GÉRARD DE NERVAL
Sylvie
Souvenirs du Valois
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I. − Nuit perdue
Je sortais d'un théâtre où tous les soirs je paraissais aux
avant-scènes en grande tenue de soupirant. Quelquefois tout était plein, quelquefois
tout était vide. Peu m'importait d'arrêter mes regards sur un parterre peuplé seulement
d'une trentaine d'amateurs forcés, sur des loges garnies de bonnets ou de toilettes
surannées, − ou bien de faire partie d'une salle animée et frémissante couronnée à
tous ses étages de toilettes fleuries, de bijoux étincelants et de visages radieux.
Indifférent au spectacle de la salle, celui du théâtre ne m'arrêtait guère, − excepté lorsqu'à la seconde ou à la troisième scène d'un maussade chef-d'uvre
d'alors, une apparition bien connue illuminait l'espace vide, rendant la vie d'un souffle
et d'un mot à ces vaines figures qui m'entouraient.
Je me sentais vivre en elle, et elle vivait pour moi seul. Son
sourire me remplissait d'une béatitude infinie; la vibration de sa voix si douce et
cependant fortement timbrée me faisait tressaillir de joie et d'amour. Elle avait pour
moi toutes les perfections, elle répondait à tous mes enthousiasmes, à tous mes
caprices, − belle comme le jour aux feux de la rampe qui l'éclairait d'en bas, pâle
comme la nuit, quand la rampe baissée la laissait éclairée d'en haut sous les rayons du
lustre et la montrait plus naturelle, brillant dans l'ombre de sa seule beauté, comme les
Heures divines qui se découpent, avec une étoile au front, sur les fonds bruns des
fresques d'Herculanum !
Depuis un an, je n'avais pas encore songé à m'informer de ce
qu'elle pouvait être d'ailleurs; je craignais de troubler le miroir magique qui me
renvoyait son image, − et tout au plus avais-je prêté l'oreille à quelques propos
concernant non plus l'actrice, mais la femme. Je m'en informais aussi peu que des bruits
qui ont pu courir sur la princesse d'Elide ou sur la reine de Trébizonde, − un de mes
oncles, qui avait vécu dans les avant-dernières années du XVIIIe siècle, comme il
fallait y vivre pour le bien connaître, m'ayant prévenu de bonne heure que les actrices
n'étaient pas des femmes, et que la nature avait oublié de leur faire un cur. Il
parlait de celles de ce temps-là sans doute; mais il m'avait raconté tant d'histoires de
ses illusions, de ses déceptions, et montré tant de portraits sur ivoire, médaillons
charmants qu'il utilisait depuis à parer des tabatières, tant de billets jaunis, tant de
faveurs fanées, en m'en faisant l'histoire et le compte définitif, que je m'étais
habitué à penser mal de toutes sans tenir compte de l'ordre des temps.
Nous vivions alors dans une époque étrange, comme celles qui
d'ordinaire succèdent aux révolutions ou aux abaissements des grands règnes. Ce
n'était plus la galanterie héroïque comme sous la Fronde, le vice élégant et paré
comme sous la Régence, le scepticisme et les folles orgies du Directoire; c'était un
mélange d'activité, d'hésitation et de paresse, d'utopies brillantes, d'aspirations
philosophiques ou religieuses, d'enthousiasmes vagues, mêlés de certains instincts de
renaissance; d'ennuis des discordes passées, d'espoirs incertains, − quelque chose comme
l'époque de Pérégrinus et d'Apulée. L'homme matériel aspirait au bouquet de roses qui
devait le régénérer par les mains de la belle Isis; la déesse éternellement jeune et
pure nous apparaissait dans les nuits, et nous faisait honte de nos heures de jour
perdues. L'ambition n'était cependant pas de notre âge, et l'avide curée qui se faisait
alors des positions et des honneurs nous éloignait des sphères d'activité possibles. Il
ne nous restait pour asile que cette tour d'ivoire des poètes, où nous montions toujours
plus haut pour nous isoler de la foule. A ces points élevés où nous guidaient nos
maîtres, nous respirions enfin l'air pur des solitudes, nous buvions l'oubli dans la
coupe d'or des légendes, nous étions ivres de poésie et d'amour. Amour, hélas ! des
formes vagues, des teintes roses et bleues, des fantômes métaphysiques ! Vue de près,
la femme réelle révoltait notre ingénuité; il fallait qu'elle apparût reine ou
déesse, et surtout n'en pas approcher.
Quelques-uns d'entre nous néanmoins prisaient peu ces paradoxes
platoniques, et à travers nos rêves renouvelés d'Alexandrie agitaient parfois la torche
des dieux souterrains, qui éclaire l'ombre un instant de ses traînées d'étincelles.
− C'est ainsi que, sortant du théâtre avec l'amère tristesse que laisse un songe
évanoui, j'allais volontiers me joindre à la société d'un cercle où l'on soupait en
grand nombre, et où toute mélancolie cédait devant la verve intarissable de quelques
esprits éclatants, vifs, orageux, sublimes parfois, − tels qu'il s'en est trouvé
toujours dans les époques de rénovation ou de décadence, et dont les discussions se
haussaient à ce point, que les plus timides d'entre nous allaient voir parfois aux
fenêtres si les Huns, les Turcomans ou les Cosaques n'arrivaient pas enfin pour couper
court à ces arguments de rhéteurs et de sophistes.
« Buvons, aimons, c'est la sagesse ! » Telle était la
seule opinion des plus jeunes. Un de ceux-là me dit : « Voici bien longtemps que je
te rencontre dans le même théâtre, et chaque fois que j'y vais. Pour laquelle
y viens-tu ? »
Pour laquelle ?... Il ne me semblait pas que l'on pût aller là
pour une autre. Cependant j'avouai un nom. − « Eh bien !, dit
mon ami avec indulgence, tu vois là-bas l'homme heureux qui vient de la
reconduire, et qui, fidèle aux lois de notre cercle, n'ira la retrouver
peut-être qu'après la nuit. »
Sans trop d'émotion, je tournai les yeux vers le personnage
indiqué. C'était un jeune homme correctement vêtu, d'une figure pâle et nerveuse,
ayant des manières convenables et des yeux empreints de mélancolie et de douceur. Il
jetait de l'or sur une table de whist et le perdait avec indifférence. − « Que
m'importe, dis-je, lui ou tout autre ? Il fallait qu'il y en eût un, et celui-là me
paraît digne d'avoir été choisi. − Et toi ? − Moi ? C'est une image que je poursuis,
rien de plus.
En sortant, je passai par la salle de lecture, et machinalement
je regardai un journal. C'était, je crois, pour y voir le cours de la Bourse. Dans les
débris de mon opulence se trouvait une somme assez forte en titres étrangers. Le bruit
avait couru que, négligés longtemps, ils allaient être reconnus; − ce qui venait
d'avoir lieu à la suite d'un changement de ministère. Les fonds se trouvaient déjà
cotés très haut; je redevenais riche.
Une seule pensée résulta de ce changement de
situation, celle que la femme aimée si longtemps était à moi si je voulais. − Je
touchais du doigt mon idéal. N'était-ce pas une illusion encore, une faute
d'impression railleuse ? Mais les autres feuilles parlaient de même. − La somme
gagnée se dressait devant moi comme la statue d'or de Moloch. « Que dirait
maintenant, pensai-je, le jeune homme de tout à l'heure, si j'allais prendre sa
place près de la femme qu'il a laissée seule ?...» Je frémis de cette pensée, et
mon orgueil se révolta.
Non ! ce n'est pas ainsi, ce n'est pas à mon âge que l'on tue
l'amour avec de l'or : je ne serai pas un corrupteur. D'ailleurs ceci est une idée d'un
autre temps. Qui me dit aussi que cette femme soit vénale ? − Mon regard parcourait
vaguement le journal que je tenais encore, et j'y lus ces deux lignes : « Fête du
Bouquet provincial. − Demain, les archers de Senlis doivent rendre le bouquet
à ceux de Loisy. » Ces mots, fort simples, réveillèrent en moi toute une nouvelle
série d'impressions : c'était un souvenir de la province depuis longtemps oubliée, un
écho lointain des fêtes naïves de la jeunesse. − Le cor et le tambour résonnaient au
loin dans les hameaux et dans les bois; les jeunes filles tressaient des guirlandes et
assortissaient, en chantant, des bouquets ornés de rubans. − Un lourd chariot, traîné
par des bufs, recevait ces présents sur son passage, et nous, enfants de ces
contrées, nous formions cortège avec nos arcs et nos flèches, nous décorant du titre
de chevaliers, − sans savoir alors que nous ne faisions que répéter d'âge en âge une
fête druidique survivant aux monarchies et aux religions nouvelles.
Je regagnai mon lit et je ne pus y trouver le repos. Plongé
dans une demi-somnolence, toute ma jeunesse repassait en mes souvenirs. Cet état, où
l'esprit résiste encore aux bizarres combinaisons du songe, permet souvent de voir se
presser en quelques minutes les tableaux les plus saillants d'une longue période de la
vie.
Je me représentais un château du temps de Henri IV avec ses
toits pointus couverts d'ardoises et sa face rougeâtre aux encoignures dentelées de
pierres jaunies, une grande place verte encadrée d'ormes et de tilleuls, dont le soleil
couchant perçait le feuillage de ses traits enflammés. Des jeunes filles dansaient en
rond sur la pelouse en chantant de vieux airs transmis par leurs mères, et d'un français
si naturellement pur, que l'on se sentait bien exister dans ce vieux pays du Valois, où,
pendant plus de mille ans, a battu le cur de la France.
