a
parodie apparaît déjà dans la Poétique
d'Aristote, non vraiment comme un genre à part
entière, mais comme une figure ponctuelle.
Constituée des radicaux para (à côté) et
ôdé (le chant), elle est donc ce «
contre-chant » par lequel on transforme, dans une
intention plaisante voire satirique, les formes
propres à un genre consacré. L'intention n'est pas
toujours malveillante – elle peut simplement
ressortir au « clin d'œil » culturel ou témoigner
d'une admiration sincère –, mais la provocation
n'est jamais tout à fait étrangère à ce procédé
iconoclaste. Toutes les époques s'y sont plu, et
la littérature n'est d'ailleurs pas la plus
concernée : combien, par exemple de « Jocondes
maltraitées » (voir ci-contre la plus
célèbre, par Marcel Duchamp), combien de
travestissements plus ou moins réussis de tableaux
voyez ceux-ci par
exemple ,
d'affiches de films, voire de morceaux musicaux,
par la publicité..., et de publicités, aussi, par
tel ou tel humoriste !
La parodie est simplement une manifestation d'une
habitude fondamentale dans les cultures humaines,
qui est de redire et de travestir, forme essentielle
du rire. Ce détournement peut d'ailleurs obéir à des
intentions contradictoires : ce peut être au nom du
naturel (le burlesque
rend familière une œuvre noble), mais aussi au nom
de la fantaisie et de l'imaginaire (le registre
héroï-comique ennoblit des situations triviales).
Dans les deux cas, la parodie s'inscrit dans un jeu
d'appropriation qui peut à la fois exprimer combien
nous sommes prisonniers des livres, comme Borges
l'imaginait dans sa Bibliothèque de Babel,
et combien aussi nous sommes capables de nous en
libérer.
Quelques exemples célèbres de parodies
guideront le lecteur plus avant dans cet univers :
Rabelais parodie les chroniques gigantales
dans Gargantua (1534) et Cervantès les
romans de chevalerie dans Don Quichotte
(1605). De son côté, Jorge Luis Borges imagine un
Pierre Ménard auteur de Don Quichotte (1938) !
Paul Scarron parodie l'Énéide dans Virgile
travesti (1648-1652) et Marivaux l'Iliade
dans Homère travesti ou l'Iliade en vers
burlesques (1717). L'épopée d'Homère subit
encore les derniers outrages avec Eugène Labiche dans
Une tragédie chez M. Grassot (1848), sans
parler d'Offenbach et de sa Belle Hélène
(1864).
Dans Les Chants de Maldoror (1869) de
Lautréamont, on entend bien des échos de pages de Hugo
ou de Michelet. Les poèmes de Rimbaud dissimulent à
peine des « hypotextes
», hommages déférents ou charges satiriques du jeune
poète à l'égard de quelques-uns de ses contemporains.
La liste n'est pas close et ne peut
l'être : « Notre cerveau est une pâte grise de
livres », disait (à peu près) Paul Valéry. La
présente page tente de recenser, à l'aide d'extraits
commentés, les principales formes de la parodie
littéraire. Une autre se consacrera aux
mythes littéraires.
|
|
1.
le travestissement burlesque.
Fréquent au XVIIème siècle, que l'on croit
pourtant si déférent à l'égard des traditions, le burlesque
consistait à parodier une œuvre noble de l’Antiquité,
généralement une épopée, comme l’Iliade, l’Odyssée
ou l’Énéide, et à l'affubler d'une forme
vulgaire. L'exemple le plus célèbre en est le Virgile
travesti, de Paul Scarron. En dehors du simple jeu
littéraire, l'entreprise peut trahir un souci de naturel qui
conteste l'écart excessif choisi par certains genres par
rapport au réel : en ce sens le roman, dès ses origines,
peut apparaître comme la forme burlesque de l'épopée. Ce
type de parodie participe aussi de quelque chose
d'iconoclaste, et ce d'autant plus que l'œuvre parodiée est
consacrée, pour ne pas dire sacrée, comme celle que vise ici
Alfred Jarry :
ALFRED JARRY (1873-1907)
« La Passion considérée comme course de côte »
(Le Canard sauvage, n° 4, 11-17 avril
1903)
|
Barrabas,
engagé, déclara forfait.
Le starter Pilate, tirant son chronomètre à
eau ou clepsydre, ce qui lui mouilla les mains, à
moins qu'il n'eût simplement craché dedans – donna
le départ.
Jésus démarra à toute allure.
En ce temps-là, l'usage était, selon le bon
rédacteur sportif saint Matthieu, de flageller au
départ les sprinters cyclistes, comme font nos
cochers à leurs hippomoteurs. Le fouet est à la
fois un stimulant et un massage hygiénique. Donc,
Jésus, très en forme, démarra, mais l'accident de
pneu arriva tout de suite. Un semis d'épines
cribla tout le pourtour de sa roue d'avant.
On voit, de nos jours, la ressemblance
exacte de cette véritable couronne d'épines aux
devantures de fabricants de cycles, comme réclame
à des pneus increvables. Celui de Jésus, un
single-tube de piste ordinaire, ne l'était pas.
Les deux larrons, qui s'entendaient comme
en foire, prirent de l'avance.
Il est faux qu'il y ait eu des clous. Les
trois figurés dans des images sont le démonte-pneu
dit « une minute ».
