LES SUJETS DE LEAF 2003
SÉRIE L
Objet d'étude :
Réécritures.
Textes :
Texte A - Daniel Defoe :
Robinson Crusoé (1719)
Texte B - Saint-John Perse, "La Ville", Images à Crusoé,
(Éloges, 1911)
Texte C - Jean Giraudoux, Suzanne et le Pacifique, 1921
Texte D - Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, 1967.
Texte A -
Daniel Defoe : Robinson Crusoé
(1719).
[Dans son roman, l'anglais Daniel Defoe raconte
l'histoire d'un de ses compatriotes Robinson Crusoé qu'un naufrage aurait
jeté sur une île déserte pour de très longues années.]
Au bout d'environ dix ou douze jours que j'étais là,
il me vint à l'esprit que je perdrais la connaissance du temps, faute de
livres, de plumes et d'encre, et même que je ne pourrais plus distinguer les
dimanches des jours ouvrables. Pour éviter cette confusion, j'érigeai sur le
rivage où j'avais pris terre pour la première fois, un gros poteau en forme
de croix, sur lequel je gravai avec mon couteau, en lettres capitales, cette
inscription :
J'ABORDAI ICI LE 30 SEPTEMBRE 1659
Sur les côtés de ce poteau carré, je faisais tous
les jours une hoche1, chaque septième hoche avait le double de la longueur
des autres, et tous les premiers du mois j'en marquais une plus longue
encore. Par ce moyen, j'entretins mon calendrier, ou le calcul de mon temps,
divisé par semaines, mois et années.
C'est ici le lieu d'observer que, parmi le grand nombre de choses que
j'enlevai du vaisseau, dans les différents voyages que j'y fis, je me
procurai beaucoup d'articles de moindre valeur, mais non pas d'un moindre
usage pour moi, et que j'ai négligé de mentionner précédemment ; comme, par
exemple, des plumes, de l'encre, du papier et quelques autres objets serrés
dans les cabines du capitaine, du second, du canonnier et du charpentier ;
trois ou quatre compas, des instruments de mathématiques, des cadrans, des
lunettes d'approche, des cartes et des livres de navigation, que j'avais
pris pêle-mêle sans savoir si j'en aurais besoin ou non.
Je trouvai aussi trois fort bonnes bibles que j'avais reçues
d'Angleterre avec ma cargaison, et que j'avais emballées avec mes hardes ;
en outre, quelques livres portugais, deux ou trois de prières catholiques,
et divers autres volumes que je conservai soigneusement.
J'entrepris de me fabriquer les meubles indispensables dont j'avais le
plus besoin, spécialement une chaise et une table. Sans cela je ne pouvais
jouir du peu de bien-être que j'avais en ce monde ; sans une table, je
n'aurai pu écrire ou manger, ni faire quantité de choses avec tant de
plaisir.
Ce fut seulement alors que je me mis à tenir un journal de mon
occupation de chaque jour ; car dans les commencements, j'étais trop
embarrassé de travaux et j'avais l'esprit dans un trop grand trouble ; mon
journal n'eut été rempli que de choses attristantes. Par exemple, il aurait
fallu que je parlasse ainsi :
"Le 30 septembre, après avoir gagné le rivage ; après avoir échappé à la
mort, au lieu de remercier Dieu de ma délivrance, ayant rendu d'abord une
grande quantité d'eau salée, et m'étant assez bien remis, je courus çà et là
sur le rivage, tordant mes mains, frappant mon front et ma face, invectivant
contre ma misère, et criant : "Je me suis perdu ! perdu !..." jusqu'à ce
qu'affaibli et harassé, je fusse forcé de m'étendre sur le sol, où je n'osai
pas dormir de peur d'être dévoré."
Ayant surmonté ces faiblesses, mon domicile et mon ameublement étant
établis aussi bien que possible, je commençai mon journal dont je vais ici
vous donner la copie (encore qu'il comporte la répétition de tous les
détails précédents) aussi loin que je pus le poursuivre ; car mon encre une
fois usée, je fus dans la nécessité de l'interrompre.
1. Encoche
Texte B - Saint-John Perse, "La Ville",
Images à Crusoé (Éloges, 1911).
[Le poète Saint-John Perse, dans son recueil Images
à Crusoé, imagine Robinson retourné à la civilisation et méditant sur
son séjour dans l'île.]
LA VILLE
[...]
Crusoé ! - ce soir près de ton Île, le ciel qui se rapproche louangera
la mer, et le silence multipliera l'exclamation des astres solitaires.
Tire les rideaux; n'allume point :
C'est le soir sur ton Île et à l'entour, ici et là, partout où s'arrondit le
vase sans défaut de la mer ; c'est le soir couleur de paupières, sur les
chemins tissés du ciel et de la mer.
Tout est salé, tout est visqueux et lourd comme la vie des plasmes1.
L'oiseau se berce dans sa plume, sous un rêve huileux ; le fruit creux, sourd2 d'insectes, tombe dans l'eau des criques, fouillant son bruit.
L'île s'endort au cirque des eaux vastes, lavée des courants chauds et
des laitances grasses, dont la fréquentation des vases somptueuses.
Sous les palétuviers3 qui la propagent, des poissons lents parmi la
boue ont délivré des bulles avec leur tête plate ; et d'autres qui sont
lents, tâchés comme des reptiles, veillent. - Les vases sont fécondés -
Entends claquer les bêtes creuses dans leurs coques - Il y a sur un morceau
de ciel vert une fumée hâtive qui est le vol emmêlé des moustiques - Les
criquets sous les feuilles s'appellent doucement - Et d'autres bêtes qui
sont douces, attentives au soir, chantent un chant plus pur que l'annonce
des pluies : c'est la déglutition de deux perles gonflant leur gosier
jaune...
