Il est devenu bien
difficile aujourd'hui de désigner des rites
indiscutables d'entrée dans l'âge adulte. Qu'en
est-il, tout d'abord, des rites que les adultes,
dans le passé, contrôlaient assez étroitement ?
L'obtention d'un diplôme d'études
secondaires, voire supérieures, ne constitue
assurément plus un rite d'accès à l'âge adulte,
particulièrement dans une conjoncture de crise
économique. Il semble d'ailleurs que pour lutter
contre "l'échec et les inégalités scolaires" on
tende à faire de ces diplômes de simples
certificats de présence sur les bancs de tel ou
tel lieu de "formation", et que les jeunes
eux-mêmes y prolongent leur passage pour éviter
d'entrer dans la vie active et y prendre leur
part de responsabilités. L'obtention d'un
premier travail (et de son corollaire, le
premier salaire) ne marque pas non plus,
généralement, un véritable changement d'état, et
ceci pour des raisons évidentes: instabilité
professionnelle des jeunes, précarité des
travaux qui leur sont confiés, etc. Les adultes
eux-mêmes ont renoncé à exercer le rôle qu'ils
jouaient traditionnellement dans l'initiation
des jeunes : à preuve la tolérance grandissante
des parents qui, au lieu d'aider réellement à
l'envol de leurs enfants - quitte à les
propulser hors du nid de façon pugnace -
consentent à les y abriter de plus en plus
longtemps ou à financer un logement
pseudo-indépendant. Le plus grave est qu'ainsi
se renforce un clivage social dans cette
génération post-adolescente, le niveau
socio-économique des familles permettant ou non
cette prolongation excessive de la dépendance à
l'égard des parents.
Mais parmi les rites que les adultes
supervisent moins directement ou qu'il ne
peuvent contrôler, n'en est-il pas qui
remplissent une fonction initiatique ?
L'initiation sexuelle ne saurait être
considérée aujourd'hui, dans nos sociétés, comme
un rite de passage à l' âge adulte. Il en est de
même, en général, pour le premier "véritable"
amour, le premier "orgasme satisfaisant", la
première maladie vénérienne... Ils peuvent
constituer des étapes importantes dans
l'existence de nombreux individus, mais ils ne
marquent pas automatiquement l'entrée dans une
autre vie comportant, à la fois, plus de droits
et plus de responsabilités : la société, la
famille jouent en effet ici (Sida oblige) un
rôle d'avertissement, de prévention mais aussi
de surveillance qui empêche le jeune de vivre
ces expériences seul et le rend dépendant jusque
dans ce domaine autrefois réservé. Qu'en est-il
du mariage, qui représentait probablement, dans
l'ancienne société, l'un des rites les plus
importants d'entrée dans la vie ? Il n'est plus
aujourd'hui la manifestation évidente d'un
"établissement". Chez les jeunes des classes
moyennes en particulier, il est de plus en plus
souvent précédé d'une période de cohabitation
censée offrir, à la fois, les avantages de la
conjugalité et ceux de la non-conjugalité. Cette
vie commune préalable amène à considérer le
mariage comme une simple formalité. D'autre
part, le recours plus facile au divorce confère
à l'union conjugale le caractère d'un mariage à
l'essai à durée indéterminée.
Les attitudes vis-à-vis de la fécondité
traduisent aussi une grande indécision. Quand
devient-on adulte de ce point de vue ? Les
couples (particulièrement les non-mariés)
retardent assez souvent la venue au monde de
leur premier enfant et celui-ci est un peu
considéré comme un enfant à l'essai dans une
union à l'essai : sa présence ne modifie pas
profondément les relations entre ses géniteurs
ni leur mode de vie. Ce n'est peut-être qu'avec
le deuxième ou le troisième enfant que les
parents se voient contraints d'adopter des
comportements plus responsables.
Il apparaît donc que les événements qui
pourraient tenir lieu de rites de passage ont
subi, dans nos sociétés, une double altération.
Ce sont de moins en moins des "épreuves",
risquées et probantes. Nos sociétés, en temps de
paix, n'offrent pas de véritables rites d'entrée
dans l'âge adulte. La plupart des individus
passent insensiblement de l'adolescence à une
apparente maturité en traversant un âge mal
défini que l'on peut dénommer "post-adolescence"
: nos vingt ans, période consacrée aux
expériences mais pendant laquelle on évite
d'avoir à prendre de graves décisions. Mais rien
ne dit que se vérifie plus qu'hier le cri de
Paul Nizan : « J'avais vingt ans; je ne
laisserai personne dire que c'est le plus bel
âge de la vie ».
De l'adolescence à la post-adolescence.
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L'entrée
dans l'âge adulte a longtemps été rythmée par
des étapes distinctes et continues.