J'étais le seul garçon dans cette ronde, où j'avais amené ma
compagne toute jeune encore, Sylvie, une petite fille du hameau voisin, si vive et si
fraîche, avec ses yeux noirs, son profil régulier et sa peau légèrement hâlée !...
Je n'aimais qu'elle, je ne voyais qu'elle, − jusque-là ! A peine avais-je remarqué, dans
la ronde où nous dansions, une blonde, grande et belle, qu'on appelait Adrienne. Tout
d'un coup, suivant les règles de la danse, Adrienne se trouva placée seule avec moi au
milieu du cercle. Nos tailles étaient pareilles. On nous dit de nous embrasser, et la
danse et le chur tournaient plus vivement que jamais. En lui donnant ce baiser, je
ne pus m'empêcher de lui presser la main. Les longs anneaux roulés de ses cheveux d'or
effleuraient mes joues. De ce moment, un trouble inconnu s'empara de moi. − La belle
devait chanter pour avoir le droit de rentrer dans la danse. On s'assit autour d'elle, et
aussitôt, d'une voix fraîche et pénétrante, légèrement voilée, comme celle des
filles de ce pays brumeux, elle chanta une de ces anciennes romances pleines de
mélancolie et d'amour, qui racontent toujours les malheurs d'une princesse enfermée dans
sa tour par la volonté d'un père qui la punit d'avoir aimé. La mélodie se terminait à
chaque stance par ces trilles chevrotants que font valoir si bien les voix jeunes, quand
elles imitent par un frisson modulé la voix tremblante des aïeules.
A mesure qu'elle chantait, l'ombre descendait des grands arbres,
et le clair de lune naissant tombait sur elle seule, isolée de notre cercle attentif.
− Elle se tut, et personne n'osa rompre le silence. La pelouse était couverte de faibles
vapeurs condensées, qui déroulaient leurs blancs flocons sur les pointes des herbes.
Nous pensions être en paradis. − Je me levai enfin, courant au parterre du château, où
se trouvaient de lauriers, plantés dans de grands vases de faïence peints en camaïeu.
Je rapportai deux branches, qui furent tressées en couronne et nouées d'un ruban. Je
posai sur la tête d'Adrienne cet ornement, dont les feuilles lustrées éclataient sur
ses cheveux blonds aux rayons pâles de la lune. Elle ressemblait à la Béatrice de Dante
qui sourit au poète errant sur la lisière des saintes demeures.
Adrienne se leva. Développant sa taille élancée, elle nous
fit un salut gracieux, et rentra en courant dans le château. − C'était, nous dit-on, la
petite-fille de l'un des descendants d'une famille alliée aux anciens rois de France; le
sang des Valois coulait dans ses veines. Pour ce jour de fête, on lui avait permis de se
mêler à nos jeux; nous ne devions plus la revoir, car le lendemain elle repartit pour un
couvent où elle était pensionnaire.
Quand je revins près de Sylvie, je m'aperçus qu'elle pleurait.
La couronne donnée par mes mains à la belle chanteuse était le sujet de ses larmes. Je
lui offris d'en aller cueillir une autre, mais elle dit qu'elle n'y tenait nullement, ne
la méritant pas. Je voulus en vain me défendre, elle ne me dit plus un seul mot pendant
que je la reconduisais chez ses parents.
Rappelé moi-même à Paris pour y reprendre mes études,
j'emportai cette double image d'une amitié tendre tristement rompue, puis d'un amour
impossible et vague, source de pensées douloureuses que la philosophie de collège était
impuissante à calmer.
La figure d'Adrienne resta seule triomphante, − mirage de la
gloire et de la beauté, adoucissant ou partageant les heures des sévères études. Aux
vacances de l'année suivante, j'appris que cette belle à peine entrevue était
consacrée par sa famille à la vie religieuse.
Tout m'était expliqué par ce souvenir à demi rêvé. Cet
amour vague et sans espoir, conçu pour une femme de théâtre, qui tous les soirs me
prenait à l'heure du spectacle, pour ne me quitter qu'à l'heure du sommeil, avait son
germe dans le souvenir d'Adrienne, fleur de la nuit éclose à la pâle clarté de la
lune, fantôme rose et blond glissant sur l'herbe verte à demi baignée de blanches
vapeurs. − La ressemblance d'une figure oubliée depuis des années se dessinait
désormais avec une netteté singulière; c'était un crayon estompé par le temps qui se
faisait peinture, comme ces vieux croquis de maîtres admirés dans un musée, dont on
retrouve ailleurs l'original éblouissant.
Aimer une religieuse sous la forme d'une actrice !... et si
c'était la même ! − Il y a de quoi devenir fou ! c'est un entraînement fatal où
l'inconnu vous attire comme le feu follet fuyant sur les joncs d'une eau morte...
Reprenons pied sur le réel.
Et Sylvie que j'aimais tant, pourquoi l'ai-je oubliée depuis
trois ans ?... C'était une bien jolie fille, et la plus belle de Loisy !
Elle existe, elle, bonne et pure de cur sans doute. Je
revois sa fenêtre où le pampre s'enlace au rosier, la cage de fauvettes suspendue à
gauche; j'entends le bruit de ses fuseaux sonores et sa chanson favorite :
La belle était assise
Près du ruisseau coulant...
Elle m'attend encore... Qui l'aurait épousée ? elle est si
pauvre !
Dans son village et dans ceux qui l'entourent, de bons paysans
en blouse, aux mains rudes, à la face amaigrie, au teint hâlé! Elle m'aimait seul, moi
le petit Parisien, quand j'allais voir près de Loisy mon pauvre oncle, mort aujourd'hui.
Depuis trois ans, je dissipe en seigneur le bien modeste qu'il m'a laissé et qui pouvait
suffire à ma vie. Avec Sylvie, je l'aurais conservé. Le hasard m'en rend une partie. Il
est temps encore.
A cette heure, que fait-elle ? Elle dort... Non, elle ne dort
pas; c'est aujourd'hui la fête de l'arc, la seule de l'année où l'on danse toute la
nuit. Elle est à la fête...
Quelle heure est-il ?
Je n'avais pas de montre.
Au milieu de toutes les splendeurs de bric-à-brac qu'il était
d'usage de réunir à cette époque pour restaurer dans sa couleur locale un appartement
d'autrefois, brillait d'un éclat rafraîchi une de ces pendules d'écaille de la
Renaissance, dont le dôme doré surmonté de la figure du Temps est supporté par des
cariatides du style Médicis, reposant à leur tour sur des chevaux à demi cabrés. La
Diane historique, accoudée sur son cerf, est en bas-relief sous le cadran, où s'étalent
sur un fond niellé les chiffres émaillés des heures. Le mouvement, excellent sans
doute, n'avait pas été remonté depuis deux siècles. − Ce n'était pas pour savoir
l'heure que j'avais acheté cette pendule en Touraine.
Je descendis chez le concierge. Son coucou marquait une heure du
matin. − En quatre heures, me dis-je, je puis arriver au bal de Loisy. Il y avait encore
sur la place du Palais-Royal cinq ou six fiacres stationnant pour les habitués des
cercles et des maisons de jeu : − A Loisy ! dis-je au plus apparent. − Où cela est-il ?
− Près de Senlis, à huit lieues. − Je vais vous conduire à la poste, dit le cocher, moins
préoccupé que moi.
Quelle triste route, la nuit, que cette route de Flandre, qui ne
devient belle qu'en atteignant la zone des forêts ! Toujours ces deux files d'arbres
monotones qui grimacent des formes vagues; au delà, des carrés de verdure et de terres
remuées, bornés à gauche par les collines bleuâtres de Montmorency, d'Ecouen, de
Luzarches. Voici Gonesse, le bourg vulgaire plein des souvenirs de la Ligue et de la
Fronde...
Plus loin que Louvres est un chemin bordé de pommiers dont j'ai
vu bien des fois les fleurs éclater dans la nuit comme des étoiles de la terre :
c'était le plus court pour gagner les hameaux. − Pendant que la voiture monte les côtes,
recomposons les souvenirs du temps où j'y venais si souvent.
Quelques années s'étaient écoulées : l'époque où j'avais
rencontré Adrienne devant le château n'était plus déjà qu'un souvenir d'enfance. Je
me retrouvai à Loisy au moment de la fête patronale. J'allai de nouveau me joindre aux
chevaliers de l'arc, prenant place dans la compagnie dont j'avais fait partie déjà. Des
jeunes gens appartenant aux vieilles familles qui possèdent encore là plusieurs de ces
châteaux perdus dans les forêts, qui ont plus souffert du temps que des révolutions,
avaient organisé la fête. De Chantilly, de Compiègne et de Senlis accouraient de
joyeuses cavalcades qui prenaient place dans le cortège rustique des compagnies de l'arc.
Après la longue promenade à travers les villages et les bourgs, après la messe à
l'église, les luttes d'adresse et la distribution des prix, les vainqueurs avaient été
conviés à un repas qui se donnait dans une île ombragée de peupliers et de tilleuls,
au milieu de l'un des étangs alimentés par la Nonette et la Thève. Des barques
pavoisées nous conduisirent à l'île, − dont le choix avait été déterminé par
l'existence d'un temple ovale à colonnes qui devait servir de salle pour le festin. Là,
comme à Ermenonville, le pays est semé de ces édifices légers de la fin du XVIIIe
siècle, où des millionnaires philosophes se sont inspirés dans leurs plans du goût
dominant d'alors. Je crois bien que ce temple avait dû être primitivement dédié à
Uranie. Trois colonnes avaient succombé emportant dans leur chute une partie de
l'architrave; mais on avait déblayé l'intérieur de la salle, suspendu des guirlandes
entre les colonnes, on avait rajeuni cette ruine moderne, − qui appartenait au paganisme
de Boufflers ou de Chaulieu plutôt qu'à celui d'Horace.