Vagissement des eaux tournantes et lumineuses !
Corolles, bouches des moires4 : le deuil qui point5 et s'épanouit !
Ce sont de grandes fleurs mouvantes en voyage, des fleurs vivantes à jamais,
et qui ne cesseront de croître par le monde...
Ô la couleur des brises circulant sur les eaux calmes,
les palmes des palmiers qui bougent !
Et pas un aboiement lointain de chien qui signifie la hutte ; qui
signifie la hutte et la fumée du soir et les trois pierres noires sous
l'odeur de piment.
Mais les chauves-souris découpent le soir mol à petit cris.
Joie ! ô joie déliée dans les hauteurs du ciel !
... Crusoé ! tu es là ! Et ta face est offerte aux signes de la nuit,
comme une paume renversée.
1. plasmes : fluides vitaux.
2. sourd : présent du verbe sourdre qui signifie "jaillir".
3. palétuviers : arbres exotiques.
4. moires : étoffes aux reflets changeants ; terme ici employé comme
image.
5. point : présent du verbe poindre, qui signifie "surgir".
Texte C -
Jean Giraudoux, Suzanne et le Pacifique
(1921).
[Nouveau Robinson, Suzanne se retrouve, après un
naufrage, sur une île déserte, elle y découvre des objets abandonnés par un
marin allemand échoué là avant elle : parmi ceux ci, un exemplaire de
Robinson Crusoé, dans la lecture duquel elle se plonge aussitôt.]
Ce puritain accablé de raison, avec la certitude
qu'il était l'unique jouet de la Providence, ne se confiait pas à elle une
seule minute. A chaque instant pendant dix huit années, comme s'il était
toujours sur son radeau, il attachait des ficelles, il sciait des pieux, il
clouait des planches. Cet homme hardi frissonnait de peur sans arrêt, et
n'osa qu'au bout de treize ans reconnaître toute son île. Ce marin qui
voyait de son promontoire à l'œil nu les brumes d'un continent, alors que
j'avais nagé au bout de quelques mois dans tout l'archipel, jamais n'eut
l'idée de partir vers lui. Maladroit, creusant des bateaux au centre de
l'île marchant toujours sur l'équateur avec des ombrelles comme un fil de
fer. Méticuleux, connaissant le nom de tous les plus inutiles objets
d'Europe, et n'ayant de cesse qu'il n'eût appris tous les métiers. Il lui
fallait une table pour manger, une chaise pour écrire, des brouettes, dix
espèces de paniers (et il désespéra de ne pouvoir réussir la onzième), plus
de filets à provisions que n'en veut une ménagère les jours de marché, trois
genres de faucilles et faux, et un crible, et des roues à repasser, et une
herse, et un mortier, et un tamis. Et des jarres, carrées, ovales et rondes,
et des écuelles, et un miroir, et toutes les casseroles. Encombrant déjà sa
pauvre île, comme sa nation plus tard allait faire le monde, de pacotille et
de fer-blanc. Le livre était plein de gravures, pas une ne me le montrât au
repos : c'était Robinson bêchant, ou cousant, ou préparant onze fusils dans
un mur à meurtrières, disposant un mannequin pour effrayer les oiseaux.
Toujours agité, non comme s'il était séparé des humains, mais comme s'il
était brouillé avec eux, et ne connaissant aucun des deux périls de la
solitude, du suicide et la folie. Le seul homme peut-être, tant je le
trouvais tatillon et superstitieux que je n'aurais pas aimé rencontrer dans
une île.
Texte D -
Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du
Pacifique (1967).
[Vendredi, surpris par Robinson en train de
fumer en cachette, a provoqué, sans le vouloir, un gigantesque incendie qui
détruit tout ce que Robinson avait entrepris de construire.]
Robinson regardait autour de lui d'un air hébété, et
machinalement il se mit à ramasser les objets que la grotte avait vomis
avant de se refermer. Il y avait des hardes déchirées, un mousquet au canon
tordu, des fragments de poterie, des sacs troués, des couffins crevés. Il
examinait chacune des ces épaves et allait la placer délicatement au pied du
cèdre géant. Vendredi l'imitait plus qu'il ne l'aidait, car répugnant
naturellement à réparer et à conserver, il achevait généralement de détruire
les objets endommagés. Robinson n'avait pas la force de s'en irriter, et il
ne broncha même pas lorsqu'il le vit disperser à pleines poignées un peu de
blé qu'il avait trouvé au fond d'une urne.
Le soir tombait, et il venait enfin de trouver un objet intact - la
longue vue - lorsqu'ils découvrirent le cadavre de Tenn1 au pied d'un
arbre. Vendredi le palpa longuement. Il n'avait rien de brisé, il n'avait
même rien du tout apparemment, mais il était indiscutablement mort. Pauvre
Tenn, si vieux, si fidèle, l'explosion l'avait peut-être fait mourir tout
simplement de peur ! Ils se promirent de l'enterrer dès le lendemain. Le
vent se leva. Ils allèrent ensemble se laver dans la mer, puis ils dînèrent
d'un ananas sauvage - et Robinson se souvint que c'était la première
nourriture qu'il eût pris dans l'île le lendemain de son naufrage. Ne
sachant pas où dormir, ils s'étendirent tous deux sous le grand cèdre, parmi
leurs reliques. Le ciel était clair, mais une forte brise nord-ouest
tourmentait la cime des arbres. Pourtant les lourdes branches du cèdre ne
participaient pas au palabre de la forêt, et Robinson, étendu sur le dos,
voyait leur silhouette immobile et dentelée se découper à l'encre de Chine
au milieu des étoiles.
