Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

" Ce fut comme une apparition "

Transcription du manuscrit des copistes.
Première partie, chapitre I, pages 4 - 5 - 6.

Image du manuscrit - site Gallica (bnf.fr)

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                                                                    […] Le pont était
sali par des écailles de noix, des bouts de cigares, des pelures de
poire, des détritus de charcuterie apportées dans du papier.
Trois ébénistes, en blouse, stationnaient devant la cantine ;

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un joueur de harpe en haillons se reposait, accoudé sur son ins-
-trument ; on entendait par intervalles le bruit du charbon de
terre dans le fourneau, un éclat de voix, un rire ; et le capitaine
sur la passerelle, marchait d’un tambour à l’autre, sans s’arrêter.
Frédéric, pour rejoindre sa place, poussa la grille des Premières,
dérangea deux chasseurs avec leurs chiens. Ce fut comme une
apparition.
Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il
ne distingua personne dans l’éblouissement que lui envoyèrent
ses yeux. En même temps qu’il passait, elle leva la tête ; il fléchit
involontairement les épaules ; et quand il se fut mis plus loin, du
même côté, il la regarda.
Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui
palpitaient au vent, derrière elle. Ses bandeaux noirs contour-
-nant la pointe de ses grands sourcils descendaient très bas et
semblaient presser amoureusement l’ovale de sa figure. Sa robe
de mousseline claire, tachetée de petits points, se répandait à
plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose, et
son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait
sur le fond de l’air bleu.
      Comme elle gardait la même attitude
Comme elle restait dans la même attitude, Il fit plusieurs
tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manœuvre ;
puis, il se planta tout près de son ombrelle, posée contre le
banc et il affectait d’observer une chaloupe sur la rivière.
Mais en se trouvant à ses côtés, son cœur battit ; d’une émotion
d’une émotion inconnue
inconnue. Il n’avait vu jamais cette splendeur de sa peau
brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que
la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage,
avec ébahissement, comme une chose extraordinaire.
Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhai-
-tait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes
qu’elle avait portées, les gens qu’elle fréquentait ; et le désir
de la possession physique même disparaissait sous une
envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n’avait

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pas de limites.
Une négresse, coiffée d’un madras, l’aborda, en tenant
par la main une petite fille, déjà grande. L’enfant, dont les yeux
roulaient encore des larmes, venait de s’éveiller. Elle la prit
sur ses genoux. Mademoiselle n’était pas sage, quoiqu’elle eût sept
ans bientôt. Sa mère ne l’aimerait plus. On lui pardonnait trop
de caprices. – et Frédéric se réjouissait d’entendre ces choses, comme
s’il eût fait une découverte, une acquisition.
Il la supposait d’origine Andalouse, créole peut-être ? Elle avait
ramené des Îles cette négresse avec elle.
Cependant un long châle à bandes violettes était placé derrière
son dos, sur le bordage de cuivre. Elle avait dû, bien des fois,
au milieu de la mer, durant les soirs humides, en envelopper
sa taille, s’en couvrir les pieds, dormir dedans ? Mais entraîné
par les franges, il glissait peu à peu, il allait tomber dans
l’eau. – Frédéric fit un bond et le rattrapa.
Elle lui dit – « Je vous remercie, monsieur » –
Leurs yeux se rencontrèrent. 
— « Ma femme, es-tu prête ? » cria le sieur Arnoux,
apparaissant dans le cabot de l’escalier.
[…]

Jean-Christophe Portalis