Dum
loquimur, fugerit invida aetas : carpe diem, quam
minimum credula postero. Horace, Odes, I, 11.
Hérité de la tradition antique (les mots carpe
diem, carpe horam - c'est-à-dire :
"cueille le jour, cueille l'heure" - nous
viennent du poète latin Horace), ce "thème" est
ancré surtout dans la pensée épicurienne.
Détaché du passé à l'égard duquel il ne sait
éprouver que de la gratitude, confiant dans
l'avenir qu'il a su priver de la vaine
espérance, le sage est décidé à vivre au
présent. Non pour y assouvir un appétit de
plaisirs, mais pour atteindre la sérénité de la
vertu. Pourtant ce qui pourrait donner lieu à
une célébration de la vie immédiate devient dès
le XVI° siècle prétexte à une leçon morale :
l'évocation de l'élan vital manifesté par la
nature entière, élan que la jeune femme aimée,
insensible à la parole poétique, a le tort de ne
pas vouloir partager, s'accompagne d'une
méditation sur la mort et les ravages du temps.
Dès lors, confronté à ce memento mori, que devient le discours amoureux ?
Objet d'étude :
Seconde : La poésie du Moyen Âge au XVIIIème
siècle. Corpus :
Pierre de Ronsard : "Hé que voulez-vous
dire..." (Nouvelle Continuation des
Amours, 1556)
"Quand
vous serez bien vieille..." (Sonnets
pour Hélène, 1578)
Guillaume Colletet : "Claudine, avec le
temps..." (Amours de Claudine,
1656)
Pierre Corneille : Stances à Marquise (1658)
Charles Baudelaire : Remords posthume (Les
Fleurs du mal, 1857)
Raymond Queneau : Si tu t'imagines (L'Instant
fatal, 1948).
Texte
1
Pierre
de RONSARD
(1524-1585) Nouvelle
continuation des Amours (1556)
but de la séance : commentaire dirigé.
Hé
que voulez-vous dire ? Êtes-vous si cruelle
De ne vouloir aimer ? Voyez les passereaux
Qui démènent l'amour : voyez les colombeaux,
Regardez le ramier, voyez la tourterelle,
Voyez
deçà delà d'une frétillante aile
Voleter par le bois les amoureux oiseaux,
Voyez la jeune vigne embrasser les ormeaux,
Et toute chose rire en la saison nouvelle :
Ici,
la bergerette en tournant son fuseau
Dégoise ses amours, et là, le pastoureau
Répond à sa chanson ; ici toute chose aime,
Tout
parle de l'amour, tout s'en veut enflammer :
Seulement votre cœur, froid d'une glace
extrême,
Demeure opiniâtre et ne veut point aimer.
Tentez d'abord par une lecture
analytique de mettre en valeur dans ce poème
l'importance du jeu des pronoms qui lui donne un
caractère nettement impressif : le poète multiplie
les exemples et les arguments qui militent de
manière pressante en faveur d'une véritable thèse.
Le commentaire
nous donnera l'occasion d'étudier de plus près le
discours propre au carpe diem et vous
pourrez, pour ce projet de lecture, répondre pas à
pas aux questions suivantes :
Une loi générale : l'élan vital
-
repérer des termes ou des formules qui
généralisent la thèse essentielle et en excluent
les exceptions;
-
citer des formules péremptoires, des formes
sentencieuses ;
-
comment Ronsard suggère-t-il la variété des
comportements amoureux ?
- analyser
dans ce sens le rythme du premier tercet.
L'énergie de la parole amoureuse
-
la joie de vivre et d'aimer : comment Ronsard
l'a-t-il suggérée (voir un champ lexical
particulier, analyser dans ce sens les rimes
féminines) ?
-
comment Ronsard a-t-il exprimé le mouvement,
l'énergie universelle (vous serez attentif aux
enjambements) ?
-
montrer que l'amour est ici associé à la parole, à
l'échange.
L'expression du reproche
-
par quelle tournure s'exprime l'indignation du
poète ? Analyser dans ce sens le rythme du premier
quatrain.
