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JEAN-JACQUES ROUSSEAU
LETTRES ÉCRITES
DE LA MONTAGNE
(1764)
Extraits des deux premières lettres.
orthographe modernisée.
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[En 1763, Le Conseil
de Genève condamne à son tour Émile ou de l'éducation et le
Contrat social. Le procureur général, J.P. Tronchin fait paraître
alors les Lettres écrites de la campagne, destinées à réfuter
les thèses de Rousseau. Celui-ci réplique aussitôt par ces neuf
Lettres écrites de la montagne, rédigées à Neuchâtel d'octobre 1763
à mai 1764. Il y soutient l'essentiel des thèmes religieux et politiques
de la Profession de foi du vicaire savoyard. Rousseau formule
en outre des reproches majeurs à la république de Genève, l'accusant
d'être tombée dans le dogmatisme, au détriment de la tolérance voulue
par ce « christianisme tel qu’il est dans son véritable esprit, libre,
dégagé de tout lien de chair, sans autre obligation que celle de la
conscience, sans autre gêne dans les dogmes que les mœurs et les Lois.»]
PREMIÈRE LETTRE
[...]
On trouve dans
l’Emile la profession de foi d’un prêtre catholique, et dans l’Héloïse celle
d’une femme dévote : ces deux pièces s’accordent assez pour qu’on puisse
expliquer l’une par l’autre ; et de cet accord, on peut présumer avec quelque
vraisemblance, que si l’auteur, qui a publié les livres où elles sont
contenues, ne les adopte pas en entier l’une et l’autre, du moins il les
favorise beaucoup. De ces deux professions de foi, la première étant la plus
étendue et la seule où l’on ait trouvé le corps du délit, doit être examinée
par préférence.
Cet examen, pour aller à son but, rend encore un
éclaircissement nécessaire. Car remarquez bien qu’éclaircir et distinguer les
propositions que brouillent et confondent mes accusateurs, c’est leur répondre.
Comme ils disputent contre l’évidence, quand la question est bien posée, ils
sont réfutés.
Je distingue dans la religion deux parties, outre la
forme du culte, qui n’est qu’un cérémonial. Ces deux parties sont le dogme et
la morale. Je divise les dogmes encore en deux parties : savoir, celle qui,
posant les principes de nos devoirs, sert de base a la morale ; et celle qui,
purement de foi, ne contient que des dogmes spéculatifs.
De cette
division, qui me paraît exacte, résulte celle des sentiments sur la religion,
d’une part en vrais, faux ou douteux ; et de l’autre, en bons, mauvais ou indifférents.
Le jugement des premiers appartient à la raison seule,
et
si les théologiens s’en sont emparés, c’est comme raisonneurs, c’est comme
professeurs de la science par laquelle on parvient à la connaissance du vrai
et
du faux en matière de foi. Si l’erreur en cette partie est nuisible, c’est
seulement à ceux qui errent, et c’est seulement un préjudice pour la vie à
venir, sur laquelle les tribunaux humains ne peuvent étendre leur compétence.
Lorsqu’ils connaissent de cette matière, ce n’est plus comme juges du vrai et
du faux, mais comme ministres des lois civiles qui règlent la forme extérieure
du culte : il ne s’agit pas encore ici de cette partie ; il en sera traité
ci-après. Quant à la partie de la religion qui regarde la morale, c’est-à-dire
la justice, le bien public, l’obéissance aux lois naturelles et positives, les
vertus sociales, et tous les devoirs de l’homme et du citoyen, il appartient au
gouvernement d’en connaître : c’est en ce point seul que la religion rentre
directement sous sa juridiction, et qu’il doit bannir, non l’erreur, dont il
n’est pas juge, mais tout sentiment nuisible qui tend à couper le nœud social.
Voilà, Monsieur, la distinction que vous avez à faire pour juger de cette
pièce, portée au tribunal, non des prêtres, mais des magistrats. J’avoue
qu’elle n’est pas toute affirmative. On y voit des objections et des doutes.
Posons, ce qui n’est pas, que ces doutes soient des négations. Mais elle est
affirmative dans sa plus grande partie ; elle est affirmative et démonstrative
sur tous les points fondamentaux de la religion civile ; elle est tellement
décisive sur tout ce qui tient à la Providence éternelle, à l’amour du
prochain, à la justice, à la paix, au bonheur des hommes, aux lois de la
société, à toutes les vertus, que les objections, les doutes mêmes y ont pour
objet quelque avantage, et je défie qu’on m’y montre un seul point de doctrine
attaqué, que je ne prouve être nuisible aux hommes ou par lui-même ou par ses
inévitables effets.
La religion est utile et même nécessaire aux
peuples. Cela n’est-il pas dit, soutenu, prouvé dans ce même écrit ? Loin
d’attaquer les vrais principes de la religion, l’auteur les pose, les affermit
de tout son pouvoir ; ce qu’il attaque, ce qu’il combat, ce qu’il doit
combattre, c’est le fanatisme aveugle, la superstition cruelle, le stupide
préjugé. Mais il faut, disent-ils, respecter tout cela. Mais pourquoi ? Parce
que c’est ainsi qu’on mène les peuples. Oui, c’est ainsi qu’on les mène à leur
perte. La superstition est le plus terrible fléau du genre humain ; elle
abrutit les simples, elle persécute les sages, elle enchaîne les nations, elle
fait partout cent maux effroyables : quel bien fait-elle ? Aucun ; si elle en
fait, c’est aux tyrans, elle est leur arme la plus terrible, et cela même est
le plus grand mal qu’elle ait jamais fait.
Ils disent qu’en attaquant
la superstition, je veux détruire la religion même : comment le savent-ils ?