Ainsi Vendredi avait eu raison finalement d'un état de choses qu'il
détestait de toutes ses forces. Certes, il n'avait pas provoqué volontairement
la catastrophe. Robinson savait depuis longtemps combien
cette notion de volonté s'appliquait mal à la conduite de son compagnon...
Moins qu'une volonté libre et lucide prenant ses décisions de propos
délibéré, Vendredi était une nature dont découlaient des actes, et
les conséquences de ceux-ci lui ressemblaient comme des enfants ressemblent
à leur mère. Rien apparemment n'avait pu jusqu'ici influencer le cours de
cette génération spontanée. Sur ce point particulièrement profond, il se
rendait compte que son influence sur l'Araucan2 avait été nulle. Vendredi
avait imperturbablement - et inconsciemment - préparé puis provoqué le
cataclysme qui préluderait à l'avènement d'une ère nouvelle, c'était sans
doute dans la nature même de Vendredi qu'il fallait chercher à en lire
l'annonce. Robinson était encore trop prisonnier du vieil homme pour pouvoir
prévoir quoi que ce fût. Car ce qui les opposait l'un à l'autre dépassait
- et englobait en même temps - l'antagonisme souvent décrit entre l'Anglais
méthodique, avare et mélancolique, et le "natif" primesautier3,
prodigue4 et rieur. Vendredi répugnait par nature à cet ordre terrestre
que Robinson en paysan et en administrateur avait instauré sur l'île, et
auquel il avait dû de survivre.
1. Tenn : nom du chien de Robinson.
2. Araucan : nom de la tribu dont est issu Vendredi.
3. primesautier : spontané.
4. prodigue : qui n'accorde aucun prix aux biens matériels.
I -
Après avoir lu les textes
du corpus, vous répondrez à la question suivante :
(4 points)
Quelles sont les principales modifications que
subit le personnage de Robinson au fil des réécritures successives ?
Vous vous appuierez dans votre réponse sur des citations précises.
Il -
Vous traiterez ensuite
un des trois sujets suivants au choix : (16 points)
- Commentaire :
Vous ferez le commentaire du
texte de Saint-John Perse (texte B).
- Dissertation :
Une œuvre inspirée ou adaptée
d'une autre place le public dans une certaine attente, qui sera, selon le
cas, satisfaite ou déçue. Préférez-vous retrouver dans une réécriture ce que
vous connaissez déjà de l'œuvre originale ou vous laisser surprendre ?
Vous répondrez à cette question en un développement argumenté qui prendra
appui sur les textes du corpus, ceux que vous avez étudiés pendant l'année
et vos lectures personnelles.
- Écriture dinvention :
"Ayant surmonté ces
faiblesses, mon domicile et mon ameublement étant établis aussi bien que
possible, je commençai mon journal dont je vais vous donner la copie", dit
le Robinson de Daniel Defoe. (Texte A)
Vous rédigerez deux ou trois pages de ce journal dans lesquelles Robinson
Crusoé, à partir des événements de sa vie quotidienne sur l'île, réfléchit à
la condition de tout naufragé. Vous pourrez utiliser librement les
indications données par les textes du corpus. Vous pourrez également avoir
recours à des éléments que vous imaginerez.
haut de page
SÉRIES S
- ES
Objet d'étude : Le
biographique.
Texte :
Pierre Loti :
Fantôme d'Orient (1891).
[A la veille de son départ pour Stamboul
(Istanbul) où il n'est pas revenu depuis dix ans, Loti s'inquiète et rêve de
ce "retour" : autrefois il y a connu une femme dont il a raconté l'histoire
dans un de ses livres : Aziyadé.]
Pour le relire, pendant cette soirée d'attente, je
vais chercher avec crainte un livre qu'autrefois j'ai publié, par besoin
déjà de chanter mon mal, de le crier bien fort aux passants quelconques du
chemin, et que, depuis le jour où il a paru, je n'ai plus jamais osé ouvrir.
Pauvre petit livre, très gauchement composé, je pense, mais où j'avais mis
toute mon âme d'alors, mon âme en déroute et prise des premiers vertiges
mortels, ne pensant pas du reste que je continuerais d'écrire et qu'on
saurait plus tard qui était l'auteur anonyme d'Aziyadé (Aziyadé, un
nom de femme turque inventé par moi pour remplacer le véritable qui était
plus joli et plus doux, mais que je ne voulais pas dire).
Avec recueillement, comme si je regardais dans une tombe en soulevant
la dalle funéraire, je commence à tourner ces pages oubliées, étonnantes
pour moi-même qui les ai jadis écrites.
Des enfantillages d'abord qui me font sourire. Un certain Loti de
convention, auquel je m'imaginais ressembler. Et puis, çà et là, des
bravades, des blasphèmes ; les uns banals et ressassés dont j'ai pitié ; les
autres, si désespérés et si ardents, que c'étaient encore des prières. Oh !
le temps jeune, où je pouvais blasphémer et prier !...
