mémoire
et oubli
Aujourd'hui la sauvegarde du passé est un enjeu politique
car elle engage un choix de civilisation. S'il apparaît
évident qu'il importe de se souvenir, il l'est moins de
déterminer de quoi se souvenir. Sur quelles
valeurs décidera-t-on de sauvegarder la mémoire de tel fait
passé ? N'est-il pas nécessaire, par exemple, d'oublier un
événement traumatique afin de se reconstruire ? Associé à
des représentations négatives en raison de ce qu'il suppose
de négligence ou d'ignorance, l'oubli est pourtant une
nécessité vitale.
Vous
ferez une synthèse concise, objective et
ordonnée des documents suivants :
Document
1 : Laure ADLER et Simon-Daniel KIPMAN,
Le droit à l'oubli ou la liberté de se souvenir
(L'Express, 06/09/2013).
Document 2 : Friedrich NIETZSCHE,
Seconde considération inactuelle (1874).
Document 3 : Michel SERRES, Les
lieux de mémoire, Petites chroniques du
dimanche soir, 2006.
Document 4 : Johann MICHEL,
Peut-on parler d'une politique de l'oubli ?
(2010).
|
DOCUMENT
1
[Laure Adler, auteur des Immortelles,
rencontre ici Simon-Daniel Kipman, auteur de L'Oubli
et ses vertus. Isabelle Lortholary saisit
l'occasion de les interroger sur le devoir de
mémoire, la possibilité d'oublier et la liberté de
se souvenir.]
-
Ne vivons-nous pas une époque où
l'injonction au devoir de mémoire est de plus en
plus pesante ?
Laure Adler: En tant
qu'historienne, je pense que cette injonction est
nécessaire à la construction de notre propre avenir.
Beaucoup de choses ont été occultées de notre
histoire nationale. Qu'il s'agisse de la guerre
d'Algérie ou de la Seconde Guerre mondiale, le
devoir de mémoire qu'on nous suggère en ce moment
est d'autant plus pressant que nos oublis antérieurs
ont été importants.
Simon-Daniel Kipman : Cette notion
de "devoir" est incohérente à mon sens. Nombreux
sont ceux qui ont vécu la Seconde Guerre mondiale ou
la guerre d'Algérie et qui n'ont pas voulu ou pu en
parler. Pas parce qu'ils avaient oublié, mais sans
doute parce que la douleur était encore trop intense
- ce sont les générations suivantes qui s'en sont
emparé. Le devoir de mémoire impose une
commémoration. Plus récemment, à la date de la
catastrophe aérienne du mont Saint-Odile ou de
l'explosion de l'usine AZF, on a imposé une
remémoration immédiate à des gens qui n'avaient pas
vécu ces drames. N'est-il pas aberrant d'imposer une
douleur ? Plutôt que de "devoir de mémoire", je
préfère parler d'une nécessité de souvenir et d'une
obligation d'oubli. Car l'oubli est un outil
formidable dans la vie !
- Justement, pourquoi, comment ? Et
pourquoi, paradoxalement, sommes-nous si peu
enclins à oublier ?
S-D. K.: Peut-être parce que nous
associons assez systématiquement l'oubli à la
vieillesse. Ou à son contraire, c'est-à-dire à la
petite enfance. L'oubli est généralement synonyme
d'inconscience, de sénilité, donc de vide, de
lacune. Alors qu'en réalité l'oubli est un mécanisme
de défense formidable contre l'angoisse. Ou plus
exactement: contre l'excès d'émotion, qui, lui, peut
engendrer de l'angoisse.
L. A.: L'oubli est donc une force
positive ?! Voilà une idée qui me plaît et que je
trouve jubilatoire: personnellement, quand j'oublie
quelque chose, j'ai l'impression de perdre pied et
que ce que j'ai oublié va prendre de plus en plus de
place. Que je vais me retrouver dans un paysage
complètement désertique où je n'aurai pas mon mot à
dire sur ma propre mémoire. Et je convoque alors
toute ma puissance intellectuelle pour retrouver ce
petit bout de bloc qui s'est égaré. A ce moment-là,
pour moi, l'idée de perdre est insupportable. Ma vie
est hantée par l'oubli.
S.-D. K.: Mais ce qui est
systématiquement insupportable et douloureux, ce
n'est pas l'oubli, c'est la sensation d'avoir
oublié! Cette sensation nous vient toujours de
l'extérieur : quelque chose nous fait comprendre
qu'on a oublié. Alors l'idée de lacune est atroce.
Quelque chose n'est plus maîtrisé. Lorsque j'ai
commencé à faire de la psychiatrie, on pratiquait
beaucoup les électrochocs - on en refait,
d'ailleurs-, qui entraînaient une perte de
connaissance et de conscience. Or, ce qui faisait
souffrir les patients, c'était d'ignorer ce qui
avait pu se passer pour eux pendant ces séances dont
ils ne gardaient aucun souvenir mais que tout leur
rappelait au réveil. Il y avait eu "quelque chose"
et ce quelque chose manquait.