Pourquoi confondent-ils ces deux causes, que je distingue avec tant de soin ?
Comment ne voient-ils point que cette imputation réfléchit contre eux dans
toute sa force, et que la religion n’a point d’ennemis plus terribles que les
défenseurs de la superstition ? Il serait bien cruel qu’il fût si aisé
d’inculper l’intention d’un homme, quand il est si difficile de la justifier.
Par cela même qu’il n’est pas prouvé qu’elle est mauvaise, on la doit juger
bonne. Autrement, qui pourrait être à l’abri des jugements arbitraires de ses
ennemis ? Quoi ! leur simple affirmation fait preuve de ce qu’ils ne peuvent
savoir ; et la mienne, jointe à toute ma conduite, n’établit point mes propres sentiments ? Quel moyen me reste donc de les faire connaître ? Le bien que je
sens dans mon cœur, je ne puis le montrer, je l’avoue ; mais quel est l’homme
abominable qui s’ose vanter d’y voir le mal qui n’y fut jamais ?
Plus
on serait coupable de prêcher l’irréligion, dit très bien M. d’Alembert, plus
il est criminel d’en accuser ceux qui ne la prêchent pas en effet. Ceux qui
jugent publiquement de mon christianisme, montrent seulement l’espèce du leur
; et la seule chose qu’ils ont prouvée est, qu’eux et moi n’avons pas la même
religion. Voilà précisément ce qui les fâche : on sent que le mal prétendu les
aigrit moins que le bien même. Ce bien, qu’ils sont forcés de trouver dans mes
écrits, les dépite et les gène ; réduits à le tourner en mal encore, ils
sentent qu’ils se découvrent trop. Combien ils seraient plus à leur aise si ce
bien n’y était pas !
Quand on ne me juge point sur ce que j’ai dit,
mais sur ce qu’on assure que j’ai voulu dire, quand on cherche dans mes
intentions le mal qui n’est pas dans mes écrits, que puis-je faire ? Ils
démentent mes discours par mes pensées ; quand j’ai dit blanc, ils affirment
que j’ai voulu dire noir ; ils se mettent à la place de Dieu pour faire
l’œuvre du Diable ; comment dérober ma tête à des coups portés de si haut ?
Pour prouver que l’auteur n’a point eu l’horrible intention qu’ils lui
prêtent, je ne vois qu’un moyen ; c’est d’en juger sur l’ouvrage. Ah ! qu’on
en juge ainsi, j’y consens ; mais cette tâche n’est pas la mienne, et un examen
suivi sous ce point de vue, serait de ma part une indignité. Non, Monsieur, il
n’y a ni malheur, ni flétrissure qui puissent me réduire à cette abjection. Je
croirais outrager l’auteur, l’éditeur, le lecteur même, par une justification
d’autant plus honteuse qu’elle est plus facile ; c’est dégrader la vertu, que
montrer qu’elle n’est pas un crime ; c’est obscurcir l’évidence, que prouver
qu’elle est la vérité. Non, lisez et jugez vous-même. Malheur à vous, si,
durant cette lecture, votre cœur ne bénit pas cent fois l’homme vertueux et
ferme qui ose instruire ainsi les humains ! Eh ! comment me résoudrais-je à
justifier cet ouvrage ? moi qui crois effacer par lui les fautes de ma vie
entière ; moi qui mets les maux qu’il m’attire en compensation de ceux que
j’ai faits ; moi qui, plein de confiance, espère dire au Juge suprême : daigne
juger dans ta clémence un homme faible ; j’ai fait le mal sur la terre, mais
j’ai publié cet écrit.
Mon cher Monsieur, permettez à mon cœur gonflé
d’exhaler de temps en temps ses soupirs ; mais soyez sûr que dans mes
discussions je ne mêlerai ni déclamations ni plaintes. Je n’y mettrai pas même
la vivacité de mes adversaires ; je raisonnerai toujours de sang-froid. Je
reviens donc.
Tâchons de prendre un milieu qui vous satisfasse, et qui
ne m’avilisse pas. Supposons un moment la profession de foi du vicaire adoptée
en un coin du monde chrétien, et voyons ce qu’il en résulterait en bien et en
mal. Ce ne sera ni l’attaquer ni la défendre ; ce sera la juger par ses
effets.
Je vois d’abord les choses les plus nouvelles sans aucune
apparence de nouveauté ; nul changement dans le culte et de grands changements
dans les cœurs, des conversions sans éclat, de la foi sans dispute, du zèle
sans fanatisme, de la raison sans impiété, peu de dogmes et beaucoup de vertus,
la tolérance du philosophe et la charité du chrétien.
Nos prosélytes
auront deux règles de foi qui n’en font qu’une, la raison et l’Évangile ; la
seconde sera d’autant plus immuable qu’elle ne se fondera que sur la première,
et nullement sur certains faits, lesquels, ayant besoin d’être attestés,
remettent la religion sous l’autorité des hommes. Toute la différence qu’il y
aura d’eux aux autres chrétiens est que ceux-ci sont des gens qui disputent
beaucoup sur l’Évangile sans se soucier de le pratiquer, au lieu que nos gens
s’attacheront beaucoup à la pratique, et ne disputeront point.