La traversée du lac avait été imaginée peut-être pour
rappeler le Voyage à Cythère de Watteau. Nos costumes modernes dérangeaient
seuls l'illusion. L'immense bouquet de la fête, enlevé du char qui le portait, avait
été placé sur une grande barque; le cortège des jeunes filles vêtues de blanc qui
l'accompagnent selon l'usage avait pris place sur les bancs, et cette gracieuse théorie
renouvelée des jours antiques se reflétait dans les eaux calmes de l'étang qui la
séparait du bord de l'île si vermeil aux rayons du soir avec ses halliers d'épine, sa
colonnade et ses clairs feuillages. Toutes les barques abordèrent en peu de temps. La
corbeille portée en cérémonie occupa le centre de la table, et chacun prit place, les
plus favorisés auprès des jeunes filles : il suffisait pour cela d'être connu de leurs
parents. Ce fut la cause qui fit que je me retrouvai près de Sylvie. Son frère m'avait
déjà rejoint dans la fête, il me fit la guerre de n'avoir pas depuis longtemps rendu
visite à sa famille. Je m'excusai sur mes études, qui me retenaient à Paris, et
l'assurai que j'étais venu dans cette intention. « Non, c'est moi qu'il a oubliée,
dit Sylvie. Nous sommes des gens de village, et Paris est si au-dessus ! » Je voulus
l'embrasser pour lui fermer la bouche; mais elle me boudait encore, et il fallut que son
frère intervînt pour qu'elle m'offrît sa joue d'un air indifférent. Je n'eus aucune
joie de ce baiser dont bien d'autres obtenaient la faveur, car dans ce pays patriarcal où
l'on salue tout homme qui passe, un baiser n'est autre chose qu'une politesse entre bonnes
gens.
Une surprise avait été arrangée par les ordonnateurs de la
fête. A la fin du repas, on vit s'envoler du fond de la vaste corbeille un cygne sauvage,
jusque-là captif sous les fleurs, qui, de ses fortes ailes, soulevant des lacis de
guirlandes et de couronnes, finit par les disperser de tous côtés. Pendant qu'il
s'élançait joyeux vers les dernières lueurs du soleil, nous rattrapions au hasard les
couronnes dont chacun parait aussitôt le front de sa voisine. J'eus le bonheur de saisir
une des plus belles, et Sylvie souriante se laissa embrasser cette fois plus tendrement
que l'autre. Je compris que j'effaçais ainsi le souvenir d'un autre temps. Je l'admirai
cette fois sans partage, elle était devenue si belle ! Ce n'était plus cette petite
fille de village que j'avais dédaignée pour une plus grande et plus faite aux grâces du
monde. Tout en elle avait gagné : le charme de ses yeux noirs, si séduisants dès son
enfance, était devenu irrésistible; sous l'orbite arquée de ses sourcils, son sourire,
éclairant tout à coup des traits réguliers et placides, avait quelque chose
d'athénien. J'admirais cette physionomie digne de l'art antique au milieu des minois
chiffonnés de ses compagnes. Ses mains délicatement allongées, ses bras qui avaient
blanchi en s'arrondissant, sa taille dégagée, la faisaient tout autre que je ne l'avais
vue. Je ne pus m'empêcher de lui dire combien je la trouvais différente d'elle-même,
espérant couvrir ainsi mon ancienne et rapide infidélité.
Tout me favorisait d'ailleurs, l'amitié de son frère,
l'impression charmante de cette fête, l'heure du soir et le lieu même où, par une
fantaisie pleine de goût, on avait reproduit une image des galantes solennités
d'autrefois. Tant que nous pouvions, nous échappions à la danse pour causer de nos
souvenirs d'enfance et pour admirer en rêvant à deux les reflets du ciel sur les
ombrages et sur les eaux. Il fallut que le frère de Sylvie nous arrachât à cette
contemplation en disant qu'il était temps de retourner au village assez éloigné
qu'habitaient ses parents.
C'était à Loisy, dans l'ancienne maison du garde. Je les
conduisis jusque-là, puis je retournai à Montagny, où je demeurais chez mon oncle. En
quittant le chemin pour traverser un petit bois qui sépare Loisy de Saint-S..., je ne
tardai pas à m'engager dans une sente profonde qui longe la forêt d'Ermenonville; je
m'attendais ensuite à rencontrer les murs d'un couvent qu'il fallait suivre pendant un
quart de lieue. La lune se cachait de temps à autre sous les nuages, éclairant à peine
les roches de grès sombre et les bruyères qui se multipliaient sous mes pas. A droite et
à gauche, des lisières de forêts sans routes tracées, et toujours devant moi ces
roches druidiques de la contrée qui gardent le souvenir des fils d'Armen exterminés par
les Romains ! Du haut de ces entassements sublimes, je voyais les étangs lointains se
découper comme des miroirs sur la plaine brumeuse, sans pouvoir distinguer celui même
où s'était passée la fête.
L'air était tiède et embaumé; je résolus de ne pas aller
plus loin et d'attendre le matin, en me couchant sur des touffes de bruyères. − En me
réveillant, je reconnus peu à peu les points voisins du lieu où je m'étais égaré
dans la nuit. A ma gauche, je vis se dessiner la longue ligne des murs du couvent de
Saint-S..., puis de l'autre côté de la vallée, la butte aux Gens-d'Armes, avec les
ruines ébréchées de l'antique résidence carlovingienne. Près de là, au-dessus des
touffes de bois, les hautes masures de l'abbaye de Thiers découpaient sur l'horizon leurs
pans de muraille percés de trèfles et d'ogives. Au delà, le manoir gothique de
Pontarmé, entouré d'eau comme autrefois, refléta bientôt les premiers feux du jour,
tandis qu'on voyait se dresser au midi le haut donjon de la Tournelle et les quatre tours
de Bertrand-Fosse sur les premiers coteaux de Montméliant.
Cette nuit m'avait été douce, et je ne songeais qu'à Sylvie;
cependant l'aspect du couvent me donna un instant l'idée que c'était celui peut-être
qu'habitait Adrienne. Le tintement de la cloche du matin était encore dans mon oreille et
m'avait sans doute réveillé. J'eus un instant l'idée de jeter un coup d'il
par-dessus les murs en gravissant la plus haute pointe des rochers; mais, en y
réfléchissant, je m'en gardai comme d'une profanation. Le jour en grandissant chassa de
ma pensée ce vain souvenir et n'y laissa plus que les traits rosés de Sylvie.
« Allons la réveiller », me dis-je, et je repris le chemin de Loisy.
Voici le village au bout de la sente qui côtoie la forêt :
vingt chaumières dont la vigne et les roses grimpantes festonnent les murs. Des fileuses
matinales, coiffées de mouchoirs rouges, travaillent réunies devant une ferme. Sylvie
n'est point avec elles. C'est presque une demoiselle depuis qu'elle exécute de fines
dentelles, tandis que ses parents sont restés de bons villageois. − Je suis monté à sa
chambre sans étonner personne; déjà levée depuis longtemps, elle agitait les fuseaux
de sa dentelle, qui claquaient avec un doux bruit sur le carreau vert que soutenaient ses
genoux. « Vous voilà, paresseux, dit-elle avec son sourire divin, je suis sûre que
vous sortez seulement de votre lit ! » Je lui racontai ma nuit passée sans sommeil,
mes courses égarées à travers les bois et les roches. Elle voulut bien me plaindre un
instant. « Si vous n'êtes pas fatigué, je vais vous faire courir encore. Nous irons
voir ma grand' tante à Othys. » J'avais à peine répondu, qu'elle se leva
joyeusement, arrangea ses cheveux devant un miroir et se coiffa d'un chapeau de paille
rustique. L'innocence et la joie éclataient dans ses yeux. Nous partîmes en suivant les
bords de la Thève, à travers les prés semés de marguerites et de boutons d'or, puis le
long des bois de Saint-Laurent, franchissant parfois les ruisseaux et les halliers pour
abréger la route. Les merles sifflaient dans les arbres, et les mésanges s'échappaient
joyeusement des buissons frôlés par notre marche.
Parfois nous rencontrions sous nos pas les pervenches si chères
à Rousseau, ouvrant leurs corolles bleues parmi ces longs rameaux de feuilles
accouplées, lianes modestes qui arrêtaient les pieds furtifs de ma compagne.
Indifférente aux souvenirs du philosophe genevois, elle cherchait çà et là les fraises
parfumées, et moi, je lui parlais de la Nouvelle Héloïse, dont je
récitais par cur quelques passages. « Est-ce que c'est joli ? dit-elle. − C'est
sublime. − Est-ce mieux qu'Auguste Lafontaine ? − C'est plus tendre. − Oh ! bien,
dit-elle, il faut que je lise cela. Je dirai à mon frère de me l'apporter la première
fois qu'il ira à Senlis. » Et je continuais à réciter des fragments de l'Héloïse
pendant que Sylvie cueillait des fraises.