Mais il convient que nous relations
préalablement les pelles. Et d'abord décrivons en
quelque sorte la machine.
Le cadre est d'invention relativement
récente. C'est en 1890 que l'on vit les premières
bicyclettes à cadre. Auparavant, le corps de la
machine se composait de deux tubes brasés
perpendiculairement l'un sur l'autre. C'est ce
qu'on appelait la bicyclette à corps droit ou à
croix. Donc Jésus, après l'accident de
pneumatiques, monta la côte à pied, prenant sur
son épaule son cadre ou si l'on veut sa croix.
Des gravures du temps reproduisent cette
scène, d'après des photographies. Mais il semble
que le sport du cycle, à la suite de l'accident
bien connu qui termina si fâcheusement la course
de la Passion et que rend d'actualité, presque à
son anniversaire, l'accident similaire du comte
Zborowski à la côte de la Turbie, il semble que ce
sport fut interdit un certain temps, par arrêté
préfectoral. Ce qui explique que les journaux
illustrés, reproduisant la scène célèbre,
figurèrent des bicyclettes plutôt fantaisistes.
Ils confondirent la croix du corps de la machine
avec cette autre croix, le guidon droit. Ils
représentèrent Jésus les deux mains écartées sur
son guidon, et notons à ce propos que Jésus
cyclait couché sur le dos, ce qui avait pour but
de diminuer la résistance de l'air.
Notons aussi que le cadre ou la croix de la
machine, comme certaines jantes actuelles, était
en bois.
D'aucuns ont insinué, à tort, que la
machine de Jésus était une draisienne, instrument
bien invraisemblable dans une course de côte, à la
montée. D'après les vieux hagiographes cyclophiles
sainte Brigitte, Grégoire de Tours et Irénée, la
croix était munie d'un dispositif qu'ils appellent
« suppedaneum ». Il n'est point nécessaire d'être
grand clerc pour traduire : « pédale ».
Juste Lipse, Justin, Bosius et Erycius
Puteanus décrivent un autre accessoire que l'on
retrouve encore, rapporte, en 1634, Cornelius
Curtius, dans des croix du Japon : une saillie de
la croix ou du cadre, en bois ou en cuir, sur quoi
le cycliste se met à cheval : manifestement sa
selle.
Ces descriptions, d'ailleurs, ne sont pas
plus infidèles que la définition que donnent
aujourd'hui les Chinois à la bicyclette : « Petit
mulet que l'on conduit par les oreilles et que
l'on fait avancer en le bourrant de coups de pied.
»
Nous abrégerons le récit de la course
elle-même, racontée tout au long dans des ouvrages
spéciaux, et exposée par la sculpture et la
peinture dans des monuments ad hoc :
Dans la côte assez dure du Golgotha, il y a
quatorze virages. C'est au troisième que Jésus
ramassa la première pelle. Sa mère, aux tribunes,
s'alarma.
Le bon entraîneur Simon de Cyrène, de qui
la fonction eût été, sans l'accident des épines,
de le « tirer » et lui couper le vent, porta sa
machine.
Jésus, quoique ne portant rien, transpira.
Il n'est pas certain qu'une spectatrice lui essuya
le visage, mais il est exact que la reporteresse
Véronique, de son kodak, prit un instantané.
La seconde pelle eut lieu au septième
virage, sur du pavé gras. Jésus dérapa pour la
troisième fois, sur un rail, au onzième.
Les demi-mondaines d'Israël agitaient leurs
mouchoirs au huitième.
Le déplorable accident que l'on sait se
place au douzième virage. Jésus était à ce moment
dead-head avec les deux larrons. On sait aussi
qu'il continua la course en aviateur... mais ceci
sort de notre sujet.
|
Illustrez, par des exemples pris dans le texte, les procédés
suivants, principaux caractères du burlesque :
- l'aplatissement des
situations (aidez-vous de ce que vous savez de
la Passion du Christ) : ainsi saint Matthieu
devient rédacteur sportif et Pilate starter ! Montrez
aussi comment Jarry parodie de très près les divers
événements bibliques.
- l'anachronisme : les
pneus, les jantes etc .
- trivialité du vocabulaire
: termes familiers (pelle) et anglicismes (dead-head).
- désinvolture stylistique
: montrez comment Jarry parodie ici le registre et
le style d'une chronique sportive.
2.
Le genre héroï-comique.
Boileau le définit ainsi : « C’est un
burlesque nouveau, dont je me suis avisé en notre
langue. Car au lieu que, dans d’autres burlesques,
Didon et Énée parlaient comme des harengères et des
crocheteurs, dans celui-ci une horlogère et un
horloger parlent comme Didon et Énée. » Procédé
inverse du burlesque, donc, qui consiste à ennoblir
un matériau trivial. La recette est éprouvée ici
encore, quand la saveur d'un langage exagérément
soigné s'applique à de plates situations : elle
assure l'efficacité comique des films (dialogues de
Michel Audiard) et des bandes dessinées (Greg),
transcende la vulgarité du message commercial dans
la publicité, et n'est-ce pas de cela que parle
Proust lorsque, à propos de Zola, il fait s'exclamer
un de ses personnages : « Mais c'est
l'Homère de la vidange !»