-
par quel mode se révèle le ton injonctif ? Quelle
figure de style le renforce-t-elle ?
-
comment Ronsard démontre-t-il que se refuser à
l'amour relève d'une exception monstrueuse (voir
les antithèses dans les deux premiers et les deux
derniers vers).
Essayez au terme de vos réponses de déterminer en
quoi l'invitation pressante à l'amour donne à ce
sentiment une allure autoritaire. Dans cette
synthèse, vous pourrez vous demander pourquoi le
poète n'a jamais employé le pronom personnel de la
première personne.
Texte
2
but
de la séance : lecture analytique dirigée.
Claudine, avec le
temps tes grâces passeront,
Ton jeune teint perdra sa pourpre et son
ivoire,
Le ciel qui te fit blonde un jour te verra
noire,
Et, comme je languis, tes beaux yeux
languiront.
Ceux que tu
traites mal te persécuteront,
Ils riront de l'orgueil qui t'en fait tant
accroire,
Ils n'auront plus d'amour, tu n'auras plus de
gloire,
Tu mourras, et mes vers jamais ne périront.
O cruelle à mes
vœux ou plutôt à toi-même,
Veux-tu forcer des ans la puissance suprême,
Et te survivre encore au-delà du tombeau ?
Que ta douceur
m'oblige à faire ton image
Et les ans douteront qui parut le plus beau,
............Ou
mon esprit ou ton visage.
Guillaume
COLLETET (1598-1659) Amours de Claudine (Poésies
diverses, 1656)
Situation de communication : qui parle ? à
qui ? Vous repérerez le jeu des pronoms ou des
adjectifs possessifs, et particulièrement les
vers où leur confrontation crée un réel
antagonisme (voir par exemple le chiasme de la
troisième strophe et le raccourci inattendu du
dernier vers). Ici encore, l'invitation à
l'amour se manifeste de manière pressante et
sévère qui justifie que vous entrepreniez
d'étudier de plus près les injonctions :
recensez-en les différentes formes.
Type de poème : il s'agit à nouveau d'un sonnet.
Vous pourrez examiner plus particulièrement le
rapport entre les quatrains et les tercets,
l'évolution que ceux-ci manifestent à la volta.
En quoi peut-on encore parler d'une véritable
argumentation ?
Type de vers : l'alexandrin (hormis
l'octosyllabe final). Montrez que son rythme
souligne encore davantage le parallélisme entre
le "je" et le "vous". Quels vers manifestent le
mieux l'expression d'un conflit ? Montrez que ce
rythme de l'alexandrin souligne aussi plus
particulièrement le cours inéluctable du temps.
Structure grammaticale et versification : vous
constatez que la phrase épouse à peu près le
vers. Montrez que ceci favorise son caractère
sentencieux, favorable à l'expression d'une
leçon. Commentez la place de l'impitoyable "Tu
mourras" au vers 8.
Jeux sur le signifié : repérez dans les
quatrains tous les parallélismes, les
balancements, les reprises lexicales. Montrez
que ce procédé met en valeur la morale du poète
concernant le temps et sa confiance orgueilleuse
en la poésie. Dans le cadre d'« un discours
amoureux », que pensez-vous du vocabulaire ?
Soulignez son austérité, voire sa sévérité.
Au terme de cette lecture, vous pourrez enrichir
votre bilan d'une comparaison avec le poème
précédent. Quelles sont les ressemblances ? les
différences (voir notamment s'effacer le thème
de l'élan vital chez Colletet au profit d'une
réflexion tragique sur le temps qui souligne la
victoire de l'esprit sur la matière) ? Peut-on
expliquer cet infléchissement du carpe diem
au XVII° siècle par l'influence austère de la
pensée chrétienne sur les auteurs classiques ?
Texte
3
Pierre
CORNEILLE
(1606-1684)
Stances
à
Marquise (1658)
Cependant j'ai
quelques charmes
Qui sont assez éclatants
Pour n'avoir pas trop d'alarmes
De ces ravages du temps.