Au sortir du bois, nous rencontrâmes de grandes touffes de
digitale pourprée; elle en fit un énorme bouquet en me disant : « C'est pour ma
tante; elle sera si heureuse d'avoir ces belles fleurs dans sa chambre. » Nous
n'avions plus qu'un bout de plaine à traverser pour gagner Othys. Le clocher du village
pointait sur les coteaux bleuâtres qui vont de Montméliant à Dammartin. La Thève
bruissait de nouveau parmi les grès et les cailloux, s'amincissant au voisinage de sa
source, où elle se repose dans les prés, formant un petit lac au milieu des glaïeuls et
des iris. Bientôt nous gagnâmes les premières maisons. La tante de Sylvie habitait une
petite chaumière bâtie en pierres de grès inégales que revêtaient des treillages de
houblon et de vigne vierge; elle vivait seule de quelques carrés de terre que les gens du
village cultivaient pour elle depuis la mort de son mari. Sa nièce arrivant, c'était le
feu dans la maison. « Bonjour, la tante ! Voici vos enfants! dit Sylvie; nous avons
bien faim. » Elle l'embrassa tendrement, lui mit dans les bras la botte de fleurs,
puis songea enfin à me présenter, en disant : « C'est mon amoureux ! »
J'embrassai à mon tour la tante qui dit : « Il est
gentil... C'est donc un blond !... − Il a de jolis cheveux fins, dit Sylvie. − Cela ne
dure pas, dit la tante; mais vous avez du temps devant vous, et toi qui es brune, cela
t'assortit bien. − Il faut le faire déjeuner, la tante, dit Sylvie. » Et elle alla
cherchant dans les armoires, dans la huche, trouvant du lait, du pain bis, du sucre,
étalant sans trop de soin sur la table les assiettes et les plats de faïence émaillés
de larges fleurs et de coqs au vif plumage. Une jatte en porcelaine de Creil, pleine de
lait où nageaient les fraises, devint le centre du service, et après avoir dépouillé
le jardin de quelques poignées de cerises et de groseilles, elle disposa deux vases de
fleurs aux deux bouts de la nappe. Mais la tante avait dit ces belles paroles: « Tout
cela, ce n'est que du dessert. Il faut me laisser faire à présent. » Et elle avait
décroché la poêle et jeté un fagot dans la haute cheminée. « Je ne veux pas que
tu touches à cela ! dit-elle à Sylvie, qui voulait l'aider; abîmer tes jolis doigts qui
font de la dentelle plus belle qu'à Chantilly ! tu m'en as donné, et je m'y connais.
− Ah ! oui, la tante !... Dites donc, si vous en avez des morceaux de l'ancienne, cela me
fera des modèles. − Eh bien ! va voir là-haut, dit la tante, il y en a peut-être dans ma
commode. − Donnez moi les clefs, reprit Sylvie. − Bah ! dit la tante, les tiroirs sont
ouverts. − Ce n'est pas vrai, il y en a un qui est toujours fermé. » Et pendant que
la bonne femme nettoyait la poêle après l'avoir passée au feu, Sylvie dénouait des
pendants de sa ceinture une petite clef d'un acier ouvragé qu'elle me fit voir avec
triomphe.
Je la suivis, montant rapidement l'escalier de bois qui
conduisait à la chambre. − O jeunesse, ô vieillesse saintes ! − qui donc eût songé à
ternir la pureté d'un premier amour dans ce sanctuaire des souvenirs fidèles ? Le
portrait d'un jeune homme du bon vieux temps souriait avec ses yeux noirs et sa bouche
rose, dans un ovale au cadre doré, suspendu à la tête du lit rustique. Il portait
l'uniforme des gardes-chasse de la maison de Condé; son attitude à demi martiale, sa
figure rose et bienveillante, son front pur sous ses cheveux poudrés, relevaient ce
pastel, médiocre peut-être, des grâces de la jeunesse et de la simplicité. Quelque
artiste modeste invité aux chasses princières s'était appliqué à le pourtraire de son
mieux, ainsi que sa jeune épouse, qu'on voyait dans un autre médaillon, attrayante,
maligne, élancée dans son corsage ouvert à échelle de rubans, agaçant de sa mine
retroussée un oiseau posé sur son doigt. C'était pourtant la même bonne vieille qui
cuisinait en ce moment, courbée sur le feu de l'âtre. Cela me fit penser aux fées des
Funambules qui cachent, sous leur masque ridé, un visage attrayant, qu'elles révèlent
au dénouement, lorsque apparaît le temple de l'Amour et son soleil tournant qui rayonne
de feux magiques. « O bonne tante, m'écriai-je, que vous étiez jolie ! − Et moi donc
? » dit Sylvie, qui était parvenue à ouvrir le fameux tiroir. Elle y avait trouvé
une grande robe en taffetas flambé, qui criait du froissement de ses plis. « Je
veux essayer si cela m'ira, dit-elle. Ah ! je vais avoir l'air d'une vieille fée
! »
« La fée des légendes éternellement jeune
!...» dis-je en moi-même. − Et déjà Sylvie avait dégrafé sa robe d'indienne et la
laissait tomber à ses pieds. La robe étoffée de la vieille tante s'ajusta parfaitement
sur la taille mince de Sylvie, qui me dit de l'agrafer. « Oh ! les manches plates, que
c'est ridicule ! » dit-elle. Et cependant les sabots garnis de dentelles découvraient
admirablement ses bras nus, la gorge s'encadrait dans le pur corsage aux tulles jaunis,
aux rubans passés, qui n'avait serré que bien peu les charmes évanouis de la tante.
« Mais finissez-en ! Vous ne savez donc pas agrafer une robe ? » me disait Sylvie.
Elle avait l'air de l'accordée de village de Greuze. « Il faudrait de la poudre,
dis-je. − Nous allons en trouver. » Elle fureta de nouveau dans les tiroirs. Oh ! que
de richesses ! que cela sentait bon, comme cela brillait, comme cela chatoyait de vives
couleurs et de modeste clinquant! deux éventails de nacre un peu cassés, des boîtes de
pâte à sujets chinois, un collier d'ambre et mille fanfreluches, parmi lesquelles
éclataient deux petits souliers de droguet blanc avec des boucles incrustées de diamants
d'Irlande ! « Oh ! je veux les mettre, dit Sylvie, si je trouve les bas brodés !
»
Un instant après, nous déroulions des bas de soie rose tendre
à coins verts; mais la voix de la tante, accompagnée du frémissement de la poêle, nous
rappela soudain à la réalité. « Descendez vite ! » dit Sylvie, et quoi que je
pusse dire, elle ne me permit pas de l'aider à se chausser. Cependant la tante venait de
verser dans un plat le contenu de la poêle, une tranche de lard frite avec des ufs.
La voix de Sylvie me rappela bientôt. « Habillez-vous vite ! » dit-elle, et
entièrement vêtue elle-même, elle me montra les habits de noces du garde-chasse réunis
sur la commode. En un instant, je me transformai en marié de l'autre siècle. Sylvie
m'attendait sur l'escalier, et nous descendîmes tous deux en nous tenant par la main. La
tante poussa un cri en se retournant : « O mes enfants ! » dit-elle, et elle se mit
à pleurer, puis sourit à travers ses larmes. − C'était l'image de sa jeunesse, − cruelle et charmante apparition ! Nous nous assîmes auprès d'elle, attendris et presque
graves, puis la gaieté nous revint bientôt, car, le premier moment passé, la bonne
vieille ne songea plus qu'à se rappeler les fêtes pompeuses de sa noce. Elle retrouva
même dans sa mémoire les chants alternés, d'usage alors, qui se répondaient d'un bout
à l'autre de la table nuptiale, et le naïf épithalame qui accompagnait les mariés
rentrant après la danse. Nous répétions ces strophes si simplement rythmées, avec les
hiatus et les assonances du temps; amoureuses et fleuries comme le cantique de
l'Ecclésiaste; − nous étions l'époux et l'épouse pour tout un beau matin d'été.
Il est quatre heures du matin; la route plonge dans un pli de
terrain; elle remonte. La voiture va passer à Orry, puis à La Chapelle. A gauche, il y a
une route qui longe le bois d'Hallate. C'est par là qu'un soir le frère de Sylvie m'a
conduit dans sa carriole à une solennité du pays. C'était, je crois, le soir de la
Saint-Barthélemy. A travers les bois, par des routes peu frayées, son petit cheval
volait comme au sabbat. Nous rattrapâmes le pavé à Mont-l'Evêque, et quelques minutes
plus tard nous nous arrêtions à la maison du garde, à l'ancienne abbaye de Châalis.
− Châalis, encore un souvenir !
Cette vieille retraite des empereurs n'offre plus à
l'admiration que les ruines de son cloître aux arcades byzantines, dont la dernière
rangée se découpe encore sur les étangs, − reste oublié des fondations pieuses
comprises parmi ces domaines qu'on appelait autrefois les métairies de Charlemagne. La
religion, dans ce pays isolé du mouvement des routes et des villes, a conservé des
traces particulières du long séjour qu'y ont fait les cardinaux de la maison d'Este à
l'époque des Médicis : ses attributs et ses usages ont encore quelque chose de galant et
de poétique, et l'on respire un parfum de la Renaissance sous les arcs des chapelles à
fines nervures, décorées par les artistes de l'Italie. Les figures des saints et des
anges se profilent en rose sur les voûtes peintes d'un bleu tendre, avec des airs
d'allégorie païenne qui font songer aux sentimentalités de Pétrarque et au mysticisme
fabuleux de Francesco Colonna.