Mais tout l'inexprimé qui dormait entre les lignes, entre les mots
impuissants et sourds, s'éveille peu à peu, sort de la longue nuit où je
l'avais laissé s'évanouir. Ils me réapparaissent, ces insondables dessous
de ma vie, de mon amour d'alors, sans lesquels du reste il n'y aurait eu ni
charme profond ni intime angoisse. De temps à autre, pour un souvenir, pour
une souffrance que ce livre évoque, je sens cette sorte de secousse glacée
ou de frisson d'âme, qui vient des grands abîmes entrevus, des grands
mystères effleurés. Mystères de préexistences, ou de je ne sais quoi d'autre
ne pouvant même pas être vaguement formulé. Pourquoi l'impression, tout à
coup retrouvée, d'un rayon de la lune de mai sur cette campagne pierreuse de
Salonique1 où commença notre histoire, suffit-elle à me donner ce
frisson-là ? Ou bien la vision d'un soleil de soir d'hiver, entrant dans
notre logis clandestin d'Eyoub1 ? Ou bien une phrase dite par elle, qui me
revient, avec les intonations de la langue turque et le son de sa jeune voix
grave ? Ou tout simplement encore l'ombre de tel grand mur désolé, jetant
sur un coin de rue solitaire l'oppression d'une mosquée voisine ? Ces si
petites choses, à peine saisissables, à peine existantes, à quoi donc
sont-elles liées dans les tréfonds inconnus de l'âme humaine, à quoi
d'antérieur vont-elles se rattacher, à quelles aventures mortes, à quelle
poussière encore souffrante, pour faire ainsi frémir ? Et surtout pourquoi
éprouve-t-on ces étranges chocs de rappel, uniquement lorsqu'il s'agit de
pays, de lieux ou de temps, que l'amour a touchés avec sa baguette de
délicieuse et mortelle magie ?
Beaucoup de feuillets que je tourne vite, sans même les parcourir : eux
où j'avais arrangé, changé les faits avec plus ou moins de maladresse, pour
les besoins du livre ou pour mieux dérouter des recherches indiscrètes. Puis
voici nos derniers jours d'Eyoub, avec le déchirement du départ, tandis que
le printemps revenait une fois de plus sur le vieux Stamboul, semant par les
rues tristes les fleurs blanches des amandiers.
Et maintenant, la fin, tout ce passage imaginaire d'Azraël2 que
j'avais ajouté, non pas seulement parce qu'il me semblait, avec mes idées
d'alors sur les histoires écrites, qu'un dénouement était nécessaire, mais
bien plutôt parce que j'avais ardemment rêvé, pour nous deux, de finir
ainsi. Oh ! je me rappelle, je l'avais composé de mes larmes et de mon sang,
ce dénouement-là, et, bien qu'il soit inventé, il a été si près d'être
véritable, que je le relis ce soir, après tant d'années, avec un trouble que
je n'attendais plus, un peu comme on relirait, outre-tombe, la page suprême
du journal de la vie.
Eh bien ! la vraie fin reste mystérieuse encore, et je tremble en
songeant que je la connaîtrai bientôt, que je pars demain pour aller remuer
là-bas toute cette cendre.
Quant à la vraie suite, tout simplement la voici : Non, je ne sais plus
rien d'elle. Je ne base sur rien cette conviction, à la fois douce et
infiniment désolée, que j'ai de sa mort. Peu à peu, notre histoire d'amour
s'est arrêtée, mais sans solution précise ; notre histoire à deux s'est
perdue, mais sans finir.
Les rares petites lettres qui, les premiers temps, malgré les farouches
surveillances, à travers mille difficultés, m'arrivaient encore, ont cessé,
depuis sept ans bientôt, de m'apporter leur plainte étouffée. Finies aussi,
les lettres d'Achmet3, et finies d'une façon inquiétante : devenues
d'abord singulières, invraisemblables, avec des confusions de noms et de
personnes que lui-même n'aurait jamais faites, avec une persistance à ne
jamais me parler d'elle, - tellement que je n'ai plus osé questionner, ni
même répondre, dans la crainte de pièges tendus, de mains étrangères
interceptant nos secrets.
Et comment, à distance, déchiffrer cette énigme ; quel ami assez
dévoué, assez habile et assez sûr charger de telles recherches, à Stamboul,
derrière les grillages des harems... D'année en année, du reste, j'espérais
revenir, - et au contraire les hasards de ma vie me conduisaient ailleurs, en
Afrique, en Chine, toujours plus loin... Alors peu à peu une sorte
d'apaisement de ces souvenirs se faisaient en moi même, sans que je fusse
tout à fait coupable ; ils se décoloraient comme sous de la poussière, sous
de la cendre de sépulcre4.
Les nuits seulement, pendant les lucidités du rêve, je retrouvais, sous
une forme continuellement la même, mes regrets inatténués ; toujours ces
imaginaires retours dans un Stamboul aux dômes trop hauts et trop sombres
profilés sur un grand ciel mort ; toujours ces courses anxieuses, arrêtées
malgré moi par des inerties insurmontables et n'aboutissant pas ; et, pour
finir, toujours ce réveil, à l'heure supposée de l'appareillage, avec
l'angoisse et le remords d'avoir gaspillé les instants rares qui auraient dû
me suffire pour arriver jusqu'à elle.
Oh ! l'étrange Stamboul, l'oppressante ville spectrale que j'ai vue
dans mes nuits ! Quelquefois elle restait lointaine, montrant seulement à
l'horizon sa silhouette ; sur quelques plages désertes, je débarquais au
crépuscule, apercevant là-bas, les minarets et les dômes ; à travers des
landes funèbres, semées de tombes, je prenais ma course alourdie par le
sommeil ; ou bien c'était dans des marécages, et les joncs, les iris, toutes
les plantes de l'eau retardaient ma course, se nouaient autour de moi,
m'enlaçaient d'entraves. Et l'heure passait, et je n'avançais pas.
