de haut en bas, scrupuleusement, afin de découvrir le défaut, la tare, l’une enviant peut-être la jeunesse de l’autre, et celle-ci dépitée par l’extrême bon ton, la simplicité aristocratique de sa rivale.
*433 Enfin, Mme Dambreuse détourna la tête, avec un sourire d’une insolence inexprimable.
Le crieur avait ouvert un piano, son piano ! Tout en restant debout, il fit une gamme de la main droite, et annonça l’instrument pour douze cents francs, puis se rabattit à mille, à huit cents, à sept cents.
Mme Dambreuse, d’un ton folâtre, se moquait du sabot.
On posa devant les brocanteurs un petit coffret avec des médaillons, des angles et des fermoirs d’argent, le même qu’il avait vu au premier dîner dans la rue de Choiseul, qui ensuite avait été chez Rosanette, était revenu chez Mme Arnoux ; souvent, pendant leurs conversations, ses yeux le rencontraient ; il était lié à ses souvenirs les plus chers, et son âme se fondait d’attendrissement, quand Mme Dambreuse dit tout à coup :
— Tiens ! je vais l’acheter.
— Mais ce n’est pas curieux, reprit-il.
Elle le trouvait, au contraire, fort joli ; et le crieur en prônait la délicatesse :
— Un bijou de la Renaissance ! Huit cents francs, messieurs ! En argent presque tout entier ! Avec un peu de blanc d’Espagne, ça brillera !
Et, comme elle se poussait dans la foule :
— Quelle singulière idée ! dit Frédéric.
— Cela vous fâche ?
— Non ! Mais que peut-on faire de ce bibelot ?
— Qui sait ? y mettre des lettres d’amour, peut-être ?
Elle eut un regard qui rendait l’allusion fort claire.
— Raison de plus pour ne pas dépouiller les morts de leurs secrets.
— Je ne la croyais pas si morte.
Elle ajouta distinctement :
— Huit cent quatre-vingts francs !
— Ce que vous faites n’est pas bien, murmura Frédéric.
Elle riait.
— Mais, chère amie, c’est la première grâce que je vous demande.
— Mais vous ne serez pas un mari aimable, savez-vous ?
Quelqu’un venait de lancer une surenchère ; elle leva la main :
— Neuf cents francs !
— Neuf cents francs ! répéta Me Berthelmot.
*434 — Neuf cent dix… — quinze… vingt… trente ! glapissait le crieur, tout en parcourant du regard l’assistance, avec des hochements de tête saccadés.
— Prouvez-moi que ma femme est raisonnable, dit Frédéric.
Il l’entraîna doucement vers la porte.
Le commissaire-priseur continuait.
— Allons, allons, messieurs, neuf cent trente ! Y a-t-il marchand à neuf cent trente ?
Mme Dambreuse, qui était arrivée sur le seuil, s’arrêta ; et, d’une voix haute :
— Mille francs !
Il y eut un frisson dans le public, un silence.
— Mille francs, messieurs, mille francs ! Personne ne dit rien ? bien vu ? mille francs ! — Adjugé !
Le marteau d’ivoire s’abattit.
Elle fit passer sa carte, on lui envoya le coffret.
Elle le plongea dans son manchon.
Frédéric sentit un grand froid lui traverser le cœur.
Mme Dambreuse n’avait pas quitté son bras ; et elle n’osa le regarder en face jusque dans la rue, où l’attendait sa voiture.
Elle s’y jeta comme un voleur qui s’échappe, et, quand elle fut assise, se retourna vers Frédéric. Il avait son chapeau à la main.
— Vous ne montez pas ?
— Non, madame !
Et, la saluant froidement, il ferma la portière, puis fit signe au cocher de partir.
Il éprouva d’abord un sentiment de joie et d’indépendance reconquise. Il était fier d’avoir vengé Mme Arnoux en lui sacrifiant une fortune ; puis il fut étonné de son action, et une courbature infinie l’accabla.
Le lendemain matin, son domestique lui apprit les nouvelles. L’état de siège était décrété, l’Assemblée dissoute, et une partie des représentants du peuple à Mazas. Les affaires publiques le laissèrent indifférent, tant il était préoccupé des siennes.
Il écrivit à des fournisseurs pour décommander plusieurs emplettes relatives à son mariage, qui lui apparaissait maintenant comme une spéculation un peu ignoble ; et il exécrait Mme Dambreuse parce qu’il avait manqué, à cause d’elle, commettre une bassesse. Il en oubliait la Maréchale, ne s’inquiétait même pas de Mme Arnoux, ne songeant qu’à lui, à lui seul, perdu dans *435 les décombres de ses rêves, malade, plein de douleur et de découragement ; et, en haine du milieu factice où il avait tant souffert, il souhaita la fraîcheur de l’herbe, le repos de la province, une vie somnolente passée à l’ombre du toit natal avec des cœurs ingénus. Le mercredi soir enfin, il sortit.