Quand les
chrétiens disputeurs viendront leur dire : Vous vous dites chrétiens sans
l’être ; car pour être chrétiens, il faut croire en Jésus-Christ, et vous n’y
croyez point ; les chrétiens paisibles leur répondront : « Nous ne savons pas
bien si nous croyons en Jésus-Christ dans votre idée, parce que nous ne
l’entendons pas ; mais nous tâchons d’observer ce qu’il nous prescrit. Nous
sommes chrétiens chacun à notre manière ; nous, en gardant sa parole, et vous,
en croyant en lui. Sa charité veut que nous soyons tous frères, nous la
suivons en vous admettant pour tels ; pour l’amour de lui, ne nous ôtez pas un
titre que nous honorons de toutes nos forces, et qui nous est aussi cher qu’à
vous. »
Les
chrétiens disputeurs insisteront sans doute. En vous
renommant de Jésus, il faudrait nous dire à quel titre. Vous gardez,
dites-vous sa parole ; mais quelle autorité lui donnez-vous ? Reconnaissez-vous
la Révélation, ne la reconnaissez-vous pas ? Admettez-vous l’Évangile en
entier, ne l’admettez-vous qu’en partie ? Sur quoi fondez-vous ces
distinctions ? Plaisants chrétiens, qui marchandent avec le Maître, qui
choisissent dans sa doctrine ce qu’il leur plaît d’admettre et de rejeter !
À cela les autres diront paisiblement :
« Mes frères, nous
ne marchandons point ; car notre foi n’est pas un commerce. Vous supposez
qu’il dépend de nous d’admettre ou de rejeter comme il nous plaît ; mais cela
n’est pas, et notre raison n’obéit point à notre volonté. Nous aurions beau
vouloir que ce qui nous paraît faux nous parût vrai, il nous paraîtrait faux
malgré nous. Tout ce qui dépend de nous est de parler selon notre pensée on
contre notre pensée, et notre seul crime est de ne vouloir pas vous tromper.
« Nous reconnaissons l’autorité de Jésus-Christ, parce que notre
intelligence acquiesce à ses préceptes et nous en découvre la sublimité. Elle
nous dit qu’il convient aux hommes de suivre ces préceptes, mais qu’il était
au-dessus d’eux de les trouver. Nous admettons la Révélation comme émanée de
l’Esprit de Dieu, sans en savoir la manière, et sans nous tourmenter pour la
découvrir : pourvu que nous sachions que Dieu a parlé, peu nous importe
d’expliquer comment il s’y est pris pour se faire entendre. Ainsi
reconnaissant dans l’Évangile l’autorité divine, nous croyons Jésus-Christ
revêtu de cette autorité ; nous reconnaissons une vertu plus qu’humaine dans
sa conduite, et une sagesse plus qu’humaine dans ses leçons. Voilà ce qui est
bien décidé pour nous. Comment cela s’est-il fait ? Voilà ce qui ne l’est pas
; cela nous passe. Cela ne vous passe pas, vous ; à la bonne heure ; nous vous
en félicitons de tout notre cœur. Votre raison peut être supérieure à la nôtre
; mais ce n’est pas à dire qu’elle doive vous servir de loi. Nous consentons
que vous sachiez tout ; souffrez que nous ignorions quelque chose.
«
Vous nous demandez si nous admettons tout l’Évangile ; nous admettons tous les
enseignements qu’a donnés Jésus-Christ. L’utilité, la nécessité de la plupart
de ces enseignements nous frappe, et nous tâchons de nous y conformer.
Quelques-uns ne sont pas à notre portée ; ils ont été donnés sans doute pour
des esprits plus intelligents que nous. Nous ne croyons point avoir atteint
les limites de la raison humaine, et les hommes plus pénétrants ont besoin de
préceptes plus élevés.
« Beaucoup de choses dans l’Évangile passent
notre raison, et même la choquent ; nous ne les rejetons pourtant pas.
Convaincus de la faiblesse de notre entendement, nous savons respecter ce que
nous ne pouvons concevoir, quand l’association de ce que nous concevons nous
le fait juger supérieur à nos lumières. Tout ce qui nous est nécessaire à
savoir pour être saints, nous paraît clair dans l’Évangile ; qu’avons-nous
besoin d’entendre le reste ? Sur ce point nous demeurons ignorants, mais
exempts d’erreur, et nous n’en serons pas moins gens de bien ; cette humble
réserve elle-même est l’esprit de l’Évangile.
« Nous ne respectons
pas précisément ce Livre sacré comme Livre, mais comme la parole et la vie de
Jésus-Christ. Le caractère de vérité, de sagesse et de sainteté qui s’y trouve
nous apprend que cette histoire n’a pas été essentiellement altérée ; pour
nous qu’elle ne l’ait point été du tout. Qui soit si les choses que nous n’y
comprenons pas, ne sont point des fautes glissées dans le texte ? Qui soit si
des disciples, si fort inférieurs à leur Maître, l’ont bien compris et bien
rendu partout ? Nous ne décidons point là-dessus, nous ne présumons pas même,
et nous ne vous proposons des conjectures que parce que vous l’exigez.
« Nous pouvons nous tromper dans nos idées, mais vous pouvez aussi vous
tromper dans les vôtres. Pourquoi ne le pourriez-vous pas, étant hommes ? Vous
pouvez avoir autant de bonne-foi que nous, mais vous n’en sauriez avoir
davantage : vous pouvez être plus éclairés, mais vous n’êtes pas infaillibles.
Qui jugera donc entre les deux partis ? Sera-ce vous ? cela n’est pas juste.
Bien moins sera-ce nous, qui nous défions si fort de nous-mêmes. Laissons donc
cette décision au juge commun qui nous entend ; et puisque nous sommes
d’accord sur les règles de nos devoirs réciproques, supportez-nous sur le
reste comme nous vous supportons. Soyons hommes de paix, soyons frères ;
unissons-nous dans l’amour de notre commun Maître, dans la pratique des vertus
qu’il nous prescrit. Voilà ce qui fait le vrai chrétien.
