LES
REMÈDES
Si les deux affaires simultanées que nous venons d'évoquer
ont profondément marqué leur époque, la part qu'y prit
Voltaire fut fondatrice d'une éthique dont tous les futurs
écrivains "engagés" se souviendront. Elles ont aussi
manifesté la force nouvelle de la philosophie. Voltaire
s'en félicite dans sa Lettre
à Damilaville, heureux de constater que « si
la superstition produit d’horribles malheurs, la
philosophie les répare » et, pour la première fois, a su
faire taire le fanatisme :
Extrait
du Mémoire pour le sieur Pierre-Paul Sirven,
feudiste, habitant de Castres, appellant,
contre les consuls et communauté de Mazamet...
intimés de Pierre-Firmin de Lacroix
(1771). Voltaire n'est nommé que par la
périphrase "Un ami de l'humanité".
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« Je
sais avec quelle fureur le fanatisme s’élève
contre la philosophie. Elle a deux filles qu’il
voudrait faire périr comme Calas, ce sont la
Vérité et la Tolérance ; tandis que la
philosophie ne veut que désarmer les enfants du
fanatisme, le Mensonge et la Persécution.
Des gens qui ne raisonnent pas ont voulu
décréditer ceux qui raisonnent : ils ont
confondu le philosophe avec le sophiste ; ils se
sont bien trompés. Le vrai philosophe peut
quelquefois s’irriter contre la calomnie, qui le
poursuit lui-même ; il peut couvrir d’un éternel
mépris le vil mercenaire qui outrage deux fois
par mois la raison, le bon goût, et la vertu :
il peut même livrer, en passant, au ridicule
ceux qui insultent à la littérature dans le
sanctuaire où ils auraient dû l’honorer : mais
il ne connaît ni les cabales, ni les sourdes
pratiques, ni la vengeance. Il sait, comme le
sage de Montbar,
comme celui de Voré,
rendre la terre plus fertile, et ses habitants
plus heureux. Le vrai philosophe défriche les
champs incultes, augmente le nombre des
charrues, et par conséquent des habitants ;
occupe le pauvre et l’enrichit ; encourage les
mariages, établit l’orphelin ; ne murmure point
contre des impôts nécessaires, et met le
cultivateur en état de les payer avec
allégresse. Il n’attend rien des hommes, et il
leur fait tout le bien dont il est capable. Il a
l’hypocrite en horreur, mais il plaint le
superstitieux ; enfin il sait être ami. »
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Comme Antonin Artaud reprochait à Montaigne d'avoir
"contribué à désespérer l'esprit humain", on pourrait
certes juger un peu étroit le scepticisme absolu de
Voltaire devant tout élan spirituel et accabler, comme
Musset, son "hideux sourire". Mais Voltaire a proposé une
morale pratique qui convenait à un siècle de ravages
fanatiques et d'inégalités cruelles. Rien ne la définit
mieux que la belle métaphore qu'il trouve pour l'affirmer
à la fin de cet Avis
au public sur les parricides imputés aux Calas et aux
Sirven (1767) :
« Le genre humain est semblable à une foule de
voyageurs qui se trouvent dans un vaisseau ;
ceux-là sont à la poupe, d’autres à la proue,
plusieurs à fond de cale, et dans la sentine. Le
vaisseau fait eau de tous côtés, l’orage est
continuel : misérables passagers qui serons tous
engloutis ! Faut-il qu’au lieu de nous porter les
uns aux autres les secours nécessaires qui
adouciraient le passage, nous rendions notre
navigation affreuse ! Mais celui-ci est nestorien,
cet autre est juif; en voilà un qui croit à un
Picard, un autre à un natif d’Islèbe ; ici est une
famille d’ignicoles, là sont des musulmans, à
quatre pas voilà des anabaptistes. Hé!
qu’importent leurs sectes? Il faut qu’ils
travaillent tous à calfater le vaisseau, et que
chacun, en assurant la vie de son voisin pour
quelques moments, assure la sienne ; mais ils se
querellent, et ils périssent.»
