problématiser
Si les dossiers proposés sont organisés autour
d'un thème, que désigne leur titre, celui-ci ne peut suffire à organiser une
synthèse, c'est-à-dire à lui donner du sens. Il vous faut encore déterminer
l'intention qui a présidé au regroupement des documents, c'est-à-dire cerner
la problématique qui le sous-tend.
Exercice 1
Voici, par exemple, deux
petits dossiers qui, tous les deux, pourraient s'intituler : « La moto ». Mais
dans chacun, les documents - ou les extraits choisis dans un même texte - sont
de nature différente.
Quelle problématique peut-on
poser dans le premier dossier ? dans le second ?
Qu'allez-vous faire signifier à l'image - qui est pourtant la même - dans les
deux cas ?
voyez nos réponses et la construction des
plans à partir de tableaux de confrontation.
DOSSIER 1
1 Romain Liberman, «Le Monde», 30 mars 1978.
Le sentiment de
puissance, assis sur une machine qu'on domine complètement et dont on sait
également qu'elle est capable de se cabrer comme un animal, est un
sentiment fort développé chez le jeune utilisateur d'une moto. Il faut
voir dans ce sentiment de puissance le désir de s'affirmer et d'accéder à
un statut égalitaire avec l'adulte. C'est un sentiment qui permet une
évolution positive vers ce statut.
La moto représente un signe
de classe, témoin justement de cette période de l'adolescence. C'est
tellement vrai qu'il existe un véritable code utilisé par les motards qui
est accessible à tous les jeunes dans un certain groupe donné et qui peut
s'étendre même au-delà des frontières départementales, régionales et même
nationales. La moto, avec son code de rituels, son marché économique, sa
technique, sa mode spécifique et sa presse spécialisée, représente un
langage initiatique qui vient combler l'absence de signes
institutionnalisés dans la société. C'est là qu'il faut voir le point de
départ des bandes de motards, des micro-groupes constitués par des jeunes
possesseurs de motos et capables d'équipées communes qui peuvent être
quelquefois des équipées sauvages. La moto représente un élément de
valorisation sociale mais aussi narcissique, et, chez les garçons en
particulier, c'est un instrument de séduction destiné à « rabattre le
gibier féminin » comme en témoigne ce qui existe dans la région parisienne
et qu'on a appelé les « chasseurs de filles à motocyclette ».
[...] Il ne faut pas
non plus négliger les aspects hédoniques offerts par l'utilisation de la
moto. Il existe certains plaisirs qui sont spécifiques à l'utilisation
d'une moto à grande vitesse et s'apparentent à l'ivresse physique :
sensations de l'air sur le visage, caresses du vent sur les cheveux,
quoique avec l'utilisation des casques ce plaisir doive probablement
diminuer, sensations de bourdonnement de l'air, grondement sourd des pneus
sur l'asphalte, vrombissement continu du moteur qui permet la déconnection
(sic) interne, l'exaltation du sentiment de puissance et de domination.
|
2 André Pieyre de Mandiargues, La Motocyclette, 1963.
[Pour voir Daniel, son
amant, Rebecca va, sur sa Harley-Davidson, de Haguenau à Heidelberg.]
A tout bien
considérer, ne pourrait-on croire que c'est une sorte de chasse-neige ou
de charrue dont l'on tient le guidon, et qu'en s'enfonçant comme un coin
dans le paysage il crée sa propre piste ? La tentation à laquelle il faut
résister est de prendre une direction oblique, pour creuser à travers les
vaux et les monts de la belle Allemagne une tranchée qui directement
aboutisse à la terrasse où va déjeuner Daniel. Rebecca s'est
habituée à la vitesse; elle n'éprouve aucune difficulté à garder son
allure, aucun malaise à être ainsi projetée. Un certain bien-être, au contraire, s'est
affirmé dans son corps et dans sa conscience. Son équilibre est aussi
solide que si elle était de fer ou de cuivre poli, et rivée, la gorge en
pointe, à l'avant d'une locomotive. Pour le perdre, le voudrait-elle, elle
devrait se donner du mal assurément. Les soins du pilotage sont réduits à
peu: il suffit de se tenir ferme au guidon qui se tient droit tout seul,
de serrer les cuisses sur le réservoir (le ventre d'ébène), de serrer les
jambes et de maintenir à bout les commandes. Un enfant n'y faudrait pas.