L. A.: Je crois que l'oubli menace
notre intégrité. Nous en tant que totalité. Quand on
oublie, on a l'impression d'être morcelé. Que notre
être au monde va se fragmenter de manière encore
plus importante et que cela va nous conduire à la
ruine.
S.-D. K.: Mais, sans oubli, nous ne
pourrions pas vivre ! C'est l'oubli qui nous permet
la disponibilité à la découverte, à l'invention, à
la surprise, à la création. A tous les niveaux : en
politique, dans le domaine scientifique et
artistique, et au quotidien. En amour, c'est l'oubli
qui permet de redécouvrir tous les matins la
personne à côté de laquelle on dort et de l'aimer
encore, voire plus et mieux. Si on n'oubliait pas,
il serait impossible d'aimer dans la durée. [...]
- Peut-on oublier autant l'important ou le
grave que l'anodin ?
S.-D. K.: Oui, on peut oublier une
chose importante, qu'elle soit douloureuse ou non.
[...]
L. A.: Cette question de la douleur
et de l'oubli, c'est inépuisable. On peut très bien
s'imposer à soi-même ce devoir de mémoire. Parce
qu'on craint d'oublier certaines choses très
douloureuses et pourtant absolument inoubliables.
Moi-même, j'ai perdu un enfant il y a longtemps, je
fais partie d'une association qui essaie d'aider des
parents qui sont dans cette situation de deuil. Or
ce qui m'est arrivé au moment de la perte de mon
fils se vérifie auprès de toutes les personnes qui
sont dans une situation analogue: ils sont dans
l'angoisse d'oublier leur enfant et leur douleur,
comme je l'étais. Ils veulent que cette douleur
subsiste car souffrir un peu moins serait trahir la
mémoire de leur enfant et même, peut-être, se donner
l'autorisation implicite de vouloir progressivement
l'oublier. Et ça, c'est terrible tout de même, quand
on y pense...
S.-D. K.: Ils ont peur que ce qui
s'est passé s'efface, ils ne peuvent pas concevoir,
au moment où cela arrive, que ce n'est pas
effaçable. Au moment d'un deuil, la première
réaction, obligatoire, c'est: il ne faut pas que ce
soit arrivé. Ce que l'on appelle le "travail" de
deuil, consiste non pas à oublier, mais à
transformer ce qui s'est passé en "quelque chose"
avec quoi on peut cohabiter en soi, à l'intérieur de
soi. [...] On ne peut pas se libérer complètement du
passé. Mais laissons-nous respirer, donnons-nous des
marges, autorisons-nous l'oubli, ne nous figeons pas
dans le souvenir, qui est forcément une répétition.
Passer sa vie à répéter, c'est être immobile. Une
sorte de mort psychique.
L. A.: L'oubli, comme la
possibilité nouvelle de respirer et de vivre. C'est
cela : oublier, c'est avancer.
Le
droit à l'oubli ou la liberté de se souvenir
(L'Express, 06/09/2013).
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DOCUMENT
2
Le
plus petit bonheur, pourvu qu'il reste
ininterrompu et qu'il rende heureux, renferme,
sans conteste, une dose supérieure de bonheur que
le plus grand qui n'arrive que comme un épisode,
en quelque sorte par fantaisie, telle une idée
folle, au milieu des ennuis, des désirs et des
privations. Mais le plus petit comme le plus grand
bonheur sont toujours créés par une chose : le
pouvoir d'oublier, ou, pour m'exprimer en savant,
la faculté de sentir, abstraction faite de toute
idée historique, pendant toute la durée du
bonheur. Celui qui ne sait pas se reposer sur le
seuil du moment, oubliant tout le passé, celui qui
ne sait pas se dresser, comme le génie de la
victoire, sans vertige et sans crainte, ne saura
jamais ce que c'est que le bonheur, et, ce qui pis
est, il ne fera jamais rien qui puisse rendre
heureux les autres. Imaginez l'exemple le plus
complet : un homme qui serait absolument dépourvu
de la faculté d'oublier et qui serait condamné à
voir, en toute chose, le devenir. Un tel homme ne
croirait plus à son propre être, ne croirait plus
en lui-même. Il verrait toutes choses se dérouler
en une série de points mouvants, il se perdrait
dans cette mer du devenir. En véritable élève
d'Héraclite il finirait par ne plus oser lever un
doigt. Toute action exige l'oubli, comme tout
organisme a besoin, non seulement de lumière, mais
encore d'obscurité. Un homme qui voudrait ne
sentir que d'une façon purement historique
ressemblerait à quelqu'un que l'on aurait forcé de
se priver de sommeil, ou bien à un animal qui
serait condamné à ruminer sans cesse les mêmes
aliments. Il est donc possible de vivre sans
presque se souvenir, de vivre même heureux, à
l'exemple de l'animal, mais il est absolument
impossible de vivre sans oublier. Si je devais
m'exprimer, sur ce sujet, d'une façon plus simple
encore, je dirais : il y a un degré d'insomnie, de
rumination, de sens historique qui nuit à l'être
vivant et finit par l'anéantir, qu'il s'agisse
d'un homme, d'un peuple ou d'une civilisation.