Car le registre héroï-comique ne tient pas qu'au
langage : il s'applique aussi à des situations
communes que l'on s'emploie à transfigurer jusqu'à
l'épique, comme en ces vers de La Fontaine :
Deux
Coqs vivaient en paix : une Poule survint,
Et voilà la guerre
allumée.
Amour, tu perdis Troie ; et c'est de toi que vint
Cette querelle envenimée.
(Les Deux coqs, Fables,
VII).
|
Greg, Brave et honnête Achille Talon, ©
Dargaud, 1975.
Placez votre curseur sur l'image pour l'agrandir.
|
On pourra utilement comparer un extrait de l'œuvre de
Boileau qui initie le genre, Le Lutrin, avec le
passage parodié de l'Énéide de Virgile :
VIRGILE
(v. 70-19 av. J.C.)
Énéide - Chant I |
Nicolas BOILEAU
(1636-1711)
Le Lutrin (1674-1683) - Chant premier |
Je chante les combats du
héros qui fuit les rivages de Troie
et qui, prédestiné, parvint le premier en Italie,
aux bords de Lavinium;
il fut longtemps malmené sur terre et sur mer par
les dieux tout puissants,
à cause de la colère tenace de la cruelle Junon;
la guerre aussi l'éprouva beaucoup, avant de pouvoir
fonder sa ville
et introduire ses dieux au Latium, berceau de la
race latine,
des Albains nos pères et de Rome aux altières
murailles.
Muse, rappelle-moi pour quelle cause, quelle offense
à sa volonté, quel chagrin
la reine des dieux poussa un héros d'une piété si
insigne
à traverser tant d'aventures, à affronter tant
d'épreuves ?
Est-il tant de colères dans les âmes des dieux ? |
Je chante les combats, et ce prélat
terrible
Qui par ses longs travaux et sa force invincible,
Dans une illustre église exerçant son grand cœur,
Fit placer à la fin un lutrin
dans le chœur.
C'est en vain que le chantre,
abusant d'un faux titre,
Deux fois l'en fit ôter par les mains du chapitre
:
Ce prélat, sur le banc de son rival altier
Deux fois le reportant, l'en couvrit tout entier.
Muse redis-mois donc quelle ardeur de vengeance
De ces hommes sacrés rompit l'intelligence,
Et troubla si longtemps deux célèbres rivaux.
Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dévots !
|
3.
Le "souvenir littéraire".
L'intention parodique est-elle toujours volontaire ?
L'écrivain se situe, et depuis longtemps, dans un intertexte
fait de tant et tant de livres, il est souvent lui-même un
lecteur si assidu, qu'il ne peut qu'être la proie des
souvenirs de ses lectures et jouer, comme on aimait à le
faire à l'époque de la Pléiade,
avec ces réminiscences. Nous vous proposons ici un
commentaire comparé de deux sonnets eux-mêmes inspirés de Catulle : on verra comment l'influence de l'un sur l'autre, et la contestation de l'un par l'autre, sont
particulièrement significatives de l'activité parodique. On
pourra montrer aussi à l'issue de ce travail en quoi l'évolution de l'image du poète et du motif lyrique est représentative
des deux époques concernées.
|
Pierre de Ronsard
(1524-1585)
« Rossignol mon mignon...»
Amours (1552-1553)
|
|
Tristan Corbière
(1845-1875)
Sonnet à sir Bob
Les Amours jaunes (1873)
|
XLIII
Rossignol mon mignon, qui dans
cette saulaie
Vas seul de branche en branche à ton gré
voletant,
Dégoisant
à l'envi de moi, qui vais chantant
Celle qu'il faut toujours que dans la bouche
j'aie,
Nous soupirons tous deux, ta douce
voix s'essaie
De fléchir celle-là, qui te va tourmentant,
Et moi, je suis aussi celle-là regrettant,
Qui m'a fait dans le cœur
une si aigre plaie.
Toutefois, Rossignol, nous
différons d'un point.
C'est que tu es aimé, et je ne le suis point,
Bien que tous deux ayons les musiques pareilles,
Car tu fléchis t'amie au doux
bruit de tes sons,
Mais la mienne, qui prend à dépit mes chansons,
Pour ne les écouter se bouche les oreilles.
orthographe modernisée.
|
Chien de femme légère, braque
anglais pur sang.
Beau chien, quand je te vois caresser ta
maîtresse,
Je grogne malgré moi — pourquoi ? — Tu n’en sais
rien...
— Ah, c’est que moi — vois-tu — jamais je ne
caresse,
Je n’ai pas de maîtresse, et... ne suis pas beau
chien.
— Bob ! Bob ! — Oh ! le fier nom à hurler
d’allégresse !...
Si je m’appelais Bob... Elle dit Bob si bien
!...
Mais moi je ne suis pas pur sang. — Par
maladresse,
On m’a fait braque
aussi... mâtiné de chrétien.
— Ô Bob ! nous changerons, à la métempsycose :
Prends mon sonnet, moi ta sonnette à faveur rose
;
Toi ma peau, moi ton poil — avec puces ou non...
Et je serai Sir Bob. — Son seul amour fidèle !
Je mordrai les roquets, elle me mordrait, Elle
!...
Et j’aurai le collier portant Son petit nom.
