générations
La plupart des sociologues, Louis Chauvel
en tête, soulignent un fait nouveau qui fait basculer le
sentiment de dette que chaque génération pouvait
raisonnablement entretenir à l'égard de la précédente :
aujourd'hui, il apparaît comme établi que les jeunes
générations vivront plus mal que leurs aînées. Comment n'en
ressentiraient-elles pas un sentiment d'injustice et de
frustration ? Le corpus de trois documents que nous
proposons ici présente le phénomène, en discerne les
causes et les conséquences, s'avise enfin à dégager quelques
perspectives d'avenir. Un plan analytique s'imposerait donc
dans la perspective d'une synthèse de documents. Nous en
esquissons les grandes lignes.
DOCUMENT
1.
Les générations sont-elles en passe de devenir une
nouvelle clé de lecture des fractures centrales de
la société française ? En tous cas, à l’heure où
l’on peine à dessiner, en France comme ailleurs, le
visage des sociétés nationales, et où l’analyse en
termes de classes sociales est de moins en moins
suffisante, les clivages liés à l’âge pourraient
connaître un regain de vitalité dans les années à
venir. Le monde social n’ignore pas, évidemment, que
les différentes générations connaissent un destin
social inégal – les récents événements de 2005 se
sont chargés, au besoin, de le lui rappeler. Mais le
tableau d’ensemble que dressent les chercheurs
montre que l’on ne saisit généralement pas toute la
portée de ces inégalités, qui se déploient, il est
vrai, dans un contexte historique tout à fait
particulier. Cette particularité de notre époque,
c’est bien entendu l’exceptionnel destin social de
la « génération 68 », comme l’a rappelé récemment le
sociologue Louis Chauvel, l’un de ceux qui poussent
le plus loin l’analyse en termes générationnels. Il
met en évidence, dans deux articles les facteurs qui
ont permis aux individus nés entre 1945 et 1955 de
connaître un progrès sans précédent. La « génération
68 » succède à des générations qui ont connu des
destins particulièrement dramatiques : la génération
1914 par exemple, celle de leurs parents, aura connu
un début de vie active des plus difficiles dans le
contexte de crise des années 1930, avant, surtout,
de connaître les affres de la Seconde Guerre
mondiale.
Grandissant eux, pour la première fois depuis
un siècle, en temps de paix, les baby-boomers vont
profiter à plein de la dynamique des trente
glorieuses : dans un pays en pleine reconstruction,
le travail ne manque pas, ce qui leur permet de
connaître, au cours des trois ans après la sortie
des études, un taux de chômage moyen très faible
d’environ 5%. Grâce notamment au développement de
l’Etat-providence, de l’éducation et de la recherche
(CNRS, universités), des services de santé, des
entreprises semi-publiques (EDF, France Telecom…),
ils vont être les principaux bénéficiaires de la
forte demande de cadres et professions
intellectuelles. Ils connaîtront ainsi une mobilité
sociale ascendante inouïe, assurant une rentabilité
maximale de leurs diplômes : dans les années 1970,
70% des titulaires d’une licence ou plus âgés de 30
à 35 ans sont cadres. Aujourd’hui, la « génération
68 » s’apprête à prendre sa retraite après une vie
de travail pratiquement sans accroc, et après avoir
fait jouer l’ascenseur social comme aucune autre
génération auparavant.
Des
« chances de vie » inégales.
Malheureusement,
cette parenthèse s’est très vite refermée : Les
générations nées à partir de 1955 ont connu une
dégradation progressive de leurs « chances de vie ».
Le phénomène le plus important de ce point de vue
est naturellement l’apparition d’un chômage de
masse, qui frappe notamment les nouveaux venus sur
le marché du travail. […]
Constat pessimiste ? L. Chauvel admet qu’il
est « sombre, mais il est fondé sur des bases
empiriques fortes, des analyses solides, des
résultats convergents ». D’autres auteurs dressent
un tableau plus nuancé. Claudine Attias-Donfut
rappelle, par exemple, que les baby-boomers ont eux
aussi souffert du chômage, avec un taux d’activité
des plus de 50 ans très bas, en baisse pour les
hommes depuis 1975 sous l’effet du chômage et des
préretraites. D’autre part, « les privilèges d’une
génération ne jouent pas nécessairement comme un
désavantage pour les autres générations. » On a
ainsi assisté à un renversement historique du sens
des solidarités, provoqué par l’Etat-providence
(avec l’instauration des retraites et le
développement de l’éducation), qui fait que ce sont
désormais principalement les jeunes qui bénéficient
des solidarités familiales. Résultat : l’écart de
revenus entre les âges se resserre, même si C.
Attias-Donfut reconnaît que cette réduction des
inégalités est « modérée ».
Ces correctifs ne suffisent donc pas à
entamer le constat général d’inégalités
socio-économiques fortes entre les générations au
détriment des jeunes. D’où le constat laconique de
L. Chauvel : « Pour la première fois en période de
paix, la génération qui précède ne laisse pas aux
suivantes un monde meilleur à l’entrée de la vie. »
En fait, selon lui, on a assisté, au milieu des
années 1980, au « changement d’un compromis
collectif », qui « nous a fait passer d’une
valorisation relative des générations les plus
récentes, d’un avenir positif dans lequel nous
pouvions investir, à une valorisation relative de la
protection de la stabilité des adultes et des
personnes âgées, fût-ce aux dépens des jeunes. » Le
principal coût de ce changement étant, encore une
fois, le chômage des jeunes. Selon le sociologue, ce
basculement comporte de grands risques. Et tout
d’abord celui d’une « dyssocialisation »,
c’est-à-dire non pas d’une absence de socialisation,
mais d’une socialisation difficile, inadaptée.
Concrètement, ce risque viendrait « d’un manque de
correspondance entre les valeurs et les idées que
reçoit la nouvelle génération (liberté individuelle,
réussite personnelle, valorisation des loisirs,
etc.) et les réalités auxquelles elle sera
confrontée (centralité du marché, hétéronomie,
pénurie, manque d’emplois intéressants, ennui, etc.)
» Plus profondément, « les difficultés
psychosociales de la nouvelle génération (notamment
les comportements violents, les incivilités en tous
genres, le suicide, etc.) pourraient être liés de
façon immédiate au fossé entre ce que les jeunes
croient mériter (sur la base d’une comparaison entre
les études et la position de leurs parents et les
leurs) et ce qu’ils peuvent réellement connaître ».
[…]
On pourra rétorquer à L.Chauvel que l’avenir
n’est pas encore joué. Reste qu’il laisse à penser
qu’il y a encore loin de la conscience, bien réelle,
des inégalités liées à l’âge, à leur prise en compte
effective dans la décision collective et notre
représentation de la société. En attendant, on ne
peut que faire des conjectures sur notre futur
immédiat. […]
Xavier Molénat, « Vers une fracture
générationnelle », Les Grands Dossiers
des Sciences Humaines, n°4,
septembre-octobre-novembre 2006.
|
DOCUMENT 2.
Les jeunes doivent-ils dénoncer une rupture
du pacte générationnel ?
Depuis Emmanuel Kant, la question des devoirs
réciproques des générations est ouverte, et le
restera. Cette question est même extrêmement
complexe, peut-être parce que nous ne savons pas
très bien ce que peut être la justice dans le temps
long. Il reste que Kant souligne l’extraordinaire
dissymétrie des générations à l’égard des progrès de
toutes sortes — longévité, progrès médicaux,
accumulation d’œuvres littéraires et philosophiques,
enrichissement économique, etc. — , d’où une
possible source d’injustice, incertaine donc
inquiétante.
En effet, il suffit d’être né plus tard pour
tirer de nos ancêtres proches et lointains des
bénéfices dont nous ne pouvons fournir la
contrepartie en retour : " les générations
antérieures ne paraissent s’être livré à leur
pénible besogne qu’à cause des générations
ultérieures, pour leur préparer le niveau à partir
duquel ces dernières pourront ériger l’édifice dont
la nature a le dessein, et donc pour que seules ces
générations ultérieures aient la chance d’habiter le
bâtiment auquel la longue suite de leurs ancêtres (à
vrai dire, sans doute, sans intention) a travaillé
sans pouvoir prendre part eux-mêmes au bonheur
qu’ils préparaient. " (Idée d’une histoire
universelle au point de vue cosmopolitique, 1784).
Ainsi, les puînés héritent d’un monde plus riche,
beau, complet et élaboré, autant de progrès produits
par le travail des anciens. C’est le privilège
d’être né plus tard. Cette dette envers les anciens
ne peut être réglée, sinon par un hommage à leur
mémoire, sauf, surtout, à remettre plus encore à nos
enfants, en ayant travaillé à notre tour pour leur
transmettre mieux encore.
Faute de parvenir à mesurer vraiment ce que
nous devons aux anciens, le risque est de ne savoir
pas non plus quoi remettre à nos successeurs. Cette
ignorance suscite l’inconfort intellectuel des plus
responsables. Pourtant, elle pourrait aussi fournir
l’alibi d’une incurie générale qu’il s’agit
d’examiner. Il convient en effet de lever le voile
sur le legs collectif qui est fait aux nouvelles
générations.
Sept
fractures générationnelles
Les
vingt-cinq dernières années, marquées par un
ralentissement économique et le chômage de masse,
laissent place à une fracture générationnelle
multiple d’autant plus difficile à ressouder qu’elle
est silencieuse et déniée. Sept éléments recueillis
depuis et mis bout à bout permettent de comprendre
que cette fracture résulte de notre inconséquence
historique.