Nous étions des intrus, le frère de Sylvie et moi, dans la
fête particulière qui avait lieu cette nuit-là. Une personne de très illustre
naissance, qui possédait alors ce domaine, avait eu l'idée d'inviter quelques familles
du pays à une sorte de représentation allégorique où devaient figurer quelques
pensionnaires d'un couvent voisin. Ce n'était pas une réminiscence des tragédies de
Saint-Cyr, cela remontait aux premiers essais lyriques importés en France du temps des
Valois. Ce que je vis jouer était comme un mystère des anciens temps. Les costumes,
composés de longues robes, n'étaient variés que par les couleurs de l'azur, de
l'hyacinthe ou de l'aurore. La scène se passait entre les anges, sur les débris du monde
détruit. Chaque voix chantait une des splendeurs de ce globe éteint, et l'ange de la
mort définissait les causes de sa destruction. Un esprit montait de l'abîme, tenant en
main l'épée flamboyante, et convoquait les autres à venir admirer la gloire du Christ
vainqueur des enfers. Cet esprit, c'était Adrienne transfigurée par son costume, comme
elle l'était déjà par sa vocation. Le nimbe de carton doré qui ceignait sa
tête angélique nous paraissait bien naturellement un cercle de lumière; sa voix avait
gagné en force et en étendue, et les fioritures infinies du chant italien brodaient de
leurs gazouillements d'oiseau les phrases sévères d'un récitatif pompeux.
En me retraçant ces détails, j'en suis à me demander s'ils
sont réels, ou bien si je les ai rêvés. Le frère de Sylvie était un peu gris ce
soir-là. Nous nous étions arrêtés quelques instants dans la maison du garde, − où, ce
qui m'a frappé beaucoup, il y avait un cygne éployé sur la porte, puis au dedans de
hautes armoires en noyer sculpté, une horloge dans sa gaine, et des trophées d'arcs et
de flèches d'honneur au-dessus d'une carte de tir rouge et verte. Un nain bizarre,
coiffé d'un bonnet chinois, tenant d'une main une bouteille et de l'autre une bague,
semblait inviter les tireurs à viser juste. Ce nain, je le crois bien, était en tôle
découpée. Mais l'apparition d'Adrienne est-elle aussi vraie que ces détails et que
l'existence incontestable de l'abbaye de Châalis ? Pourtant c'est bien le fils du garde
qui nous avait introduits dans la salle où avait lieu la représentation; nous étions
près de la porte, derrière une nombreuse compagnie assise et gravement émue. C'était
le jour de la Saint-Barthélemy, − singulièrement lié au souvenir des Médicis, dont les
armes accolées à celles de la maison d'Este décoraient ces vieilles murailles... Ce
souvenir est une obsession peut-être ! − Heureusement voici la voiture qui s'arrête sur
la route du Plessis; j'échappe au monde des rêveries, et je n'ai plus qu'un quart
d'heure de marche pour gagner Loisy par des routes bien peu frayées.
Je suis entré au bal de Loisy à cette heure mélancolique et
douce encore où les lumières pâlissent et tremblent aux approches du jour. Les
tilleuls, assombris par en bas, prenaient à leurs cimes une teinte bleuâtre. La flûte
champêtre ne luttait plus si vivement avec les trilles du rossignol. Tout le monde
était pâle, et dans les groupes dégarnis j'eus peine à rencontrer des figures connues.
Enfin j'aperçus la grande Lise, une amie de Sylvie. Elle m'embrassa. « Il y a
longtemps qu'on ne t'a vu, Parisien ! dit-elle. − Oh ! oui, longtemps. − Et tu
arrives à cette heure-ci ? − Par la poste. − Et pas trop vite ! − Je voulais
voir Sylvie; est-elle encore au bal ? − Elle ne sort qu'au matin; elle aime tant
à danser. »
En un instant, j'étais à ses côtés. Sa figure était
fatiguée; cependant son il noir brillait toujours du sourire athénien d'autrefois.
Un jeune homme se tenait près d'elle. Elle lui fit signe qu'elle renonçait à la
contredanse suivante. Il se retira en saluant.
Le jour commençait à se faire. Nous sortîmes du bal, nous
tenant par la main. Les fleurs de la chevelure de Sylvie se penchaient dans ses cheveux
dénoués; le bouquet de son corsage s'effeuillait aussi sur les dentelles fripées,
savant ouvrage de sa main. − Je lui offris de l'accompagner chez elle. Il faisait grand
jour, mais le temps était sombre. La Thève bruissait à notre gauche, laissant à ses
coudes des remous d'eau stagnante où s'épanouissaient les nénuphars jaunes et blancs,
où éclatait comme des pâquerettes la frêle broderie des étoiles d'eau. Les plaines
étaient couvertes de javelles et de meules de foin, dont l'odeur me portait à la tête
sans m'enivrer, comme faisait autrefois la fraîche senteur des bois et des halliers
d'épines fleuries.
Nous n'eûmes pas l'idée de les traverser de nouveau.
« Sylvie, lui dis-je, vous ne m'aimez plus ! » Elle soupira. « Mon ami,
me dit-elle, il faut se faire une raison; les choses ne vont pas comme nous voulons dans
la vie. Vous m'avez parlé autrefois de la Nouvelle Héloïse, je l'ai
lue, et j'ai frémi en tombant d'abord sur cette phrase : "Toute jeune fille qui lira
ce livre est perdue." Cependant j'ai passé outre, me fiant sur ma raison. Vous
souvenez-vous du jour où nous avons revêtu les habits de noces de la tante ?... Les
gravures du livre présentaient aussi les amoureux sous de vieux costumes du temps passé,
de sorte que pour moi vous étiez Saint-Preux, et je me retrouvais dans Julie. Ah
! que n'êtes-vous revenu alors ! Mais vous étiez, disait-on, en Italie. Vous en
avez vu là de bien plus jolies que moi ! − Aucune, Sylvie, qui ait votre regard
et les traits purs de votre visage. Vous êtes une nymphe antique qui vous
ignorez. D'ailleurs, les bois de cette contrée sont aussi beaux que ceux de la
campagne romaine. Il y a là-bas des masses de granit non moins sublimes, et une
cascade qui tombe du haut des rochers comme celle de Terni. − Je n'ai rien vu
là-bas que je puisse regretter ici. − Et à Paris ? dit-elle. − À Paris...»
Je secouai la tête sans répondre.
Tout à coup je pensai à l'image vaine qui m'avait égaré si
longtemps.
« Sylvie, dis-je, arrêtons-nous ici, le voulez-vous ?
Je me jetai à ses pieds; je confessai en pleurant à chaudes
larmes mes irrésolutions, mes caprices; j'évoquai le spectre funeste qui traversait ma
vie.
− Sauvez-moi ! ajoutai-je, je reviens à vous pour
toujours. »
Elle tourna vers moi ses regards attendris...
En ce moment, notre entretien fut interrompu par de violents
éclats de rire. C'était le frère de Sylvie qui nous rejoignait avec cette bonne gaieté
rustique, suite obligée d'une nuit de fête, que des rafraîchissements nombreux avaient
développée outre mesure. Il appelait le galon du bal, perdu au loin dans les buissons
d'épines et qui ne tarda pas à nous rejoindre. Ce garçon n'était guère plus solide
sur ses pieds que son compagnon, il paraissait plus embarrassé encore de la présence
d'un Parisien que celle de Sylvie. Sa figure candide, sa déférence mêlée d'embarras
m'empêchaient de lui en vouloir d'avoir été le danseur pour lequel on était resté si
tard à la fête. Je le jugeais peu dangereux.
− Il faut rentrer à la maison, dit Sylvie à son frère. A tantôt !
me dit-elle en me tendant la joue.
L'amoureux ne s'offensa pas.
Je n'avais nulle envie de dormir. J'allai à Montagny pour
revoir la maison de mon oncle. Une grande tristesse me gagna dès que j'en entrevis la
façade jaune et les contrevents verts. Tout semblait dans le même état qu'autrefois;
seulement il fallut aller chez le fermier pour avoir la clef de la porte. Une fois les
volets ouverts, je revis avec attendrissement les vieux meubles conservés dans le même
état et qu'on frottait de temps en temps, la haute armoire de noyer, deux tableaux
flamands qu'on disait l'ouvrage d'un ancien peintre, notre aïeul; de grandes estampes
d'après Boucher, et toute une série encadrée de gravures de l'Emile et
de la Nouvelle Héloïse, par Moreau; sur la table, un chien empaillé que
j'avais connu vivant, ancien compagnon de mes courses dans les bois, le dernier carlin
peut-être, car il appartenait à cette race perdue.
− Quant au perroquet, me dit le fermier, il vit toujours; je
l'ai retiré chez moi.
Le jardin présentait un magnifique tableau de végétation
sauvage. J'y reconnus, dans un angle, un jardin d'enfant que j'avais tracé jadis.
J'entrai tout frémissant dans le cabinet, où se voyait encore la petite bibliothèque
pleine de livres choisis, vieux amis de celui qui n'était plus, et sur le bureau quelques
débris antiques trouvés dans son jardin, des vases, des médailles romaines, collection
locale qui le rendait heureux.
− Allons voir le perroquet, dis-je au fermier. − Le perroquet
demandait à déjeuner comme en ses plus beaux jours, et me regarda de cet il rond,
bordé d'une peau chargée de rides, qui fait penser au regard expérimenté des
vieillards.
Plein des idées tristes qu'amenait ce retour tardif en des
lieux si aimés, je sentis le besoin de revoir Sylvie, seule figure vivante et jeune
encore qui me rattachât à ce pays. Je repris la route de Loisy. C'était au milieu du
jour; tout le monde dormait, fatigué de la fête. Il me vint l'idée de me distraire par
une promenade à Ermenonville, distant d'une lieue par le chemin de la forêt. C'était
par un beau temps d'été. Je pris plaisir d'abord à la fraîcheur de cette route qui
semble l'allée d'un parc. Les grands chênes d'un vert uniforme n'étaient variés que
par les troncs blancs des bouleaux au feuillage frissonnant. Les oiseaux se taisaient, et
j'entendais seulement le bruit que fait le pivert en frappant les arbres pour y creuser
son nid. Un instant, je risquai de me perdre, car les poteaux dont les palettes annoncent
diverses routes n'offrent plus, par endroits, que des caractères effacés. Enfin,
laissant le Désert à gauche, j'arrivai au rond-point de la danse, où
subsiste encore le banc des vieillards. Tous les souvenirs de l'antiquité philosophique,
ressuscités par l'ancien possesseur du domaine, me revenaient en foule devant cette
réalisation pittoresque de l'Anacharsis et de l'Émile.