D'autres fois, mon navire de rêve m'amenait jusqu'aux pieds de la ville
sainte ; c'était dans les rues, alors, que j'endurais le supplice de ne pas
arriver ; dans le dédale sombre et vide, je courais d'abord vers ce quartier
haut de Mehmed-Fatih qu'habitait son vieux maître ; puis, en route, me
rappelant tout à coup que je ne pouvais aller directement chez elle,
j'hésitais, enfiévré, pendant que les minutes fuyaient, ne sachant plus quel
parti prendre pour retrouver au moins quelqu'un de jadis connu qui me
parlerait d'elle, qui saurait me dire si elle était vivante encore et ce
qu'elle était devenue, - ou bien si elle était morte et dans quel cimetière
on l'avait mise ; et mon temps se passait en indécisions, en rencontres de
gens pareils à des spectres, qui me barraient le passage ; d'autres fois, je
gaspillais à des bagatelles mes minutes précieuses, m'attardant, comme au
cours de mes promenades de jadis, à des bazars d'armes, m'asseyant dans des
cafés pour attendre des personnages que j'envoyais chercher et qui
n'arrivaient pas ; ou encore je me perdais, avec une intime terreur, dans
des quartiers inconnus et déserts, dans des rues de plus en plus étroites
m'emprisonnant comme des pièges au milieu d'une nuit profonde ; - et pour
finir, arrivait tout à coup l'heure, l'heure inexorable de l'appareillage,
avec l'excès d'inquiétude amenant le réveil. Dans ce rêve obsédant qui,
depuis ces dix années, m'est revenu tant de fois, m'est revenu chaque
semaine, jamais, jamais je n'ai revu, pas même défiguré ou mort, son jeune
visage ; jamais je n'ai obtenu, même d'un fantôme, une indication, si
confuse qu'elle fût, sur sa destinée...
1. nom de lieu.
2. Azraël, ange de la mort dans la tradition musulmane. C'est le titre
donné par Loti à la dernière partie de son roman Aziyadé, celle où il
fait mourir son personnage d'Aziyadé.
3. Achmet, nom du serviteur de Pierre Loti.
4. tombeau.
I -
Après avoir lu le texte, vous répondrez à la question
suivante : (4 points)
En relisant Aziyadé, Pierre Loti
souligne les relations complexes qu'il a établies entre vécu et imaginaire.
Vous préciserez en quelques lignes ce qui, selon lui, relève dans cette
œuvre du souvenir, de la transposition et de l'invention.
Il - Vous
traiterez ensuite un des trois sujets suivants au choix : (16 points)
- Dissertation
:
Pierre Loti affirme avoir
"inventé", "ajouté", "arrangé", "changé les faits" pour les "besoins" de son
livre.
Peut-on dire que toute œuvre biographique appelle nécessairement cette façon
de procéder ?
Vous répondrez en vous appuyant sur le texte qui vous est proposé, ceux que
vous avez étudiés en classe et vos lecture personnelles.
- Commentaire
:
Vous commenterez les deux
derniers paragraphes de ce texte depuis "Oh ! l'étrange Stamboul..."
jusqu'à "...réveil" ().
- Écriture dinvention
:
Loti est allé à Stamboul "remuer toute cette
cendre..." (dans "Eh bien ! [...] cette cendre.") à la recherche d'Aziyadé,
sans aucun résultat. Vous rédigerez l'extrait du journal de voyage qu'il a
pu écrire sur le bateau du retour, en confrontant ses rêves à la réalité.
haut de page
SÉRIES TECHNOLOGIQUES
Objet d'étude : La poésie.
Textes :
Texte A - Paul Eluard : «Notre vie» (Le Temps
déborde, 1947)
Texte B - Victor Hugo : «Demain,
dès l'aube...» (Pauca Meae, Les Contemplations, 1856)
Texte C - Pierre de Ronsard, Sur la mort de Marie, sonnet CVIII, Le Second Livre des Amours (1578).
Texte A - Paul Eluard : «Notre vie» (Le Temps déborde, 1947)
Notre vie tu l'as faite elle est ensevelie
Aurore d'une ville un beau matin de mai
Sur laquelle la terre a refermé son poing
Aurore en moi dix-sept années toujours plus claires
Et la mort entre en moi comme dans un moulin
Notre vie disais-tu si contente de vivre
Et de donner la vie à ceux que nous aimions
Mais la mort a rompu l'équilibre du temps
La mort qui vient la mort qui va la mort vécue
La mort visible boit et mange à mes dépens
Morte visible Nush1 invisible et plus dure
Que la soif et la faim à mon corps épuisé
Masque de neige sur la terre et sous la terre
Sources des larmes dans la nuit masque d'aveugle
Mon passé se dissout je fais place au silence.
1. Nush : Eluard l'épousa en 1934 ; sa mort, en 1946,
le bouleversa.
Texte B - Victor Hugo : «Demain, dès l'aube...» (Pauca
Meae1,
Les
Contemplations, 1856).
Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la
campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.
3 septembre 18472.
1. titre latin (signifiant "quelques vers pour ma fille") donné par Victor
Hugo à une partie du recueil.
2. veille du douloureux anniversaire de la mort de Léopoldine, fille aînée de Hugo, décédée accidentellement le 4 septembre
1843.
Texte C - Pierre de Ronsard, Sur la mort de Marie,
sonnet CVIII, Le Second Livre des Amours (1578).
Comme on voit sur la branche au
mois de mai la rose,
En sa belle jeunesse, en sa première fleur,
Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,
Quand l'Aube de ses pleurs au point du jour l'arrose;
La grâce dans sa feuille, et l'amour se repose,
Embaumant les jardins et les arbres d'odeur;
Mais battue, ou de pluie, ou d'excessive ardeur1,
Languissante elle meurt, feuille à feuille déclose2.
Ainsi en ta première et jeune nouveauté,
Quand la terre et le ciel honoraient ta beauté,
La Parque3 t'a tuée, et cendres tu reposes.
Pour obsèques4 reçois mes larmes et mes pleurs,
Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,
Afin que vif 5 et mort, ton corps ne soit que roses.
1. chaleur.
2. ouverte.
