Table N° d'ordre Texte

 

Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

Troisième partie – Fin du chapitre 5

Transcription du manuscrit autographe définitif, pages 462 à 468
 
 
Vente aux enchères des biens de Madame Arnoux
Rupture de Frédéric avec Madame Dambreuse
Mariage de Louise – Mort de Dussardier  

 

462.

[...]

Cependant Frédéric ne pouvait cacher sa tristesse. Me Dambreuse
pr l'en distraire sans doute, redoublait d'attentions. Tous les après-midi
elle promenait dans sa voiture. – & une fois qu'ils passaient devant
la rue Drouot, elle eut l'idée d'entrer dans l'hôtel des Commissaires priseurs,
par amusement.
C'était le Ier décembre, jour même où devait se faire la vente de
Me Arnoux. Il se rappela la date, & manifesta sa répugnance
en déclarant ce lieu intolérable, à cause de la foule & du bruit.
Elle désirait y jeter un coup d'œil, seulement. Le coupé s'arrêta. Il
fallut bien la suivre.
On voyait dans la cour des lavabos sans cuvettes, des bois de fauteuil
de vieux paniers, des tessons de porcelaine, des bouteilles vides, des
                                                                                          tout
matelas ; & des hommes en blouse ou en sale redingotte, gris
de poussière, la figure ignoble, qques uns avec des sacs de toile sur
l'épaule, causaient par groupes distincts ou se hélaient
                                                                      tumultueusement.

 

463.

Frédéric objecta les inconvénients d'aller plus loin.
— « Ah bah ! » & ils montèrent l'escalier.
Dans la première salle à droite, des messieurs un catalogue entre les doigts examinaient
des tableaux ; Dans une autre on vendait une collection d'armes chinoises ; Me Dambreuse
                                                                                                              [illis.]
voulut descendre – Elle regardait les numéros au dessus des portes. & elle le mena
jusqu'à l'extrémité du corridor, vers une pièce encombrée de monde.
Il reconnut immédiatement les deux étagères de l’Art-industriel, sa table à ouvrage, tous
ses meubles ! Entassés au fond, par rang de taille, ils formaient un large talus depuis
le plancher jusqu'aux fenêtres ; & sur les autres côtés de l'appartement les tapis & lesrideaux
pendaient droit le long des murs. Il y avait, en dessous, des gradins occupés par
de vieux bonshommes qui sommeillaient ; à gauche, s'élevait une espèce de comptoir
où le commissaire-priseur en cravatte blanche brandissait légèrement un petit
marteau. un jeune homme, près de lui, écrivait ; – & plus bas, debout, un robuste gaillard
tenant du Commis-voyageur & du marchand de contremarques criait les meubles
à vendre. Trois garçons les apportaient sur une table que bordaient assis en ligne
des [illis.] brocanteurs & des revendeuses. La foule circulait derrière eux.
Quand Frédéric entra, les jupons, les fichus, les mouchoirs & jusqu'aux chemises
                                                                                                                       &
étaient passées de main en main, retournées ; qqfois, on les jetait de loin, & des
             traversaient
blancheurs l'air, tout-à coup. Ensuite on vendit ses robes – puis un de ses chapeaux
dont la plume cassée retombait, puis ses fourrures, puis trois paires de bottines ; –
                                                                                                                 ses
et le partage de ces reliques où il retrouvait confusément les formes de son
 membres
corps lui semblait une atrocité, comme s'il avait vu des corbeaux déchiquetant
son cadavre. L'atmosphère de la salle, toute chargée d'haleines, l'écœurait. –
Me Dambreuse lui offrit son flacon, & se divertissait beaucoup, disait-elle.
On exhiba les meubles de la chambre à coucher.
                          annonçait                             de suite
Mtre Berthelmot articulait un prix. Le crieur, bien vite le répétait plus fort, et les
trois
commissinnaires attendaient tranquillement le coup de marteau, puis emportaient
l'objet dans une pièce contiguë. Ainsi disparurent l’un après l’autre, le gd
tapis bleu semé de camélias que ses pieds mignons frôlaient, en venant
vers lui – la petite bergère de tapisserie, où il s'asseyait toujours en face
d'elle, quand ils étaient seuls. – les deux écrans de la cheminée, dont l'ivoire
était rendu plus doux par le contact de ses mains – une pelotte de velours
encore hérissée d'épingles. – & c'était comme des parties de son cœur
                                                 qui s'en allaient avec ces choses.

