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ESCHYLE
LES PERSES
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ESCHYLE ET L'HISTOIRE
Les Perses constitue le premier récit conservé de la bataille de Salamine. Le poète y décrit la campagne de Xerxès en 480 av. J.-C. : le franchissement de l'Hellespont grâce à des ponts de navires, la bataille navale de Salamine et celle de Psyttalie puis la retraite de l'armée perse. Eschyle attendit huit ans avant de tirer de son expérience cette tragédie où la chronique historique tient une place notable, même si ce n'est pas la première. Car la vision historique d’Eschyle n’a rien à voir avec celle qu’Hérodote donnera plus tard dans ses Histoires. Quel que soit l'intérêt que Les Perses présente sur le plan historique, il ne faut pas lire la pièce dans l'espoir d'y trouver une narration documentée. Eschyle n’est pas à la recherche de faits, mais d'émotion et de morale, destinées aux princes comme à tous les hommes. Il s'agit pour lui d'inviter à cette mesure (sophrosune) qui parcourt tout son théâtre comme elle parcourt d'ailleurs la pensée grecque. Néanmoins l'argument de la pièce repose sur un fait historique précis, auquel Eschyle a lui-même participé, et on est en droit d'examiner la part de vérité historique à laquelle consent cette tragédie, fût-ce pour la sublimer.
Mythes et réalités
Dans l'analyse des causes et des conséquences de la guerre, on peut lire dans Les Perses une volonté de comprendre les événements propres à l'histoire. Pour Eschyle, la défaite de Salamine résulte d'une erreur de Xerxès, désapprouvée par la reine et le Chœur, et même par Darios, vaincu, lui aussi, à Marathon. Ainsi, pour l'ensemble des guerres médiques, d'après Eschyle, les Athéniens sont les agressés et les Perses les agresseurs. Mais la réalité historique est autre : le conflit a été déclenché par le fait que les Athéniens ont porté secours aux villes d'Ionie (Milet) en révolte contre les Perses qui les avaient annexées. Sur la bataille de Salamine, Eschyle semble exact, même si le récit du Messager, de nature documentaire, résume au maximum ou ignore les étapes antérieures (défaite grecque des Thermopyles et mise à sac d'Athènes). Le dramaturge ne parle pas en stratège, même pas en ancien combattant qui a son idée sur le déroulement de la bataille. L'important pour lui est de resserrer au maximum les épisodes pour concentrer les effets sur le retentissement de la mauvaise nouvelle à la cour de Suse : ainsi il est peu vraisemblable que le Messager connaisse non seulement la débâcle de la flotte perse mais encore la déroute qui l'a suivie.
On pourra également constater dans ces listes de noms de guerriers qui font souvent penser à Homère, une certaine fantaisie : par exemple, Artembarès, cité plusieurs fois, a vécu sous Cyrus un siècle avant. Des noms sont aussi plus ou moins déformés : Artaphrénès pour Artaphernès, Pharadankès pour Pharadantès, Mardis pour Smerdis... Faute de connaître les noms véritables, qu'Hérodote recueillera plus tard auprès des Perses survivants, Eschyle s'est contenté de noms qui pouvaient par leurs sonorités paraître authentiques. Des incohérences aussi peuvent apparaître : Ariomardos et Arcteus sont d'abord égyptiens puis lydiens. On pardonnera peut-être moins à Eschyle de confondre l'Hellespont avec le Bosphore.
Plus notables sont les partis-pris. L'éloge constant de Darios peut en effet surprendre. Celui-ci a usurpé le pouvoir, il a commis des atrocités, ainsi à Milet. L'entreprise contre les Grecs qui échoue à Marathon ne le cède en rien sur le plan de l'audace et de la démesure à celle de Xerxès, pourtant condamné dans la pièce qui en fait un être imprudent et mégalomane. En réalité, ce dernier n'a fait au fond que suivre les conseils et l'exemple de son père. Eschyle déforme aussi la formule "Souviens-toi des Athéniens". C'était, d'après Hérodote, une phrase destinée à exciter Darios à la vengeance; elle devient ici une leçon de modération. Atossa, quant à elle, n'avait épousé qu'en troisièmes noces Darios - qui pratiquait la polygamie - et l'histoire retient d'elle cette curieuse interprétation du droit d'aînesse qui permit à Xerxès de succéder à son père. Pour Eschyle, elle est une mère aimante plus qu'une femme de tête : il ne savait peut-être pas que c'est elle qui avait poussé Darios à se lancer dans une expédition contre les Grecs.