Friedrich
NIETZSCHE, Seconde considération inactuelle
(1874).
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DOCUMENT
3
Un
groupe se survit, dit-on, par les récits d'une
histoire qui ne peut se passer de lieux de
commémoration, de plaques sur les murs qui font se
souvenir que tel ou tel a vécu là, de noms propres
sur les boulevards, pour dire les douze maréchaux de
l'Empire... Les monuments aux morts dans nos
villages et les villes commémorent l'atroce Première
puis l'horrible Seconde guerres mondiales. Rarement
beaux, ils montrent un soldat au geste théâtral ou
une Liberté dépoitraillée, couvrant une longue liste
de pitoyables et jeunes victimes oubliées, mortes
souvent inutilement : voilà les monuments au meurtre
des enfants, perpétré par leurs pères. Ces lieux de
mémoire dépendent, certes, de l'endroit où l'on vit.
Voilà donc des lieux liés à l'idéologie, mais aussi
à un passé récent... Commémore-t-on encore les morts
de la bataille de Bouvines ou d'Azincourt ? Il est
vrai qu'on y tuait, déjà, les enfants. Souvenez-vous
donc de ne plus décider de tuer vos enfants,
voilà le principe de vie, fortement universel, que
devraient nous inspirer nos monuments aux morts.
Autre chose. Borges a écrit une jolie nouvelle où un
enfant se souvient de la totalité de ce qui se passa
lors de son premier jour : impossible de se souvenir
de tout. D'une certaine manière, l'oubli est la
fonction première de la mémoire. Nous ne survivrions
pas si nous nous souvenions de tout. La vie exige un
devoir d'oubli plus encore qu'un devoir de mémoire;
la vie, certes, mais la morale aussi bien; car la
mémoire engendre vengeance, vendetta et
ressentiment. Voilà pourquoi, en droit, intervient
la prescription. Le pardon et l'oubli nous
permettent de vivre. Héroïne de l'excès de souvenir,
Andromaque, par exemple, empêche son entourage et
ses enfants de vivre. Je l'appelle veuve noire,
araignée qui pique tout le monde autour d'elle du
venin de la mémoire. Voilà ce que j'ai à dire, en
biologiste, oui, en médecin aussi, des lieux de
mémoire humains. Mais intéressons-nous maintenant à
ce dont on parle moins: des lieux de mémoire
naturels. Arrogants, nous croyons, nous, les hommes,
que nous sommes les seuls à écrire, les seuls à nous
souvenir. Eh bien, non : la nature, elle aussi, se
souvient. Regardez une falaise striée de strates:
chacune d'entre elles raconte exactement la date de
sa formation. [...]
Je veux conjuguer la nature et l'histoire.
Nous ne vivons pas hors du monde, nous sommes des
êtres au monde : certes nous avons une histoire, des
histoires, selon nos cultures; mais je rêverais de
fonder une histoire qui n'exclue pas la nature de
l'humain ni l'homme du naturel. Aux lieux de mémoire
culturels, écrits, gravés, sculptés par les hommes,
relatifs, souvent émouvants et beaux, nécessaires,
mais toujours sujets à soupçons, associons les lieux
de mémoire naturels, étoiles et constellations,
rivages et roches, feux et cristaux, fossiles...,
tous pleins de signaux et de codes, conservatoires
rigoureux d'un passé colossal, au-delà de notre
histoire humaine.
Michel
SERRES, Les lieux de mémoire, Petites
chroniques du dimanche soir, 2006.
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DOCUMENT
4
De
même qu'il y a des demi-mensonges (dire mais pas
tout dire, raconter d'une certaine façon...) ou des
demi-vérités, de même il y a des usages de l'oubli à
mi-chemin de l'omission involontaire, du refoulement
ou de la manipulation (ne pas officiellement
rappeler un événement historique, sans nier
cependant sa réalité, ne commémorer que
partiellement un événement, le détourner de son sens
originel...), les intentions qui président aux
décisions étant rarement entièrement transparentes
aux acteurs eux-mêmes. Réciproquement, l'omission
involontaire ou le refoulement peut aisément servir
de refuge, de dédouanement ou de bonne conscience
aux acteurs publics pour justifier l'évacuation d'un
pan de la réalité historique.