« Que si
vous vous obstinez à nous refuser ce précieux titre après avoir tout fait pour
vivre fraternellement avec vous, nous nous consolerons de cette injustice, en
songeant que les mots ne sont pas les choses, que les premiers disciples de
Jésus ne prenaient point le nom de chrétiens, que le martyr Etienne ne le
porta jamais, et que quand Paul fut converti a la foi de Christ il n’y avait
encore aucun chrétien.»
Croyez-vous, Monsieur, qu’une controverse ainsi traitée sera fort animée et
fort longue, et qu’une des parties ne sera pas bientôt réduite au silence
quand l’autre ne voudra point disputer ?
Si nos prosélytes sont
maîtres du pays où ils vivent, ils établiront une forme de culte aussi simple
que leur croyance, et la religion qui résultera de tout cela sera la plus
utile aux hommes par sa simplicité même. Dégagée de tout ce qu’ils mettent à
la place des vertus, et n’ayant ni rites superstitieux ni subtilités dans la
doctrine, elle ira tout entière à son vrai but, qui est la pratique de nos
devoirs. Les mots de dévot et d’orthodoxe y seront sans usage ; la monotonie
de certains sous articulés n’y sera pas la piété ; il n’y aura d’impies que
les méchants, ni de fidèles que les gens de bien.
Cette institution
une fois faite, tous seront obligés par les lois de s’y soumettre, parce
qu’elle n’est point fondée sur l’autorité des hommes, qu’elle n’a rien qui ne
soit dans l’ordre des lumières naturelles, qu’elle ne contient aucun article
qui ne se rapporte an bien de la société, et qu’elle n’est mêlée d’aucun dogme
inutile à la morale, d’aucun point de pure spéculation.
Nos
prosélytes seront-ils intolérants pour cela ? Au contraire, ils seront
tolérants par principe ; ils le seront plus qu’homme peut l’être dans aucune
autre doctrine, puisqu’ils admettront toutes les bonnes religions qui ne
s’admettent pas entre elles, c’est-à-dire, toutes celles qui, ayant
l’essentiel qu’elles négligent, font l’essentiel de ce qui ne l’est point. En
s’attachant, eux, à ce seul essentiel, ils laisseront les autres en faire à
leur gré l’accessoire, pourvu qu’ils ne le rejettent pas : ils les laisseront
expliquer ce qu’ils n’expliquent point, décider ce qu’ils ne décident point.
Ils laisseront à chacun ses rites, ses formules de foi, sa croyance ; ils
diront : admettez avec nous les principes des devoirs de l’homme et du citoyen
; du reste, croyez tout ce qu’il vous plaira. Quant aux religions qui sont
essentiellement mauvaises, qui portent l’homme à faire le mal, ils ne les
toléreront point, parce que cela même est contraire à la véritable tolérance,
qui n’a pour but que la paix du genre humain. Le vrai tolérant ne tolère point
le crime, il ne tolère aucun dogme qui rende les hommes méchants.
Maintenant supposons, au contraire, que nos prosélytes soient sous la
domination d’autrui : comme gens de paix, ils seront soumis aux Lois de leurs
maîtres, même en matière de religion, à moins que cette religion ne fût
essentiellement mauvaise ; car alors, sans outrager ceux qui la professent,
ils refuseraient de la professer. Ils leur diraient : puisque Dieu nous
appelle à la servitude, nous voulons être de bons serviteurs, et vos
sentiments nous empêcheraient de l’être ; nous connaissons nos devoirs, nous
les aimons, nous rejetons ce qui nous en détache ; c’est afin de vous être
fidèles, que nous n’adoptons pas la loi de l’iniquité.
Mais si la
religion du pays est bonne en elle-même, et que ce qu’elle a de mauvais soit
seulement dans des interprétations particulières, ou dans des dogmes purement
spéculatifs, ils s’attacheront à l’essentiel, et toléreront le reste, tant par
respect pour les lois, que par amour pour la paix. Quand ils seront appelés à
déclarer expressément leur croyance, ils le feront, parce qu’il ne faut point
mentir ; ils diront au besoin leur sentiment avec fermeté, même avec force ;
ils se défendront par la raison, si on les attaque. Du reste, ils ne
disputeront point contre leurs frères ; et, sans s’obstiner à vouloir les
convaincre, ils leur resteront unis par la charité ; ils assisteront à leurs
assemblées, ils adopteront leurs formules ; et, ne se croyant pas plus
infaillibles qu’eux, ils se soumettront à l’avis du plus grand nombre, en ce
qui n’intéresse pas leur conscience, et ne leur paraît pas importer au salut.
Voilà le bien, me direz-vous, voyons le mal. Il sera dit en peu de paroles.
Dieu ne sera plus l’organe de la méchanceté des hommes. La religion ne servira
plus d’instrument à la tyrannie des gens d’Église et à la vengeance des
usurpateurs ; elle ne servira plus qu’à rendre les croyants bons et justes : ce
n’est pas là le compte de ceux qui les mènent ; c’est pis pour eux que si elle
ne servait à rien.
Ainsi donc la doctrine en question est bonne au
genre humain, et mauvaise à ses oppresseurs. Dans quelle classe absolue la
faut-il mettre ? J’ai dit fidèlement le pour et le contre ; comparez, et
choisissez.
Tout bien examiné, je crois que vous conviendrez de deux
choses : l’une que ces hommes que je suppose, se conduiraient en ceci très
conséquemment à la profession de foi du vicaire ; l’autre, que cette conduite
serait non-seulement irréprochable, mais vraiment chrétienne, et qu’on aurait
tort de refuser à ces hommes bons et pieux le nom de chrétiens, puisqu’ils le
mériteraient parfaitement leur conduite, et qu’ils seraient moins opposés, par
leurs sentiments, à beaucoup de Sectes qui le prennent, et à qui on ne le
dispute pas, que plusieurs de ces mêmes sectes ne sont opposées entre elles.