On jugera que ces erreurs importent peu à l'aune des véritables intentions d'Eschyle. La première invraisemblance concernerait d'ailleurs le tableau de ces Perses qui s'expriment en grec et pratiquent visiblement des rites ou honorent des dieux qui ne sont pas les leurs. La vérité historique doit ici s'effacer devant la reconstruction par l'imaginaire de forces antagonistes vouées au symbole. Eschyle suggère à travers la Perse un empire colossal, mi-réel, mi-fabuleux. Pays de la démesure, cette Perse poétique comprend des peuples innombrables, du Lydien raffiné à l'Égyptien sauvage. C'est aussi une grande réserve de richesses (tout le palais n'est qu'un ruissellement d'opulence et de métal précieux). Face à la Grèce, qui paie en indigence la rançon de sa liberté, la Perse est la terre de l'esclavage et de la cruauté. La métaphore du joug est constante dans cette pièce où Eschyle ne représente guère les Perses que tremblants et prosternés. Les termes de langueur et de volupté reviennent sans cesse caractériser la civilisation du pays de la servitude face à celui de la démocratie. C'est, là encore, un éloge indirect du régime athénien dont les citoyens sont des hommes libres et non les sujets d'un despote oriental. Quand le chœur des vieillards s'inquiète de la suite des événements après la défaite, il redoute un affaissement de l'autorité qui risque de favoriser le désordre : « Les langues même ne sentiront plus de bâillon. Un peuple est délié et parle librement sitôt qu'est détaché le joug de la force.» Crainte tout orientale de la liberté qui fait miroiter au contraire le libre usage de la parole, valeur fondamentale de la démocratie athénienne. La pièce trouve ici sa vraie place. Destinée à être représentée devant le public athénien, elle lui offre la vision-repoussoir d'une civilisation absolutiste en proie à l'hubris.
Ainsi la tragédie des Perses propose une conception de l'histoire où les individus ne comptent guère. Aucun Grec d'ailleurs n'y est nommé, ce qui attribue la victoire à l'ensemble des Athéniens. Alors qu'Hérodote voyait dans Salamine un ensemble d'exploits individuels, la pensée d'Eschyle dépasse le particulier de l'Histoire pour atteindre le général.. Ce qu'Eschyle entend signifier dépasse donc l'espace perse et concerne les dangers d'un pouvoir absolu. Si grand soit-il, un roi qui l'exerce peut voir s'effondrer son œuvre s'il est remplacé par un être qui n'a hérité de lui que cette conception autoritaire du pouvoir. On notera aussi dans ce propos politique comment Eschyle se refuse à tout manichéisme : si la Perse est bien le pays du Mal, elle se pare aussi du prestige de l'ennemi héréditaire dont il s'agit de ne pas amoindrir les qualités au risque de minimiser la victoire qu'on a remportée sur lui. La sérénité d'un deuil si étranger à la haine prend figure de symbole : de la grave et prudente modestie de la victoire (en - 472, le péril perse n'était pas écarté) comme de l'immense misère de la défaite, il ne reste que la pitié humaine.
PORTÉE POLITIQUE ET MORALE
La tragédie se situe entre le politique et
le religieux. Avec l’avènement de la démocratie, elle devait prendre un visage nouveau, qu'Eschyle incarne tout particulièrement. Son théâtre cesse en effet de représenter l'homme comme victime désemparée des dieux pour en faire un sujet responsable et, de ce fait, comptable de ses actes. C'est l'usage de sa liberté qui fait désormais la spécificité du dilemme tragique, le choix que l'individu devra arrêter entre l'obéissance et la décision. A ce titre, Les Perses véhicule une leçon politique qui concerne la démocratie. Eschyle y rappelle en effet à point nommé comment sont liées la vaillance des Grecs et leur vertu politique :
ATOSSA.— Les armes qui brillent dans leurs mains, sont-ce l'arc et les flèches ?
LE CHŒUR.— Non. Ils combattent de près avec la lance, et se couvrent du bouclier.
ATOSSA.— Quel monarque les conduit et gouverne leur armée ?
LE CHŒUR.— Nul mortel ne les a pour esclaves ni pour sujets.
ATOSSA.— Comment pourraient-ils donc soutenir l'attaque de leurs ennemis ?
LE CHŒUR.— Comme ils ont fait jadis en détruisant cette immense, cette belle armée de Darios.
Au contraire, le dramaturge dépeint avec les Perses un empire absolutiste que son seul chef a mené à la ruine et souffle à son public que seule la raison, dans sa modération, peut assurer le bonheur d'un état. C'est cette vertu que Darios recommande aux siens avant de regagner les ombres d'Hadès : « Vous donc, qui possédez la sagesse, vous dont les avis peuvent rappeler mon fils à la raison, inspirez à Xerxès le respect des dieux; qu'il cesse de les braver par sa présomptueuse audace.»
La tragédie grecque célèbre Dionysos, dieu de l'ivresse et de la folie, pour mieux prévenir la société de ces égarements dans lesquels les hommes peuvent sombrer : parricide, inceste, impiété, orgueil exacerbé.