Il reste peut-être à évoquer une dernière
catégorie d'oubli dont on peut se demander si elle
peut (ou si elle doit) se transformer en politique
d'oubli. Il s'agit d'un oubli thérapeutique, d'un
oubli-guérison de la mémoire avec elle-même, qui ne
peut être imposé ou décrété, sous peine de perdre
son sens et sa vertu. C'est à ce titre que l'on peut
douter de son bon usage par les décideurs publics.
Il est peut-être moins question, dans le cas surtout
d'événements traumatiques ou douloureux, d'effacer
les faits en eux-mêmes que de « briser la dette »,
le ressentiment ou la douleur qui vont avec. En ce
sens pourrait-on parler d'un travail de l'oubli
comme on parle d'un travail de mémoire ou d'un
travail de deuil. Que cette perspective puisse se
justifier, c'est que trop de mémoire, une mémoire
saturée par la douleur, inhibe la construction de
nouveaux horizons d'attente et charrie avec elle le
repli des individus et des groupes victimaires sur
eux-mêmes. C'est la raison pour laquelle Esther
Benbassa milite, avec d'autres, pour justifier un «
raisonnable oubli » : « Y a-t-il de la place pour
l'oubli, même raisonnable, en ces temps de trop de
mémoire et surtout de consumérisme mémoriel ? ».
C'est également dans cette perspective que l'on peut
entendre l'appel de Nietzsche dans le Zarathoustra
à une forme active d'oubli. C'est que trop de
mémoire tue la vie, réactive le sempiternel
ressentiment, enchaîne l'homme au passé : «
Délivrer les hommes passés et transformer tous les
“Cela fut” en un “C'est là ce que j'ai voulu”, –
voilà ce que j'appelle d'abord rédemption [...].
Vouloir délivre : mais comment appeler ce qui
maintient le libérateur lui-même dans les chaînes
? “Cela fut” : tel est le nom du grincement de
dents de la volonté et de la tristesse la plus
solitaire. Impuissante envers tout ce qui est fait
– la volonté est un mauvais public pour le passé.
La volonté ne peut pas vouloir revenir en arrière
; qu'elle ne puisse pas briser le temps et le
désir du temps – c'est là sa tristesse la plus
solitaire. »
Johann
MICHEL, Peut-on parler d'une politique de l'oubli
?
© Centre Alberto Benveniste, avril 2010.
|
SYNTHÈSE
DE DOCUMENTS.
Vous
présenterez une synthèse concise, objective et ordonnée
des quatre documents.
Le
dossier présente quatre documents en étroite convergence.
Il faudra néanmoins prendre garde au document 1 où les
deux interlocuteurs, au moins au début de leur entretien,
présentent des arguments opposés. Nous avons donc tenu
compte de ce désaccord dans le tableau ci-dessous où les
arguments sont présentés séparés du signe
?.
I
- Tableau de confrontation :
Document
1
|
Document
2
|
Document
3
|
Document
4
|
PISTES
|
le
devoir de mémoire est nécessaire à la construction
de notre propre avenir
? Plutôt
que de "devoir de mémoire", je préfère parler
d'une nécessité de souvenir et d'une obligation
d'oubli. |
il
est absolument impossible de vivre sans oublier
[...] il y a un degré d'insomnie, de rumination,
de sens historique qui nuit à l'être vivant et
finit par l'anéantir |
La
vie exige un devoir d'oubli plus encore qu'un
devoir de mémoire |
trop
de mémoire, une mémoire saturée par la douleur,
inhibe la construction de nouveaux horizons
d'attente |
obligation
de l'oubli |
Je
crois que l'oubli menace notre intégrité
? l'oubli
est un mécanisme de défense formidable contre
l'angoisse |
le
plus petit comme le plus grand bonheur sont
toujours créés par une chose : le pouvoir
d'oublier |
Le
venin de la mémoire |
trop
de mémoire tue la vie, réactive le sempiternel
ressentiment, enchaîne l'homme au passé |
la
mémoire entretient l'angoisse |
C'est
l'oubli qui nous permet la disponibilité à la
découverte, à l'invention - L'oubli,
comme la possibilité nouvelle de respirer et de
vivre. C'est cela : oublier, c'est avancer |
Toute
action exige l'oubli, comme tout organisme a
besoin, non seulement de lumière, mais encore
d'obscurité. |
Le
pardon et l'oubli nous permettent de vivre |
un
oubli thérapeutique, un oubli-guérison de la
mémoire avec elle-même |
l'oubli
permet d'avancer |
On
peut très bien s'imposer à soi-même ce devoir de
mémoire. Parce qu'on craint d'oublier certaines
choses très douloureuses ?