Ce ne seraient pas, si l’on veut, des chrétiens à la mode de saint Paul, qui
était naturellement persécuteur, et qui n’avait pas entendu Jésus-Christ
lui-même ; mais ce seraient des chrétiens à la mode de saint Jacques, choisi
par le Maître en personne, et qui avait reçu de sa propre bouche les
instructions qu’il nous transmet. Tout ce raisonnement est bien simple, mais
il me paraît concluant.
Vous me demanderez peut-être comment on peut
accorder cette doctrine avec celle d’un homme qui dit que l’Évangile est
absurde et pernicieux à la société ? En avouant franchement que cet accord me
paraît difficile, je vous demanderai à mon tour où est cet homme qui dit que
l’Évangile est absurde et pernicieux. Vos messieurs m’accusent de l’avoir dit
; et où ? Dans le Contrat Social, au chapitre de la Religion civile.
Voici qui est singulier ! Dans ce même livre, et dans ce même chapitre, je
pense avoir dit précisément le contraire : je pense avoir dit que l’Évangile
est sublime, et le plus fort lieu de la société.
Je ne veux pas
taxer ces messieurs de mensonge ; mais avouez que deux propositions si
contraires, dans le même livre et dans le même chapitre doivent faire un tout
bien extravagant.
N’y aurait-il point ici quelque nouvelle
équivoque, à la faveur de laquelle on me rendit plus coupable ou plus fou que
je ne suis ? Ce mot de société présente un sens un peu vague : il y a dans le
monde des sociétés de bien des sortes, et il n’est pas impossible que ce qui
sert à l’une nuise à l’autre. Voyons : la méthode favorite de mes agresseurs
est toujours d’offrir avec art des idées indéterminées ; continuons, pour
toute réponse, à tâcher de les fixer.
Le chapitre dont je parle est
destiné, comme on le voit par le titre, à examiner comment les institutions
religieuses peuvent entrer dans la constitution de l’État. Ainsi ce dont il
s’agit ici n’est point de considérer les religions comme vraies ou fausses, ni
même comme bonnes ou mauvaises en elles-mêmes, mais de les considérer
uniquement par leurs rapports aux corps politiques, et comme parties de la
Législation.
Dans cette vue, l’auteur fait voir que toutes les
anciennes religions, sans en excepter la Juive, furent nationales dans leur
origine, appropriées, incorporées à l’État, et formant la base, ou du moins
faisant partie du système législatif.
Le christianisme, au
contraire, est dans son principe une religion universelle, qui n’a rien
d’exclusif, rien de local, rien de propre à tel pays plutôt qu’à tel autre.
Son divin auteur, embrassant également tous les hommes dans sa charité sans
bornes, est venu lever la barrière qui séparait les nations, et réunir tout le
genre humain dans un peuple de frères : car en toute nation, celui qui le
craint et qui s’adonne à la justice, lui est agréable.
Ceux donc
qui ont voulu faire du christianisme une religion nationale, et l’introduire
comme partie constitutive dans le système de la législation, ont fait par-là
deux fautes, nuisibles, l’une à la religion, et l’autre à l’État. Ils se sont
écartés de l’esprit de Jésus-Christ, dont le règne n’est pas de ce monde ; et
mêlant aux intérêts terrestres ceux de la religion, ils ont souillé sa pureté
céleste, ils en ont fait l’arme des tyrans et l’instrument des persécuteurs.
Ils n’ont pas moins blessé les saines maximes de la politique, puisqu’au lieu
de simplifier la machine du gouvernement, ils l’ont composée, ils lui ont
donné des ressorts étrangers, superflus ; et l’assujettissant à deux mobiles
différents, souvent contraires, ils ont causé les tiraillements qu’on sent
dans tous les états chrétiens, où l’on a fait entrer la religion dans le
système politique.
Le parfait christianisme est l’institution
sociale universelle ; mais, pour montrer qu’il n’est point un établissement
politique, et qu’il ne concourt point aux bonnes institutions particulières,
il fallait ôter les sophismes de ceux qui mêlent la religion à tout, comme une
prise avec laquelle ils s’emparent de tout. Tous les établissements humains
sont fondés sur les passions humaines, et se conservent par elles : ce qui
combat et détruit les passions, n’est donc pas propre à fortifier ces
établissements. Comment ce qui détache les cœurs de la terre, nous
donnerait-il plus d’intérêt pour ce qui s’y fait ? comment ce qui nous occupe
uniquement d’une autre patrie, nous attacherait-il davantage à celle-ci ?
Les religions nationales sont utiles à l’État comme parties de sa
constitution, cela est incontestable ; mais elles sont nuisibles au genre
humain, et même à l’État dans un autre sens : j’ai montré comment et pourquoi.
Le christianisme, au contraire, rendant les hommes justes, modérés, amis de la
paix, est très avantageux à la société générale ; mais il énerve la force du
ressort politique, il complique les mouvements de la machine, il rompt l’unité
du corps moral ; et ne lui étant pas assez approprié, il faut qu’il dégénère,
ou qu’il demeure une pièce étrangère et embarrassante.