Dans cette démesure (hubris), il s'agit toujours de vouloir transgresser les interdits qui fondent l'ordre social et les barrières qui limitent les prérogatives humaines devant les dieux. La tragédie joue ici un rôle éminemment moral : l'identification du public à un personnage animé de ce désir de transgression est nécessaire car elle va permettre la catharsis. La représentation des conséquences
catastrophiques d'une transgression dont chacun peut entretenir l'envie secrète a une vertu dissuasive, mais l’identification au héros permet tout de même de vivre cette transgression par procuration et de s'en libérer. C'est le souci de cette mesure qui donne à la tragédie d'Eschyle toute son humanité. Dans Les Perses, il a su respecter les vaincus et s'est interdit contre eux toute invective. Le plus souvent, il présente d'ailleurs leur désastre comme un arrêt du Destin ou comme le résultat d'une folie de leur seul chef. Le sentiment religieux qu'il ne faut point se glorifier de son succès de peur d'éveiller la jalousie des dieux a inspiré à Eschyle une modération, une pitié même à l'égard des vaincus qui donnent à sa pièce une noble impassibilité. « Que nul, désormais, conclut Darios, ne méprise sa fortune présente, et n'aille, par sa convoitise même, ruiner sa propre opulence. Zeus, l'inflexible vengeur, ne laisse jamais impunis les desseins d'un orgueil effréné.»
La guerre
Parmi les occasions que l'homme peut rencontrer de se déchaîner avec démesure, la guerre est dans l'Antiquité la plus fréquente. Non pas seulement parce qu'elle est une réalité quotidienne pour tous les peuples, mais parce qu'elle est aussi dans leur mentalité une épreuve où peuvent se manifester les plus éclatantes vertus. La représentation que les Grecs, par exemple, se font de la guerre n'a donc rien à voir avec la nôtre et on se tromperait assurément en jugeant que Les Perses favorise une réflexion contre la guerre, tout au moins dans le sens qu'on pourrait donner aujourd'hui à telle œuvre où se manifeste un pacifisme antimilitariste. Le statut de soldat est à Athènes un élément de la définition du citoyen et constitue un aspect fondamental de son éducation. Sparte sélectionne et forme les meilleurs guerriers dès la naissance et jusqu'à la vieillesse. Les vers du poète Tyrtée (« Élégies », 10) illustrent cet état d'esprit :
Mourir au premier rang, lutter pour la patrie,
C'est le sort le plus beau digne d'un bon guerrier...
O garçons ! au combat luttez en rangs serrés,
Car la fuite est honteuse autant que la panique...
En Grèce, comme dans bien d'autres civilisations, la guerre est une nécessité économique autant que politique. C'est elle qui assure l'hégémonie d'Athènes par la contribution que lui versent les autres cités pour être défendues, c'est par elle que de plus en plus de citoyens acquièrent un statut social en grossissant le corps des hoplites. Sur ce point, Eschyle s'adresse à son public athénien et flatte son orgueil national en expliquant la défaite perse par des raisons mythologiques et politiques :
ATOSSA.— Les dieux ont voulu sauver la ville de la déesse Pallas.
LE MESSAGER.— Athènes est une ville inexpugnable. Athènes contient des hommes ; et c'est là le rempart invincible.
Si la guerre est ainsi un élément essentiel de la démocratie, sa nécessité sur le plan moral n'est pas moins décisive, surtout dans la Grèce archaïque où la désorganisation des armées favorise l'exploit individuel. La guerre est avec les Jeux olympiques le seul moyen de parvenir à l'héroïsme en manifestant son aristeia, cette excellence guerrière qui, par exemple, anime l'Iliade d'Homère. On jugera de ce système de valeurs en mentionnant que c'est la présence d'Eschyle à Marathon et à Salamine, et non son œuvre de tragédien, que les habitants de Gela, où il mourut, souhaitèrent rappeler sur sa tombe : Sa vaillance fameuse, c'est le bois sacré de Marathon qui peut la dire, / Ainsi que le Mède chevelu qui en subit l'épreuve.