Vous en avez
qu'on adore ;
Mais ceux que vous méprisez
Pourraient bien durer encore
Quand ceux-là seront usés.
Ils pourront
sauver la gloire
Des yeux qui me semblent doux,
Et dans mille ans faire croire
Ce qu'il me plaira de vous.
Chez cette race
nouvelle
Où j'aurai quelque crédit,
Vous ne passerez pour belle
Qu'autant que je l'aurai dit.
Pensez-y, belle
Marquise,
Quoiqu'un grison
fasse effroi,
Il vaut bien qu'on le courtise
Quand il est fait comme moi.
but
de la séance : organisation du commentaire.
Marquise,
si mon visage
A quelques traits un peu vieux,
Souvenez-vous qu'à mon âge
Vous ne vaudrez guère mieux.
Le
temps aux plus belles choses
Se plaît à faire un affront :
Il saura faner vos roses
Comme il a ridé mon front.
Le même cours des
planètes
Règle nos jours et nos nuits :
On m'a vu ce que vous êtes
Vous serez ce que je suis.
Pour procéder à une lecture méthodique
de ce poème, reportez-vous aux caractères du
texte poétique et aux questions
à lui poser.
Votre
lecture méthodique aura pu constater à
nouveau comment le "thème" du carpe
diem prend ici une forme argumentée
qui consacre plus la victoire du génie
poétique sur la beauté physique que quelque
invitation à céder à l'amour universel.
C'est l'occasion, dans un commentaire
composé, d'étudier ce glissement, d'autant
qu'on a affaire ici à une poésie de salon,
c'est-à-dire à un jeu poétique sur un cliché
(Marquise désigne Thérèse Gorla,
épouse du comédien Du Parc et comédienne
elle-même, courtisée à l'époque par nombre
d'artistes).
Remplissez
les tableaux suivants lorsque les points de
suspension vous y invitent :
Axe
de lecture 1 : Un "carpe diem" traditionnel
Idées
directrices
Procédés
relevés
Interprétation
La
représentation
du temps
a/
l'alternance
des temps :
...
...
b/ évocation
stéréotypée des formes physiques :
...
...
c/
opposition de deux durées :
vie humaine et postérité :
...
...
Didactisme
de
la leçon
a/
parallélisme
des indices d'énonciation
...
...
b/
autorité des injonctions :
...
...
c/
généralité de l'argumentation :
...
...
Axe
de lecture 2 : Originalité du traitement
Idées
directrices
Procédés
relevés
Interprétation
Discrétion
du
lyrisme
a/
symétrie
et rigueur des stances :
...
...
b/
économie des moyens stylistiques :
...
...
c/ ...
sévérité
du ton
Valorisation
du
moi
a/
sens de la structure
et de sa progression :
...
Lorsque
tu dormiras, ma belle ténébreuse,
Au fond d'un monument construit en marbre noir,
Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir
Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse;
Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse
Et tes flancs qu'assouplit un charmant
nonchaloir,
Empêchera ton cœur de battre et de vouloir,
Et tes pieds de courir leur course aventureuse,
Le tombeau, confident de mon rêve infini
(Car le tombeau toujours comprendra le poète),
Durant ces grandes nuits d'où le somme est
banni,
Te dira : « Que vous sert, courtisane
imparfaite,
De n'avoir pas connu ce que pleurent les morts ?
»
— Et le ver rongera ta peau comme un remords.
Charles
BAUDELAIRE
(1821-1867) Les Fleurs du Mal, Spleen et Idéal, (1857)
Si tu t'imagines
si tu t'imagines
fillette fillette
si tu t'imagines
xa va xa va xa
va durer toujours
la saison des za
la saison des za
saison des amours
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures
Si tu crois petite
si tu crois ah ah
que ton teint de rose
ta taille de guêpe
tes mignons biceps
tes ongles d'émail
ta cuisse de nymphe
et ton pied léger
si tu crois petite
xa va xa va xa va
va durer toujours
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures
les beaux jours
s'en vont
les beaux jours de fête
soleils et planètes
tournent tous en rond
mais toi ma petite
tu marches tout droit
vers sque tu vois pas
très sournois s'approchent
la ride véloce
la pesante graisse
le menton triplé
le muscle avachi
allons cueille cueille
les roses les roses
roses de la vie
et que leurs pétales
soient la mer étale
de tous les bonheurs
allons cueille cueille
si tu le fais pas
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures.