Le premier élément concerne la répartition du
pouvoir d’achat : en 1975, les salariés de cinquante
ans gagnaient en moyenne 15 % de plus que les
salariés de trente ans, les classes d’âge adultes
vivant alors sur un pied d’égalité. Aujourd’hui,
l’écart est de 40 % : les fruits de la croissance
économique, ralentie depuis 1975, ont été réservés
aux plus de 45 ans. La lecture générationnelle
permet de comprendre que les jeunes valorisés d’hier
sont devenus les seniors favorisés d’aujourd’hui,
par l’ancienneté.
Le deuxième facteur affecte les progrès des
qualifications. En moyenne, d’années en années, la
part des salariés porteurs d’une responsabilité ou
d’une expertise valorisées continuent de
s’accroître, même depuis la " crise ". Cette
croissance est consubstantielle à notre
représentation du progrès social. Pourtant, chez les
salariés de trente ans, la part de ces emplois est
la même aujourd’hui qu’en 1980, sans progression
sensible : pour l’essentiel, l’expansion des cadres
est portée aujourd’hui par la dynamique des
quinquagénaires. Plus finement, les générations nées
entre 1945 et 1950 sont restées situées au long de
leur carrière sur la crête d’une vague montante de
cadres qui s’étiole pour les puînés. Les premiers
nés du baby-boom ont bénéficié d’une explosion
scolaire au début des années soixante et profité
ensuite de la dynamique d’emploi des jeunes de la
période 1965-1975 : développement d’EDF, du
nucléaire, de l’aérospatiale, du téléphone, de la
santé, de la publicité, de la presse, etc.
Le troisième enseignement relève d’un effet
de rémanence : pour une cohorte de naissance donnée,
la situation à trente ans conditionne les
perspectives à tout âge ultérieur. Pour ceux qui
n’ont pas fait leur place, les conditions tendent à
se figer ensuite. Les premières victimes du
ralentissement de 1975, les générations nées à
partir de 1955 et qui ont eu vingt ans quand le
chômage de masse s’étendait sur ceux qui n’étaient
pas à l’abri, conservent aujourd’hui les séquelles
de leur jeunesse difficile, même si ce ne sont plus
là de jeunes débutants. Il est préférable d’avoir
vingt ans en 1968 lorsque le taux de chômage dans
les deux ans de la sortie des études est de 4 %,
qu’en 1994 où ce taux culmine à 33 %. Le plein
emploi à l’entrée dans la vie adulte est une
ressource collective inestimable qui n’a pas été
transmise.
La quatrième leçon est le revirement des
chances d’ascension sociale : les parents des
soixante-huitards, parce qu’ils sont nés en moyenne
autour de 1910-1915, ont connu un sort difficile. Un
quart d’orphelins précoces, un quart d’enfants
d’invalides, une jeunesse dans la crise de
l’entre-deux guerres, puis la seconde guerre
mondiale. La reprise des Trente glorieuses
(1945-1975) les attend, mais ils ont déjà 36 ans
lorsque le système de retraite est créé, exigeant
d’eux 35 années de cotisations pour une retraite
pleine, un contrat pour eux impossible. Pour la
majorité, ce fut une vieillesse misérable dans une
société de jeunes riches. Pour la génération née
vers 1945, l’ascenseur social a fonctionné ainsi à
plein régime. Pour leurs propres enfants, nés vers
1975, ces conditions d’ascension sociale sont
souvent compromises, ces jeunes d’aujourd’hui étant
les enfants non plus d’une génération sacrifiée mais
d’une génération dorée. Le risque psychologique est
dès lors celui de l’intériorisation d’un échec en
apparence personnel, qui n’est autre qu’une débâcle
collective.
Le cinquième constat est que, pour la
première fois en période de paix, la situation de la
jeune génération est plus difficile que celle de ses
parents. La reprise économique de 1997-2000 a fait
croire en la fin du tunnel, mais le taux de chômage
dans les deux ans de la sortie des études est resté
supérieur à 20 %, soit quatre fois plus élevé que
celui de leurs parents au même âge. Trois années de
reprise, évanouies maintenant, ne pouvaient corriger
vingt-cinq années de déstructuration de fond.
Le sixième point est celui de la transmission
de notre modèle social aux générations futures. En
apparence, l’Etat-providence change avec le temps du
calendrier, mais il dissimule une dynamique
générationnelle. […] Aujourd’hui, les nouveaux
jeunes sortent de l’école autour de 21 ans, perdent
deux ou trois années au chômage sans indemnité ou
dans des activités informelles, et ne commencent à
cotiser véritablement qu’autour de 23 ans. Exiger 40
années de cotisations comme aujourd’hui, 42 ans pour
la proposition du rapport Charpin au Plan, voire
46,5 selon la suggestion du Medef, revient à allumer
une bombe à retardement démographique qui pourrait
exploser à partir de 2015, lorsque les candidats à
la retraite sans cotisations suffisantes se
multiplieront. […]
L’instruction de ce procès se clôt ici par
une septième section, concernant le problème de la
transmission, non pas patrimoniale mais politique.
Le déséquilibre de la représentation politique se
mesure à un indice clair : en 1982, l’âge du
représentant syndical ou politique moyen était de 45
ans, et il est de 59 ans en 2000. Un vieillissement
de 14 ans en 18 années de temps correspond à une
situation d’absence presque parfaite de
renouvellement : les quadras des années quatre-vingt
s’apprêtent à être les sexas des années zéro du xxie
siècle. […]
Le fait signale que les grandes orientations
qui engagent le long terme sont prises sans la
présence de ceux qui en assumeront les entières
conséquences. Lorsque les payeurs ne sont pas
convoqués aux agapes, on a lieu de s’interroger ;
l’absence des jeunes semble bien organisée, comme
dans le débat sur les retraites, alors qu’ils
assumeront les plus lourdes conséquences des
réformes. Pire, le vieillissement actuel du corps
politique, parallèle à celui de la recherche et de
l’université, des entreprises, etc. se développe
dans des conditions où rien n’est préparé pour
assurer une transmission. Il est à craindre que, tôt
ou tard, ce moment de transition sans transmission
ne vienne, avec d’autant plus de violence que rien
n’a été fait pour l’anticiper, mais que tout a été
mis en œuvre pour retenir le plus longtemps possible
le mouvement irrésistible du temps. [...]
Louis Chauvel, « La responsabilité des
générations », Ceras - revue Projet
n°266, Juin 2001.
|
DOCUMENT 3.
La sombre réalité du phénomène Tanguy.
[Julien Damon est responsable du
département questions sociales au Centre d'analyse
stratégique (ancien Commissariat au plan). Il
insiste sur les difficultés des jeunes
générations.]
– La question de la
«solidarité entre les générations» est-elle la
nouvelle priorité de la politique familiale ?
– Elle est en passe de
le devenir. C'est le thème retenu aujourd'hui pour
la Conférence de la famille. A l'occasion de ce
moment de discussion entre le gouvernement et les
partenaires sociaux, on verra que la politique
familiale ne s'envisage plus uniquement du côté des
enfants mais de tous les âges de la vie. C'est
l'occasion de rediscuter des questions d'équilibre
entre les âges et de la protection sociale des
générations. Le projet d'aide aux «aidants
familiaux» va dans le bon sens.
– Le traitement réservé
aux jeunes est-il équitable ?
– Les transferts des
personnes âgées vers les jeunes, sous forme de dons
ou de donations, ne représentent qu'un point de PIB
tandis que les sommes consacrées aux retraites
s'élèvent à douze ou treize points de PIB.
Aujourd'hui, ce sont les jeunes qui vivent la
précarité et la pauvreté. Auparavant, c'était les
plus âgés. On sourit du phénomène Tanguy. Mais la
réalité est plus sombre : des «adultes» avec très
peu de moyens sont collés chez leurs parents, qui en
ont peu aussi. En termes de générations, ce sont les
vieux qui ont les carrières les moins heurtées par
le chômage, par les difficultés à entrer dans la vie
active. Les jeunes ont des trajectoires de plus en
plus difficiles. Le système de protection sociale
n'est donc plus formaté pour les réalités
contemporaines.
– Faut-il craindre une
crise majeure ?
Il faut envisager sérieusement une rupture
potentielle du pacte générationnel. Tout le monde
tire la sonnette d'alarme, mais personne ne croit
que cela peut arriver, que les jeunes arrêtent de
payer leurs cotisations. Ceci est bien entendu loin
d'être évident, mais des arbitrages entre risques
sociaux sont certainement à étudier avec le plus
grand sérieux.
– La situation des
jeunes se dégrade. Quels en sont les signes les plus
visibles ?
– Aujourd'hui, à
l'université, on est un «jeune» chercheur à 40 ans.
Lorsqu'un jeune entrait dans la vie active en 1970,
son salaire était de 15 % inférieur à celui de ses
parents. Maintenant, ce chiffre est de 35 %. Les
transmissions de pouvoir pourraient et devraient se
faire plus tôt. L'âge moyen des hautes hiérarchies
dans les entreprises est impressionnant. Sur un
registre politique, il y a un grave problème de
représentation des jeunes : 40 % des votants, l'an
prochain, auront plus de 60 ans. La France est un
pays vieillissant, démographiquement et
politiquement.
– Que faire pour créer
du lien entre générations ?