Lorsque je vis briller les eaux du lac à travers les branches
des saules et des coudriers, je reconnus tout à fait un lieu où mon oncle, dans ses
promenades, m'avait conduit bien des fois : c'est le Temple de la philosophie,
que son fondateur n'a pas eu le bonheur de terminer. Il a la forme du temple de la sibylle
Tiburtine, et, debout encore, sous l'abri d'un bouquet de pins, il étale tous ces grands
noms de la pensée qui commencent par Montaigne et Descartes, et qui s'arrêtent à
Rousseau. Cet édifice inachevé n'est déjà plus qu'une ruine, le lierre le festonne
avec grâce, la ronce envahit les marches disjointes. Là, tout enfant, j'ai vu des fêtes
où les jeunes filles vêtues de blanc venaient recevoir des prix d'étude et de sagesse.
Où sont les buissons de roses qui entouraient la colline ? L'églantier et le framboisier
en cachent les derniers plants, qui retournent à l'état sauvage. − Quant aux lauriers,
les a-t-on coupés, comme le dit la chanson des jeunes filles qui ne veulent plus aller au
bois ? Non, ces arbustes de la douce Italie ont péri sous notre ciel brumeux.
Heureusement le troène de Virgile fleurit encore, comme pour appuyer la parole du maître
inscrite au-dessus de la porte : Rerum cognoscere causas ! − Oui, ce temple tombe
comme tant d'autres, les hommes oublieux ou fatigués se détourneront de ses abords, la
nature indifférente reprendra le terrain que l'art lui disputait; mais la soif de
connaître restera éternelle, mobile de toute force et de toute activité !
Voici les peupliers de l'île, et la tombe, vide de ses cendres.
O sage ! tu nous avais donné le lait des forts, et nous étions trop faibles pour qu'il
pût nous profiter. Nous avons oublié tes leçons que savaient nos pères, et nous avons
perdu le sens de ta parole, dernier écho des sagesses antiques. Pourtant ne désespérons
pas, et, comme tu fis à ton suprême instant, tournons nos yeux vers le soleil !
J'ai revu le château, les eaux paisibles qui le bordent, la
cascade qui gémit dans les roches, et cette chaussée réunissant les deux parties du
village, dont quatre colombiers marquent les angles, la pelouse qui s'étend au delà
comme une savane, dominée par des coteaux ombreux; la tour de Gabrielle se reflète de
loin sur les eaux d'un lac factice étoilé de fleurs éphémères; l'écume bouillonne,
l'insecte bruit... Il faut échapper à l'air perfide qui s'exhale en gagnant les grès
poudreux du désert et les landes où la bruyère rose relève le vert des fougères. Que
tout cela est solitaire et triste ! Le regard enchanté de Sylvie, ses courses folles, ses
cris joyeux, donnaient autrefois tant de charme aux lieux que je viens de parcourir !
C'était encore une enfant sauvage, ses pieds étaient nus, sa peau hâlée, malgré son
chapeau de paille, dont le large ruban flottait pêle-mêle avec ses tresses de cheveux
noirs. Nous allions boire du lait à la ferme suisse, et l'on me disait : « Qu'elle est
jolie, ton amoureuse, petit Parisien ! » Oh ! ce n'est pas alors qu'un paysan aurait
dansé avec elle ! Elle ne dansait qu'avec moi, une fois par an, à la fête de l'arc.
J'ai repris le chemin de Loisy; tout le monde était réveillé.
Sylvie avait une toilette de demoiselle, presque dans le goût de la ville. Elle me fit
monter à sa chambre avec toute l'ingénuité d'autrefois. Son il étincelait
toujours dans un sourire plein de charme, mais l'arc prononcé de ses sourcils lui donnait
par instants un air sérieux. La chambre était décorée avec simplicité, pourtant les
meubles étaient modernes, une glace à bordure dorée avait remplacé l'antique trumeau,
où se voyait un berger d'idylle offrant un nid à une bergère bleue et rose. Le lit à
colonnes chastement drapé de vieille perse à ramage était remplacé par une couchette
de noyer garnie du rideau à flèche; à la fenêtre, dans la cage où jadis étaient les
fauvettes, il y avait des canaris. J'étais pressé de sortir de cette chambre où je ne
trouvais rien du passé. « Vous ne travaillerez point à votre dentelle aujourd'hui
?... dis-je à Sylvie. − Oh! je ne fais plus de dentelle, on n'en demande plus dans le
pays; même à Chantilly, la fabrique est fermée. − Que faites-vous donc ? »
Elle alla chercher dans un coin de la chambre un instrument en fer qui ressemblait à une
longue pince. « Qu'est-ce que c'est que cela ? − C'est ce qu'on appelle la mécanique;
c'est pour maintenir la peau des gants afin de les coudre. − Ah ! vous êtes gantière,
Sylvie ? − Oui, nous travaillons ici pour Dammartin, cela donne beaucoup dans ce moment;
mais je ne fais rien aujourd'hui; allons où vous voudrez. » Je tournais les yeux vers
la route d'Othys: elle secoua la tête; je compris que la vieille tante n'existait plus.
Sylvie appela un petit garçon et lui fit seller un âne. « Je suis encore fatiguée
d'hier, dit elle, mais la promenade me fera du bien; allons à Châalis. » Et nous
voilà traversant la forêt, suivis du petit garçon armé d'une branche. Bientôt Sylvie
voulut s'arrêter; et je l'embrassai en l'engageant à s'asseoir. La conversation entre
nous ne pouvait plus être bien intime. Il fallut lui raconter ma vie à Paris, mes
voyages... « Comment peut-on aller si loin ? dit-elle. − Je m'en étonne en vous
revoyant. − Oh ! cela se dit ! − Et convenez que vous étiez moins jolie autrefois.
− Je
n'en sais rien. − Vous souvenez-vous du temps où nous étions enfants et vous la plus
grande ? − Et vous le plus sage ! − Oh ! Sylvie ! − On nous mettait sur l'âne chacun dans
un panier. − Et nous ne nous disions pas vous... Te rappelles-tu que tu
m'apprenais à pêcher des écrevisses sous les ponts de la Thève et de la Nonette ?
− Et
toi, te souviens-tu de ton frère de lait qui t'a un jour retiré de l'ieau.
− Le
grand frisé ! c'est lui qui m'avait dit qu'on pouvait la passer... l'ieau
! »
Je me hâtai de changer la conversation. Ce souvenir m'avait
vivement rappelé l'époque où je venais dans le pays, vêtu d'un petit habit à
l'anglaise qui faisait rire les paysans. Sylvie seule me trouvait bien mis; mais je
n'osais lui rappeler cette opinion d'un temps si ancien. Je ne sais pourquoi ma pensée se
porta sur les habits de noces que nous avions revêtus chez la vieille tante à Othys. Je
demandai ce qu'ils étaient devenus. « Ah ! la bonne tante, dit Sylvie, elle m'avait
prêté sa robe pour aller danser au carnaval de Dammartin, il y a de cela deux
ans. L'année d'après, elle est morte, la pauvre tante ! »
Elle soupirait et pleurait si bien que je ne pus lui demander
par quelle circonstance elle était allée à un bal masqué; mais, grâce à ses talents
d'ouvrière, je comprenais assez que Sylvie n'était plus une paysanne. Ses parents seuls
étaient restés dans leur condition, et elle vivait au milieu d'eux comme une fée
industrieuse, répandant l'abondance autour d'elle.
La vue se découvrait au sortir du bois. Nous étions arrivés
au bord des étangs de Châalis. Les galeries du cloître, la chapelle aux ogives
élancées, la tour féodale et le petit château qui abrita les amours de Henri IV et de
Gabrielle se teignaient des rougeurs du soir sur le vert sombre de la forêt . « C'est
un paysage de Walter Scott, n'est-ce pas ? disait Sylvie. − Et qui vous a parlé de Walter
Scott ? lui dis-je. Vous avez donc bien lu depuis trois ans !... Moi, je tâche d'oublier
les livres, et ce qui me charme, c'est de revoir avec vous cette vieille abbaye, où, tout
petits enfants, nous nous cachions dans les ruines. Vous souvenez-vous, Sylvie, de la peur
que vous aviez quand le gardien nous racontait l'histoire des moines rouges ? − Oh ! ne
m'en parlez pas. − Alors chantez-moi la chanson de la belle fille enlevée au jardin de
son père, sous le rosier blanc. − On ne chante plus cela. − Seriez-vous devenue
musicienne ? − Un peu. − Sylvie, Sylvie, je suis sûr que vous chantez des airs d'opéra !
− Pourquoi vous plaindre ? − Parce que j'aimais les vieux airs, et que vous ne
saurez plus les chanter. »
Sylvie modula quelques sons d'un grand air d'opéra moderne...
Elle phrasait !
Nous avions tourné les étangs voisins. Voici la verte pelouse,
entourée de tilleuls et d'ormeaux, où nous avons dansé souvent! J'eus l'amour-propre de
définir les vieux murs carlovingiens et de déchiffrer les armoiries de la maison d'Este.