Quelle sérénité ! Rares sont les voitures qui vont dans la même direction
que la sienne, et elles vont sagement, sans déboîter de la bande à lente
allure. Quand elle est sur le point de rattraper l'une d'elles, il semble
qu'au lieu d'aller celle-là vienne à sa rencontre, par l'arrière; c'est
malaisément qu'on la distingue du décor latéral, dont tous les points
semblent venir pareillement. La voie donc est libre devant Rebecca,
comme si elle courait dans ce désert jalonné auquel elle a songé tout à
l'heure. En se courbant, pour offrir moins de résistance, elle frôle des
seins le tableau de bord à l'endroit de la clé, elle est monstrueusement
accouplée à la machine, et le gros phare prolonge son corps ainsi que fait
la tête du cheval en avant et au-dessous de celle du cavalier, à
l'approche de l'obstacle à sauter. Telle position ne laisse pas à portée
de sa vue le cadran du compteur, mais tant pis. Connaître exactement la
vitesse à laquelle elle est lancée ne lui importe plus depuis qu'avec
l'habitude elle a trouvé la paix et qu'elle se sent dans le vent brutal
comme en l'air pur des cimes.
|
3
|
Affiche du film
The
Wild one
(L'Équipée sauvage)
de Laslo Benedek (1953).
Dans une calme bourgade,
l'arrivée d'une bande de motards,
menée par Johnny (Marlon Brando), va provoquer un grand bouleversement. |
4
Je n'ai besoin de personne
En Harley Davidson
Je n'reconnais plus personne
En Harley Davidson
J’appuie sur le starter
Et voici que je quitte la terre
J'irai peut-être au Paradis
Mais dans un train d'enfer
Je n'ai besoin de personne
En Harley Davidson
Je n'reconnais plus personne
En Harley Davidson
Et si je meurs demain
C'est que tel était mon destin
Je tiens bien moins à la vie
Qu'à mon terrible engin
|
Je n'ai besoin de personne
En Harley Davidson
Je n'reconnais plus personne
En Harley Davidson
Quand je sens en chemin
Les trépidations de ma machine
Il me monte des désirs
Dans le creux de mes reins
Je n'ai besoin de personne
En Harley Davidson
Je n'reconnais plus personne
En Harley Davidson
Je vais à plus de cent
Et je me sens à feu et à sang
Que m'importe de mourir
Les cheveux dans le vent.
Serge Gainsbourg,
«Harley Davidson» (1967)
chanson interprétée par Brigitte Bardot.
|
DOSSIER 2
1 Romain Liberman, «Le Monde», 30 mars 1978.
Le désir de posséder
un engin à moteur, et plus particulièrement une moto quand il s'agit de
jeunes adolescents, représente incontestablement un phénomène sociologique
de la plus haute importance qui découle directement du fait que nous
vivons dans une société très industrialisée où la technique est devenue
une nouvelle idole. Quand on parle de moto
avec de jeunes adolescents, et ce serait vrai des voitures également pour
certains adultes, on repère très vite chez la plupart d'entre eux la
notion de puissance et d'affirmation virile. Quand on dit qu'un adolescent
se défoule sur sa moto, c'est qu'on pointe le besoin chez lui d'affirmer
sa puissance face à celle des adultes. Et c'est pour cela que bien souvent
le conflit s'installe entre les adultes qui refusent à l'adolescent
d'exercer sa puissance et l'adolescent qui prétend l'affirmer avec les
moyens qu'il aura choisis. [...]
La moto est aussi un instrument de révolte contre la famille. Plus
les parents s'obstineront à refuser, pour des raisons d'ailleurs tout à
fait compréhensibles, d'accéder au désir du jeune, plus le jeune
s'entêtera à assumer ce désir jusqu'à, dans certaines conditions, aller à
commettre un délit de vol de véhicule. Plus les parents seront inquiets
quant aux risques encourus par l'adolescent, plus l'adolescent jouera avec
ce risque qui est pour lui un moyen d'exercer sa puissance sur sa famille
par l'inquiétude qu'il suscite. [...]