3. divinité qui, dans la mythologie grecque, coupait le fil de la vie.
4. offrandes mortuaires.
5. vivant.
I - Après avoir lu les textes du
corpus, vous répondrez aux questions suivantes : (6 points)
1)
A qui le poète
s'adresse-t-il dans ces textes ? Quel lien instaure-t-il avec ce
destinataire ?
La réponse à cette question doit être rédigée mais brève, de l'ordre d'une
demi page à une page maximum.
2) Quel est le registre dominant de ce corpus ?
Justifiez votre réponse.
La réponse à cette question doit être rédigée mais brève, de l'ordre d'une
demi page à une page maximum.
Il - Vous traiterez ensuite
un des trois sujets suivants au choix :
(14 points)
- Commentaire :
Vous commenterez le poème d'Eluard «Notre vie» (texte
A) à
partir du parcours de lecture suivant :
a) Expliquez ce qui donne au poème un caractère intime et
familier.
b) Comment le poète exprime-t-il sa souffrance ?
- Dissertation :
La poésie est-elle seulement l'expression de
sentiments personnels ?
Pour répondre à cette question, vous vous appuierez sur les poèmes du
corpus, sur ceux que vous avez vus en cours et sur tous ceux que vous
connaissez.
- Écriture dinvention :
Vous êtes chargé(e) par votre professeur de français
de constituer une anthologie qui rassemblera les poèmes que vous préférez.
En préface à ce recueil, dans lequel figureront entre autres les poèmes du
corpus, vous écrivez un texte qui présente vos choix et ce qui les a guidés.
Vous aurez en particulier pour objectif de faire partager à vos camarades de
classe votre conviction que lire, ou éventuellement écrire, des poèmes peut
apporter des remèdes aux maux de la vie.
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TOUTES SÉRIES
SUJET DE SECOURS (Bordeaux)
Objet d'étude :
La poésie.
Textes :
Texte A - Du Bellay
(1522-1560), « Heureux qui comme Ulysse… ». Les Regrets, poème 31,
(1558)
Texte B - Saint John Perse (1887-1975), « Les Cloches », Images à Crusoé (1904)
Texte C - Apollinaire (1880-1918), extrait de « L’émigrant de Landor
Road », (1905), Alcools, (1913)
Texte D - Léopold Sedar Senghor (1906-2001), « Jardin de France », Poèmes inédits, (1960).
Texte A - Du Bellay (1522-1560), « Heureux
qui comme Ulysse… ». Les Regrets, poème 31, (1558).
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestui-là1 qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison
Vivre entre ses parents le reste de son âge.
Quand reverrai-je, hélas ! de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province et beaucoup davantage ?
Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux
Que des palais romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine,
Plus mon Loire2 gaulois que le Tibre Latin,
Plus mon petit Liré3 que le mont Palatin
Et plus que l’air marin la douceur angevine.
1.« cestui-là »:
pour celui-là. Le vers fait allusion au mythe de la Toison d’or.
2. Le nom du fleuve était masculin au XVI° siècle.
3. Village natal de Du Bellay.
Texte B - Saint John Perse (1887-1975), « Les Cloches », Images à
Crusoé (1904).
Vieil homme aux mains nues,
remis entre les hommes, Crusoé !
tu pleurais, j’imagine, quand des tours de l’Abbaye, comme un flux,
s’épanchait le sanglot des cloches sur la Ville…
Ô Dépouillé !
Tu pleurais de songer aux brisants1 sous la lune ; aux sifflements de rives
plus lointaines ; aux musiques étranges qui naissent et s’assourdissent sous
l’aile close de la nuit,
pareilles aux cercles enchaînés que sont les ondes d’une conque, à
l’amplification de clameurs sous la mer…
1. Brisants : rochers sur lesquels la mer se
brise et déferle.
Texte C - Apollinaire (1880-1918), extrait de « L’émigrant de Landor
Road », (1905), Alcools, (1913).
[…]
Puis dans un port d’automne aux feuilles indécises
Quand les mains de la foule y feuillolaient1 aussi
Sur le pont du vaisseau il posa sa valise
Et s’assit
Les vents de l’Océan en soufflant leurs menaces
Laissaient dans ses cheveux de longs baisers mouillés
Des émigrants tendaient vers le port leurs mains lasses
Et d’autres en pleurant s’étaient agenouillés
Il regarda longtemps les rives qui moururent
Seuls des bateaux d’enfant tremblaient à l’horizon
Un tout petit bouquet flottant à l’aventure
Couvrit l’Océan d’une immense floraison
1. S’agitaient comme des feuilles.
Texte D - Léopold Sedar Senghor (1906-2001), « Jardin de France », Poèmes inédits, (1960).
[Africain d’origine, Senghor est venu à Paris poursuivre ses études.]
Calme jardin,
Grave jardin,
Jardin aux yeux baissés au soir
Pour la nuit,
Peines et rumeurs,
Toutes les angoisses bruissantes de la Ville
Arrivent jusqu’à moi, glissant sur les toits lisses,
Arrivent à la fenêtre
Penchée, tamisées par feuilles menues et tendres et pensives
Mains blanches,
Gestes délicats,
Gestes apaisants.
Mais l’appel du tam-tam
bondissant
par monts
et
continents,
Qui l’apaisera, mon cœur,
A l’appel du tam-tam
bondissant,
véhément,
lancinant ?
ÉCRITURE
I. Vous répondrez d'abord à la question suivante (4 points)
:
Vous dégagerez les principaux points
communs qui permettent de rapprocher ces quatre textes.
Il. Vous traiterez ensuite un des trois sujets suivants (16
points) :
- Commentaire :
Vous commenterez le
texte de Senghor. (Texte D)
- Dissertation :
La poésie est-elle
vouée à l’expression des sentiments ?