– Il faudrait
encourager de petits changements comme ceux des
équipements intergénérationnels. Exemple : une
crèche dans une maison de retraite. Il faudrait
aider les personnes âgées à quitter les logements
sociaux devenus trop grands pour eux. Il y a aussi
l'idée de faire cohabiter les étudiants et les
personnes âgées. Ce sont des pistes et des signes
importants pour l'avenir.
– Y a-t-il d'autres
pistes ?
– Un plan solidarité
grand âge vient d'être annoncé. Une partie des
métiers de l'avenir sera là pour accompagner la
vieillesse. Il faut que ces métiers soient
valorisés. Il ne faudrait pas considérer que c'est
de la domesticité inacceptable, comme c'est le cas
pour tous les métiers de service en France. Dans les
pays de tradition libérale comme les Etats-Unis ou
sociale-démocrate comme la Suède, ils sont tout à
fait acceptés. Notons juste que la situation des
jeunes dans nombre de pays européens est moins
tendue. Politiquement, ils sont plus reconnus. En
Suède, quand on arrive à l'âge de la retraite, on ne
se présente plus.
Julien
DAMON propos recueillis par Didier
Arnaud.
Libération, 04/07/2006.
|
Tableau de confrontation
:
Texte
1
|
Texte
2
|
Texte
3
|
PISTES
|
Les
clivages liés à l’âge pourraient connaître un regain
de vitalité.
|
Ce
mécanisme de transmission est-il resté le même
aujourd’hui ?
|
Il
faut envisager sérieusement une rupture potentielle du
pacte générationnel.
|
Rupture
de la transmisssion entre les générations.
|
Les
« baby-boomers » profitent à plein de la dynamique des
Trente Glorieuses.
|
Les
générations nées entre 1945 et 1950 sont restées
situées au long de leur carrière sur la crête d’une
vague montante de cadres.
|
Ce
sont les vieux qui ont les carrières les moins
heurtées par le chômage.
|
Origine
: le destin privilégié des baby-boomers.
|
Les
générations nées à partir de 1955 ont connu une
dégradation progressive de leurs « chances de vie ».
|
Les
conditions d’ascension sociale sont souvent
compromises, ces jeunes d’aujourd’hui étant les
enfants non plus d’une génération sacrifiée mais d’une
génération dorée.
|
Les
jeunes ont des trajectoires de plus en plus
difficiles.
|
Conséquence
: dégradation des conditions de vie des plus jeunes.
|
Risque
d’une « dyssocialisation » de la jeunesse.
|
Le
fait signale que les grandes orientations qui engagent
le long terme sont prises sans la présence de ceux qui
en assumeront les entières conséquences.
|
Sur
un registre politique, il y a un grave problème de
représentation des jeunes.
|
Risque
de démission sociale de la part des jeunes.
|
Il
y a encore loin de la conscience, bien réelle, des
inégalités liées à l’âge, à leur prise en compte
effective.
|
Il
faut donc prendre la question au sérieux, parfois
inverser les tendances qui pensent d’abord aux adultes
installés avant de s’occuper des jeunes encore trop
souvent laissés sur la touche.
|
C'est
l'occasion de rediscuter des questions d'équilibre
entre les âges et de la protection sociale des
générations. Une partie des métiers de l'avenir sera
là pour accompagner la vieillesse.
|
Remèdes
? Agir pour intégrer les jeunes générations.
|
PROBLÉMATIQUE : quels sont les formes et les enjeux de
cette fracture générationnelle ?
CONSTRUCTION
DU PLAN :
|
? CAUSES :
Toutes les conditions ont été favorables à la
génération des "baby-boomers" (doc. 1 et 2) :
plein emploi, mobilité sociale ascendante,
rentabilisation maximale des diplômes.
Les générations suivantes ont connu une
dégradation de ces conditions : chômage,
ralentissement économique, faible représentation
des jeunes (doc. 3).
Le dette envers les anciens ne peut être réglée
comme précédemment (doc. 2).
? CONSÉQUENCES :
morales :
-
Les conditions de la transmission entre les
générations (doc. 2) se transforment et on
constate une absence de renouvellement.
- Ceci engendre des difficultés psychosociales
chez les jeunes (doc. 1).
socio-économiques :
-
On assiste à un revirement des chances d’ascension
sociale (les seniors sont plus favorisés, doc. 2),
- et à une "dyssocialisation" (doc. 1) :
socialisation en effet difficile, inadaptée, due
au sentiment de frustration des jeunes.
- D'autre part, les solidarités se
renversent (doc. 1) en faveur des plus jeunes
("phénomène Tanguy", doc. 3).
? PERSPECTIVES D’AVENIR :
Les générations sont une clé de lecture des
fractures sociales. Cette prise de conscience n’a
pas encore entraîné de décision (doc. 1).
On peut nourrir des inquiétudes sur les remèdes à
apporter, craindre même une absence totale de
transmission (doc. 2). Cette fracture reste en
outre silencieuse car elle est déniée (doc. 2).
Ainsi une rupture du pacte générationnel est
potentielle, sauf si quelques remèdes sont
mis en place : par exemple, des métiers
d’accompagnement de la vieillesse
(doc. 3).
|
|
EXERCICE
2 : Génération virtuelle.
|
|
Génération virtuelle, ou Génération Y ou encore Digital
natives (natifs numériques) : ces termes désignent une même
classe d'âge, née entre 1985 et 1995. Ces jeunes qui,
aujourd'hui, ont entre 15 et 25 ans ont pour point commun
d'être nés au milieu des technologies numériques et d'être
façonnés par elles dans leurs comportements, leurs valeurs,
leurs modes de vie. Mark Prensky, enseignant et chercheur
américain, dans un essai paru en 2001, Digital
Game-Based Learning, a décrit le phénomène
et initié le vocabulaire qui le caractérise : ainsi les digital
natives sont nés avec Internet et le multimédia, le portable
et le mp3. Leurs aînés seraient, eux, des digital
immigrants, reconnaissables au fait, par exemple, de
devoir imprimer un texte pour le lire.
Distingue-t-on ici les caractères qui façonnent une
génération à part entière et la séparent durablement de ses
prédécesseurs ? Le dossier qui suit tente de faire le point
sur cette génération émergente, d'en cerner les valeurs,
d'en peser les mérites et les dangers, ce qui sera l'objet
d'une synthèse de documents.
1) SYNTHESE DE
DOCUMENTS : Vous présenterez de
ces quatre documents une synthèse objective, concise et
ordonnée.
2) ECRITURE
PERSONNELLE : « Les générations
balayent en passant jusqu’au vestige des idoles qu’elles
trouvent sur leur chemin, et elles se forgent de
nouveaux dieux qui seront renversés à leur tour »,
écrivait Balzac.
Pensez-vous qu’une génération nouvelle s’établit
forcément sur les ruines de la précédente ? Pouvez-vous
évaluer ce que vous devez à vos aînés ?
DOCUMENT 1
Digital
natives : ils vont bouleverser l'entreprise
Entretien avec Monica Basso, vice-présidente de
recherche au Gartner1, recueilli par Le
Monde Informatique.
Le Monde Informatique.fr : Comment Gartner
définit-il les Digital natives ?
Monica Basso : Nous utilisons la définition donnée
par Marc Prensky : une personne de moins de 24 ans
qui a grandi en étant intensément exposée à la
technologie et au numérique.
M.I : En quoi se distinguent-ils de leurs aînés ?
M.B.
: Leurs compétences et leurs comportements sociaux
sont complètement
différents de ce que l'on appelle les « immigrés »,
les personnes qui
n'ont pas été exposées à une utilisation de la
technologie dès leur
naissance, mais qui l'ont adoptée peu à peu, par la
force des choses.
Les Digital Natives ont mis au point des capacités
cognitives
radicalement différentes de celles de leurs aînés.
Ils aiment
travailler en équipe, tout en ressentant un fort
besoin d'autonomie et
d'indépendance (qu'il faut valoriser), ils sont
multitâches, créateurs
de contenu, ils voyagent volontiers, ils fourmillent
d'idées et sont
avides de connaître de nouvelles cultures. Ils ont
tendance à rejeter
l'autorité, mais ils acceptent la compétition. Ils
ont également
développé de nouvelles capacités pour être plus
interactifs. Ils
consomment autrement l'information, ils la digèrent
très vite et ils en
ont une conception visuelle et non-linéaire. Un
exemple : l'élaboration
d'un rapport ou d'un projet comporte automatiquement
un aspect
multimédia pour eux, ils sont friands de graphiques,
de mouvements, de
sons, le tout récolté en quelques minutes sur le
Web. Ils zappent
énormément, ils cessent leur lecture après quelques
phrases, leur style
d'apprentissage est basé sur l'expérimentation et
sur le « bricolage »
au jour le jour. A l'inverse, les immigrants ont
besoin d'accumuler les
expériences sur le long terme. Ils sont omniprésents
dans les univers
virtuels qui font désormais intégralement partie de
leur quotidien, que
ce soit via les réseaux sociaux, où ils possèdent
souvent de multiples
identités numériques, les forums, les chats, les
sms...
M.I. : À long terme, les DN sont-ils susceptibles
d'influencer et de modifier la façon dont les
entreprises collaborent et travaillent ?
M.B. : Ces étudiants sont les futurs employés des
entreprises. Leur présence et leur pouvoir est amené
à croître, en raison de leurs compétences
techniques, de leur familiarité avec les produits
numériques et de leur capacité à récupérer des
informations. Leur arrivée modifiera profondément
les relations entre employeurs et employés.
M.I. : Quels sont leurs points faibles et leurs
points forts ?