British Channel. - 15 may
|
un discours
|
l'analogie entre le poète et l'oiseau s'exprime
d'abord par un discours (je/tu) mis en valeur par
les apostrophes (vers 1 et 9) qui soulignent la
fraternité des deux personnages (poète et
rossignol ont la même fonction).
le thème du rossignol : c'est presque un cliché au
XVI° siècle. A cause de la beauté de son chant, le
rossignol (Philomèle) est la métaphore du poète
(voir tous les termes qui signalent cette analogie
: v.3 et 5 où le "tous deux" est nettement mis en
valeur par la césure.
le rôle du décor : le poète-rossignol peuple la
nature de ses chants, dans le grand accord de sa
solitude avec la liberté de la nature (thème
orphique). |
le discours exprime d'entrée une différence : la
jalousie de n'être pas l'animal favori multiplie
les pronoms personnels qui opposent le "je" au
"tu", avant d'envisager de manière injonctive la
perspective d'une métamorphose.
le thème du chien : il exprime la servilité et
donc le degré d'avilissement auquel est prêt le
poète. Ironique et grinçant, le discours se
développe en phrases syncopées et désacralise la
fonction poétique (v. 10, 13-14).
le
travestissement
burlesque inverse les valeurs : c'est le chien qui
caresse, et la femme qui mord ! Le poète rêve de
s'aliéner (sonnet/sonnette). |
une
structure signifiante
|
le sonnet prête d'abord sa structure à
l'expression d'un parallélisme entre le rossignol
et le poète : dans les quatrains, les deux
premiers vers sont consacrés au rossignol, les
deux derniers au poète.
les tercets s'opposent aux quatrains, manifestant
l'opposition d'une manière quasi argumentée (le
"Toutefois" signale une différence, expliquée plus
loin par des connecteurs logiques : "car, bien
que, mais").
ce sonnet en ccde/eed ménage deux distiques qui
condensent la différence entre l'oiseau et le
poète par le rythme et la rigueur du parallélisme
(v. 10). |
le sonnet conserve une opposition signifiante
entre les quatrains et les tercets : les quatrains
exploitent une différence que les rimes croisées
aident à souligner, cependant que la fréquence des
exclamations, des interrogations, des incises,
désarticule la syntaxe.
les tercets privilégient le "nous" puis font
disparaître le "tu" auquel le poète est désormais
identifié. La structure est donc commandée par
cette métamorphose, que marquent l'enjambement du
vers 12 et le chiasme du vers 13.
chacun des tercets commence par deux distiques
terminés par des rimes féminines, signe d'harmonie
retrouvée. |
l'expression de la plainte
|
un poème lyrique : la chanson est le mode
privilégié de l'accord amoureux et de la
célébration de l'être aimé (v. 3-4, 5- 6, 12).
Musicalité des alexandrins, dont la césure est le
plus souvent à l'hémistiche, et des rimes
embrassées.
l'amour est ressenti comme une fatalité, ainsi que
l'écriture poétique ("il faut toujours que"
au vers 4). L''échec de la parole amoureuse (vers
9) correspond à celui de la parole poétique
(souligné par le dernier vers).
le sentiment de n'être ni écouté ni aimé favorise
un registre élégiaque (lexique de la plainte :
ambivalence du "soupirons", place de
l'adjectif "triste" entre virgules au vers
7, l'adjectif "aigre" et le mot "plaie").
Ce sentiment est d'autant plus cuisant chez un
poète conscient de sa valeur (vers 11). |
la dégradation du registre élégiaque est notable :
le « chant » du poète se fait discordant; la
syntaxe, elliptique, est toute en ruptures de
rythme.
goguenard,
le
poète joue sur les mots (maîtresse, braque).
On pense au titre du recueil, Les Amours
jaunes : ce rire, jaune en effet, refuse le
pathos et se réfugie dans une certaine amertume.
L’ironie remplace l’élégie et n'épargne pas la
femme « légère »..
la poésie touche ici au prosaïque ("poil,
puces, roquets, collier") sans jamais
vouloir le sublimer. Le poète ne va plus "chantant",
mais "grogne" et n’aspire qu'à s'abaisser
pour y gagner une caresse. |
|
En
procédant à ce type de comparaison pour les
trois textes suivants (voir notre parcours « Sortilèges
du tabac »), vous vous demanderez dans
quelle mesure s'établissent successivement
chez Baudelaire et Corbière des «
souvenirs
littéraires
»
:
|
M.-A.
Girard de SAINT-AMANT
(1594-1661). |
Charles
BAUDELAIRE (1821-1867)
La Pipe (Les
Fleurs du Mal, 1857). |
Tristan
CORBIÈRE
(1845-1875)
La Pipe au poète
(Les Amours jaunes, 1873). |
Le Fumeur (Poésies)
Assis sur un fagot,
une pipe à la main,
Tristement accoudé contre une cheminée,
Les yeux fixés vers terre, et l'âme mutinée,
Je songe aux cruautés de mon sort inhumain.
L'espoir qui me remet
du jour au lendemain,
Essaie à gagner temps sur ma peine obstinée,
Et, me venant promettre une autre destinée,
Me fait monter plus haut qu'un empereur romain.