Voilà donc un
préjudice et des inconvénients des deux côtés, relativement au corps
politique. Cependant il importe que l’État ne soit pas sans religion, et cela
importe par des raisons graves, sur lesquelles j’ai partout fortement insisté
: mais il vaudrait mieux encore n’en point avoir, que d’en avoir une barbare
et persécutante (sic), qui, tyrannisant les Lois mêmes, contrarierait les devoirs du
citoyen. On dirait que tout ce qui s’est passé dans Genève à mon égard, n’est
fait que pour établir ce chapitre en exemple, pour prouver par ma propre
histoire que j’ai très bien raisonné.
Que doit faire un sage
législateur dans cette alternative ? De deux choses l’une. La première,
d’établir une religion purement civile, dans laquelle, renfermant les dogmes
fondamentaux de toute bonne religion, tous les dogmes vraiment utiles à la
société, soit universelle, soit particulière, il omette tous les autres qui
peuvent importer à la foi, mais nullement au bien terrestre, unique objet de
la législation : car, comment le mystère de la Trinité, par exemple, peut-il
concourir à la bonne constitution de l’État ? en quoi ses membres seront-ils
meilleurs citoyens, quand ils auront rejeté le mérite des bonnes œuvres ? et
que fait au bien de la société civile, le dogme du péché originel ? Bien que
le christianisme soit une institution de paix, qui ne voit que le
christianisme dogmatique ou théologique, est, par la multitude et l’obscurité
de ses dogmes, surtout par l’obligation de les admettre, un champ de bataille
toujours ouvert entre les hommes, et cela sans qu’à force d’interprétations et
de décisions on puisse prévenir de nouvelles disputes sur les décisions mêmes
?
L’autre expédient est de laisser le christianisme tel qu’il est
dans son véritable esprit, libre, dégagé de tout lien de chair, sans autre
obligation que celle de la conscience, sans autre gêne dans les dogmes que les
mœurs et les lois. La religion chrétienne est, par la pureté de sa morale,
toujours bonne et saine dans l’État, pourvu qu’on n’en fasse pas une partie de
sa constitution, pourvu qu’elle y soit admise uniquement comme religion,
sentiment, opinion, croyance ; mais comme loi politique, le christianisme
dogmatique est un mauvais établissement.
Telle est, Monsieur, la
plus forte conséquence qu’on puisse tirer de ce chapitre, où, bien loin de
taxer le pur Évangile d'être pernicieux à la société, je le trouve,
en quelque sorte, trop sociable, embrassant trop tout le genre humain pour une
législation qui doit être exclusive ; inspirant l’humanité plutôt que le
patriotisme, et tendant à former des hommes plutôt que des citoyens.
C’est merveille de voir l’assortiment de beaux sentiments qu’on va nous
entassant dans les livres ; il ne faut pour cela que des mots, et les vertus
en papier ne coûtent guère : mais elles ne s’agencent pas tout à fait ainsi
dans le cœur de l’homme, et il y a loin des peintures aux réalités. Le
patriotisme et l’humanité sont, par exemple, deux vertus incompatibles dans
leur énergie, et surtout chez un peuple entier. Le législateur qui les voudra
toutes deux, n’obtiendra ni l’un ni l’autre : cet accord ne s’est jamais vu ;
il ne se verra jamais, parce qu’il est contraire à la nature, et qu’on ne peut
donner deux objets à la même passion. Si je me suis trompé, j’ai fait une
erreur en politique ; mais ou est mon impiété ?
La science du salut
et celle du gouvernement sont très différentes : vouloir que la première
embrasse tout, est un fanatisme de petit esprit : c’est penser comme les
alchimistes, qui, dans l’art de faire de l’or, voient aussi la médecine
universelle ; ou comme les mahométans, qui prétendent trouver toutes les
sciences dans l’Alcoran. La doctrine de l’Évangile n’a qu’un objet, c’est
d’appeler et sauver tous les hommes ; leur liberté, leur bien-être ici-bas n’y
entre pour rien, Jésus l’a dit mille fois. Mêler à cet objet des vues
terrestres, c’est altérer sa simplicité sublime, c’est souiller sa sainteté
par des intérêts humains : c’est cela qui est vraiment une impiété.
Ces distinctions sont de tout temps établies : on ne les a confondues que pour
moi seul. En ôtant des Institutions nationales la religion chrétienne, je
l’établis la meilleure pour le genre humain. L’auteur de l’Esprit des lois
a fait plus, il a dit que la musulmane était la meilleure pour les contrées
asiatiques. Il raisonnait en politique, et moi aussi. Dans quel pays a-t-on
cherché querelle, je ne dis pas à l’auteur, mais au livre ? Pourquoi donc
suis-je coupable, ou pourquoi ne l’était-il pas ?
Voilà, Monsieur,
comment, par des extraits fidèles, un critique équitable parvient à connaître
les vrais sentiments d’un auteur, et le dessein dans lequel il a composé son
livre. Qu’on examine tous les miens par cette méthode, je ne crains point les
jugements que tout honnête homme en pourra porter. Mais ce n’est pas ainsi que
ces messieurs s’y prennent, ils n’ont garde, ils n’y trouveraient pas ce
qu’ils cherchent. Dans le projet de me rendre coupable à tout prix, ils
écartent le vrai but de l’ouvrage ; ils lui donnent pour but chaque erreur,
chaque négligence échappée à l’auteur : et si par hasard il laisse un passage
équivoque, ils ne manquent pas de l’interpréter dans le sens qui n’est pas le
sien. Sur un grand champ couvert d’une moisson fertile, ils vont triant avec
soin quelques mauvaises plantes, pour accuser celui qui l’a semé d’être un
empoisonneur.