Des groupes nombreux stationnaient sur le boulevard. De temps à autre, une patrouille les dissipait ; ils se reformaient derrière elle. On parlait librement, on vociférait contre la troupe des plaisanteries et des injures, sans rien de plus.
— Comment ! est-ce qu’on ne va pas se battre ? dit Frédéric à un ouvrier.
L’homme en blouse lui répondit :
— Pas si bêtes de nous faire tuer pour les bourgeois ! Qu’ils s’arrangent !
Et un monsieur grommela, tout en regardant de travers le faubourien :
— Canailles de socialistes ! Si on pouvait, cette fois, les exterminer ?
Frédéric ne comprenait rien à tant de rancune et de sottise. Son dégoût de Paris en augmenta ; et, le surlendemain, il partit pour Nogent par le premier convoi.
Les maisons bientôt disparurent, la campagne s’élargit. Seul dans son wagon et les pieds sur la banquette, il ruminait les événements des derniers jours, tout son passé. Le souvenir de Louise lui revint.
« — Elle m’aimait, celle-là ! J’ai eu tort de ne pas saisir ce bonheur… Bah ! n’y pensons plus ! »
Puis, cinq minutes après :
« Qui sait, cependant ?… plus tard, pourquoi pas ? »
Sa rêverie, comme ses yeux, s’enfonçait dans de vagues horizons.
« Elle était naïve, une paysanne, presque une sauvage, mais si bonne ! »
À mesure qu’il avançait vers Nogent, elle se rapprochait de lui. Quand on traversa les prairies de Sourdun, il l’aperçut sous les peupliers comme autrefois, coupant des joncs au bord des flaques d’eau ; on arrivait ; il descendit.
Puis il s’accouda sur le pont, pour revoir l’île et le jardin où ils s’étaient promenés un jour de soleil ; et l’étourdissement du voyage et du grand air, la faiblesse qu’il gardait de ses émotions récentes, lui causant une sorte d’exaltation, il se dit :
*436 « Elle est peut-être sortie ; si j’allais la rencontrer ! »
La cloche de Saint-Laurent tintait ; et il y avait sur la place, devant l’église, un rassemblement de pauvres, avec une calèche, la seule du pays (celle qui servait pour les noces), quand, sous le portail, tout à coup, dans un flot de bourgeois en cravate blanche, deux nouveaux mariés parurent.
Il se crut halluciné. Mais non ! C’était bien elle, Louise ! couverte d’un voile blanc qui tombait de ses cheveux rouges à ses talons ; et c’était bien lui, Deslauriers ! portant un habit bleu brodé d’argent, un costume de préfet. Pourquoi donc ?
Frédéric se cacha dans l’angle d’une maison, pour laisser passer le cortège.
Honteux, vaincu, écrasé, il retourna vers le chemin de fer, et s’en revint à Paris.
Son cocher de fiacre assura que les barricades étaient dressées depuis le Château-d’Eau jusqu’au Gymnase, et prit par le faubourg Saint-Martin. Au coin de la rue de Provence, Frédéric mit pied à terre pour gagner les boulevards.
Il était cinq heures, une pluie fine tombait. Des bourgeois occupaient le trottoir du côté de l’Opéra. Les maisons d’en face étaient closes. Personne aux fenêtres. Dans toute la largeur du boulevard, des dragons galopaient, à fond de train, penchés sur leurs chevaux, le sabre nu ; et les crinières de leurs casques, et leurs grands manteaux blancs soulevés derrière eux passaient sur la lumière des becs de gaz, qui se tordaient au vent dans la brume. La foule les regardait, muette, terrifiée.
Entre les charges de cavalerie, des escouades de sergents de ville survenaient, pour faire refluer le monde dans les rues.
Mais, sur les marches de Tortoni, un homme, Dussardier, remarquable de loin à sa haute taille, restait sans plus bouger qu’une cariatide.
Un des agents qui marchait en tête, le tricorne sur les yeux, le menaça de son épée.
L’autre alors, s’avançant d’un pas, se mit à crier :
— Vive la République !
Il tomba sur le dos, les bras en croix.
Un hurlement d’horreur s’éleva de la foule. L’agent fit un cercle autour de lui avec son regard ; et Frédéric, béant, reconnut Sénécal.