On
ne peut pas se libérer complètement du passé. Mais
laissons-nous respirer, donnons-nous des marges,
autorisons-nous l'oubli |
Celui
qui ne sait pas se reposer sur le seuil du moment,
oubliant tout le passé [...] ne saura jamais ce
que c'est que le bonheur |
nous
sommes des êtres au monde : certes nous avons une
histoire ... mais je rêverais de fonder une
histoire qui n'exclue pas la nature de l'humain ni
l'homme du naturel. |
une
forme active d'oubli |
oublier,
c'est choisir la vie |
II
- Plan proposé :
Les documents offrent de quoi organiser un plan analytique
autour de la question :
En quoi
l'oubli est-il nécessaire à la vie ?
1
- il efface le poids du passé :
a - l'oubli
est conforme aux exigences de la vie qui veut effacer
tout ce qui est susceptible de l'entraver : les
souvenirs traumatiques (doc.1), l'insertion paralysante
dans l'histoire (doc.2);
b - l'oubli est conforme aussi à la
loi morale en effaçant les sujets de vengeance et de
ressentiment (doc.3 et 4).
2 - l'oubli permet
d'avancer :
a - le
devoir de mémoire peut être suspecté d'entretenir
l'angoisse et de compromettre notre aptitude au bonheur
(doc.1 et 2);
b - toute action exige invention,
ouverture au champ des possibles, imagination, ce qui
peut rendre nécessaire un oubli de l'histoire au profit
de la nature (doc.3 et 4).
ÉCRITURE
PERSONNELLE.
Vous semble-t-il que certains événements
traumatiques de l'histoire méritent d'être maintenus
voire entretenus dans l'oubli ?
Vous répondrez de façon argumentée en vous
appuyant sur les documents du corpus, vos lectures de
l’année et vos connaissances personnelles.
[
Pour vous aider, vous pouvez consulter ici
le plan d'une dissertation consacrée à l'oubli et le site
« Enseigner la mémoire ». ]
Parmi
les questions qui agitent notre monde en pleine mutation, la
sauvegarde du passé est la plus délicate : quelle place doit
occuper la mémoire dans notre société multiculturelle ?
Quelle signification faut-il donner à ces entreprises
diversement discutées que sont la repentance, le
révisionnisme, le droit à l'oubli ? L'ignorance de
l'histoire a toujours inquiété les humanistes et les
pédagogues pour les risques qu'elle représente de générer
les mêmes errements. Un peuple en effet est soudé par une
mémoire commune. Lorsque l'on parle de devoir de
mémoire, il ne s'agit donc pas que de souvenir. Honorer la
mémoire doit aussi s'accompagner de ce qui est capable de
maintenir le passé à l'esprit de tous et, à ce titre, le
devoir de mémoire est un projet qui engage le présent et
l'avenir.
Vous
ferez une synthèse concise, objective et
ordonnée des documents suivants :
Document
1 : Alain FINKIELKRAUT, Qu'est-ce
qu'être français ? (La Vie, 21 janvier 2010).
Document 2 : George ORWELL, 1984,
II, IX (1949).
Document 3 : André
COMTE-SPONVILLE, Petit traité des grandes
vertus, 2 - La fidélité (1995).
Document 4 : Présentation de
l'ouvrage de Sophie Lamoureux Comment parler
de la Grande Guerre aux enfants (2013).
|
DOCUMENT
1
Je suis né de parents d’origine polonaise,
j’ai bénéficié avec eux d’une naturalisation
collective lorsque j’avais 1 an. Je n’ai jamais été
rien d’autre que français et en même temps il y a un
moment de ma vie où je me suis demandé ce que cela
signifiait d’être français. Ce sont les écrivains
qui m’ont permis de répondre à cette question.
Ronsard, La Fontaine, Nerval, Verlaine, Aragon,
Racine et Corneille, Montaigne et Pascal, Diderot,
Marivaux, Balzac, Stendhal, Flaubert ou Proust ont
pour moi plus d’importance que Robespierre ou
Napoléon. Je suis reconnaissant de parler une langue
qui me donne immédiatement accès à une littérature
aussi variée et aussi belle. Et j’ajoute, de manière
plus objective, que les écrivains ont eu en France
un rôle déterminant. C’est la raison pour laquelle
je suis très inquiet du destin, à mes yeux
tragiques, de notre idiome national, qui s’appauvrit
chaque jour davantage.