Mes propositions ne pouvaient faire aucun mal à leur
place ; elles étaient vraies, utiles, honnêtes, dans le sens que je leur
donnais. Ce sont leurs falsifications, leurs subreptions, leurs
interprétations frauduleuses qui les rendent punissables : il faut les brûler
dans leurs livres, et les couronner dans les miens. Combien de fois les
auteurs diffamés et le public indigné n’ont ils pas réclamé contre cette
manière odieuse de déchiqueter un ouvrage, d’en défigurer toutes les parties,
d’en juger sur des lambeaux enlevés çà et là au choix d’un accusateur
infidèle, qui produit le mal lui-même en le détachant du bien qui le corrige
et l’explique, en détroquant partout le vrai sens ? Qu’on juge la Bruyère ou
La Rochefoucauld sur des maximes isolées, à la bonne heure ; encore sera-t-il
juste de comparer et de compter. Mais dans un livre de raisonnement, combien
de sens divers ne peut pas avoir la même proposition, selon la manière dont
l’auteur l’emploie, et dont il la fait envisager ? Il n’y a peut-être pas une
de celles qu’on m’impute, à laquelle, au lieu ou je l’ai mise, la page qui
précède ou celle qui suit ne serve de réponse, et que je n’aie prise en un
sens différent de celui que lui donnent mes accusateurs. Vous verrez, avant la
fin de ces lettres, des preuves de cela qui vous surprendront.
Mais
qu’il y ait des propositions fausses, répréhensibles, blâmables en
elles-mêmes, cela suffit-il pour rendre un livre pernicieux ? Un bon livre
n’est pas celui qui ne contient rien de mauvais ou rien qu’on puisse
interpréter en mal ; autrement il n’y aurait point de bons livres : mais un
bon livre est celui qui contient plus de bonnes choses que de mauvaises ; un
bon livre est celui dont l’effet total est de mener au bien, malgré le mal qui
peut s’y trouver. Eh ! que serait-ce mon Dieu ! si dans un grand ouvrage,
plein de vérités utiles, de leçons d’humanité, de piété, de vertu, il était
permis d’aller cherchant avec une maligne exactitude toutes les erreurs,
toutes les propositions équivoques, suspectes, ou inconsidérées, toutes les
inconséquences qui peuvent échapper dans le détail à un auteur surchargé de sa
matière, accablé des nombreuses idées qu’elle lui suggère, distrait des unes
par les autres, et qui peut à peine assembler dans sa tête toutes les parties
de son vaste plan ? s’il était permis de faire un amas de toutes ses fautes,
de les aggraver les unes par les autres, en rapprochant ce qui est épars, en
liant ce qui est isolé ; puis, taisant la multitude de choses bonnes et
louables qui les démentent, qui les expliquent, qui les rachètent, qui
montrent le vrai but de l’auteur, de donner cet affreux recueil pour celui de
ses principes, d’avancer que c’est là le résumé de ses vrais sentiments, et de
le juger sur un pareil extrait ? Dans quelle désert faudrait-il fuir, dans
quel antre faudrait-il se cacher pour échapper aux poursuites de pareils
hommes, qui, sous l’apparence du mal, puniraient le bien, qui compteraient
pour rien le cœur, les intentions, la droiture partout évidente, et
traiteraient la faute la plus légère et la plus involontaire comme le crime
d’un scélérat ? Y a-t-il un seul livre au monde, quelque vrai, quelque bon,
quelque excellent qu’il puisse être, qui pût échapper à cette infâme
inquisition ? Non, Monsieur, il n’y en a pas un, pas un seul, non pas
l’Évangile même : car le mal qui n’y serait pas, ils sauraient l’y mettre par
leurs extraits infidèles, par leurs fausses interprétations. [...]
DEUXIÈME LETTRE
[...]
J’ai prouvé ci-devant en général, et je
prouverai plus en détail ci-après, qu’il n’est pas vrai que le christianisme
soit attaqué dans mon livre. Or, lorsque les principes communs ne sont pas
attaqués, on ne peut attaquer en particulier aucune Secte que de deux
manières ; savoir, indirectement, en soutenant les dogmes distinctifs de ses
adversaires ; ou directement, en attaquant les siens.
Mais comment
aurais-je soutenu les dogmes distinctifs des catholiques, puisqu’au
contraire ce sont les seuls que j’aie attaqués, et puisque c’est cette
attaque même qui a soulevé contre moi le parti catholique, sans lequel il
est sûr que les protestants m’auraient rien dit ? Voilà, je l’avoue, une des
choses les plus étranges dont on ait jamais oui parler ; mais elle n’en est
pas moins vraie. Je suis confesseur de la foi protestante à Paris, et c’est
pour cela que je le suis encore à Genève.
Et comment aurais-je
attaqué les dogmes distinctifs des protestants, puisque au contraire ce sont
ceux que j’ai soutenus avec le plus de force, puisque je n’ai cessé
d’insister sur l’autorité de la raison en matière de foi, sur la
libre interprétation des Écritures, sur la tolérance évangélique, et sur
l’obéissance aux lois, même en matière de culte ; tous dogmes distinctifs et
radicaux de l’Église réformée, et sans lesquels, loin d’être solidement
établie, elle ne pourrait pas même exister ?
Il y a plus : voyez
quelle force la forme même de l’ouvrage ajoute aux arguments en faveur des
Réformés. C’est un prêtre catholique qui parle, et ce prêtre n’est ni un
impie ni un libertin : c’est un homme croyant et pieux, plein de candeur, de
droiture ; et, malgré ses difficultés, ses objections, ses doutes,
nourrissant au fond de son cœur le plus vrai respect pour le culte qu’il
professe : un homme qui, dans les épanchements les plus intimes, déclare qu’appelé
dans ce culte au service de l’Église, il y remplit avec toute l’exactitude
possible les soins qui lui sont prescrits ; que sa conscience lui
reprocherait d’y manquer volontairement dans la moindre chose ; que dans le
mystère qui choque le plus sa raison, il se recueille au moment de la
consécration, pour la faire avec toutes les dispositions qu’exigent l’Église
et la grandeur du sacrement ; qu’il prononce avec respect les mots
sacramentaux, qu’il donne à leur effet toute la foi qui dépend de lui ; et
que, quoi qu’il en soit de ce mystère inconcevable, il ne craint pas qu’au
jour du jugement il soit puni pour l’avoir jamais profané dans son cœur.