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La tolérance est donc le remède essentiel. Voltaire a cru
en voir la conciliation possible avec la foi religieuse
dans le déisme, dont la belle Prière à Dieu, qui
clôt le Traité sur la tolérance de 1763, est le
manifeste :
Ce
n’est donc plus aux hommes que je m’adresse;
c’est à toi, Dieu de tous les êtres, de tous
les mondes, et de tous les temps: s’il est
permis à de faibles créatures perdues dans
l’immensité, et imperceptibles au reste de
l’univers, d’oser te demander quelque chose, à
toi qui as tout donné, à toi dont les décrets
sont immuables comme éternels, daigne regarder
en pitié les erreurs attachées à notre nature;
que ces erreurs ne fassent point nos
calamités. Tu ne nous as point donné un cœur
pour nous haïr, et des mains pour nous
égorger; fais que nous nous aidions
mutuellement à supporter le fardeau d’une vie
pénible et passagère; que les petites
différences entre les vêtements qui couvrent
nos débiles corps, entre tous nos langages
insuffisants, entre tous nos usages ridicules,
entre toutes nos lois imparfaites, entre
toutes nos opinions insensées, entre toutes
nos conditions si disproportionnées à nos
yeux, et si égales devant toi; que toutes ces
petites nuances qui distinguent les atomes
appelés hommes ne soient pas des
signaux de haine et de persécution; que ceux
qui allument des cierges en plein midi pour te
célébrer supportent ceux qui se contentent de
la lumière de ton soleil; que ceux qui
couvrent leur robe d’une toile blanche pour
dire qu’il faut t’aimer ne détestent pas ceux
qui disent la même chose sous un manteau de
laine noire; qu’il soit égal de t’adorer dans
un jargon formé d’une ancienne langue, ou dans
un jargon plus nouveau; que ceux dont l’habit
est teint en rouge ou en violet, qui dominent
sur une petite parcelle d’un petit tas de la
boue de ce monde, et qui possèdent quelques
fragments arrondis d’un certain métal,
jouissent sans orgueil de ce qu’ils appellent
grandeur et richesse, et que
les autres les voient sans envie: car tu sais
qu’il n’y a dans ces vanités ni de quoi
envier, ni de quoi s’enorgueillir.
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La chapelle de
Ferney :
« Voltaire l'a élevée pour Dieu ».
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Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils
sont frères ! qu’ils aient en horreur la
tyrannie exercée sur les âmes, comme ils ont
en exécration le brigandage qui ravit par la
force le fruit du travail et de l’industrie
paisible ! si les fléaux de la guerre sont
inévitables, ne nous haïssons pas, ne nous
déchirons pas les uns les autres dans le sein
de la paix, et employons l’instant de notre
existence à bénir également en mille langages
divers, depuis Siam jusqu’à la Californie, ta
bonté qui nous a donné cet instant.
Voltaire,
Traité sur la Tolérance (1763).
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Cette
affirmation d'un dieu universel débarrassé de
ses prêtres et de ses dogmes reconnaît à chacun
la validité du dieu dans lequel il croit et le
bien-fondé des rites par lesquels, dans sa
sphère privée, il croit devoir l'honorer. C'est
aussi ce que souhaitera prôner la République
dans son idéal de laïcité, et il n'est pas
étonnant à ce titre que le nom de Voltaire
émerge encore aujourd'hui dès qu'on sent cet
idéal menacé. Les contradictions du personnage
sont certes évidentes (mais pas plus que celles
de Montesquieu ou Diderot) et on peut regretter
çà et là sa mauvaise foi. Mais il faut saluer sa
vigilance intellectuelle et l'ardeur qu'il a
mise au service de ses convictions : loin des
prétendues révélations divines, et dans un souci
de charité que l'Église bafoue si souvent, c'est
à une religion naturelle que Voltaire reste
attaché, en veillant à ce que jamais la raison
n'abdique devant la superstition ou l'arrogance
dogmatique.
A côté de cette portion congrue laissée à la
métaphysique, Voltaire a affirmé aussi,
inlassablement, la valeur du travail : c'est
grâce au travail que l'humanité ira vers le
progrès matériel, qu'elle oubliera ses vaines
querelles et contribuera à l'essor de la raison.