Mais à peine cette
herbe est-elle mise en cendre,
Qu'en mon premier état il me convient descendre
Et passer mes ennuis à redire souvent :
Non, je ne trouve
point beaucoup de différence
De prendre du tabac à vivre d'espérance,
Car l'un n'est que fumée, et l'autre n'est que
vent.
|
Je suis la pipe
d'un auteur ;
On voit, à contempler ma mine
D'Abyssinienne ou de Cafrine,
Que mon maître est un grand fumeur.
Quand il est
comblé de douleur,
Je fume comme la chaumine
Où se prépare la cuisine
Pour le retour du laboureur.
J'enlace et je
berce son âme
Dans le réseau mobile et bleu
Qui monte de ma bouche en feu,
Et je roule un
puissant dictame
Qui charme son cœur et guérit
De ses fatigues son esprit.
|
Je suis la Pipe
d’un poète,
Sa nourrice, et : j’endors sa Bête.
Quand ses chimères éborgnées
Viennent se heurter à son front,
Je fume... Et lui, dans son plafond,
Ne peut plus voir les araignées.
... Je lui fais un ciel, des nuages,
La mer, le désert, des mirages ;
— Il laisse errer là son œil mort...
Et, quand lourde devient la nue,
Il croit voir une ombre connue,
— Et je sens mon tuyau qu’il mord...
— Un autre tourbillon délie
Son âme, son carcan, sa vie !
... Et je me sens m’éteindre. — Il dort —
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
— Dors encor : la Bête est calmée,
File ton rêve jusqu’au bout...
Mon Pauvre !... la fumée est tout.
— S’il est vrai que tout est fumée...
Paris.
— Janvier
|
Voici trois
poèmes. Nous nous proposons d'y établir la présence de
"souvenirs littéraires". Comment justifieriez-vous cette
parenté ? Repérez la similitude de l'inspiration, la
communauté des images ou des formes.
Victor
HUGO (1802-1885)
Passé (Les Voix intérieures,
1835)
|
|
C'était un grand
château du temps de Louis treize.
Le couchant rougissait ce palais oublié.
Chaque fenêtre au loin, transformée en fournaise,
Avait perdu sa forme et n'était plus que braise.
Le toit disparaissait dans les rayons noyé.
Sous nos yeux s'étendait, gloire antique abattue,
Un de ces parcs dont l'herbe inonde le chemin,
Où dans un coin, de lierre à demi revêtue,
Sur un piédestal gris, l'hiver, morne statue,
Se chauffe avec un feu de marbre sous sa main.
O deuil ! le grand bassin dormait, lac solitaire.
Un Neptune verdâtre y moisissait dans l'eau.
Les roseaux cachaient l'onde et l'eau rongeait la
terre.
Et les arbres mêlaient leur vieux branchage
austère,
D'où tombaient autrefois des rimes pour Boileau.
On voyait par moments errer dans la futaie
De beaux cerfs qui semblaient regretter les
chasseurs ;
Et, pauvres marbres blancs qu'un vieux tronc
d'arbre étaie,
Seules, sous la charmille, hélas ! changée en
haie,
Soupirer Gabrielle et Vénus, ces deux sœurs !
Les manteaux, relevés par la longue rapière,
Hélas ! ne passaient plus dans ce jardin sans
voix.
Les tritons avaient l'air de fermer la paupière.
Et, dans l'ombre, entr'ouvrant ses mâchoires de
pierre,
Un vieux antre ennuyé bâillait au fond du bois.
Et je vous dis alors : - Ce château dans son ombre
A contenu l'amour, frais comme en votre cœur,
Et la gloire, et le rire, et les fêtes sans
nombre,
Et toute cette joie aujourd'hui le rend sombre,
Comme un vase noircit rouillé par sa liqueur.
Dans cet antre, où la mousse a recouvert la dalle,
Venait, les yeux baissés et le sein palpitant,
Ou la belle Caussade ou la jeune Candale,
Qui, d'un royal amant conquête féodale,
En entrant disait Sire, et Louis en sortant.
Alors comme aujourd'hui, pour Candale ou Caussade,
La nuée au ciel bleu mêlait son blond duvet,
Un doux rayon dorait le toit grave et maussade,
Les vitres flamboyaient sur toute la façade,
Le soleil souriait, la nature rêvait !
Alors comme aujourd'hui, deux cœurs unis, deux
âmes,
Erraient sous ce feuillage où tant d'amour a lui.
Il nommait sa duchesse un ange entre les femmes,
Et l'œil plein de rayons et l'œil rempli de
flammes
S'éblouissaient l'un l'autre, alors comme
aujourd'hui !
Au loin dans le bois vague on entendait des rires.
C'étaient d'autres amants, dans leur bonheur
plongés.
Par moments un silence arrêtait leurs délires.
Tendre, il lui demandait : D'où vient que tu
soupires ?
Douce, elle répondait : D'où vient que vous songez
?
Tous deux, l'ange et le roi, les mains
entrelacées,
Ils marchaient, fiers, joyeux, foulant le vert
gazon,
Ils mêlaient leurs regards, leur souffle, leurs
pensées…
O temps évanouis ! ô splendeurs éclipsées !
O soleils descendus derrière l'horizon !
1er avril 1835.
|
Gérard
de NERVAL (1808-1855)
Fantaisie (Odelettes, 1834)
Il est un air pour
qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber1,
Un air très vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets.