On peut avancer que le désir de possession d'une moto est une
réponse spécifique et actuelle de la société ultra mécanisée dans laquelle
nous vivons à une problématique spécifique à l'adolescent qui, elle, reste
éternelle sinon dans ses formes, du moins dans son fond. Rien ne renforce
plus l'effet que de le combattre en ignorant la cause; mieux vaut
s'interroger sur les moyens d'harmoniser l'un avec l'autre dans l'intérêt
de tous : les jeunes, leurs parents et la société qu'ils forment.
|
2 Béatrice Berge, «Le Monde de
l'éducation», 1981.
Le recul du marché de la moto semble plus imputable à la nouvelle
réglementation des permis qu'aux conditions économiques générales. « La
moto est bien implantée et elle tiendra bon », disent, optimistes, les
constructeurs étrangers. Les maigres études faites sur le deux-roues leur
donnent raison.
Pas de problème pour le cyclomoteur, qui est un véhicule utilitaire, sa
principale utilisation étant le déplacement domicile-lieu de travail. Les
cyclomotoristes sont soit agriculteurs, salariés agricoles ou ouvriers (46
%), élèves ou étudiants (20 %). Le cyclo roule surtout en zone rurale et
cède la place à la moto dans les agglomérations de plus de cent mille
habitants.
Les motards, eux aussi, sont ouvriers ou étudiants à de très fortes
proportions (32 et 22 %). Mais une autre catégorie socioprofessionnelle
apparaît au-delà des 125 cm3, celle des employés et des cadres moyens (24
%). Quant aux rares cadres supérieurs et professions libérales (9 %), ils
n'enfourchent que les motos de grosse cylindrée.
Plus la cylindrée est importante, plus jeune est l'utilisateur :
trente-trois ans en moyenne sur les cyclos, trente-et-un ans sur les 80 à
125 cm3, vingt-trois ans pour les plus de 125 cm3. Les femmes sont presque
aussi nombreuses que les hommes à bicyclette, mais elles ne sont plus que
3 % pour la moto.
Le mode de paiement est assez significatif de la clientèle deux-roues. Les
motos qui coûtent entre 6000 et 15000 F (en gros, des 125 à 400 cm3) sont
payées au comptant : selon les vendeurs, 95 % des 125 cm3 sont réglées
cash, par les parents le plus souvent, puisque pour environ 80 %, cette
clientèle a entre dix-huit et vingt-deux ans. On remboursera ensuite papa
ou le grand frère à un taux d'intérêt nettement moins élevé que celui des
banques.
|
3
|
4
Il portait des culottes, des bottes de moto,
Un blouson de cuir noir avec un aigle sur le dos.
Sa moto qui partait comme un boulet de canon
Semait la terreur dans toute la région.
Jamais il ne se coiffait, jamais il ne se lavait,
Les ongles pleins de cambouis mais sur les biceps il avait
Un tatouage avec un cœur bleu sur la peau blême
Et juste à l'intérieur on lisait « Maman, je t'aime ».
Il avait une petite amie du nom de Marie-Lou;
On la prenait en pitié, une enfant de son âge,
Car tout le monde savait bien qu'il aimait avant tout
Sa chienne de moto bien davantage...
Il portait des culottes, des bottes de moto,
Un blouson de cuir noir avec un aigle sur le dos.
Sa moto qui partait comme un boulet de canon
Semait la terreur dans toute la région. |
Marie-Lou, la pauvre fille, l'implora, le supplia,
Dit « Ne pars pas ce soir, je vais pleurer si tu t'en vas.»
Mais les mots furent perdus, les larmes pareillement
Dans le bruit de la machine et du tuyau d'échappement.
Il bondit comme un diable avec des flammes dans les yeux;
Au passage à niveau, ce fut comme un éclair de feu
Contre une locomotive qui filait vers le Midi.