 

464.

               et
Cependant la monotonie des mêmes voix, des mêmes gestes l'engourdissait de
fatigue, lui causait une torpeur mortuaire, une dissolution.
Mais un craquement de soie se fit à son oreille. Rosanette le touchait.
Elle avait eu connaissance de cette vente par Frédéric lui-même. Son chagrin
passé, l'idée d'en tirer profit lui était venue. Elle y avait formé opposition
         arrivait
et se présentait pr la voir, en gilet de satin blanc à boutons de perles, avec une
robe à falbalas, étroitement gantée, l'air vainqueur.
Il pâlit de colère. Elle regarda la femme qui l'accompagnait.
Me Dambreuse l'avait reconnue. – & pendant une minute, elles se considérèrent
de haut en bas, scrupuleusement, afin de découvrir le défaut, la tare
l'une enviant peut-être la jeunesse de l'autre – & celle-ci dépitée par l'extrême
bon genre, la simplicité aristocratique de sa rivale.
Enfin Me Dambreuse détourna la tête, avec un sourire d'une insolence
inexprimable.
Le crieur avait ouvert un piano – son piano ! Tout en restant debout, il
fit une gamme de la main droite, & annonça l'instrument pr
douze cents francs, puis se rabattit à mille, à huit cents, à sept cents.
Me Dambreuse, d'un ton folâtre, se moquait du sabot.
On posa devant les brocanteurs un petit coffret avec des médaillons, des
angles & des fermoirs d'argent, le même qu'il avait vu au premier
dîner dans la rue de Choiseul, qui ensuite avait été chez Rosanette
                                                                   en lui parlant
était revenu chez Me Arnoux ; Souvent, pendant leurs conversations
ses yeux le rencontraient. il était lié à ses souvenirs les plus chers. &
son âme se fondait d'attendrissement, quand Me Dambreuse dit, tout à coup
— « Tiens ! je vais l'acheter. »
— « Mais ce n'est pas curieux, » reprit-il. »
Elle le trouvait, au contraire, fort joli. & le crieur en prônait la
délicatesse.
— « un bijou de la Renaissance ! 800 francs, Messieurs ! en argent presque tout
                                                                                         se
entier ! avec un peu de craie, ça brillera ! » & comme elle poussait
dans la foule
— « quelle singulière idée ! » dit Frédéric.
— « cela vous fâche ? »
— « Non ! mais que peut-on faire de ce bibelot ? »

 

465.

— « qui sait ? y mettre des lettres d'amour, peut-être ? » & elle eut un
regard qui rendait l'allusion fort claire.
— « raison de plus pr ne pas dépouiller les morts de leurs secrets.
— « Je ne la croyais pas si morte. » Elle ajouta distinctement « 880 francs
— « ce que vous faites n'est pas bien. » murmura Frédéric.
Elle riait.
— « Mais chère amie, c'est la première fois grâce que je vous demande
— Mais vous ne serez pas un mari aimable, savez-vous ! » qqu'un venait
de lancer une surenchère ; elle leva la main – « 900 francs ! »
— « 900 francs » répéta Mtre Berthelmot
— « 910, 15, 20, 30, » glapissait le crieur, tout en parcourant du regard
l'assistance, avec des hochements de tête saccadés.
— « Prouvez-moi que ma femme est raisonnable » dit Frédéric, & il l'entraîna
doucement vers la porte.
Le commissaire-priseur continuait
— « Allons, allons, Messieurs ! 900 ! 930 ! y a-t-il marchand à 930 ? »
Me Dambreuse, qui était arrivée sur le seuil, s'arrêta, & d'une voix
haute :
— « mille francs ! » il
Il y eut un frisson dans le public, un silence.
— « mille francs, Messieurs, mille francs ! personne ne dit rien ? bien vu ? »
et le marteau d'ivoire s'abattit.
Elle fit passer sa carte. On lui envoya le coffret. Elle le plongea dans
son manchon.
Frédéric sentit un gd froid lui traverser le cœur.
Me Dambreuse n'avait pas quitté son bras ; & malgré sa hardiesse, elle
n'osa le regarder en face jusque dans la rue, où l'attendait sa
voiture.
Elle s'y jeta comme un voleur qui s'échappe – & quand elle fut
assise se retourna vers Frédéric. Il avait son chapeau à la
main.

 

466.