Raymond
QUENEAU
(1903-1976) L'instant fatal (1948)
Juliette Gréco, Si
tu t'imagines.
but de la séance
: les registres littéraires
Nous
nous proposons pour cette étude d'analyser
conjointement ces deux poèmes :
ces
textes manifestent une stratégie
argumentative caractéristique de la
persuasion. Au niveau de la syntaxe, ils
sont tous deux construits sur une structure
identique : quand le poème de Baudelaire est
organisé autour d'une seule phrase (des
temporelles pour les quatrains suivies du
déroulement des principales dans les
tercets), celui de Queneau exploite la même
concentration du discours sur des
conditionnelles (première partie du poème)
suivies du déploiement des principales comme
une implacable évocation de la vieillesse.
Quelle est l'efficacité particulière de
cette rigueur syntaxique ?
le thème du "carpe diem" génère, nous
l'avons vu, des registres très différents,
qui peuvent osciller du lyrisme épicurien à
l'ironie sarcastique, tous registres
d'ailleurs parfaitement compatibles avec une
pensée tragique. Au terme d'une étude des
poèmes de Baudelaire et Queneau, vous
caractériserez leurs registres
et manifesterez la distanciation des deux
poètes par rapport aux stéréotypes du carpe
diem et du memento mori.
Synthèse des notions.
Nous vous proposons d'abord
d'investir vos acquis dans un exercice complet autour
d'un sixième texte.
Quand
vous serez bien vieille, au soir, à la
chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant :
"Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle
!"
Lors,
vous n'aurez servante oyant telle nouvelle,
Déjà sous le labeur à demi sommeillant,
Qui au bruit de Ronsard ne s'aille réveillant,
Bénissant votre nom de louange immortelle.1
Je
serai sous la terre, et, fantôme sans os,
Par les ombres myrteux je prendrai mon repos :
Vous serez au foyer une vieille accroupie,
Regrettant
mon amour et votre fier dédain.
Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain :
Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie.
RONSARD,
Sonnets pour
Hélène (1578)
1.« Alors,
vous n’aurez aucune servante qui, [bien que]
déjà à demi endormie sous le labeur, en
entendant mon nom, ne se réveille et dise du
bien de votre nom, dont la gloire a été rendue
immortelle. »
Questions
:
1) En
vous appuyant sur la structure du sonnet, analysez les
rapports établis entre le poète et celle à qui il
s'adresse.
2 )Montrez que ce poème manifeste la confiance du poète
dans sa postérité. Quelle valeur prend celle-ci dans
l'expression de la leçon finale ?
Faites
le commentaire de ce poème, que vous pourrez, bien sûr,
m'envoyer.
Au terme de ce groupement de textes, vous pourrez enfin
réfléchir, autour des questions suivantes, aux
particularités que présente ce discours du carpe
diem et à son évolution sur les siècles concernés
:
1.
Réflexion : En
quoi peut-on dire que l'invitation à l'amour
manifestée dans ces poèmes est d'abord une affirmation
du pouvoir de l'esprit sur la matière et donc de celui
de la poésie ?
2. Invention :
Qu'auraient pu répondre
les jeunes filles concernées aux "grisons" qui les
interpellent ainsi ? N'y a-t-il pas quelque paradoxe
de la part de ces derniers à les inviter à les aimer
sous prétexte de saisir le présent ?
Pour vous aider, voici la réponse qu'a imaginée
Tristan Bernard aux Stances à Marquise de
Corneille (reprise par Georges Brassens dans sa mise
en musique du poème) :
Peut-être
que je serai vieille,
Répond Marquise, cependant
J'ai vingt-six ans, mon vieux Corneille,
Et je t'emmerde en attendant.