Vous répondrez en prenant appui sur les textes du corpus, sur ceux que vous
avez étudiés en cours et ceux que vous connaissez personnellement.
- Invention :
Deux lecteurs
débattent de leurs goûts en matière de poésie. Chacun défend un poème de ce
corpus, l’un penchant pour les formes anciennes, l’autre pour des formes
nouvelles. Vous rédigerez leur dialogue en veillant à y intégrer des
exemples précis.
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SESSION DE SEPTEMBRE
SÉRIES TECHNOLOGIQUES
Objet d'étude : Convaincre, persuader et délibérer.
Textes :
Texte A - Jean de La Fontaine : «Le Lion s'en allant à la guerre» (Fables,
Livre V, fable XIX, 1668)
Texte B - Jean de La Bruyère : «Du Souverain» (Les Caractères, fragment XXIX, 1688)
Texte C - Jean Anouilh, Antigone, extrait (1944).
Annexe 1 : Sergueï, Le Monde,
«Dossiers et documents littéraires», 1993.
Annexe 2 : Fénelon, Les Aventures de Télémaque, livre V, extrait, (1694-1696).
Texte A - Jean de La Fontaine : «Le Lion s'en allant à la guerre» (Fables,
Livre V, fable XIX, 1668)
Le Lion dans sa tête avait une entreprise1 :
Il tint conseil de guerre, envoya ses Prévôts2,
Fit
avertir les animaux :
Tous furent du dessein3, chacun selon sa guise :
L'Eléphant devait sur son dos
Porter l'attirail nécessaire
Et combattre à son ordinaire,
L'Ours s'apprêter pour les assauts;
Le Renard ménager de secrètes pratiques,
Et le Singe amuser l'ennemi par ses tours.
« Renvoyez, dit quelqu'un, les Ânes qui sont lourds,
Et les Lièvres sujets à des terreurs paniques.
- Point du tout, dit le Roi, je les veux employer.
Notre troupe sans eux ne serait pas complète.
L'Âne effraiera les gens, nous servant de trompette4;
Et le Lièvre pourra nous servir de courrier.»
Le monarque prudent et sage
De ses moindres sujets sait tirer quelque usage,
Et connaît les divers talents.
Il n'est rien d'inutile aux personnes de sens5.
1. Une entreprise : le projet d'une action.
2. Prévôts : officiers et magistrats.
3. Dessein : projet.
4. Trompette : désigne celui qui joue de la
trompette.
5. De sens : de bon sens.
Texte B - Jean de
La Bruyère : «Du Souverain» (Les Caractères, fragment XXIX, 1688)
Quand vous voyez quelquefois un nombreux troupeau
qui, répandu sur une colline vers le déclin d'un beau jour, paît1 tranquillement le thym
et le serpolet, ou qui broute dans une prairie une herbe menue et tendre qui
a échappé à la faux du moissonneur, le berger, soigneux et attentif, est
debout auprès de ses brebis; il ne les perd pas de vue, il les suit, il les
conduit, il les change de pâturage; si elles se dispersent, il les
rassemble; si un loup avide paraît, il lâche son chien, qui le met en fuite;
il les nourrit, il les défend; l'aurore le trouve déjà en pleine campagne,
d'où il ne se retire qu'avec le soleil : quels soins ! quelle vigilance !
quelle servitude ! Quelle condition vous paraît la plus délicieuse et la
plus libre, ou du berger ou des brebis ? Le troupeau est-il fait pour le
berger, ou le berger pour le troupeau ? Image naïve des peuples et du Prince
qui les gouverne, s'il est bon Prince.
Le faste et le luxe dans un souverain, c'est le berger habillé d'or et de
pierreries, la houlette2 d'or entre ses mains;
son chien a un collier d'or, il est attaché avec une laisse d'or et de soie
: que sert3 tant d'or à son
troupeau ou contre les loups ?
1. du verbe paître : manger.
2. bâton de berger.
3. A quoi sert.
Texte C - Jean Anouilh, Antigone, extrait (1944).
[Créon, roi de Thèbes, va devoir mettre
à mort sa nièce Antigone parce qu'elle veut enfreindre la loi en enterrant
son frère Polynice, traître à l'État. Créon, après avoir tenté de la
dissuader, lui justifie sa décision par les contraintes du métier de roi.]
CRÉON, sourdement. -
Eh bien, oui, j'ai peur d'être obligé de te faire tuer si tu t'obstines. Et je
ne le voudrais pas.
ANTIGONE -
Moi, je ne suis pas obligée de faire ce que je ne voudrais pas! Vous n'auriez
pas voulu non plus, peut-être, refuser une tombe à mon frère ? Dites-le donc,
que vous ne l'auriez pas voulu ?
CRÉON -
Je te lai dit.
ANTIGONE -
Et vous lavez fait tout de même. Et maintenant, vous allez me faire tuer
sans le vouloir. Et c'est cela, être roi !
CRÉON -
Oui, c'est cela !
ANTIGONE -
Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et pleins de terre et les bleus que tes
gardes m'ont fait aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis
reine.
CRÉON -
Alors, aie pitié de moi, vis. Le cadavre de ton frère qui pourrit sous mes
fenêtres, c'est assez payé pour que l'ordre règne dans Thèbes. Mon fils t'aime.
Ne m'oblige pas à payer avec toi encore. J'ai assez payé.
ANTIGONE -
Non. Vous avez dit « oui ». Vous ne vous arrêterez jamais de payer maintenant !