Le tableau de l'armée perse brossé par le Chœur avant la nouvelle de la défaite participe de ce souffle épique qui rehausse les guerriers jusqu'au plan divin : « Tout cède devant le fougueux maître de la populeuse Asie. Par deux côtés à la fois, par terre, par mer, son immense armée s'élance vers les plaines de la Grèce. Ses généraux sont braves, pleins d'une forte sève ; il se fie en leur courage : fils de cette race qui naquit de la pluie d'or, Xerxès est l'égal des dieux. Ses yeux sont pleins d'un feu sombre ; c'est le regard du dragon sanglant. Des millions de bras, des milliers de vaisseaux se meuvent par sa pensée; et lui, pressant la course de son char syrien, il précipite contre les lances d'un ennemi valeureux les intrépides archers de l'Asie. Quelle bravoure pourrait soutenir le choc de ce vaste torrent d'hommes ? Quelles barrières assez puissantes arrêteraient les flots de cette mer irrésistible ? Oui, l'armée des Perses est une vaillante armée, le peuple des Perses un peuple de braves ! »
Mais dans Les Perses, Eschyle adopte le point de vue des vaincus, et c'est là toute la différence. Aucun soldat athénien n'y est nommé et le thème de l'andreïa, cette vertu virile du soldat-citoyen, y apparaît comme secondaire. Ce qui est mis en avant, ce n'est pas la valeur guerrière mais la fragilité des hommes et le caractère mortel de leur condition. A cet égard, l'aspect saisissant des tableaux épiques vise à montrer la guerre dans toute son horreur, physique et morale : « Les Perses ne savent plus par où fuir; la main des Grecs les écrase sous une grêle de pierres ; ils tombent percés par les flèches des archers ennemis. Enfin les assaillants s'élancent tous ensemble d'un même bond : ils frappent, ils hachent, et tous les malheureux Perses sont égorgés jusqu'au dernier. » L'évocation de la guerre dans son inhumanité finit par envahir tout le champ du discours. Les plaintes du Chœur consterné par la souffrance de tant de jeunes guerriers broyés dans un cataclysme qu'ils n'ont pas désiré alimentent, par-delà les siècles, le procès de l'éternelle barbarie de la guerre. Loin de la célébrer alors, le dramaturge donne toute sa place à l'hommage rendu aux envahisseurs, aveuglés par l'orgueil et l'obéissance, mais proches pourtant, au moins par la vaillance. Ainsi ce qui transparaît plus exactement de la position d'Eschyle ne condamne pas la guerre comme telle : la déploration du Chœur et son éloge du règne de Darios condamnent plutôt la démesure à laquelle la guerre peut inviter. L'Iliade témoigne de la même intention lorque l'aède décrit la course vengeresse d'Achille vers les murailles de Troie. Il lui faudra comprendre que le véritable héroïsme consiste à maîtriser sa colère et qu'il est donc compatible avec la paix et le pardon. Ici comme dans Les Perses le registre épique sert une dénonciation de l'hubris au profit de la sophrosune.
Le discours sur la guerre est enfin fonction de la nature des hostilités. Dans notre tragédie, l'ampleur de la défaite perse sanctionne un mal dont les causes sont identifiables. Pour Eschyle, il ne fait pas de doute que cette guerre est le fait de Xerxès, « le pourvoyeur d’Hadès ». Le conflit dont le dramaturge fait le récit se pare donc, du côté grec, de la légitimité de la guerre juste. Xerxès a en effet violé un partage d'origine divine dont Atossa, dans le récit de son rêve, rappelle la teneur : « Il m'a semblé voir deux femmes apparaître devant moi, magnifiquement vêtues : l'une était parée de l'habit des Perses, l'autre du costume dorien ; leur taille avait plus de majesté que celle des femmes d'aujourd'hui ; leur beauté était sans tache ; c'étaient deux filles de la même race, c'étaient deux sœurs. A chacune d'elles le sort avait fixé sa patrie : l'une habitait la terre de Grèce, l'autre la terre des Barbares.»
La faute de Xerxès est donc d'avoir transgressé une délimitation géographique voulue par les Dieux. Les tableaux épiques du Messager tiennent de cette dimension mythologique : avec les flots déchaînés qui réduisent les guerriers à des corps ballottés se déchaîne la colère de Poséidon, que la thalassocratie athénienne réclame évidemment pour sien et que la flotte perse a prétendu juguler en barrant l'Hellespont. La tragédie sait communiquer aussi toute son horreur sacrée au châtiment en fédérant les images de deuil autour du vêtement déchiré, du cri psalmodié, de cet étonnant dialogue final entre Xerxès et le Chœur où s'abolit toute parole. Si l'accueil réservé par le public à cette tragédie tenait sans doute de l'orgueil national, la noblesse de ce kommos désemparé devait aussi lui inspirer un sentiment de respect à l'égard de ses frères en mortalité.
Pour nous, aujourd'hui, la tragédie des Perses, par son archaïsme et son statisme, apparaît de prime abord comme largement tributaire de l'épopée et du lyrisme choral propres à la Grèce primitive, mais elle témoigne aussi d'une unité et d'un aboutissement du genre tragique, tout comme d'un questionnement nouveau sur l'homme et sur la guerre. C'est sans doute ce qui rend Eschyle si étonnamment présent. « Les Perses, écrit Robert Brasillach, sont éternellement la tragédie de toute défaite. »