M. B. : Ils rejettent les structures hiérarchiques
trop figées mais ils aiment collaborer à plusieurs
sur un projet, pas forcément sur le même lieu de
travail. Ils sont très axés « groupe », alors que
les immigrants pensent d'abord à résoudre les
problèmes individuellement, dans leur coin.
M. I. : Les entreprises sont-elles prêtes à employer
les DN ?
M.B. : Les entreprises sont rarement conscientes de
l'ampleur du changement que l'arrivée des DN va
entraîner. Beaucoup y portent trop peu d'attention
d'ailleurs. D'ici à 2018, elles seront pourtant
confrontées à une véritable « croisée des chemins »
entre les baby-boomers (qui s'approcheront de la
retraite mais qui seront encore en poste) et la
déferlante des Digital Natives. Les entreprises
devront composer avec tout ce petit monde et
déployer des plans de travail avec des personnes
d'âges, d'expériences et de cultures différents.
________________________________________________
1.
Gartner Inc., fondée en 1979, est une entreprise
américaine de conseil
et de recherche dans le domaine de la
technologie
|
DOCUMENT 2
Qui sont les « Digital Natives » ?
Par Marc-André Allard
Suite aux travaux de Mark Prensky, le terme «
Digital Native » a fait son chemin pour décrire de
façon plus globale la génération des adolescents
(11-18 ans) et des jeunes adultes (18-25 ans)
d’aujourd’hui. Comme leurs ainés en leur temps, ils
expérimentent les affres et les bonheurs du passage
à l’âge adulte : changements physiques et hormonaux,
apprentissage de la sociabilité, tiraillements entre
besoin de protection et envie d’émancipation…
Mais ces jeunes ont aussi leurs spécificités.
Les petits Français ne font pas exception. Ainsi,
l’apprentissage des nouvelles technologies démarre
très tôt, dès la préadolescence, et se développe
particulièrement au collège. Selon TNS Media
Intelligence (étude Consojunior 2008), 60% des
collégiens français sont sur MSN (la solution de «
chat » en ligne la plus populaire), et un tiers
d’entre eux ont créé et tiennent à jour un blog.
Cela démontre une certaine soif de prise de parole,
d’échange et de communication avec ses pairs et ses
proches.
Il semble d’ores et déjà acquis que les 11-18
ans passent davantage de temps sur le web que devant
la télévision, et que les audiences des grandes
chaines françaises s’effritent sur cette cible
(durée d’écoute moyenne des chaînes hertziennes en
baisse de 5 minutes de 2007 à 2008 selon Aegis
Media).
Le corollaire de ces pratiques numériques est
le développement d’une culture de l’immédiateté, de
l’accessibilité, et de la gratuité. Autant de
phénomènes qui représentent un véritable défi pour
les industriels (comment faire accepter un
produit/service payant, particulièrement dans les
univers touchés par le téléchargement illégal ?),
les marques (comment s’adresser à une cible aux
pratiques médias et aux centres d’intérêt de plus en
plus fragmentés ?), mais aussi les politiques
(comment intéresser ces jeunes citoyens, futurs
électeurs, à la vie de la communauté, alors que la
tendance est à l’éclatement en micro-communautés,
parfois purement virtuelles ?).
A quoi les reconnaît-on ?
Les nouvelles technologies introduisent ainsi
de nouvelles formes de comportements. Mais tout ne
se passe pas que dans la tête. La pratique du «
texto », des manettes de jeux vidéos, ou encore les
écrans tactiles, ont notamment réhabilité la main
dans sa fonction d’outil.
Si l’on en croit Sadie Plant (à l’époque
chercheuse à l’Université de Warwick, Royaume-Uni),
on serait même à l’aube d’une mutation physique de
taille. Elle a étudié, pendant six mois, le
comportement des enfants et adolescents utilisateurs
de téléphones portables à Londres, Pékin, Chicago et
Tokyo. Il en ressort que, chez certains de ces
adolescents, la forme et l’utilisation des doigts
tendraient à se modifier. Ainsi, le pouce
remplacerait l’index pour montrer une direction,
appuyer sur un bouton de sonnette, etc. [...] Après
tout, l’anglais « digital » n’est-il pas dérivé de «
digit » (chiffre, nombre), lui-même dérivé de
l’habitude de compter sur ses doigts ? Juste retour
des choses.
Quand ils auront trente ans en 2025…
Une question taraude cependant tous les
départements d’études et de planning stratégique des
agences, des annonceurs et des partis politiques :
qui seront ces jeunes dans 15 ans ? Quels seront
leurs rapports aux médias ? Leurs valeurs, usages,
attitudes et attentes vont-ils rester les mêmes
(hypothèse faite par les tenants d’un marketing dit
« générationnel ») ? Ou bien vont-ils se «
normaliser » en se rapprochant des comportements de
leurs aînés, à mesure qu’ils entrent dans l’âge
adulte ? Et cette soif de participation,
d’interaction, de prise de parole, va-t-elle se
matérialiser dans un regain d’intérêt pour la
politique et se prolonger dans de nouvelles formes
d’engagement ?
On avance souvent l’élection de Barack Obama
comme cas d’école. Le Pew Research Center, analysant
dès le 12 novembre 2008 les chiffres du scrutin, a
montré que, si le vote des jeunes adultes n’a pas
été décisif dans la victoire de Barack Obama,
ceux-ci ont néanmoins voté en masse pour ce dernier
(66% des 18-29 ans pour 53% de l’ensemble des
électeurs). Plus encore, l’institut rappelle leur
rôle primordial dans la campagne du candidat
démocrate, à travers notamment l’utilisation des
nouveaux outils technologiques, ainsi que, chiffres
à l’appui, leur mobilisation et leur participation
record au scrutin.
Si l’on en croit cet exemple, qui concerne la
tranche d’âge supérieure des « Digital Natives »,
quelque chose serait en train de changer en
profondeur dans la génération des 15-25 ans, pour
les quinze ans à venir. Les paris sont désormais
ouverts…
|
DOCUMENT
3
J'AI PEUR DU
VIRTUEL
[Frédéric Beigbeder (44 ans) annonce en ces
termes son départ de Facebook1 :]
Ce qui nous a mis dedans en 2008, c'est le
virtuel. C'est quand l'économie a cessé d'être
réelle qu'elle a ruiné le monde. Le virtuel rend
fou. C'est le problème numéro un des ados :
Facebook les drogue au narcissisme. Quand j'avais
15 ans, j'allais au café près du lycée jouer au
flipper avec mes camarades de classe. Je ne me
dépêchais pas de rentrer : je leur parlais en
face. Que va devenir une génération qui drague sur
photos et petites annonces, exhibe sa vie privée
dans les moindres détails –
à côté, les images de Voici sont pudiques –
et préfère le virtuel au réel ? Le virtuel est le
nouvel opium du peuple. C'est le média de ceux qui
n'ont pas accès aux vrais médias. La reine
Marie-Antoinette disait : « Ils n'ont pas de pain
? Donnez-leur de la brioche.» La brioche Facebook
fournit une illusion de communion superficielle.
Je prédis que de nombreux groupes de haine
vont se monter contre moi à la suite de cet
article. Les internautes sont très tolérants, sauf
quand on critique Internet. Tant pis, je pose la
question : avons-nous vraiment besoin de retrouver
les gens que nous avons volontairement perdus de
vue ? [...]
Le virtuel est l'empire des fakes2
et des frustrés, ou simplement des losers
tristes et seuls, timides et respectables,
auxquels on offre un mensonge, en échange d'une
surveillance orwellienne3 de leurs
habitudes de consommation. Ohé, les jeunes,
sortez, discutez, bossez au lieu de vous prendre
en photo toute la journée ! Vous verrez comme la
réalité réchauffe. J'annonce ici la fermeture de
ma page Facebook. Il y a la même différence entre
le réel et le virtuel qu'entre la vie et la mort.
Or moi, je viens de prendre une grave décision :
vivre.
____________________________
1. Facebook est un site Web de réseautage social
destiné à rassembler des personnes proches ou
inconnues.
2. Fake : sur les forums ou les chats de
discussion, personne qui se dissimule derrière
l'identité d'une autre.
3. allusion au roman d'Orwell, 1984, et
au système de surveillance qu'il imagine, Big
Brother.
|
|
DOCUMENT
4
Michel Serres
« Le virtuel est la chair même de l'homme »
Propos recueillis par
Michel Alberganti
"Le Monde", édition du 18 juin 2001. |
–
De nombreux philosophes dénoncent les dangers du
développement du virtuel via internet et les
techniques numériques. Ils stigmatisent la perte de
contact avec le réel et l'altération du lien social.
Comment réagissez-vous à ces critiques ?
–
Prenez le cas de Madame Bovary, qui s'ennuie en
Normandie pendant que
son mari passe son temps à visiter ses clients à la
campagne. Elle fait
l'amour beaucoup plus souvent en esprit qu'en
réalité. Elle est
entièrement virtuelle. Madame Bovary,
c'est le roman du virtuel. Et quand je lis Madame
Bovary,
comme n'importe quel autre livre, je suis aussi dans
le virtuel. Alors
que ce mot semble créé par les nouvelles
technologies, il est né avec
Aristote. Le modernisme du terme n'est qu'apparent.
Tous les mots latins en "or" ont donné des mots
français en "eur" :
horreur, honneur... Sauf un ! Lequel ? Le mot amour.