Dans un pays qui accueille un nombre toujours
croissant d’étrangers, notre devoir est d’assurer
une coexistence harmonieuse entre les uns et les
autres. Pour dire les choses plus brutalement,
d’éviter le conflit, d’empêcher la guerre civile. À
cette fin, la France se doit de ne pas renoncer à
elle-même. Dans certaines circonstances, la fidélité
n’est pas une attitude passéiste. Elle est un projet
d’avenir. Notre civilisation doit pouvoir s’affirmer
face à ceux qui la contestent. Et nous ne devons
rien céder à la francophobie montante dans notre
pays. « Sale Français » est devenu une injure
répandue dans les banlieues. On ne peut pas répondre
à cela en faisant abstraction, au nom de la
diversité et du respect de l’autre, de l’identité
française. Ce serait d’ailleurs une entreprise vouée
à l’échec que de vouloir intégrer dans une France
qui ne s’aime pas, des gens qui n’aiment pas la
France. Ne fût-ce que par les nouveaux dispositifs
technologiques dans lesquels les enfants sont pris
et absorbés dès leur naissance, notre pays est
aujourd’hui menacé d’amnésie. Et, face à cette
amnésie grandissante, la mémoire est un projet.
Nous avons besoin de la littérature, de ses
nuances, des qualités dont elle est porteuse pour
mieux voir. La littérature est une éducation de la
sensibilité. Notre perception est aussi fonction de
notre pouvoir d’énonciation et donc des œuvres que
nous avons lues. Nous devrions aujourd’hui changer
de paradigme. Notre but ne peut plus être de
transformer le monde, mais de le sauver. Le
philosophe allemand Hans Jonas parlait d’un passage
du « principe espérance » au « principe
responsabilité ». Dans la mesure où elle nous éduque
à la beauté, la littérature nous donne les moyens,
nous ouvre les yeux sur la variété des paysages.
Elle peut nous aider, face à l’uniformisation, face
au devenir de la banlieue, à épargner le monde ou ce
qu’il en reste. La culture a la vertu de nous
vieillir. Plus nous lisons, et plus nous sortons de
notre temps. Et l’idéal serait de pouvoir habiter
d’autres siècles.
« Il faut en finir jeune avec la jeunesse,
sinon quel temps perdu », écrivait Philippe Muray.
Oui, je crois qu’aujourd’hui l’humanité est de plus
en plus jeune. Elle n’est pas assez vieille, pas
assez déployée. On parle sans cesse d’émancipation,
alors émancipons-nous du présent. Nous avons besoin
d’un détour par le passé pour comprendre quelque
chose à ce que nous sommes. Si nous voulons embellir
le monde, ou à tout le moins éviter qu’il ne
s’enlaidisse irrémédiablement, il faut que nous
puissions acquérir et transmettre le sens de la
beauté. Je ne veux pas me détourner des urgences du
présent, mais je ne vois pas comment une politique
digne de ce nom, c’est-à-dire une politique qui soit
souci du monde, pourrait faire l’économie de la
culture et s’affranchir du passé.
Alain
FINKIELKRAUT, Qu'est-ce
qu'être français ? (La Vie, 21
janvier 2010).
|
DOCUMENT
2
[George Orwell imagine une société future,
qu'il situe en 1984. Nous sommes à Londres, en
Oceania, où les dirigeants ont imposé une langue
nouvelle, la novlangue. Winston Smith est un
membre de la « caste » intermédiaire du régime
océanien, l'Angsoc (mot novlangue pour «
Socialisme Anglais »). Au ministère de la
Vérité, son travail consiste à remanier les
archives historiques afin de faire correspondre
le passé à la version officielle du Parti. De
tempérament rebelle, il s'est procuré le livre
fondateur de ce système totalitaire, Théorie
et Pratique du collectivisme oligarchique
d'Emmanuel Goldstein, dont il lit ici le premier
chapitre.]
Le changement du passé est nécessaire pour
deux raisons dont l’une est subsidiaire et, pour
ainsi dire, préventive. Le membre du Parti, comme
le prolétaire, tolère les conditions présentes en
partie parce qu’il n’a pas de terme de
comparaison. Il doit être coupé du passé,
exactement comme il doit être coupé d’avec les
pays étrangers car il est nécessaire qu’il croie
vivre dans des conditions meilleures que celles
dans lesquelles vivaient ses ancêtres et qu’il
pense que le niveau moyen du confort matériel
s’élève constamment.
Mais la plus importante raison qu’a le
Parti de rajuster le passé est, de loin, la
nécessité de sauvegarder son infaillibilité. Ce
n’est pas seulement pour montrer que les
prédictions du Parti sont dans tous les cas
exactes, que les discours statistiques et rapports
de toutes sortes doivent être constamment remaniés
selon les besoins du jour. C’est aussi que le
Parti ne peut admettre un changement de doctrine
ou de ligne politique. Changer de décision, ou
même de politique est un aveu de faiblesse.
Si, par exemple, l’Eurasia ou l’Estasia,
peu importe lequel, est l’ennemi du jour, ce pays
doit toujours avoir été l’ennemi, et si les faits
disent autre chose, les faits doivent être
modifiés. Aussi l’histoire est-elle
continuellement récrite. Cette falsification du
passé au jour le jour, exécutée par le ministère
de la Vérité, est aussi nécessaire à la stabilité
du régime que le travail de répression et
d’espionnage réalisé par le ministère de l’Amour.