CRÉON, la secoue soudain, hors de lui. - Mais, bon Dieu ! Essaie de comprendre une minute, toi aussi, petite idiote ! J'ai bien essayé de te comprendre, moi. Il faut pourtant qu'il y en ait qui
disent oui. Il faut pourtant qu'il y en ait qui mènent la barque. Cela prend
l'eau de toutes parts, c'est plein de crimes, de bêtise, de misère… Et le
gouvernail est là qui ballotte. L'équipage ne veut plus rien faire, il ne
pense qu'à piller la cale et les officiers sont déjà en train de se
construire un petit radeau confortable, rien que pour eux, avec toute la
provision d'eau douce, pour tirer au moins leurs os de là. Et le mât craque,
et le vent siffle, et les voiles vont se déchirer, et toutes ces brutes vont
crever toutes ensemble, parce quelles ne pensent qu'à leur peau, à leur
précieuse peau et à leurs petites affaires. Crois-tu, alors, qu'on a le temps
de faire le raffiné, de savoir s'il faut dire « oui » ou « non », de se demander
s'il ne faudra pas payer trop cher un jour, et si on pourra encore être un
homme après ? On prend le bout de bois, on redresse devant la montagne d'eau,
on gueule un ordre et on tire dans le tas, sur le premier qui s'avance. Dans
le tas ! Cela n'a pas de nom. C'est comme la vague qui vient de s'abattre sur le
pont devant vous; le vent qui vous gifle, et la chose qui tombe devant le
groupe n'a pas de nom. C'était peut-être celui qui t'avait donné du feu en
souriant la veille. Il n'a plus de nom. Et toi non plus tu n'as plus de nom,
cramponné à la barre. Il n'y a plus que le bateau qui ait un nom et la
tempête. Est-ce que tu le comprends, cela ?
Annexe 1 : Sergueï, Le Monde,
«Dossiers et documents littéraires», 1993.
Ce dessin de presse de Sergueï illustre un groupe d'articles du Monde rassemblés sous le titre : «La parole, instrument de domination».
Annexe 2 : Fénelon, Les Aventures de Télémaque, livre V, extrait, (1694-1696).
(Exemple d'argumentation directe)
[Le jeune Télémaque qui est destiné à
devenir roi interroge son éducateur, Mentor. Celui-ci lui présente les
devoirs d'un roi.]
Je lui demandai en quoi consistait l'autorité du
roi; et il me répondit : « Il peut tout sur les peuples; mais les lois
peuvent tout sur lui. Il a une puissance absolue pour faire le bien, et les
mains liées dès qu'il veut faire le mal. Les lois lui confient les peuples
comme le plus précieux de tous les dépôts, à condition qu'il sera le père de
ses sujets. Elles veulent qu'un seul homme serve, par sa sagesse et par sa
modération, à la félicité de tant d'hommes; et non pas que tant d'hommes
servent, par leur misère et par leur servitude lâche, à flatter l'orgueil et
la mollesse d'un seul homme. Le roi ne doit rien avoir au-dessus des autres,
excepté ce qui est nécessaire ou pour le soulager dans ses pénibles
fonctions, ou pour imprimer aux peuples le respect de celui qui doit
soutenir les lois. D'ailleurs, le roi doit être plus sobre, plus ennemi de
la mollesse, plus exempt de faste et de hauteur qu'aucun autre. Il ne doit
point avoir plus de richesses et de plaisirs, mais plus de sagesse, de vertu
et de gloire que le reste des hommes. Il doit être au-dehors le défenseur de
la patrie, en commandant les armées, et, au-dedans, le juge des peuples,
pour les rendre bons, sages et heureux. Ce n'est point pour lui-même que les
dieux l'ont fait roi; il ne l'est que pour être l'homme des peuples : c'est
aux peuples qu'il doit tout son temps, tous ses soins, toute son affection,
et il n'est digne de la royauté qu'autant qu'il s'oublie lui-même pour se
sacrifier au bien public. [...]»
I - Vous répondrez aux questions suivantes : (6 points)
- Quelle conception du pouvoir est
exprimée dans chacun des textes A, B, C ? (3 points).
La réponse à cette question doit être rédigée mais brève, de l'ordre d'une
demi page à une page maximum
- Par quelles images sont représentées les
relations entre gouvernants et gouvernés dans chacun des trois textes A,
B, C ?
La réponse à cette question doit être rédigée mais brève, de l'ordre d'une
demi page à une page maximum. (3 points).
Il - Vous traiterez ensuite
un des trois sujets suivants au choix :
(14 points)
- Commentaire :
Vous commenterez, dans l'extrait d'Antigone de Jean
Anouilh, la tirade de Créon (dernier § du texte), à partir du parcours de
lecture suivant :
a) L'évocation imagée de l'État : comment est-elle
exprimée ? quel effet Créon cherche-t-il à produire ainsi sur Antigone ?
b) Le désir de Créon de persuader Antigone : comment est-il rendu sensible
aux spectateurs ?
- Dissertation :
L'apologue, petit récit à visée morale, est une forme
d'argumentation indirecte* dont le but est de faire passer un message. Quel
est, selon vous, l'intérêt d'argumenter à l'aide de récits imagés plutôt que
de manière directe ?
Pour répondre à cette question, vous prendrez appui sur les textes du
corpus et sur les textes à visée argumentative que vous avez lus ou étudiés,
tout particulièrement les apologues (fables, contes, paraboles, récits
utopiques...).
* en annexe 2 vous est proposée une argumentation directe sur le thème du
pouvoir.
- Écriture dinvention :
Vous choisirez un contexte précis et, à la manière
imagée des textes du corpus, vous rédigerez un récit en prose illustrant ce
que vous pensez du pouvoir et se terminant par une moralité.
Le document iconographique (annexe 1) peut, si vous le souhaitez, vous
suggérer des pistes.
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