Amor a donné amour. Pourquoi ? Il semble
qu'il ait été
inventé par les troubadours de langue d'oc à
l'occasion du départ pour
les croisades. Il s'agissait alors de chanter les
princesses
lointaines. Ainsi, c'est comme si l'amour avait été
inventé pour et par
le virtuel. « L'absence est à l'amour ce qu'est
au feu le vent, / Il éteint le petit, il allume le
grand »,
écrivait Bussy-Rabutin. Nous sommes des bêtes à
virtuel depuis que nous
sommes des hommes. Pendant que je parle, une partie
de mes pensées est
à ce que je dois faire ensuite, une partie est à mes
cours de Stanford,
une autre se souvient de mon dernier voyage en
Afrique du Sud... Toutes
nos technologies sont le plus souvent du virtuel.
– Quelles
caractéristiques distinguent le "nouveau" virtuel de
ce virtuel traditionnel ?
–
Quasi aucune ! On va dire que les jeunes sont tout
le temps dans le
virtuel et qu'ils vont s'étioler... Or, dans notre
génération, tout le
monde a été amoureux de vedettes de cinéma que l'on
n'a jamais
embrassées qu'en images. Le virtuel est la chair
même de l'homme. Une
vache, elle, n'est pas dans le virtuel. Elle est
dans son carré d'herbe
en train de brouter...
En revanche, dès le VIe siècle avant Jésus-Christ,
chaque fois qu'un
géomètre traçait un cercle ou un triangle sur le
sol, il ajoutait : «
Attention, cette figure n'est pas là, il ne s'agit
pas de celle-là, ce
n'est pas la bonne ! » Où est la bonne ? On ne sait
pas. On avait même
créé alors un ciel des idées. C'était entièrement
virtuel. Le monde des
mathématiques est réel, mais il est réel avec un
statut bien déterminé,
un statut d'absence.
– Tout cela ne vous
semble donc absolument pas nouveau...
– En fait, on peut
distinguer les
arguments "contre" extrêmement classiques, dont on
ne s'aperçoit pas à
quel point ils sont vieux et se répètent, et de très
rares arguments
qui, en effet, sont spécifiquement modernes. Parmi
les critiques les
plus ressassées, on trouve par exemple la quantité
d'information que
nous ne pourrons pas digérer tellement elle est
énorme. Il y a une
citation de Leibnitz que je donne souvent : « Cette
horrible quantité
de livres imprimés qui m'arrive tous les jours sur
ma table va sûrement
ramener la barbarie et non pas la culture.» Leibnitz
avait dit cela au
XVIIe siècle à propos de l'imprimerie et des
bibliothèques. Personne
n'a lu toute la Grande Bibliothèque ni celle du
Congrès à Washington.
Mais le sujet collectif qui s'appelle "nous",
l'humanité, l'a lue. Il
n'y a pas un seul livre qui n'ait pas été lu par
quelqu'un. Il faudrait
quand même que ceux qui manipulent ces arguments
ultraclassiques
connaissent un peu d'histoire, un peu d'histoire des
sciences et des
techniques et un peu de philosophie. Cela les
rassurerait tout de
suite. Autrement dit, les nouvelles technologies ont
deux
caractéristiques. Premièrement, elles sont
extrêmement anciennes dans
leurs buts et leurs performances et
extraordinairement nouvelles dans
leurs réalisations.
– Nombre d'hommes
politiques et d'intellectuels dénoncent les risques
de fracture numérique. Qu'en pensez-vous ?
–
Prenons l'éducation. On ne compare jamais la
fracture que les nouvelles
technologies pourraient créer avec celle qui existe
sans les nouvelles
technologies. Or cette dernière précipite les plus
pauvres dans
l'ignorance totale. Et elle éduque à grands frais
les gens à Standford
ou Harvard. Comparée à cette fracture-là, celle que
pourrait engendrer
le numérique apparaît comme une justice !
En effet, l'investissement qu'imposent les nouvelles
technologies n'est
guère supérieur à celui qu'ont consenti les plus
pauvres à l'époque où
ils ont acheté la télévision. Je ne vois donc pas
comment la fracture
dite numérique pourrait aggraver la fracture
existante aujourd'hui.
Pour ce qui est du lien social, il est convenu de
parler, le plus
souvent, de l'impact global des nouvelles
technologies en citant la
possibilité de communiquer avec des personnes
situées n'importe où sur
la planète. Mais on oublie toujours que le téléphone
mobile, par
exemple, a décuplé les contacts de proximité. La
plupart des mères de
famille ont un portable pour savoir où se trouve
leur fille à la sortie
de l'école... Cela multiplie les contacts au plus
proche. Combien cela
coûte-t-il ? Rien d'extraordinaire alors qu'avec les
anciennes
techniques les coûts sont extraordinaires !
En matière de fracture culturelle, la même
comparaison s'impose. Là
encore, la fracture existe surtout avec les systèmes
les plus anciens.
La télévision a plus apporté aux moins cultivés
qu'aux plus cultivés.
Ce sont d'ailleurs les gens hypercultivés qui la
critiquent. De même,
le téléphone de troisième génération va mettre des
spectacles et de la
culture à la portée de tout le monde. C'est toujours
une affaire de
coût. Et celui qu'imposent les nouvelles techniques
est dérisoire par
rapport à celui des anciennes.
– Que vont-elles
changer ?
– La société, en grande
partie. Comme
avec chaque nouvelle technologie. Quand l'écriture
apparaît, c'est un
lieu commun de tous les historiens que de dire
qu'elle a affecté la
ville, l'Etat, le droit et probablement le commerce.
Une grande partie
des pratiques sociales dont nous sommes les
héritiers sont issues de
l'écriture. Sans parler du monothéisme, la religion
de l'écrit. Et
puis, quand arrivent la Renaissance et l'invention
de l'imprimerie, à
peu près les mêmes zones de la société sont touchées
: nouvelles formes
de démocratie, nouveaux droits, nouvelle pédagogie.
C'est ce genre de
pratiques sociales dont on peut penser qu'elles
seront bouleversées. Et
d'ailleurs, elles le sont déjà.
– Quels domaines sont
touchés dès aujourd'hui ?
– D'abord toute la
science. Depuis
l'ordinateur, il n'y a pas une science qui n'ait été
touchée de façon
profonde, jusqu'à la technique expérimentale ou le
recueil des
données... Ce ne sont pas les savoirs qui sont
transformés, c'est le
sujet des savoirs. Nous avons déjà parlé du sujet
collectif. Par
exemple, les laboratoires travaillent par courriel
et en temps réel.
Ils n'attendent plus les colloques, les rencontres,
les voyages.
– Ces facilités
d'échange jouent-elles un rôle dans la création de
ce nouvel humanisme auquel vous faites souvent
référence ?
–
Il s'agit d'un projet qui m'est cher et que j'ai
exposé sans succès
devant les ministres. Il consiste à dire,
contrairement à ce que
pensent les pessimistes, que l'ensemble des sciences
a dégagé
aujourd'hui ce que j'appelle un grand récit. Chaque
science ajoute son
affluent à cet énorme récit qui se développe un peu
comme un fleuve. Ce
dernier existait, bien sûr, auparavant mais il était
extrêmement
fragmenté, moins unitaire, et il n'y avait pas cette
espèce de
conscience de tous les savoirs d'appartenir à ce
récit, d'y apporter sa
pierre, de le rectifier sans cesse, de le
déconstruire et de le
reconstruire. Cet immense récit, qui est aujourd'hui
globalement vrai,
appartient désormais à la totalité de l'humanité. Il
existe, nous avons
les outils nécessaires pour nous le transmettre et
il constitue
aujourd'hui le fondement de notre culture.
– Quels autres
avantages voyez-vous à ce temps réel souvent
critiqué ?
–
La souplesse apportée par le temps réel devient
telle qu'il m'arrive,
comme à beaucoup de mes amis, d'être déjà scandalisé
par les processus
anciens qui me paraissent dinosaures. Comme quand il
faut se déplacer
pour aller à un guichet. On en est encore là !
Ceux qui critiquent doivent s'apercevoir loyalement
à quel point ils
sont des dinosaures. Lorsque des jeunes de 16 ou 17
ans équipés de
téléphones portables ou de courriel ne prévoient pas
de se voir le
soir, ils peuvent organiser une rencontre au dernier
moment grâce à
quelques messages. Auparavant, pour organiser la
même rencontre, il
aurait fallu plusieurs jours, s'écrire, nommer un
patron... Ainsi, le
temps réel rend dinosaure le temps d'autrefois. Et
tout d'un coup, cela
va être vrai pour le travail, l'administration, la
politique,
l'enseignement...
– Pouvez-vous estimer
dans quels délais ces transformations seront
effectives ?
–
Dans les années 1960, au grand scandale des
philosophes, j'ai dit
qu'Hermès remplacerait Prométhée, c'est-à-dire que
la société de
communication remplacerait la société de production.
J'ai dû attendre
longtemps, quinze à vingt ans, pour que cela arrive.
A l'époque où j'ai
fait mon rapport sur l'enseignement à distance, je
ne pensais pas que
ces techniques se développeraient si vite.
On peut toujours dire ce qui arrivera mais jamais
quand cela se
produira. Si l'on équipe chaque Français d'un
téléphone de troisième
génération, ce qui n'est pas coûteux par rapport au
PNB, chaque
Français, y compris les enfants de 11 ans, pourra
donner son avis à
chaque instant, sur n'importe quel sujet. Cela ne
peut pas ne pas
changer les choses.
– L'être humain est-il
prêt pour ce changement ?