Or, chaque fois que je viens à l'entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit :
C'est sous Louis treize ; et je crois voir
s'étendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit,
Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière,
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ;
Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que, dans une autre existence peut-être,
J'ai déjà vue... - et dont je me souviens !
1. On
prononce Wèbre.
|
Paul
VERLAINE (1844-1896)
Colloque sentimental
(Fêtes galantes, 1869)
Dans le vieux parc
solitaire et glacé,
Deux formes ont tout à l'heure passé.
Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont
molles,
Et l'on entend à peine leurs paroles.
Dans le vieux parc solitaire et glacé,
Deux spectres ont évoqué le passé.
- Te souvient-il de notre extase ancienne ?
- Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne
?
- Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ?
Toujours vois-tu mon âme en rêve ? - Non.
- Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! - C'est
possible.
- Qu'il était bleu, le ciel, et grand, l'espoir
!
- L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.
Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.
|
De souvenirs littéraires, l'œuvre d'Umberto
Eco est particulièrement riche. Le linguiste italien
rappelle dans Lector in fabula (1979) comment le
lecteur coopère avec l'auteur dans son interprétation :
l'intertexte dont, selon sa culture, il est imprégné
impose au texte un niveau de compréhension que personne,
finalement, ne peut invalider, certainement pas l'auteur,
en tout cas pas le professeur ! Cette lecture "ouverte"
peut parfaitement s'accommoder de « textes hybrides »,
c'est-à-dire flottant de manière incertaine, non
typologique, entre plusieurs genres.
L'exemple que nous proposons ci-dessous
peut paraître particulièrement éloquent : l'extrait du Zadig
de Voltaire est inspiré d'un récit traditionnel persan,
Les Trois Princes de Serendip, qui a lui-même
généré, avant Voltaire, plusieurs adaptations, dont celle
du Chevalier de Mailly (1719). Umberto Eco, lui, reprend
dans un contexte médiéval le thème et la situation via une
parodie de la méthode de Sherlock Holmes dans les romans
d'Arthur Conan Doyle (voir nos Mythes
littéraires). A travers le jeu, on observera
que se pose le problème de l'heuristique
et de la connaissance en général dans un contexte
d'obscurantisme.
|
Voltaire
(1694 - 1778)
Zadig (1747), ch.III
(extrait)
Le
chapitre III du conte, intitulé "Le Chien et
le Cheval", prête à Zadig les qualités de
déduction des trois princes de Serendip du
modèle persan. Ce n'est pas, pourtant, ce
qu'on appelle, depuis Horace Walpole, la
sérendipité, démarche qui consiste à
trouver quelque chose d'intéressant de façon
imprévue.
|
|
Umberto
Eco (né en 1932)
Le Nom de la Rose (1980), Prime,
(extrait)
[Le jeune
Adso de Melk arrive avec son maître, Guillaume
de Baskerville, en vue d'une abbaye. Ils
croisent soudain une troupe de servants et de
moines en grand émoi. Le cellérier qui les
conduit prend le temps de saluer nos deux
voyageurs.]
|
Un jour, se
promenant auprès d’un petit bois, [Zadig] vit
accourir à lui un eunuque de la reine, suivi de
plusieurs officiers qui paraissaient dans la
plus grande inquiétude, et qui couraient çà et
là comme des hommes égarés qui cherchent ce
qu’ils ont perdu de plus précieux. Jeune homme,
lui dit le premier eunuque, n’avez-vous point vu
le chien de la reine? Zadig répondit modestement
: C’est une chienne, et non pas un chien. Vous
avez raison, reprit le premier eunuque. C’est
une épagneule très petite, ajouta Zadig; elle a
fait depuis peu des chiens; elle boite du pied
gauche de devant, et elle a les oreilles très
longues. Vous l’avez donc vue ? dit le premier
eunuque tout essoufflé. Non, répondit Zadig, je
ne l’ai jamais vue, et je n’ai jamais su si la
reine avait une chienne.
Précisément dans le même temps, par une
bizarrerie ordinaire de la fortune, le plus beau
cheval de l’écurie du roi s’était échappé des
mains d’un palefrenier dans les plaines de
Babylone. Le grand-veneur et tous les autres
officiers couraient après lui avec autant
d’inquiétude que le premier eunuque après la
chienne. Le grand-veneur s’adressa à Zadig, et
lui demanda s’il n’avait point vu passer le
cheval du roi. C’est, répondit Zadig, le cheval
qui galope le mieux; il a cinq pieds de haut, le
sabot fort petit; il porte une queue de trois
pieds et demi de long; les bossettes de son mors
sont d’or à vingt-trois carats; ses fers sont
d’argent à onze deniers. Quel chemin a-t-il pris
? où est-il ? demanda le grand-veneur. Je ne
l’ai point vu, répondit Zadig, et je n’en ai
jamais entendu parler. Le grand-veneur et le
premier eunuque ne doutèrent pas que Zadig n’eût
volé le cheval du roi et la chienne de la reine;
ils le firent conduire devant l’assemblée du
grand Desterham, qui le condamna au knout, et à
passer le reste de ses jours en Sibérie. A peine
le jugement fut-il rendu qu’on retrouva le
cheval et la chienne. Les juges furent dans la
douloureuse nécessité de réformer leur arrêt;
mais ils condamnèrent Zadig à payer quatre cents
onces d’or, pour avoir dit qu’il n’avait point
vu ce qu’il avait vu. Il fallut d’abord payer
cette amende; après quoi il fut permis à Zadig
de plaider sa cause au conseil du grand
Desterham; il parla en ces termes : « Étoiles de
justice, abîmes de science, miroirs de vérité,
qui avez la pesanteur du plomb, la dureté du
fer, l’éclat du diamant, et beaucoup d’affinité
avec l’or, puisqu’il m’est permis de parler
devant cette auguste assemblée, je vous jure par
Orosmade, que je n’ai jamais vu la chienne
respectable de la reine, ni le cheval sacré du
roi des rois. Voici ce qui m’est arrivé : Je me
promenais vers le petit bois où j’ai rencontré
depuis le vénérable eunuque et le très illustre
grand-veneur. J’ai vu sur le sable les traces
d’un animal, et j’ai jugé aisément que c’étaient
celles d’un petit chien. Des sillons légers et
longs, imprimés sur de petites éminences de
sable entre les traces des pattes, m’ont fait
connaître que c’était une chienne dont les
mamelles étaient pendantes, et qu’ainsi elle
avait fait des petits il y a peu de jours.