La mutabilité du passé est le principe de
base de l’Angsoc. Les événements passés,
prétend-on, n’ont pas d’existence objective et ne
survivent que par les documents et la mémoire des
hommes. Mais comme le Parti a le contrôle complet
de tous les documents et de l’esprit de ses
membres, il s’ensuit que le passé est ce que le
Parti veut qu’il soit. Il s’ensuit aussi que le
passé, bien que plastique, n’a jamais, en aucune
circonstance particulière, été changé. Car
lorsqu’il a été recréé dans la forme exigée par le
moment, cette nouvelle version, quelle qu’elle
soit, est alors le passé et aucun passé différent
ne peut avoir jamais existé. Cela est encore vrai
même lorsque, comme il arrive souvent, un
événement devient méconnaissable pour avoir été
modifié plusieurs fois au cours d’une année. Le
Parti est, à tous les instants, en possession de
la vérité absolue, et l’absolu ne peut avoir
jamais été différent de ce qu’il est.
Le contrôle du passé dépend surtout de la
discipline de la mémoire. S’assurer que tous les
documents s’accordent avec l’orthodoxie du moment
n’est qu’un acte mécanique. Il est aussi
nécessaire de se rappeler que les
événements se sont déroulés de la manière désirée.
Et s’il faut rajuster ses souvenirs ou altérer des
documents, il est alors nécessaire d’oublier que
l’on a agi ainsi. La manière de s’y prendre peut
être apprise comme toute autre technique mentale.
Elle est en effet étudiée par la majorité des
membres du Parti et, certainement, par tous ceux
qui sont intelligents aussi bien qu’orthodoxes.
[...]
Toutes les oligarchies du passé ont perdu
le pouvoir, soit parce qu’elles se sont ossifiées,
soit parce que leur énergie a diminué. Ou bien
elles deviennent stupides et arrogantes,
n’arrivent pas à s’adapter aux circonstances
nouvelles et sont renversées ; ou elles deviennent
libérales et lâches, font des concessions alors
qu’elles devraient employer la force, et sont
encore renversées. Elles tombent, donc, ou parce
qu’elles sont conscientes, ou parce qu’elles sont
inconscientes.
L’œuvre du Parti est d’avoir produit un
système mental dans lequel les deux états peuvent
coexister. La domination du Parti n’aurait pu être
rendue permanente sur aucune autre base
intellectuelle. Pour diriger et continuer à
diriger, il faut être capable de modifier le sens
de la réalité. Le secret de la domination est
d’allier la foi en sa propre infaillibilité à
l’aptitude à recevoir les leçons du passé.
George
ORWELL, 1984, II, IX (1949).
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DOCUMENT
3
L'avenir nous inquiète, l'avenir nous hante : son
néant fait sa force. Du passé, au contraire, il
semble que nous n'ayons plus rien à craindre, plus
rien à attendre, et cela sans doute n'est pas tout à
fait faux. Épicure en fit une sagesse : dans la
tempête du temps, le port profond de la mémoire...
Mais l'oubli en est un plus sûr. Si les névrosés
souffrent de réminiscence, comme disait Freud, la
santé psychique doit bien, en quelque chose, se
nourrir d'oubli. « Dieu garde l'homme d'oublier
d'oublier ! », écrit le poète, et Nietzsche a bien
vu aussi de quel côté étaient la vie et le bonheur.
« Il est possible de vivre presque sans souvenir et
de vivre heureux, comme le démontre l'animal, mais
il est impossible de vivre sans oublier. » Dont
acte. Mais la vie est-elle le but ? Le bonheur
est-il le but ? Du moins cette vie-là et ce
bonheur-là ? Faut-il envier l'animal, la plante, la
pierre ? Et quand bien même on les envierait,
faudrait-il se soumettre à cette envie ? Que
resterait-il de l'esprit ? Que resterait-il de
l'humanité ? Faut-il ne tendre qu'à la santé ou à
l'hygiène ? Pensée sanitaire, qui trouve
là sa force et ses limites. Quand bien même l'esprit
serait une maladie, quand bien même l'humanité
serait un malheur, cette maladie, ce malheur sont
nôtres - puisqu'ils sont nous, puisque nous ne
sommes que par eux. Du passé, ne faisons pas table
rase. Toute la dignité de l'homme est dans la
pensée; toute la dignité de la pensée est dans la
mémoire. Pensée oublieuse, c'est pensée peut-être,
mais sans esprit. Désir oublieux, c'est désir sans
doute; mais sans volonté, sans cœur, sans âme. La
science et l'animal en donnent à peu près l'idée -
encore n'est-ce pas vrai de tous les animaux
(certains sont fidèles, dit-on) ni, peut-être, de
toutes les sciences. Peu importe. L'homme n'est
esprit que par la mémoire; humain, que par la
fidélité. Garde-toi, homme, d'oublier de te souvenir
!