– Je ne sais pas. Mais
je sais que
l'œil, qui a été formé à l'époque de Lucy, s'est
révélé apte au
pilotage d'un avion à réaction. Comment un organe,
adapté du point de
vue darwinien à la marche dans une forêt, peut-il
servir ne serait-ce
qu'à la conduite d'une voiture avec les images qui
défilent ? On est
pourtant passé de la marche à cheval ou à pied à la
voiture en
cinquante ans. Et nous n'utilisons notre cerveau
qu'à 20 ou 25 %. Alors
réveillons-nous !
On oublie, par ailleurs, l'une des grandes lois de
la technologie qui
est ce que j'appelle l'inversion de la science.
Qu'est-ce que la
science ? La science, c'est ce que le père enseigne
à son fils.
Qu'est-ce que la technologie ? C'est ce que le fils
enseigne à son
papa. Je ne connais pas aujourd'hui d'adulte un peu
rassis, un peu
réactionnaire et attaché aux traditions qui,
lorsqu'il a un enfant,
n'ait pas appris grâce à lui à utiliser un
magnétoscope. Par
conséquent, cela annule le problème de
l'assimilation. Comment un
enfant de onze ans peut-il enseigner le
fonctionnement d'un appareil
considéré comme compliqué à un adulte sortant de
Polytechnique ? Il
faut en tirer les conséquences. C'est que la
technologie n'est pas si
difficile que cela. Ce phénomène s'appelle la
néoténie, en termes
d'évolution darwinienne. C'est une invention d'un
biologiste
néerlandais du début du siècle qui disait que
l'évolution allait dans
le sens d'un rajeunissement de l'embryon. L'homme ne
ressemble pas à un
chimpanzé plus vieux, mais à un embryon de chimpanzé
plus jeune.
|
SYNTHESE DE
DOCUMENTS
a)
tableau de confrontation :
Doc.1
- entretien M. Basso
|
Doc.2
- M.-A. Allard
|
Doc.3
- F. Beigbeder
|
Doc.
4 - M. Serres
|
PISTES
|
[génération]
intensément exposée à la technologie et au
numérique |
l’apprentissage
des nouvelles technologies démarre très tôt |
|
Nous
sommes des bêtes à virtuel depuis que nous sommes
des hommes |
l'imprégnation précoce de cette génération aux
nouvelles technologies constitue-t-elle un
phénomène nouveau ? |
de
nouvelles capacités pour être plus interactifs |
soif
de participation, d’interaction, de prise de
parole
|
génération
droguée au narcissisme - le média de ceux qui
n'ont pas accès aux vrais médias |
le
téléphone mobile a décuplé les rapports de
proximité |
le
goût de cette génération pour des formes nouvelles
de communication est-il sain et authentique ? |
rejettent
les structures hiérarchiques trop figées |
la
tendance est à l’éclatement en micro-communautés
|
une
surveillance orwellienne de leurs habitudes de
consommation - une illusion de communion
superficielle |
Qu'est-ce
que la technologie ? C'est ce que le fils enseigne
à son papa |
les
relations transversales goûtées par les DN
abolissent-elles toute hiérarchie ? |
les
entreprises devront composer avec tout ce petit
monde
|
phénomènes
qui représentent un véritable défi pour les
industriels |
|
le
temps réel rend dinosaure le temps d'autrefois
(travail, administration, politique) |
l'arrivée
de la nouvelle génération engage plusieurs défis
pour l'avenir. |
|
on
serait même à l’aube d’une mutation physique de
taille |
Le
virtuel rend fou, la réalité réchauffe |
–
L'être humain est-il prêt pour ce changement ?
– Je ne sais pas. Mais je sais que l'œil s'est
révélé apte au pilotage d'un avion à réaction.
|
il
faut se préparer à des mutations physiques et
mentales. |
L'objectivité requise par la synthèse nous amènera à
négliger le caractère superficiel et foncièrement ridicule
du texte de F. Beigbeder, mais force est de constater que
sa présence dans le corpus transforme la plupart des
pistes en questions : faut-il craindre ou non la prégnance
du "virtuel" dans cette génération ? Ce n'est pourtant pas
la problématique que nous retiendrons : aucun des
documents ne fait écho aux craintes exprimées par cette
intervention solennelle ! On verra rapidement que le
dossier se traite plus aisément en envisageant
successivement les domaines dans lesquels la génération «
Y » peut entraîner les mutations les plus profondes. Ces
perspectives d'avenir valident le choix d'un plan
analytique.
? Problématique
: quels enjeux pour l'avenir incarne cette génération dite
"virtuelle" ?
b)
construction du plan :
I - Qui
sont-ils ? :
a -
une génération intensément exposée aux
nouvelles technologies :
- elle est née, a grandi avec ces
technologies (doc. 1, 2 et 3)
- elle manifeste du dédain pour la TV au profit
du web (doc. 2) ; elle pratique le téléphone
mobile (doc. 4)
- l'univers virtuel fait partie de son quotidien
(doc.1, 3).
b - de nouvelles formes de communication
- cette génération pratique assidument les
réseaux sociaux (doc. 1, 3) ;
- elle a un usage compulsif du chat en
ligne (doc. 2).
- sa soif
d'échange (doc. 2) souligne la commodité
du portable (doc. 4), .
c - le goût de la transversalité
- on assiste à un basculement des
hiérarchies habituelles (doc. 1, 4)
- la nouvelle génération a le goût du travail en
équipe (doc. 1)
- elle pratique une culture de l'immédiateté et
de la gratuité (doc. 2).
II - Quels enjeux
incarnent-ils ? :
a - leur exposition au numérique est-elle
dangereuse ?
- le virtuel rend-il fou (doc. 3) ou est-il
spécifiquement humain (doc. 4) ?
- certains envisagent des mutations
physiologiques possibles (doc. 2),
- et notent des capacités cognitives différentes
(doc. 1 et 4) .
b - la communication est-elle renforcée ?
- le virtuel est-il le nouvel opium du
peuple (doc. 3) ?
- on éprouve un renforcement du lien social
(doc. 4).
- la génération nouvelle a soif d'interaction,
de participation, de prise de parole (doc. 1 et
2).
c - de nouveaux défis économiques et
politiques :
- quels seront les rapports aux médias (doc.
1) ? qu'attendre
des nouvelles formes d'engagement (doc. 2) ?
- les entreprises sont-elles prêtes (doc. 1) ?
- il ne faut pas craindre une fracture numérique
(doc. 4).
|
|
EXERCICE
3 : le dialogue des générations (sujet BTS 2010).
|
|
PREMIERE PARTIE : SYNTHESE
(40 points).
Vous rédigerez une
synthèse concise, objective et ordonnée des documents
suivants :
Document 1 : Wajdi Mouawad, Ciels
(2009)
Document 2 : Bernard Préel,
Générations : la drôle de guerre in « De
génération à génération » (Informations sociales
n° 134, juin 2006.)
Document 3 : Etienne Gruillot, Petites
chroniques de la vie comme elle va (2002).
Document 4 : Dessin de Plantu, Le
Monde (12 novembre 1999).
|
DEUXIEME PARTIE : ECRITURE
PERSONNELLE (20 points).
Préserver entre les
générations une culture commune vous semble-t-il important
?
Vous répondrez à
cette question d'une façon argumentée en vous appuyant sur
les documents du corpus, vos lectures de l'année et vos
connaissances personnelles.
DOCUMENT
1.
[Dans la pièce de théâtre Ciels, le père
Charlie Eliot Johns communique à distance avec son
fils resté au Québec. L'adolescent doit effectuer
un travail — à partir d'œuvres d'art — dont le
thème est la beauté.]
CHARLIE ELIOT JOHNS. Bon. O.K. Ecoute ! Je n'ai pas
envie de te parler de l'école, je ne veux même pas
te parler de la nécessité de faire le devoir, O.K. ?
Fais comme tu veux. Mais il y a peut-être une autre
manière de voir la chose. Ecoute-moi : on te donne
l'opportunité d'aller dans un musée pour regarder
des œuvres d'art. Ne vois pas ça comme une
obligation, O.K. ? Mais comme une occasion. Essaye
de faire cet effort. Pas pour le devoir, non, tu as
raison, le devoir n'a aucune importance, mais pour
toi ! Il faut bien que tu te fasses une idée sur
l'art et la beauté ! Comment tu veux grandir sinon ?
Comment tu veux faire pour savoir qui tu es et d'où
tu viens si tu ne t'intéresses pas à ce qui a existé
avant toi ? Tu vas voir des couleurs qui nous
viennent du Moyen Age : un jaune, un rouge ! Tu vas
être devant des bleus qui ont été posés sur la toile
avant la fondation de Québec et qui ont gardé le
même éclat ! Tu verras des verts qui étaient là bien
longtemps avant ta naissance et qui vont continuer à
être là bien longtemps après ta mort ! C'est une
chance ! Ne passe pas à côté ! Ça te fera voyager,
Victor, et peut-être ressentir des sensations
nouvelles ! Tu n'es pas obligé d'y rester huit
heures ! Tu fais le tour, tu vas boire un café puis
tu retournes voir les tableaux qui te sont restés en
tête ! C'est tout ! Quand je reviendrai, on y
retournera et on les regardera ensemble ! Qu'est-ce
que tu en penses ?
VICTOR ELIOT JOHNS. O. K.
CHARLIE ELIOT JOHNS. Le pire qui puisse arriver,
c'est que tu t'ennuies, c'est tout.