D’autres traces en un sens différent, qui
paraissaient toujours avoir rasé la surface du
sable à côté des pattes de devant, m’ont appris
qu’elle avait les oreilles très longues; et
comme j’ai remarqué que le sable était toujours
moins creusé par une patte que par les trois
autres, j’ai compris que la chienne de notre
auguste reine était un peu boiteuse, si je l’ose
dire. « A l’égard du cheval du roi des rois,
vous saurez que, me promenant dans les routes de
ce bois, j’ai aperçu les marques des fers d’un
cheval; elles étaient toutes à égales distances.
Voilà, ai-je dit, un cheval qui a un galop
parfait. La poussière des arbres, dans une route
étroite qui n’a que sept pieds de large, était
un peu enlevée à droite et à gauche, à trois
pieds et demi du milieu de la route. Ce cheval,
ai-je dit, a une queue de trois pieds et demi,
qui, par ses mouvements de droite et de gauche,
a balayé cette poussière. J’ai vu sous les
arbres qui formaient un berceau de cinq pieds de
haut, les feuilles des branches nouvellement
tombées; et j’ai connu que ce cheval y avait
touché, et qu’ainsi il avait cinq pieds de haut.
Quant à son mors, il doit être d’or à
vingt-trois carats; car il en a frotté les
bossettes contre une pierre que j’ai reconnue
être une pierre de touche, et dont j’ai fait
l’essai. J’ai jugé enfin par les marques que ses
fers ont laissées sur des cailloux, d’une autre
espèce, qu’il était ferré d’argent à onze
deniers de fin. » Tous les juges admirèrent le
profond et subtil discernement de Zadig; la
nouvelle en vint jusqu’au roi et à la reine. On
ne parlait que de Zadig dans les antichambres,
dans la chambre, et dans le cabinet; et quoique
plusieurs mages opinassent qu’on devait le
brûler comme sorcier, le roi ordonna qu’on lui
rendît l’amende des quatre cents onces d’or à
laquelle il avait été condamné. Le greffier, les
huissiers, les procureurs, vinrent chez lui en
grand appareil lui rapporter ses quatre cents
onces; ils en retinrent seulement trois cent
quatre-vingt-dix-huit pour les frais de justice,
et leurs valets demandèrent des honoraires.
Zadig vit combien il était dangereux quelquefois
d’être trop savant, et se promit bien, à la
première occasion, de ne point dire ce qu’il
avait vu. Cette occasion se trouva bientôt. Un
prisonnier d’état s’échappa; il passa sous les
fenêtres de sa maison. On interrogea Zadig, il
ne répondit rien; mais on lui prouva qu’il avait
regardé par la fenêtre. Il fut condamné pour ce
crime à cinq cents onces d’or, et il remercia
ses juges de leur indulgence, selon la coutume
de Babylone. Grand Dieu ! dit-il en lui-même,
qu’on est à plaindre quand on se promène dans un
bois où la chienne de la reine et le cheval du
roi ont passé ! qu’il est dangereux de se mettre
à la fenêtre ! et qu’il est difficile d’être
heureux dans cette vie !
|
« - Je vous
remercie, seigneur cellérier, répondit
cordialement mon maître, et j'apprécie d'autant
plus votre courtoisie que pour me saluer vous
avez interrompu votre poursuite. Mais n'ayez
crainte, le cheval est passé par ici et a pris
le sentier de droite. Il ne pourra pas aller
bien loin car, arrivé au dépôt des litières, il
devra s'arrêter. II est trop intelligent pour se
précipiter le long du terrain abrupt...
- Quand l'avez-vous vu ? demanda le cellérier.
- Nous ne l'avons pas vu du tout, n'est-ce pas,
Adso ? dit Guillaume en se tournant vers moi
d'un air amusé. Mais si vous cherchez Brunel,
l'animal ne peut être que là où j'ai dit.»
Le cellérier hésita. Il regarda
Guillaume, puis le sentier, et enfin demanda : «
Brunel ? Comment savez-vous ?