Voilà comment parle et pense cet homme vénérable, vraiment bon, sage,
vraiment chrétien, et le catholique le plus sincère qui peut-être ait jamais
existé.
Écoutez toutefois ce que dit ce vertueux prêtre à un jeune
homme protestant qui s’était fait catholique, et auquel il donne des
conseils.
« Retournez dans votre patrie, reprenez la religion de
vos pères, suivez-la dans la sincérité de votre cœur, et ne la quittez plus
; elle est très simple et très sainte ; je la crois, de toutes les Religions
qui sont sur la terre, celle dont la morale est la plus pure et dont la
raison se contente le mieux.»
Il ajoute un moment
après :
« Quand vous voudrez écouter votre conscience, mille
obstacles vains disparaîtront à sa voix. Vous sentirez que, dans
l’incertitude où nous sommes, c’est une inexcusable présomption de professer
une autre religion que celle où l’on est né, et une fausseté de ne pas
pratiquer sincèrement celle qu’on professe. Si l’on s’égare, on s’ôte une
grande excuse au tribunal du Souverain Juge. Ne pardonnera-t-il pas plutôt
l’erreur où l’on fut nourri que celle qu’on osa choisir soi-même ?
»
Quelques pages auparavant, il avait dit :
« Si j’avais des protestants à mon voisinage ou dans ma paroisse,
je ne les distinguerais pas de mes paroissiens en ce qui tient à la charité
chrétienne ; je les porterais tous également à s’entre-aimer, à se regarder
comme frères, à respecter toutes les religions, et à vivre en paix chacun
dans la sienne. Je pense que solliciter quelqu’un de quitter celle où il est
né, c’est le solliciter de mal faire, et par conséquent faire mal soi-même.
En attendant de plus grandes lumières, gardons l’ordre public, dans tout
Pays, respectons les Lois, ne troublons point le culte qu’elles prescrivent,
ne portons point les citoyens à la désobéissance : car nous ne savons point
certainement si c’est un bien pour eux de quitter leurs opinions pour
d’autres, et nous savons très certainement que c’est un mal de désobéir aux
lois. »
Voilà, Monsieur, comment parle un prêtre catholique dans un écrit où l’on
m’accuse d’avoir attaqué le culte des réformes, et où il n’en est pas dit
autre chose. Ce qu’on aurait pu me reprocher peut-être était une partialité
outrée en leur faveur, et un défaut de convenance en faisant parler un prêtre
catholique comme jamais prêtre catholique n’a parlé. Ainsi j’ai fait en
toute chose précisément le contraire de ce qu’on m’accuse d’avoir fait. On dirait que vos
magistrats se sont conduits par gageure : quand ils auraient
parié de juger contre l’évidence, ils n’auraient pu mieux réussir.
Mais ce Livre contient des objections, de difficultés, des doutes ! Eh !
pourquoi non, je vous prie ? Où est le crime à un protestant de proposer ses
doutes sur ce qu’il trouve douteux, et ses objections sur ce qu’il en trouve
susceptible ? Si ce qui vous paraît clair me paraît obscur, si ce que vous
jugez démontré ne me semble pas l’être, de quel droit prétendez-vous soumettre
ma raison à la vôtre, et me donner votre autorité pour loi, comme si vous
prétendiez à l’infaillibilité du Pape ? N’est-il pas plaisant qu’il faille
raisonner en catholique, pour m’accuser d’attaquer les protestants ?
Mais ces objections et ces doutes tombent sur les points fondamentaux de la
foi ; sous l’apparence de ces doutes on a rassemblé tout ce qui peut tendre
à saper, ébranler et détruire les principaux fondements de la religion chrétienne ? Voilà qui change la thèse : et si cela est vrai, je puis être
coupable ; mais aussi c’est un mensonge, et un mensonge bien impudent de la
part de gens qui ne savent pas eux-mêmes en quoi consistent les principes
fondamentaux de leur christianisme. Pour moi, je sais très bien en quoi
consistent les principes fondamentaux du mien, et je l’ai dit. Presque toute
la profession de foi de la Julie est affirmative ; toute la première partie
de celle du Vicaire est affirmative, la moitié de la seconde partie est
encore affirmative ; une partie du chapitre de la Religion civile est
affirmative ; la Lettre à M. l’Archevêque de Paris est affirmative. Voilà,
Messieurs, mes articles fondamentaux : voyons les vôtres.
Ils sont
adroits, ces messieurs ; ils établissent la méthode de discussion la plus
nouvelle et la plus commode pour des persécuteurs. Ils laissent avec art tous
les principes de la doctrine incertains et vagues. Mais un auteur a-t-il le
malheur de leur déplaire, ils vont furetant clans ses livres quelles peuvent
être ses opinions. Quand ils croient les avoir bien constatées, ils prennent
les contraires de ces mêmes opinions, et en font autant d’articles de foi.
Ensuite ils crient à l’impie, au blasphème, parce que l’auteur n’a pas
d’avance admis dans ses livres les prétendus articles de foi qu’ils ont
bâtis après coup pour le tourmenter.