VICTOR ELIOT JOHNS. O. K. !
CHARLIE ELIOT JOHNS. Bon. Et ce que je te propose,
c'est que ce devoir, on le fasse ensemble ; le
diaporama, on le construit ensemble, on fait le
montage des images ensemble, on discute ensemble sur
la beauté, je t'aide à clarifier tes idées !
VICTOR ELIOT JOHNS. Comment ça ?
CHARLIE ELIOT JOHNS. Tu vas au musée, tu prends les
photos des œuvres qui te plaisent, tu me les envoies
par mail, on les regarde ensemble, je te propose un
montage, je te pose des questions, on se fait des
séances de travail et tout ça...
VICTOR ELIOT JOHNS. Ah O.K.
CHARLIE ELIOT JOHNS. Ça te plaît ? Moi, je t'avoue,
ça me ferait extrêmement plaisir ! C'est vrai, on ne
fait jamais rien ensemble...
VICTOR ELIOT JOHNS. O. K. Je vais le faire !
CHARLIE ELIOT JOHNS. Bon ! Ce qui serait vraiment
bien, c'est que l'on puisse avoir les photos le plus
rapidement possible, pour qu'on puisse avoir du
temps... qu'est-ce que tu en penses ?
VICTOR ELIOT JOHNS. Oui, oui, je te... je vais y
aller !
CHARLIE ELIOT JOHNS. Et ne prends que les œuvres qui
t'auront réellement plu ! C'est ton regard, ta
manière de voir qui comptent. Tu me le promets ?
VICTOR ELIOT JOHNS. Oui, oui, je te... je te le
promets !
Wajdi Mouawad, Ciels
(2009).
|
DOCUMENT 2.
Vieux et jeunes
Le
cycle de la vie ne s’arrête pas de tourner. Le
simple jeu du renouvellement des générations fait
qu’on ne peut baisser la garde. On n’en a jamais
fini avec la transmission du code culturel. Il faut
le reprogrammer en permanence. Mais surtout, il faut
programmer les nouveaux arrivants. C’est affaire de
patience et donc de réussite. Pas sûr que les bleus1
adhèrent aux valeurs qu’on s’évertue à leur
inculquer. Leurs pères auront beau leur dire que
leur expérience leur a appris à ne pas retomber dans
les mêmes errements, ils voudront le vérifier par
eux-mêmes. Ils auront l’insolence de n’accepter
l’héritage que sous bénéfice d’inventaire2.
La rupture sera consommée avec le désir de fonder
une contre-culture qui ne tardera pas à devenir,
avec le temps, la culture de référence. L’histoire
est toujours « à
suivre », ouverte sur
l’inconnu et le surprenant :
«
Le progrès est loin d’avoir
toujours suivi une ligne droite ; l’histoire a
connu des générations ayant, par un mouvement
rétrograde, renoncé aux conquêtes des générations
antérieures
», comme l’énonce S. Freud.
Quelles sont les raisons qui conduisent les
jeunes générations à ne pas suivre le chemin tracé
par leurs prédécesseurs ?
– La rapidité des
changements est telle que les vingt-cinq à
trente-cinq années séparant parents et enfants
creusent un fossé entre eux. Ils vivent sur des
planètes différentes. Les parents ne sont plus dans
le coup : ils sont obsolètes. Les jeunes n’ont rien
à apprendre d’eux ; les fils ne prennent plus guère
la suite de leurs pères, et si jamais ils le font,
ils auront une pratique bien différente de celle de
leurs géniteurs. L’influence des aînés est rejetée
au profit de ses propres expériences faites avec ses
comparses : les pairs remplacent les pères. Aussi
les nouvelles générations n’auront plus de raison de
se rebeller puisqu’elles se seront forgées (sic)
elles-mêmes leurs valeurs. Et ce d’autant plus que
leurs parents auront eu la prudence de ne leur
transmettre que le principe d’autodétermination et
non pas un contenu dont ils savaient qu’il serait
bien précaire. Le grand écart ne cesse de se
creuser. Les vieux sont de plus en plus débranchés,
vivent dans leurs souvenirs et lisent des livres
d’histoire ; les jeunes sont impatients de grandir,
s’impatientent et plongent dans la science-fiction !
Ils ont retenu le discours des experts leur
annonçant qu’ils devaient se préparer à faire trois
métiers différents au cours de leur vie
professionnelle – c’est le tempo qui change,
finissant par briser les engagements à vie (travail,
mariage…). S’imposent alors des séquences de vie, et
ce qui ne tient même plus la distance d’une vie,
comment imaginer le transmettre à la génération
suivante ? Comment imaginer que l’on fera toute sa
carrière, une bonne quarantaine d’années, dans la
même entreprise ? Comment imaginer que l’on
demeurera fidèle à son compagnon de route, alors que
l’espérance de vie ne devrait pas rendre
exceptionnelle la célébration des noces de chêne
(quatre-vingts ans de vie commune) ?
–
La volonté de suivre son propre chemin et de
se faire sa religion, notamment au milieu de ses
pairs ; les jeunes ayant l’orgueil de croire qu’ils
peuvent tout inventer autrement. «
Les fils répètent les crimes de leurs
pères précisément parce qu’ils se croient
moralement supérieurs »,
dit René Girard3. Les nouvelles
générations corrigeront quelque peu le tir pour
éviter l’implosion et feront d’ «
ensemble » et de
« concrètement
» leurs mots de référence.
–
Le doute qui s’empare des parents se jugeant
inaptes à transmettre quoi que ce soit. Ce fut
particulièrement le cas de la génération krach,
qui a eu 20 ans au milieu des années trente. Les
enfants de Verdun ont connu la débâcle de juin 1940,
Le chagrin et la pitié4, la
collaboration et la résistance dans la France de
Vichy. Ils ont obéi à leurs parents et plus tard à
leurs enfants ; timides, ils ne veulent surtout pas
être à charge, continuent à épargner et souscrivent
des conventions obsèques pour payer le dernier
service qui leur sera rendu !
–
Une opposition parfois frontale entre parents
et enfants : formés dans des contextes fort
différents, ils ont connu des scénarios opposés. Il
est question de responsabilité dans des guerres, ce
moyen cynique qu’utilisent les vieux pour envoyer
prématurément les jeunes au
« casse-pipe
», et de la gestion du chômage des
jeunes.
1.
Nouvelles recrues, notamment dans l'armée; ici,
les jeunes qui ne sont pas formés.
2. Les jeunes n'acceptent qu'un héritage sans
dette(s).
3. Philosophe et essayiste français contemporain.
4.
Titre d'un film de M. Ophüls dont le propos est
explicité dans la suite
de la phrase : collaboration et résistance sous
l'Occupation.
Bernard Préel, Générations :
la drôle de guerre in «
De génération à génération »
(Informations sociales n° 134, juin 2006.)
|
DOCUMENT 3.
« L'humanité est faite de plus de morts que de
vivants1 » : au sens où les morts sont
plus nombreux que les vivants, bien sûr ; mais
surtout parce que sans cette mémoire de l'humanité
qu'est la culture, l'individu ne serait que
biologique, l'individu ne serait qu'une abstraction.
C'est l'Humanité qui est bien réelle, seule réelle à
travers ces humanités. C'est pourquoi
Auguste Comte2 propose une « religion de
l'Humanité », ce qui est souvent mal compris. Il
veut dire là que notre humanité est reliée à cette
grande collectivité humaine, seule à être
immortelle, alors que les individus, les générations
ne font que passer et meurent. L'héritage est loin
d'être un esclavage comme l'instinct puisque l'on
peut remanier, trafiquer même, prolonger, critiquer,
enrichir ce legs. Ce que nous suggère cet héritage,
c'est que l'humanité est le plus vivant des êtres
connus, et en ce sens, malheureux l'inculte : il se
prive de la grande compagnie des morts qui éclaire
et enchante le monde des vivants. Comme le fait
comprendre Oscar Wilde3 pour qui, sans la
peinture de Turner4 , nous resterions
insensibles à la beauté des brouillards irisés de la
Tamise : « Là où l'homme cultivé saisit un effet,
l'homme sans culture attrape un rhume. » Il y a
peut-être pire, alors, que l'amnésie : c'est
l'inculture, c'est le fait de se croire ou de se
vouloir orphelin...
« Tel père, tel fils », alors ? On n'ose le
soutenir, de peur d'être « mélo »5 ou
fataliste. Mais tout de même, voilà quarante ans que
la sociologie a avancé l'idée de capitaux
symboliques, qu'elle démontre que nos héritages ne
sont pas seulement économiques et matériels, mais
aussi sociaux. De ce point de vue, nous sommes pris
dans un véritable conflit d'héritage : d'un côté le
grand héritage des humanités, celui qu'idolâtre
Auguste Comte ; de l'autre côté, l'hérédité de nos
appartenances sociales qui bloquent et interdisent
l'accès à l'héritage culturel.
1. Citation d'Auguste Comte.
2. Philosophe français (1798 — 1857).
3. Écrivain et auteur dramatique anglais d'origine
irlandaise (1856-1900).
4. Peintre, aquarelliste, dessinateur anglais
(1775-1861).
5. « Mélo » : abréviation de l'adjectif «
mélodramatique », synonyme de sentimental et niais.
Etienne
Gruillot, Petites chroniques de la
vie comme elle va (2002).
|
DOCUMENT
4.
Dessin
de Plantu (Le Monde, 12 novembre 1999).1
1.