- Allons, allons, dit Guillaume, il est évident
que vous êtes en train de chercher Brunel, le
cheval préféré de l'Abbé, le meilleur galopeur
de votre écurie, avec sa robe noire, ses cinq
pieds de haut, sa queue somptueuse, son sabot
petit et rond mais au galop très régulier; tête
menue, oreilles étroites mais grands yeux. Il a
pris à droite, je vous dis, et dépêchez-vous, en
tout cas. »
Le cellérier eut un moment d'hésitation,
puis il fit un signe aux siens et se précipita
dans le sentier de droite, tandis que nos mulets
se remettaient à monter. Alors que, piqué de
curiosité, j'allais interroger Guillaume, il me
fit signe d'attendre : et de fait, après
quelques brèves minutes, nous entendîmes des
cris de jubilation, et au tournant du sentier
réapparurent moines et servants qui ramenaient
le cheval par le mors. Ils repassèrent à côté de
nous en continuant de nous regarder d'un air
plutôt ahuri, et ils nous précédèrent sur le
chemin de l'abbaye. Je crois que Guillaume
ralentissait le pas de sa monture pour leur
permettre de raconter ce qui était arrivé. De
fait j'avais eu l'occasion de me rendre compte
que mon maître, à tous égards homme de suprême
vertu, s'abandonnait au vice de la vanité quand
il s'agissait de donner la preuve de son acuité
d'esprit et, comme j'en avais déjà apprécié les
dons de subtil diplomate, je compris qu'il
voulait arriver au but précédé d'une solide
renommée d'homme savant.
« Et maintenant, dites-moi (à la fin je ne
sus me retenir), comment avez-vous fait pour
savoir ?
- Mon bon Adso, dit le maître. J'ai passé tout
notre voyage à t'apprendre à reconnaître les
traces par lesquelles le monde nous parle comme
un grand livre. [...] Mais l'univers est encore
plus loquace : non seulement il parle des choses
dernières (en ce cas-là, il le fait d'une
manière obscure), mais aussi des choses proches,
et alors là d'une façon lumineuse. J'ai presque
honte de te répéter ce que tu devrais savoir. Au
croisement, sur la neige encore fraîche, se
dessinaient avec grande clarté les empreintes
des sabots d'un cheval, qui pointaient vers le
sentier à main gauche. A belle et égale distance
l'un de l'autre, ces signes disaient que le
sabot était petit et rond, et le galop d'une
grande régularité - j'en déduisis ainsi la
nature du cheval et le fait qu'il ne courait pas
désordonnément comme fait un cheval emballé. Là
où les pins formaient comme un appentis naturel,
des branches avaient été fraîchement cassées
juste à la hauteur de cinq pieds. Un des
buissons de mûres, là où l'animal doit avoir
tourné pour enfiler le sentier à sa droite,
alors qu'il secouait fièrement sa belle queue,
retenait encore dans ses épines de longs crins
de jais... Enfin tu ne me diras pas que tu ne
sais pas que ce sentier mène au dépôt des
litières, car en grimpant par le tournant
inférieur, nous avons vu la bave des détritus
descendre à pic au pied de la tour méridionale,
laissant des salissures sur la neige; et d'après
la situation du carrefour, le sentier ne pouvait
que mener dans cette direction.
- Oui, dis-je, mais la tête menue, les oreilles
pointues, les grands yeux...
- Je ne sais pas s'il en est pourvu, mais à coup
sûr les moines le croient fermement. [...] Si le
cheval dont j'ai deviné le passage n'avait pas
été vraiment le meilleur de l'écurie, on aurait
peine à expliquer pourquoi ne le poursuivaient
pas les seuls palefreniers, mais que se soit
dérangé le cellérier en personne. Et un moine
qui juge un cheval excellent, au-delà des formes
naturelles, ne peut pas ne pas le voir
exactement comme les auctoritates
le lui ont décrit, surtout si (et là il sourit
avec malice à mon endroit) c'est un docte
bénédictin...
- Entendu, dis-je, mais pourquoi Brunel ?
- Que l'Esprit Saint te mette un peu plus de
plomb dans la tête, mon fils ! s'exclama le
maître. Quel autre nom lui aurais-tu donné si le
grand Buridan en personne, qui est en passe de
devenir recteur à Paris, devant parler d'un beau
cheval, ne trouva nom plus naturel ?»
Tel était mon maître. Non seulement il
savait lire dans le grand livre de la nature,
mais aussi de la façon que les moines lisaient
les livres de l'Ecriture, et pensaient à travers
ceux-ci. Dons qui, comme nous verrons, devaient
s'avérer pour lui fort utiles dans les jours qui
suivraient. En outre son explication me sembla à
ce point-là si évidente que l'humiliation de ne
l'avoir pas trouvée tout seul céda le pas à
l'orgueil d'être dans le coup et il s'en fallait
de peu que je ne me félicitasse moi-même pour ma
finesse d'esprit. Telle est la force du vrai
qui, comme le bien, se diffuse de soi-même. Et
soit loué le nom saint de Notre Seigneur
Jésus-Christ pour cette belle révélation que
j'eus.
|
4.
L'hypotexte.
L'hypotexte
est, selon la terminologie de Gérard Genette, ce « texte
antérieur » sur lequel se greffe une relation qui peut-être
de simple allusion, de citation ou de plagiat, toutes
relations jamais avouées qui installent les textes dans une
trame d'intertextualité où se chevauchent dans des relations
confuses le travail de mémoire et le processus de création.
|