Cette morale trouve, à la fin de Candide,
sa formule célèbre "Il faut cultiver notre
jardin", qu'il convient de prendre dans tous les
sens de l'expression, y compris le plus concret.
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Car ce catéchisme laïque a eu le mérite
de ne pas rester enfermé dans un livre : le
seigneur de Ferney a lui-même donné l'exemple
en améliorant une région inculte, attentif au
sort de ses paysans, travaillant jusqu'à plus
de soixante-quinze ans le champ qu'il s'était
réservé !
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Une
sorte de héros...
« Les Français, par ailleurs si sceptiques,
croient en leur Voltaire et, lors du dernier
acte de sa vie, se rassemblent autour de lui
pour se livrer à un très étrange acte de
vénération, en « l'étouffant sous les
roses ». Que Voltaire ait suscité pareil
enthousiasme m'a toujours semblé assez
paradoxal. A la vérité, si le christianisme
est la plus élevée des formes de vénération
des héros, nous pourrions en conclure tout
naturellement que le voltairianisme doit être
une des plus basses ! Mais cet homme,
dont la vie est celle d'une sorte
d'Antéchrist, nous met devant les yeux une
contradiction bizarre. Il n' y eut jamais gens
moins enclins à l'admiration que ces Français
voltairiens : ce qui les caractérisait
était au contraire un goût immodéré du
persiflage. Et pourtant, voyez ! le vieil
homme de Ferney se rend à Paris pour la
dernière fois ; il n'est plus qu'un petit
vieillard invalide et chancelant de
quatre-vingt-quatre ans. Or, tout le monde
voit en lui une sorte de héros, en se
rappelant qu'il a consacré son existence à
combattre l'erreur et l'injustice, à faire
délivrer des Calas, à démasquer les hypocrites
qui sévissaient en haut lieu, bref que lui
aussi, fût-ce d'une manière bien particulière,
s'est battu comme un homme valeureux. Ses
admirateurs sentent de surcroît que si le
persiflage est la plus haute des vertus, il
n'y eut jamais plus grand persifleur ! En
sorte qu'il incarne l'idéal de chacun d'eux,
ce qu'ils aspirent tous à devenir : le
plus français de tous les Français. Il est,
véritablement leur dieu : le genre de
dieu qui leur convient. [...] Il n'y avait
alors en France nul esprit noble, élevé,
admirable qui ne considérât cet homme comme
plus noble, plus élevé et plus admirable.»
Thomas
CARLYLE, Les Héros, 1841.
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Pour
en finir avec une fausse attribution...
Avec
entêtement, les médias ne cessent de seriner une
phrase censée manifester l'esprit de tolérance
qui animait Voltaire. Chacun l'a en mémoire :
Je ne suis pas d'accord avec ce que vous
dites, mais je me battrai jusqu'à la mort pour
que vous puissiez le dire. Or
cette phrase, Voltaire ne l'a jamais prononcée
ni écrite. On trouve seulement dans son œuvre
ces lignes à propos d'Helvétius :
« J’aimais l’auteur du livre de
l’Esprit. Cet homme valait mieux que tous
ses ennemis ensemble ; mais je n’ai jamais
approuvé ni les erreurs de son livre, ni les
vérités triviales qu’il débite avec emphase. J’ai
pris son parti hautement, quand des hommes
absurdes l’ont condamné pour ces vérités mêmes. »
(Questions sur l’Encyclopédie, article
"Homme").
L'origine de cette fausse citation doit être
cherchée dans le livre d'Evelyn Beatrice Hall The
Friends of Voltaire (1906), où l'auteur
résumait ainsi la position du philosophe :
« I disapprove of what you say, but I will
defend to the death your right to say it ».
En 1935, E. B. Hall déclara d'ailleurs
avec netteté : « I did not intend
to imply that Voltaire used these words
verbatim, and should be much surprised if they
are found in any of his works » (« Je n'ai pas
eu l'intention de suggérer que Voltaire avait
utilisé exactement ces mots, et serais
extrêmement surprise qu'ils se trouvassent dans
ses œuvres »).
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