— « Vous ne montez pas !
— « Non, Madame ! » & la saluant froidement, il ferma la portière, puis fit
signe au cocher de partir.
Il éprouva d'abord un sentiment de joie & d'indépendance reconquise.
Il était fier d'avoir vengé Me Arnoux, en lui sacrifiant une fortune. Puis
il fut étonné de son action & une courbature infinie l'accabla.
Le lendemain matin, son domestique lui apprit les nouvelles : l'état de siège
était décrété, l'Assemblée dissoute & une partie des représentants du peuple
à Masas. mais les affaires publiques le laissèrent indifférent, tant il était
préoccupé des siennes.
Il écrivit à des fournisseurs pr décommander plusieurs emplettes relatives à son
mariage, qui lui apparaissait maintenant comme une spéculation un peu
ignoble. – & il exécrait Me Dambreuse, parce qu'il manqué, à cause d'elle, commettre
commettre une bassesse. Il en oubliait la Maréchale, ne s'inquiétait même
pas de Me Arnoux, ne songeant qu'à lui, à lui seul, perdu dans les décombres
de ses rêves, malade, plein de souleur & de découragement. – & en haine du
milieu factice où il avait tant souffert, il souhaita la fraîcheur de l'herbe,
le repos de la province, une vie somnolente passée à l'ombre du toit
natal avec des cœurs ingénus. Le mercredi soir enfin, il sortit.
                    considérables
Des groupes nombreux stationnaient sur le boulevard. De temps à autre, une
patrouille les dissipait. Ils se reformaient derrière elle. – & on parlait librement
on vociférait contre la troupe, des plaisanteries & des injures, – sans rien de
plus.
— « Comment ! est-ce qu'on ne va pas se battre ! » dit Frédéric à un ouvrier.
L'homme en blouse lui répondit.
— « Pas si bêtes de nous faire tuer pour les bourgeois ! Qu'ils s'arrangent ! »
et un monsieur grommela, tout en regardant de travers, le faubourien
— « Canailles de socialistes ! si on pouvait cette fois, les exterminer ! »
Frédéric ne comprenait rien à tant de rancune & de sottise.
Son dégoût de Paris en augmenta. – & le surlendemain, il partit
pr Nogent par le premier convoi.

 

467.

Les maisons, bientôt disparurent, la campagne s'élargit ; seul dans son
wagon & les pieds sur la banquette, il ruminait les événements des derniers
jours, tout son passé ; le souvenir de Louise lui revint. « elle m'aimait
celle-là ! J'ai eu tort de ne pas saisir ce bonheur ! qui s’offrait ! bah ! n'y
pensons plus ! puis cinq minutes après « qui sait, cependant ? plus tard, prquoi
pas ? » & sa rêverie, comme ses yeux s'enfonçait dans de vagues horizons. « elle
était naïve, une paysanne, presqu’une sauvage, mais si bonne ! » à mesure
qu'il avançait vers Nogent, elle se rapprochait de lui. Quand on traversa les
prairies de Sourdun, il l'aperçut sous les peupliers comme autrefois, coupant
                                                                on
des joncs au bord des flaques d'eau ; le train arrivait, Il descendit. Puis il
s'accouda sur le Pont, pr revoir l'île & le jardin, où ils s'étaient promenés
un jour de soleil. – & l'étourdissement du voyage & du grand air, la faiblesse
qu'il gardait de ses émotions récentes, lui causant une sorte d'exaltation
il se dit « elle est peut-être sortie ? si j'allais la rencontrer ! »
La Cloche de St Laurent tintait. & il y avait sur la Place, devant
                                                                               calèche
l'église, un rassemblement de pauvres, avec une voiture, la seule du pays
quand celle qui servait pr les noces, quand sous le portail, tout à coup,
dans un flot de bourgeois en cravattes blanches deux nouveaux mariés
parurent.
Il se crut halluciné. mais non ! c'était bien elle, Louise ! couverte d’un
voile qui tombait de ses cheveux rouges à ses talons, & c'était bien
lui, Deslauriers ! – portant un habit bleu brodé d'argent, un costume
de préfet. à cause donc ?
               cacha
Frédéric se jeta dans l'angle d'une maison, pr laisser passer le
cortège. Honteux, vaincu, écrasé, il retourna vers le chemin de fer
et s'en revint à Paris.
Son cocher de fiacre assura que des barricades étaient dressées depuis
le Château-d'eau jusqu'au Gymnase, & prit par le faubourg
St Martin. – Au coin de la rue de Provence, Frédéric mit
pied à terre pr gagner les boulevard.

 

468.

Il était cinq heures. une pluie fine tombait. des bourgeois occupaient le trottoir
du côté de l'opéra. les maisons d'en face étaient closes. Personne aux
                                                                                boulevard
fenêtres. pas une voiture dans toute la largeur du macadam, des
dragons galoppaient, à fond de train, penchés sur leurs chevaux, le sabre
nu ; & les crinières de leurs casques & leurs gds manteaux blancs
soulevés derrière eux, passaient sur la lumière des becs de gaz qui se
                                                                                            muette 
tordaient au vent dans la brume. La foule les regardait, immobile
                                                                                           muette
terrifiée.
Entre les charges de cavalerie, des escouades de sergents de ville survenaient
             refluer
pr faire rentrer le monde dans les rues.
Mais sur les marches de Tortoni, un homme, Dussardier, remarqu
                                                           se tenait
remarquable de loin à sa haute taille, restait sans plus bouger
qu'une cariatide.
Un des agents qui marchait en tête, le tricorne sur les yeux, le
menaça de son épée.
L'autre alors s'avançant d'un pas, se mit à crier « vive
la République ! »
Il tomba sur le dos, les bras en croix.
Un hurlement d'horreur s'éleva de la foule. L'agent fit
un cercle autour de lui avec son regard. & Frédéric béant,
reconnut Sénécal.

Relecture de Jean-Christophe Portalis