Aujourd'hui, tout est brouillé, à commencer
par l'accès à l'emploi. Et la « jeunesse »
dure...
- Depuis vingt ans, toutes les études attestent
de cet allongement de l'état de jeunesse. Le
milieu des années 70 a marqué le début de la
désorganisation des calendriers. La continuité a
disparu tant sur le plan professionnel
qu'affectif. Le processus diplôme, emploi,
mariage, appartement, enfants, est devenu
irréalisable. Sauf en cas de qualification très
pointue, il est inconcevable d'accéder à
l'entreprise une fois sa formation achevée. Le
sas entre la fin des études et l'emploi stable
n'en finit pas de s'étirer tandis que les petits
boulots deviennent des passages obligés de plus
en plus longs. Pour se soustraire au décalage
entre calendriers scolaire et professionnel, les
jeunes choisissent de poursuivre un « cursus
file d'attente ». Il s'agit d'études-parking,
mais le sentiment que le diplôme protège
demeure. Pour preuve, le taux de scolarisation
des plus de 20 ans est de plus de 50 %. Cette
explosion scolaire élève le niveau d'attente
individuelle et accentue la frustration. Les
étudiants en Deug littéraire ou juridique sont
moins en fac par vocation que par impossibilité
de faire autre chose.
- Vous dites des difficultés économiques
qu'elles ne justifient pas seules cette «
jeunesse à rallonge ».
- Il existe un versant plus positif. Nous
évoluons dans une société qui valorise la
jeunesse en tant que telle. Tout pousse à
expérimenter le plus longtemps possible : avoir
une vie de couple, emménager, rompre, revenir
chez ses parents; goûter à une filière, opter
pour une autre l'année suivante... Ces
tâtonnements relèvent de l'initiation admise,
ils expriment une liberté enviable et
encouragée. L'âge adulte, c'est le sérieux et
les contraintes. Les jeunes ont donc des
sentiments ambivalents : d'un côté, ils
souffrent de ne pas devenir « grands » plus
vite, mais, de l'autre, ils se satisfont de la
marge de manœuvre qui est la leur. Les jeunes
diplômés continuent des études afin de ne pas
devenir adultes trop tôt. Sur le plan conjugal,
c'est la même chose : l'évolution des mœurs et
l'amélioration de méthodes contraceptives font
qu'ils peuvent multiplier les expériences avant
de former un couple stable.
- Il semble que les velléités d'indépendance
des jeunes soient moins fortes qu'avant.
- Ils rêvent toujours d'autonomie pour le
choix de leurs amis, de leurs études ou de leurs
loisirs et vivent à cet égard une tension avec
les parents. La différence, c'est qu'il y a
trente ans, cette tension était vécue comme
insupportable à l'âge de 20 ans et
qu'aujourd'hui, elle est tolérable jusqu'à 25 ou
26 ans dans les classes moyennes, et jusqu'à 30
ans dans les milieux favorisés. Cela s'explique
par la modification de la relation
parents-enfants : autrefois, l'autorité était
plus contraignante, amours et amis n'entraient à
la maison que s'ils étaient légitimes.
Aujourd'hui, les esprits sont plus ouverts,
d'autant que les parents ont souvent, eux-mêmes,
connu une période de latence au sortir des
études.
- Cette absence de revendication à devenir
adulte n'est-elle pas fonction du milieu
social ?
- Plus on appartient aux classes moyennes et
supérieures, plus la jeunesse est longue et plus
la tolérance parentale est grande. Aujourd'hui
comme hier, plus on a d'argent, plus on reste
jeune longtemps. Dans les sphères plus
précaires, c'est l'inverse. Avoir des parents au
chômage ne permet pas de goûter aux charmes de
l'indétermination. Certains, issus de classes
très défavorisées, passent vite des études à la
rue tant l'accès à l'emploi et au logement est
contrarié quand on ne peut pas rester dans le
nid familial. En résumé, selon le milieu social,
l'incertitude peut vite se muer en
marginalisation.
- Différées, désordonnées, les étapes vers
l'âge adulte sont-elles toujours des repères
forts ?
- Aujourd'hui, tout se passe par à-coups. A
mon sens, l'installation dans la vie de couple
est aujourd'hui moins significative, car elle
n'a pas le caractère définitif d'avant. Ce qui
me semble le plus symbolique dans le passage à
l'âge adulte, c'est le moment où l'on devient
parents. Là, mentalement, il n'y a pas de retour
en arrière possible. De fait, on fait
aujourd'hui des enfants de plus en plus tard.
Encore une fois, le calendrier est différé.
Propos recueillis par Nathalie Gathié, « Libération
», 22 août 1995.
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