Allusion à deux phénomènes de l'année 1999 : la crainte du
bogue de l'an 2000 (dysfonctionnement possible des
systèmes informatiques au moment de l'entrée en service de
la datation 2000) et l'éclipse solaire importante d'août
1999.
SYNTHÈSE :
PROPOSITION DE CORRIGÉ (PLAN).
La première impression que laisse ce corpus
est celui d'une certaine division : le rapport
immédiat échappe en effet entre un texte qui
affirme l'importance du legs des humanités
classiques (doc. 3) et un autre où se trouve niée
point par point la possibilité actuelle de cette
transmission (doc. 2). Deux documents non
argumentatifs, un extrait d'une pièce de théâtre
(doc. 1) et un dessin de Plantu croquant la
génération "Hitler, connais pas" (doc. 4),
renouvellent cette opposition : dans le texte
théâtral, le fils, quoique mollement, souscrit à
l'offre de collaboration de son père, cependant
que les adolescents de Plantu témoignent
négligemment de leur inculture historique.
L'exercice de synthèse se trouve donc ici
pleinement justifié : il convient en effet de
réunir les documents malgré leur division dans une
problématique capable de mettre en relief leurs
aspects complémentaires.
Cette problématique tourne à l'évidence
autour de la transmission de l'héritage
du code culturel : nos documents la
présentent tous comme nécessaire et fructueuse,
mais menacée. Quelles sont les raisons de
cet échec ? On ne peut répondre que de
manière partagée : si nul n'a la responsabilité
directe et entière de cet échec, tout le monde en
détient néanmoins une part, les enfants, les
parents et la société d'abord, dans la prodigieuse
accélération de ses mutations.
On pourra donc entreprendre un plan
thématique, envisageant d'abord la nécessité de
l'héritage culturel puis les conditions
défavorables à sa transmission.
I - La nécessité de l'héritage culturel :
il fournit une identité : Comment
tu veux faire pour savoir qui tu es et d'où tu
viens si tu ne t'intéresses pas à ce qui a
existé avant toi ? demande Charlie à son
fils (doc. 1). Etienne Gruillot confirme : sans
la culture, mémoire de l'humanité, l'individu ne
serait qu'une abstraction. A ce titre, les
adolescents de Plantu paraissent en effet, dans
leurs vêtements, leur nourriture, leur langage,
singulièrement stéréotypés (doc. 4). Voilà
pourquoi, comme le note Bernard Préel, il
faut programmer les nouveaux arrivants
(doc. 2)
il
maintient le lien avec le passé : l'inculte
se prive de la grande compagnie des morts
qui éclaire et enchante le monde des vivants,
affirme Etienne Gruillot. L'auteur rappelle
comment les artistes éduquent notre sensibilité
en nous apprenant à voir et à ressentir (doc.
4). C'est ce que dit Charlie à son fils : aller
au musée lui fera ressentir des sensations
nouvelles. De son côté, Bernard
Préel sait bien qu'on n’en a jamais
fini avec la transmission du code culturel. Il
faut le reprogrammer en permanence (doc.
2). L'auteur rappelle la leçon des aînés aux
jeunes qui est de ne pas tomber dans les
mêmes errements (doc. 2). Mais cet
héritage, pour ne pas être un esclavage, doit
être remanié et critiqué (doc. 3).
il
vivifie la communauté humaine : l'inculture,
c'est le fait de se croire ou de se vouloir
orphelin, note Etienne Gruillot. Charlie
essaie de maintenir vivant le dialogue avec son
fils quand il entreprend de l'aider dans son
devoir, insistant tout au long de son discours
sur l'adverbe "ensemble" (on y retournera et
on les regardera ensemble). Orphelins,
c'est ce que paraissent être les adolescents de
Plantu, égarés dans le présent, oublieux de la
communauté des morts, cependant que,
derrière eux, la statue, hiératique, reste
enfermée dans son histoire muette et oubliée.
Etienne Gruillot évoque la religion de
l'Humanité d'Auguste Comte : la religion est
bien en effet ce qui relie.
Or tous nos documents font le constat
d'un legs impossible et en recensent les
raisons.
II - Un conflit d'héritage :
les mutations sociales : selon Etienne
Gruillot, c'est l'hérédité de nos
appartenances sociales qui bloque l'accès à
l'héritage culturel. Le patrimoine collectif de
l'Humanité se trouve ainsi disloqué. Parents et
enfants ont évolué dans des contextes différents
et le cycle de la vie ne s'arrête pas de
tourner, l'histoire est toujours à
suivre (doc. 2). Bernard Préel évoque ces
guerres qui ont été le moyen cynique inventé par
les vieux pour envoyer les jeunes au
« casse-pipe
». A ce titre, on comprend
l'indifférence des deux jeunes de Plantu à l'égard
de la statue destinée à commémorer cette œuvre de
mort (doc. 4).
les
parents : ils restent volontiers
fossilisés dans leurs valeurs (de plus en plus
débranchés, dit Bernard Préel), comme peut
le signaler le monument de Plantu. Mais le dossier
évoque aussi une démission nouvelle. Charlie
essaie certes de jeter des ponts vers son fils,
mais ce n'est pas sans démagogie (Ne
vois pas ça comme une obligation, O.K. ?).
Il reconnaît lui-même le caractère intéressé de
sa proposition et ne cache pas un certain
malaise dans la relation (je t'avoue, ça me
ferait extrêmement plaisir ! C'est vrai, on ne
fait jamais rien ensemble...). Bernard
Préel met en cause la timidité des parents,
incertains des valeurs à transmettre et pressés
d'éviter que leurs enfants leur soient
redevables. « Tel père, tel fils », alors ?
On n'ose le soutenir, semble
conclure Etienne Gruillot.
les
enfants : le corpus leur donne un rôle
assez terne : Victor est comme hébété devant les
conseils de son père, à peine capable d'un OK
monocorde et inepte. Les adolescents de Plantu
témoignent d'une inculture crasse, limitée à leur
présent, et semblent aliénés dans leurs mœurs
comme dans leur langage. Bernard Préel fait des
jeunes un portrait plus actif : s'ils rejettent
les mots d'ordre de leurs aînés, c'est pour se
tourner vers leurs pairs et se faire leur
religion. Le souci d'expérimenter le plus
tôt possible les amène ainsi à rejeter tout
héritage. Installés eux-mêmes dans la précarité de
séquences de vie, ils n'ont plus rien à
transmettre. L'auteur nuance-t-il ses propos en
rappelant que les nouvelles générations, pour
éviter l’implosion, font d’ «
ensemble » et de « concrètement » leurs mots
de référence ?
L'ensemble du dossier revêt donc une
tonalité pessimiste quant à la possibilité
d'une transmission harmonieuse des valeurs entre
les générations, et l'écriture personnelle pouvait
tenter de la tempérer.
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ECRITURE
PERSONNELLE : PROPOSITION DE CORRIGÉ (PLAN)
Préserver entre les générations une culture
commune vous semble-t-il important ?
I - Les
générations montantes sont pressées d'imposer
leurs valeurs :
Ce souci légitime peut être
iconoclaste. "Les chefs d'œuvre du passé sont bons
pour le passé, ils ne sont pas bons pour nous",
proclame Antonin Artaud.
-
il est naturel et souhaitable que les jeunes
marquent leurs différences : la maturité se
construit sur "le meurtre du père", et c'est par
la culture que la jeunesse manifeste le mieux
son autonomie (langage, mœurs, goûts littéraires
et musicaux).
- les aînés sont de leur côté toujours assez
réticents, voire hostiles, devant la culture des
plus jeunes : il est tellement plus confortable
d'initier au lieu d'être initié. Le mécanisme
générationnel quasi automatique qui les détrône
est pour cela aussi nécessaire que salubre.
- les valeurs culturelles sont marquées par
l'époque qui les voit s'épanouir : miser sur une
culture commune aux vieux comme aux jeunes est
donc un non-sens historique. Chaque génération
empunte ses sentiers à elle, donnant un langage
et des formes nouvelles à des valeurs qui
peuvent cependant être encore celles des aînés.
II - Il n'est pas
de culture orpheline :
La culture est un patrimoine.
Il impose respect et fidélité. Mais il doit être
constamment revisité et vivifié.
-
Le devoir de
mémoire nous relie à nos racines et aux
événements fondateurs de notre civilisation. «
L’âme cultivée, c’est celle où le vacarme des
vivants n’étouffe pas la musique des morts »,
dit bellement Nicolas Gómez Dávila, auquel fait
écho Alain Finkielkraut : « Nous avons besoin
d’un détour par le passé pour comprendre quelque
chose à ce que nous sommes. Si nous voulons
embellir le monde, ou à tout le moins éviter
qu’il ne s’enlaidisse irrémédiablement, il faut
que nous puissions acquérir et transmettre le
sens de la beauté. Je ne veux pas me détourner
des urgences du présent, mais je ne vois pas
comment une politique digne de ce nom,
c’est-à-dire une politique qui soit souci du
monde, pourrait faire l’économie de la culture
et s’affranchir du passé.» (« Français
par la littérature », La
Vie).
- Mais cette fidélité peut aussi être passive et
mortifère. Il est du devoir des aînés d'adapter
leurs valeurs aux formes nouvelles que
requièrent des temps nouveaux. Il en est ainsi
des classiques : lire des auteurs classiques,
c'est savoir repérer en eux la part d'intemporel
qui peut seule les sauver de l'oubli. Une
culture commune doit donc, pour exister, reposer
sur les efforts mutuels des générations.
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