Et quand on débarrassa les débris...
On trouva sa culotte, ses bottes de moto,
Son blouson de cuir noir avec un aigle sur le dos
Mais plus rien de la moto et plus rien de ce démon
Qui semait la terreur dans toute la région...
« L'Homme à la moto »
version originale : Jerry Leiber/Mike
Stoller
paroles françaises : Jean Dréjac
chanson interprétée par Édith Piaf.
|
Affiche du film
The
Wild one
(L'Équipée sauvage)
de Laslo Benedek (1953).
|
Exercice 2
Le propre du texte littéraire est de rester ouvert à de
multiples interprétations. Ce pouvoir est de nature à rendre incertaine -
car trop ouverte - la problématisation des dossiers. C'est pourquoi il faudra
toujours veiller à commencer le relevé des arguments par un texte argumentatif
et à confronter le texte littéraire (narratif, poétique, théâtral) avec
celui-ci.
Voici deux textes :
le premier, de nature narrative, pourrait être rattaché à de nombreuses
problématiques d'étude. En quoi le texte argumentatif que nous citons ensuite,
rétrécit-il les problématiques possibles ? Quels arguments du texte 2
correspondent aux situations évoquées dans le texte 1 ? Quelle problématique
pourrait-on tirer de cette confrontation ?
1
[Gervaise et Coupeau, elle blanchisseuse, lui zingueur, se marient. Pour
échapper au mauvais temps, ils décident, avec les invités de la noce, de
visiter le musée du Louvre.]
La nudité sévère de l'escalier les rendit graves. Un huissier superbe, en gilet rouge, la livrée galonnée d'or, qui semblait les attendre sur le palier, redoubla leur émotion. Ce fut avec un grand respect, marchant le plus doucement possible, qu'ils entrèrent dans la galerie française. Alors, sans s'arrêter, les yeux emplis de l'or des cadres, ils suivirent l'enfilade des petits salons, regardant passer les images, trop nombreuses pour être bien vues. Il aurait fallu une heure devant chacune, si l'on avait voulu comprendre. Que de tableaux, sacredié ! ça ne finissait pas. Il devait y en avoir pour de l'argent. Puis, au bout, M. Madinier les arrêta brusquement devant
le Radeau de la Méduse ; et il leur expliqua le sujet. Tous, saisis, immobiles, ne disaient rien. Quand on se remit à marcher, Boche résuma le sentiment général : c'était tapé. Dans la galerie d'Apollon, le parquet surtout émerveilla la société, un parquet luisant, clair comme un miroir, où les pieds des banquettes se reflétaient. Mademoiselle Remanjou fermait les yeux, parce qu'elle croyait marcher sur de l'eau. On criait à madame Gaudron de poser ses souliers à plat, à cause de sa position. M. Madinier voulait leur montrer les dorures et les peintures du plafond ; mais ça leur cassait le cou, et ils ne distinguaient rien. Alors, avant d'entrer dans le salon carré, il indiqua une fenêtre du geste, en disant :
- Voilà le balcon d'où Charles IX a tiré sur le peuple. Cependant, il surveillait la queue du cortège. D'un geste, il commanda une halte, au milieu du salon carré. Il n'y avait là que des chefs-d'œuvre, murmurait-il à demi-voix, comme dans une église. On fit le tour du salon. Gervaise demanda le sujet des
Noces de Cana ; c'était bête de ne pas écrire les sujets sur les cadres. Coupeau s'arrêta devant
la Joconde, à laquelle il trouva une ressemblance avec une de ses tantes. Boche et Bibi-la-Grillade ricanaient, en se montrant du coin de l'œil les femmes nues ; les cuisses de l'Antiope surtout leur causèrent un saisissement. Et, tout au bout, le ménage Gaudron, l'homme la bouche ouverte, la femme les mains sur son ventre, restaient béants, attendris et stupides, en face de la
Vierge de Murillo. Le tour du salon terminé, M. Madinier voulut qu'on recommençât ; ça en valait la peine. Il s'occupait beaucoup de madame Lorilleux, à cause de sa robe de soie ; et, chaque fois qu'elle l'interrogeait, il répondait gravement, avec un grand aplomb. Comme elle s'intéressait à
