GERARD
DE NERVAL
SILHOUETTE
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Nerval
fait partie des écrivains dont les portraits,
du fait de leur rareté, sont les plus
émouvants. Ils le sont aussi en raison des
préventions que le poète entretenait à l'égard
de la photographie. En 1853, il prend la pose
devant Adolphe Legros (ci-contre)
et le résultat le consterne :
« La maladie m'avait rendu si laid, la mélancolie
si négligent. Dites donc, je tremble ici de
rencontrer aux étalages un certain portrait pour
lequel on m'a fait poser lorsque j'étais malade,
sous prétexte de biographie nécrologique.
L'artiste est un homme de talent, plus sérieux que
Nadar, qui n'a que de l'esprit au bout de son
crayon ; mais, comme notre ami aux cheveux
rouges, il fait trop vrai ! Dites partout que
c'est mon portrait ressemblant, mais posthume,
ou bien encore que Mercure avait pris les
traits de Sosie et posé à ma place. [...] Infâme
daguerréotype ! tu pervertis le goût des
artistes. »
Ces préventions s'expliquent,
comme celles de Baudelaire, par une
condamnation du réalisme :
« De jour en jour l'art diminue le respect de
lui-même, se prosterne devant la réalité
extérieure, et le peintre devient de plus en plus
enclin à peindre, non pas ce qu'il rêve, mais ce
qu’il voit. Cependant c'est un bonheur de rêver,
et c’était une gloire d'exprimer ce qu'on rêvait ;
mais que dis-je ! connait-il encore ce bonheur ?
L'observateur de bonne foi affirmera t-il que
l'invasion de la photographie et la grande folie
industrielle sont tout à fait étrangères à ce
résultat déplorable ? Est-il permis de supposer
qu’un peuple dont les yeux s'accoutument à
considérer les résultats d'une science matérielle
comme les produits du beau n'a pas singulièrement,
au bout d'un certain temps, diminué la faculté de
juger et de sentir ce qu'il y a de plus éthéré et
de plus immatériel ? » (Curiosités
esthétiques, Salon de 1859).
Implacable, l'objectif fixe l'image d'une
enveloppe charnelle qu'elle invite à prendre
pour la « réalité ».
« Je suis l'autre », écrira encore
Nerval sur la gravure d'Eugène Gervais tirée de ce portrait,
l'accompagnant de signes étranges : «
Cigne allemand, feu G rare ».
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En octobre 1854, Nerval quitte la maison de
santé du docteur Blanche malgré les préventions
de ce dernier. En dépit de la précarité qui est
la sienne et de la détresse morale qu'on
imagine, quelques jours avant sa mort, il
reprend la pose, pour deux clichés (voir
le second ici) devant Félix
Nadar. Le résultat est cet étonnant
portrait (ci-contre) si chargé
d'émotion, d'un homme prématurément usé (il a
quarante-six ans), fixant néanmoins sur
l'objectif un regard plein de bonté. Nadar
jugera plus tard que « cette photographie ne
rendait ni la bonhomie bienveillante, ni la
simplicité, ni la finesse, ni le charme du
modèle ». De ce portrait, Albert Béguin, l'un
des commentateurs les plus fraternels de Nerval,
dira pourtant :
«
Il reste ce visage de la photo de Nadar, qui est
sans doute le portrait le plus révélateur d'un homme
que la chambre noire ait jamais emprisonné dans sa
nuit. Il reste que Nerval, c'est ce visage-là, ce
regard intelligent, un peu inquiet, surtout bon et
humble. C'est ce collier de barbe mal soignée, cette
calvitie si peu ressemblante aux crânes chauves de
la bourgeoisie Louis-Philippe, cette pauvreté si
digne et cependant offerte si simplement au regard
de qui veut la voir. Ce sont ces mains encore,
oisives et lasses, posées sur les vieux genoux du
vagabond, de ces mains dont on dit que l'ouvrier au
repos « ne sait que faire ». Il a plein la tête de
travail à donner à ses mains, des livres et des
livres à écrire encore, dont il a dressé la liste;
mais non, il reste là, immobilisé dans cet instant
de pose devant le photographe, qui pourrait être
n'importe quel instant, car quelque chose encore le
fige, le fixe, quelque chose que sa langue, la plus
subtile du monde, ne saurait nommer. L'infortune ?
C'est trop dire. Le sacré ? C'est l'un de ces grands
mots qu'une pudeur lui interdit. La mort ? Oui, elle
est là, depuis longtemps, compagne de sa vie dès les
années lointaines où il s'amusait de la surface du
réel; elle ne l'a plus quitté, il en est venu à
aimer ce compagnonnage avec la mort, bientôt il
répondra à son appel. »
(Nerval, Œuvres complètes, tome I, préface,
Bibliothèque de la Pléiade).
A
un portrait de Nerval, on préférera pourtant la
silhouette qui part en quête de son passé
mythique dans les forêts du Valois, ou hante les
rues froides d'un Paris indifférent :
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Sous le ciel bas de ces nuits de novembre, Paris
s'arrête aux plus hauts toits, prison de pluies
et de brouillards. Les vieilles rues des
bas-quartiers, veines noueuses d'un corps de
boue, sont crevées de loin en loin par les
lueurs falotes des réverbères ou les gorges des
bouges assoupis. Comme loin de là, il passe,
étranger aux souffles rauques du vent d'hiver, à
la faune bigarrée des tavernes où quelques
filles quêtent les pas des passants. Un théâtre
larmoyant et noir de suie où il entre, une scène
étroite, un fauteuil usé où il prend place
timidement parmi les rires et les jurons. Voilà
des semaines qu'il se retrouve chaque soir, au
milieu de cette assemblée indistincte, à
attendre l'apparition d'un être dont il ne sait
rien, ou presque rien, quelques mots murmurés
qui sans doute veulent dire « Vous êtes bien fou
», quelque regard transparent où va mourir un
sourire ou un reproche, comme ceux qui hantent
les forêts du Valois et les rondes sur les
pelouses dans la pénombre des soirs d'été.
Nerval est là, au creux de ces nuits noires et
blanches, resplendissant rue de la
Vieille-Lanterne, où il va, « si discrètement
que sa discrétion ressemblait à du mépris –,
délier son âme dans la rue la plus noire qu’il
pût trouver », comme l'a noté Baudelaire, au
bout d'une corde qui est peut-être la ceinture
de la reine de Saba.
Philippe Lavergne (extrait de André Breton
et le mythe, José Corti, 1985)
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Nerval
dans des caricatures contemporaines. "Je
suis l'autre."
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