« Et vous ! comme vous avez lu plus que moi ! dit Sylvie. Vous êtes donc un
savant ? »
J'étais piqué de son ton de reproche. J'avais jusque-là
cherché l'endroit convenable pour renouveler le moment avec l'expansion du matin; mais
que lui dire avec l'accompagnement d'un âne et d'un petit garçon très éveillé, qui
prenait plaisir à se rapprocher toujours pour entendre parler un Parisien ? Alors j'eus
le malheur de raconter l'apparition de Châalis, restée dans mes souvenirs. Je menai
Sylvie dans la salle même du château où j'avais entendu chanter Adrienne. « Oh ! Que
je vous entende ! lui dis-je; que votre voix chérie résonne sous ces voûtes et en
chasse l'esprit qui me tourmente, fût-il divin ou bien fatal ! » Elle répéta les
paroles et les chants après moi :
Anges, descendez promptement
Au fond du purgatoire !...
« C'est bien triste ! me dit-elle.
− C'est sublime... Je crois que c'est du Porpora, avec des vers traduits au XVIe
siècle.
− Je ne sais pas », répondit Sylvie.
Nous sommes revenus par la vallée, en suivant le chemin de
Charlepont, que les paysans, peu étymologistes de leur nature, s'obstinent à appeler Châllepont.
Sylvie, fatiguée de l'âne, s'appuyait sur mon bras. La route était déserte; j'essayai
de parler des choses que j'avais dans le cur, mais, je ne sais pourquoi, je ne
trouvais que des expressions vulgaires, ou bien tout à coup quelque phrase pompeuse de
roman, − que Sylvie pouvait avoir lue. Je m'arrêtais alors avec un goût tout classique,
et elle s'étonnait parfois de ces effusions interrompues. Arrivés aux murs de
Saint-S..., il fallait prendre garde à notre marche. On traverse des prairies humides où
serpentent les ruisseaux. « Qu'est devenue la religieuse ? dis-je tout à coup.
− Ah ! vous êtes terrible avec votre religieuse... Eh
bien !... eh bien ! cela a mal tourné. »
Sylvie ne voulut pas m'en dire un mot de plus.
Les femmes sentent-elles vraiment que telle ou telle parole
passe sur les lèvres sans sortir du cur ? On ne le croirait pas, à les voir si
facilement abusées, à se rendre compte des choix qu'elles font le plus souvent : il y a
des hommes qui jouent si bien la comédie de l'amour ! Je n'ai jamais pu m'y faire,
quoique sachant que certaines acceptent sciemment d'être trompées. D'ailleurs un amour
qui remonte à l'enfance est quelque chose de sacré... Sylvie, que j'avais vue grandir,
était pour moi comme une sur. Je ne pouvais tenter une séduction... Une tout autre
idée vint traverser mon esprit. − A cette heure-ci, me dis-je, je serais au théâtre...
Qu'est-ce qu'Aurélie (c'était le nom de l'actrice) doit donc jouer ce soir ? Évidemment
le rôle de la princesse dans le drame nouveau. Oh ! le troisième acte, qu'elle y est
touchante !... Et dans la scène d'amour du second ! avec ce jeune premier tout ridé...
« Vous êtes dans vos réflexions ? dit Sylvie, et elle se
mit à chanter :
A Dammartin l'y a trois belles filles :
L'y en a z'une plus belle que le jour...
− Ah ! méchante ! m'écriai-je, vous voyez bien que vous en
savez encore des vieilles chansons.
− Si vous veniez plus souvent ici, j'en retrouverais,
dit-elle, mais il faut songer au solide. Vous avez vos affaires de Paris, j'ai
mon travail; ne rentrons pas trop tard: il faut que demain je sois levée avec le
soleil. »
J'allais répondre, j'allais tomber à ses pieds, j'allais
offrir la maison de mon oncle, qu'il m'était possible encore de racheter, car nous
étions plusieurs héritiers, et cette petite propriété était restée indivise; mais en
ce moment nous arrivions à Loisy. On nous attendait pour souper. La soupe à l'oignon
répandait au loin son parfum patriarcal. Il y avait des voisins invités pour ce
lendemain de fête. Je reconnus tout de suite un vieux bûcheron, le père Dodu, qui
racontait jadis aux veillées des histoires si comiques ou si terribles. Tour à tour
berger, messager, pêcheur, braconnier même, le père Dodu fabriquait à ses moments
perdus des coucous et des tournebroches. Pendant longtemps il s'était consacré à
promener les Anglais dans Ermenonville, en les conduisant aux lieux de méditation de
Rousseau et en leur racontant ses derniers moments. C'était lui qui avait été le petit
garçon que le philosophe employait à classer ses herbes, et à qui il donna l'ordre de
cueillir les ciguës dont il exprima le suc dans sa tasse de café au lait. L'aubergiste
de la Croix d'Or lui contestait ce détail; de là des haines prolongées. On
avait longtemps reproché au père Dodu la possession de quelques secrets bien innocents,
comme de guérir les vaches avec un verset dit à rebours et le signe de croix figuré du
pied gauche, mais il avait de bonne heure renoncé à ces superstitions, − grâce au
souvenir, disait-il, des conversations de Jean-Jacques.
« Te voilà ! petit Parisien, me dit le père
Dodu. Tu viens pour débaucher nos filles ? − Moi , père Dodu ? − Tu les emmènes
dans les bois pendant que le loup n'y est pas ? − Père Dodu, c'est vous qui êtes
le loup. − Je l'ai été tant que j'ai trouvé des brebis; à présent je ne
rencontre plus que des chèvres, et qu'elles savent bien se défendre ! Mais vous
autres, vous êtes des malins à Paris. Jean-Jacques avait bien raison de dire :
"L'homme se corrompt dans l'air empoisonné des villes." − Père Dodu, vous savez
trop bien que l'homme se corrompt partout. »
Le père Dodu se mit à entonner un air à boire; on voulut en
vain l'arrêter à un certain couplet scabreux que tout le monde savait par cur.
Sylvie ne voulut pas chanter, malgré nos prières, disant qu'on ne chantait plus à
table. J'avais remarqué déjà que l'amoureux de la veille était assis à sa gauche. Il
y avait je ne sais quoi dans sa figure ronde, dans ses cheveux ébouriffés, qui ne
m'était pas inconnu. Il se leva et vint derrière ma chaise en disant : « Tu ne me
reconnais donc pas, Parisien ? » Une bonne femme, qui venait de rentrer au dessert,
après nous avoir servis, me dit à l'oreille : « Vous ne reconnaissez pas votre frère
de lait ? » Sans cet avertissement, j'allais être ridicule. « Ah ! c'est toi, grand
frisé ! dis-je, c'est toi, le même qui m'a retiré de l'ieau ! »
Sylvie riait aux éclats de cette reconnaissance. « Sans compter, disait ce garçon en
m'embrassant, que tu avais une belle montre en argent, et qu'en revenant tu étais bien
plus inquiet de ta montre que de toi-même, parce qu'elle ne marchait plus; tu disais :
"La bête est nayée, ça ne fait plus tic tac; qu'est-ce que mon
oncle va dire ?..."
− Une bête dans une montre ! dit le père Dodu, voilà ce qu'on
leur fait croire à Paris, aux enfants ! »
Sylvie avait sommeil, je jugeai que j'étais perdu dans son
esprit. Elle remonta à sa chambre, et pendant que je l'embrassais, elle dit : «
A demain, venez nous voir ! »
Le père Dodu était resté à table avec Sylvain et mon frère
de lait; nous causâmes longtemps autour d'un flacon de ratafiat de Louvres.
« Les hommes sont égaux, dit le père Dodu entre deux couplets, je bois avec un
pâtissier comme je ferais avec un prince. − Où est le pâtissier ? dis-je. − Regarde à côté de toi ! un jeune homme qui a l'ambition de s'établir. »
Mon frère de lait parut embarrassé, J'avais tout compris.
− C'est une fatalité qui m'était réservée d'avoir un frère de lait dans un pays
illustré par Rousseau, − qui voulait supprimer les nourrices ! − Le père Dodu m'apprit
qu'il était fort question du mariage de Sylvie avec le grand frisé, qui voulait
aller former un établissement de pâtisserie à Dammartin. Je n'en demandai pas plus. La
voiture de Nanteuil-le-Haudoin me ramena le lendemain à Paris.
À Paris ! − La voiture met cinq heures. Je n'étais pressé que
d'arriver pour le soir. Vers huit heures, j'étais assis dans ma stalle accoutumée;
Aurélie répandit son inspiration et son charme sur des vers faiblement inspirés de
Schiller, que l'on devait à un talent de l'époque. Dans la scène du jardin, elle devint
sublime. Pendant le quatrième acte où elle ne paraissait pas, j'allai acheter un bouquet
chez madame Prévost. J'y insérai une lettre fort tendre signée : Un inconnu.
Je me dis : « Voilà quelque chose de fixé pour l'avenir », − et le lendemain
j'étais sur la route d'Allemagne.
Qu'allais-je y faire ? Essayer de remettre de l'ordre dans mes
sentiments. − Si j'écrivais un roman, jamais je ne pourrais faire accepter l'histoire
d'un cur épris de deux amours simultanés. Sylvie m'échappait par ma faute; mais
la revoir un jour avait suffi pour relever mon âme : je la plaçais désormais comme une
statue souriante dans le temple de la Sagesse. Son regard m'avait arrêté au bord de
l'abîme. − Je repoussais avec plus de force encore l'idée d'aller me présenter à
Aurélie, pour lutter un instant avec tant d'amoureux vulgaires qui brillaient un instant
près d'elle et retombaient brisés. − Nous verrons quelque jour, me dis-je, si cette
femme a un cur.