la maîtresse du Titien, dont elle trouvait la chevelure jaune pareille à la sienne, il la lui donna pour la Belle Ferronnière, une maîtresse d'Henri IV, sur laquelle on avait joué un drame, à l'Ambigu. Puis, la noce se lança dans la longue galerie où sont les écoles italiennes et flamandes. Encore des tableaux, toujours des tableaux, des saints, des hommes et des femmes avec des figures qu'on ne comprenait pas, des paysages tout noirs, des bêtes devenues jaunes, une débandade de gens et de choses dont le violent tapage de couleurs commençait à leur causer un gros mal de tête. M. Madinier ne parlait plus, menait lentement le cortège, qui le suivait en ordre, tous les cous tordus et les yeux en l'air. Des siècles d'art passaient devant leur ignorance ahurie, la sécheresse fine des primitifs, les splendeurs des Vénitiens, la vie grasse et belle de lumière des Hollandais. Mais ce qui les intéressait le plus, c'étaient encore les copistes, avec leurs chevalets installés parmi le monde, peignant sans gêne ; une vieille dame, montée sur une grande échelle, promenant un pinceau à badigeon dans le ciel tendre d'une immense toile, les frappa d'une façon particulière. Peu à peu, pourtant, le bruit avait dû se répandre qu'une noce visitait le Louvre ; des peintres accouraient, la bouche fendue d'un rire;
des curieux s'asseyaient à l'avance sur des banquettes, pour assister
commodément au défilé; tandis que les gardiens, les lèvres pincées,
retenaient des mots d'esprit. Et la noce, déjà lasse, perdant de son
respect, traînait ses souliers à clous, tapait ses talons sur les parquets
sonores avec le piétinement d'un troupeau débandé, lâché au milieu de la
propreté nue et recueillie des salles.
Emile Zola, L'Assommoir, III, 1877.
|
2
Si l'amour de l'art est bien la
marque de l'élection séparant comme par une barrière invisible et
infranchissable, ceux qui en sont touchés de ceux qui n'ont pas reçu cette
grâce, on comprend que les musées trahissent, dans les moindres détails de
leur morphologie et de leur organisation, leur fonction véritable, qui est
de renforcer chez les uns le sentiment de l'appartenance et chez les
autres le sentiment de l'exclusion. Tout en ces lieux saints de l'art où
la société bourgeoise dépose les reliques héritées d'un passé qui n'est
pas le sien, palais anciens ou grandes demeures historiques auxquels le
XIXème siècle a ajouté des édifices imposants, bâtis souvent dans le style
gréco-romain des sanctuaires civiques, concourt à indiquer que le monde de
l'art s'oppose au monde de la vie quotidienne comme le sacré au profane :
l'intouchabilité des objets, le silence religieux qui s'impose aux
visiteurs, l'ascétisme puritain des équipements, toujours rares et peu
confortables, le refus quasi systématique de toute didactique, la
solennité grandiose du décor et du décorum, colonnades, vastes galeries,
plafonds peints, escaliers monumentaux, tout semble fait pour rappeler que
le passage du monde profane au monde sacré suppose, comme dit Durkheim, «
une véritable métamorphose », une conversion radicale des esprits [ ... ].
Si, par son sacré, l'œuvre d'art exige des dispositions ou des
prédispositions particulières, elle confère en retour sa consécration à
ceux qui satisfont à ses exigences, à ces élus qui se sont eux-mêmes
choisis par leur aptitude à répondre à son appel. Accorder à l'œuvre d'art
le pouvoir d'éveiller la grâce de l'illumination esthétique en toute
personne, si démunie soit-elle culturellement, et de produire elle-même
les conditions de sa propre diffusion [...], est s'autoriser à attribuer
dans tous les cas aux hasards insondables de la grâce ou à l'arbitraire
des « dons » des aptitudes qui sont toujours le produit d'une éducation
inégalement répartie.
P. Bourdieu, A. Dardel, L'Amour de l'art, 1969.
|
|