L'esprit fidèle, c'est l'esprit même.
André
COMTE-SPONVILLE, Petit traité des grandes
vertus, 2 - La fidélité (1995).
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DOCUMENT
4
Présentation
sur le site
de l'éditeur de l'ouvrage de Sophie
Lamoureux
Comment parler de la Grande Guerre aux enfants
(Le Baron perché, 2013).
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La Première Guerre
mondiale a éclaté il y a cent ans. Sa
violence, ses morts et ses blessés, sa durée
et sa démesure lui ont valu le surnom de
« Grande Guerre ». Si cette
tragédie reste gravée sur les monuments aux
morts, elle est appelée à s’effacer des
mémoires.
Pourtant, ce conflit livre aux
enfants d’aujourd’hui des enseignements
essentiels pour le présent et l’avenir.
Éclairées sur le passé de leurs
arrière-grands-parents, les jeunes
générations peuvent ainsi comprendre les
conséquences de ce conflit, de la Seconde
Guerre mondiale à la construction de l’Union
européenne.
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SYNTHÈSE
DE DOCUMENTS.
Le
dossier ne pose pas de problème particulier. Dans sa
relation avec le thème au programme, il met l'accent sur la
nécessité de maintenir un lien avec le passé et les quatre
documents s'entendent sur ce point. Il faudra néanmoins
prendre garde au document 2, dont le chapeau précise la
place dans le roman satirique de George Orwell, et
comprendre l'intention véritable du romancier dans l'exposé
qui est fait, via la lecture d'un personnage, d'une doctrine
totalitaire.
I
- Tableau de confrontation :
Document
1
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Document
2
|
Document
3
|
Document
4
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PISTES
|
la
fidélité n’est pas une attitude passéiste |
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L'esprit
fidèle, c'est l'esprit même |
Si
cette tragédie reste gravée sur les monuments aux
morts, elle est appelée à s’effacer des mémoires |
nécessité
de la fidélité au passé |
l’identité
française |
|
Que
resterait-il de l'humanité ? |
|
la
mémoire est garante de l'identité |
notre
pays est aujourd’hui menacé d’amnésie. Et, face à
cette amnésie grandissante, la mémoire est un
projet |
Le
contrôle du passé dépend surtout de la discipline
de la mémoire |
toute
la dignité de la pensée est dans la mémoire |
des
enseignements essentiels pour le présent et
l’avenir |
la
mémoire est un projet |
besoin
de la littérature, de ses nuances, des qualités
dont elle est porteuse pour mieux voir |
enseignements
de la fiction (falsification du passé par le pouvoir
totalitaire) |
|
vertus
du récit |
valeur
du récit |
émancipons-nous
du présent. Nous avons besoin d’un détour par le
passé |
Il
doit être coupé du passé |
Du
passé, ne faisons pas table rase |
parler
du passé pour le sauver de l'oubli |
nécessité
d'un détour par le passé |
Les documents manifestant une convergence d'opinions, le
plan qui apparaît le plus souhaitable est un plan
analytique autour de la problématique :
Pourquoi
faut-il sauvegarder la mémoire du passé ?
II
- Plan proposé :
1
- la fidélité est une entreprise de survie.
a
- cette fidélité est nécessaire pour asseoir
une identité menacée (doc.1 et 2), pour garder le sens de
la beauté (doc.1);
b
- il s'agit aussi de maintenir vivant le
souvenir (doc.4) pour rester libre et humain contre les
entreprises
de
"pensée sanitaire" (doc.3) ou les totalitarismes (doc.2)
qui menacent la mémoire individuelle et collective.
2
- le passé nous aide à vivre le présent.
a -
un héritage à vivifier (doc.1) pour rester homme (doc.3)
et mieux vivre le présent et l'avenir (doc.1 et 4);
b
- la littérature en gardant traces du passé
affine notre être-au-monde (doc.1); le récit est porteur
de leçons (doc.2 et 4).
ÉCRITURE
PERSONNELLE.
Régis
Debray déclarait récemment dans une interview :
« À chaque pas en avant de la société, vous
avez une sorte de retour aux sources. Le temps n’est
pas fait avec du nouveau qui efface l’ancien. Plus il
y a de nouveau, plus il faut avoir de la mémoire.
Notre société s’est abonnée au léger mais il y a du
lourd et l’histoire est lourde ».
Que vous inspire cette opinion ?
Vous répondrez de façon argumentée en vous
appuyant sur les documents du corpus, vos lectures de
l’année et vos connaissances personnelles.
[
Pour vous aider, vous pouvez consulter le site
Enseigner la mémoire.]
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