Un matin, je lus dans un journal qu'Aurélie était
malade. Je lui écrivis des montagnes de Salzbourg. La lettre était si empreinte
de mysticisme germanique, que je n'en devais pas attendre un grand succès, mais
aussi je ne demandais pas de réponse. Je comptais un peu sur le hasard et sur − l'inconnu.
Des mois se passent. A travers mes courses et mes loisirs,
j'avais entrepris de fixer dans une action poétique les amours du peintre Colonna pour la
belle Laura, que ses parents firent religieuse, et qu'il aima jusqu'à la mort. Quelque
chose dans ce sujet se rapportait à mes préoccupations constantes. Le dernier vers du
drame écrit, je ne songeai qu'à revenir en France.
Que dire maintenant qui ne soit l'histoire de tant d'autres ?
J'ai passé par tous les cercles de ces lieux d'épreuves qu'on appelle théâtres.
« J'ai mangé du tambour et bu de la cymbale », comme dit la phrase dénuée de
sens apparent des initiés d'Eleusis. − Elle signifie sans doute qu'il faut au besoin
passer les bornes du non-sens et de l'absurdité : la raison pour moi, c'était de
conquérir et de fixer mon idéal.
Aurélie avait accepté le rôle principal dans le drame que je
rapportais d'Allemagne. Je n'oublierai jamais le jour où elle me permit de lui lire la
pièce. Les scènes d'amour étaient préparées à son intention. Je crois bien que je
les dis avec âme, mais surtout avec enthousiasme. Dans la conversation qui suivit, je me
révélai comme l'inconnu des deux lettres. Elle me dit : « Vous êtes bien
fou; mais revenez me voir... Je n'ai jamais pu trouver quelqu'un qui sût
m'aimer. »
O femme ! tu cherches l'amour... Et moi, donc ?
Les jours suivants, j'écrivis les lettres les plus tendres, les
plus belles que sans doute elle eût jamais reçues. J'en recevais d'elle qui étaient
pleines de raison. Un instant elle fut touchée, m'appela près d'elle, et m'avoua qu'il
lui était difficile de rompre un attachement plus ancien. − Si c'est bien pour moi
que vous m'aimez, dit-elle, vous comprendrez que je ne puis être qu'à un seul.
Deux mois plus tard, je reçus une lettre pleine d'effusion. Je
courus chez elle. − Quelqu'un me donna dans l'intervalle un détail précieux. Le beau
jeune homme que j'avais rencontré une nuit au cercle venait de prendre un engagement dans
les spahis.
L'été suivant, il y avait des courses à Chantilly. La troupe
du théâtre où jouait Aurélie donnait là une représentation. Une fois dans le pays,
la troupe était pour trois jours aux ordres du régisseur. − Je m'étais fait l'ami de ce
brave homme, ancien Dorante des comédies de Marivaux, longtemps jeune premier de drame,
et dont le dernier succès avait été le rôle d'amoureux dans la pièce imitée de
Schiller, où mon binocle me l'avait montré si ridé. De près, il paraissait plus jeune,
et, resté maigre, il produisait encore de l'effet dans les provinces. Il avait du feu.
J'accompagnais la troupe en qualité de seigneur poète; je persuadai au
régisseur d'aller donner des représentations à Senlis et à Dammartin. Il penchait
d'abord pour Compiègne; mais Aurélie fut de mon avis. Le lendemain, pendant que l'on
allait traiter avec les propriétaires des salles et les autorités, je louai des chevaux,
et nous prîmes la route des étangs de Commelle pour aller déjeuner au château de la
reine Blanche. Aurélie, en amazone avec ses cheveux blonds flottants, traversait la
forêt comme une reine d'autrefois, et les paysans s'arrêtaient éblouis. − Madame de
F... était la seule qu'ils eussent vue si imposante et si gracieuse dans ses saluts.
− Après le déjeuner, nous descendîmes dans des villages rappelant ceux de la Suisse, où
l'eau de la Nonette fait mouvoir des scieries. Ces aspects chers à mes souvenirs
l'intéressaient sans l'arrêter. J'avais projeté de conduire Aurélie au château, près
d'Orry, sur la même place verte où pour la première fois j'avais vu Adrienne. − Nulle
émotion ne parut en elle. Alors je lui racontai tout; je lui dis la source de cet amour
entrevu dans les nuits, rêvé plus tard, réalisé en elle. Elle m'écoutait
sérieusement et me dit : − Vous ne m'aimez pas ! Vous attendez que je vous dise : La
comédienne est la même que la religieuse; vous cherchez un drame, voilà tout, et le
dénouement vous échappe. Allez, je ne vous crois plus !
Cette parole fut un éclair. Ces enthousiasmes bizarres que
j'avais ressentis si longtemps, ces rêves, ces pleurs, ces désespoirs et ces
tendresses... ce n'était donc pas l'amour ? Mais où donc est-il ?
Aurélie joua le soir à Senlis. Je crus m'apercevoir qu'elle
avait un faible pour le régisseur, − le jeune premier ridé. Cet homme était d'un
caractère excellent et lui avait rendu des services.
Aurélie m'a dit un jour : − Celui qui m'aime, le voilà !
Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de
la vie. − J'ai essayé de les fixer sans beaucoup d'ordre, mais bien des curs me
comprendront. Les illusions tombent l'une après l'autre, comme les écorces d'un fruit,
et le fruit, c'est l'expérience. Sa saveur est amère; elle a pourtant quelque chose
d'âcre qui fortifie, − qu'on me pardonne ce style vieilli. Rousseau dit que le spectacle
de la nature console de tout. Je cherche parfois à retrouver mes bosquets de Clarens
perdus au nord de Paris, dans les brumes. Tout cela est bien changé !
Ermenonville ! pays où fleurissait encore l'idylle antique,
− traduite une seconde fois d'après Gessner ! tu as perdu ta seule étoile, qui chatoyait
pour moi d'un double éclat. Tour à tour bleue et rose comme l'astre trompeur
d'Aldebaran, c'était Adrienne ou Sylvie, − c'étaient les deux moitiés d'un seul amour.
L'une était l'idéal sublime, l'autre la douce réalité. Que me font maintenant tes
ombrages et tes lacs, et même ton désert ? Othys, Montagny, Loisy, pauvres hameaux
voisins, Châalis, − que l'on restaure, − vous n'avez rien gardé de tout ce passé !
Quelquefois j'ai besoin de revoir ces lieux de solitude et de rêverie. J'y relève
tristement en moi-même les traces fugitives d'une époque où le naturel était affecté;
je souris parfois en lisant sur le flanc des granits certains vers de Roucher, qui
m'avaient paru sublimes, − ou des maximes de bienfaisance au-dessus d'une fontaine ou
d'une grotte consacrée à Pan. Les étangs, creusés à si grands frais, étalent en vain
leur eau morte que le cygne dédaigne. Il n'est plus, le temps où les chasses de Condé
passaient avec leurs amazones fières, où les cors se répondaient de loin, multipliés
par les échos !... Pour se rendre à Ermenonville, on ne trouve plus aujourd'hui de route
directe. Quelquefois j'y vais par Creil et Senlis, d'autres fois par Dammartin.
A Dammartin, l'on n'arrive jamais que le soir. Je vais coucher
alors à l'Image Saint-Jean. On me donne d'ordinaire une chambre assez propre
tendue en vieille tapisserie avec un trumeau au-dessus de la glace. Cette chambre est un
dernier retour vers le bric-à-brac, auquel j'ai depuis longtemps renoncé. On y dort
chaudement sous l'édredon, qui est d'usage dans ce pays. Le matin, quand j'ouvre la
fenêtre, encadrée de vigne et de roses, je découvre avec ravissement un horizon vert de
dix lieues, où les peupliers s'alignent comme des armées. Quelques villages s'abritent
çà et là sous leurs clochers aigus, construits, comme on dit là, en pointes
d'ossements. On distingue d'abord Othys, − puis Eve, puis Ver; on distinguerait
Ermenonville à travers le bois, s'il avait un clocher, − mais dans ce lieu philosophique
on a bien négligé l'église. Après avoir rempli mes poumons de l'air si pur qu'on
respire sur ces plateaux, je descends gaiement et je vais faire un tour chez le
pâtissier. « Te voilà, grand frisé ! − Te voilà, petit Parisien ! ». Nous nous
donnons les coups de poing amicaux de l'enfance, puis je gravis un certain escalier où
les joyeux cris de deux enfants accueillent ma venue. Le sourire athénien de Sylvie
illumine ses traits charmés. Je me dis : « Là était le bonheur peut-être;
cependant...»
Je l'appelle quelquefois Lolotte, et elle me trouve un peu de
ressemblance avec Werther, moins les pistolets, qui ne sont plus de mode. Pendant que le
grand frisé s'occupe du déjeuner, nous allons promener les enfants dans les allées
de tilleuls qui ceignent les débris des vieilles tours de brique du château. Tandis que
ces petits s'exercent, au tir des compagnons de l'arc, à ficher dans la paille les
flèches paternelles, nous lisons quelques poésies ou quelques pages de ces livres si
courts qu'on ne fait plus guère.
J'oubliais de dire que le jour où la troupe dont faisait partie
Aurélie a donné une représentation à Dammartin, j'ai conduit Sylvie au spectacle, et
je lui ai demandé si elle ne trouvait pas que l'actrice ressemblait à une personne
qu'elle avait connue déjà. « A qui donc ? − Vous souvenez-vous d'Adrienne ? »
Elle partit d'un grand éclat de rire en disant : « Quelle
idée ! » Puis, comme se le reprochant, elle reprit en soupirant : « Pauvre
Adrienne ! Elle est morte au couvent de Saint-S..., vers 1832. »