LA
RECHERCHE DU BONHEUR
TEXTES
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MOLIÈRE
Tout le plaisir de l'amour est dans le changement
DOM JUAN.− Quoi
? tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous
prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus
d'yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer
d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour
toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse à
toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux
: non, non, la constance n'est bonne que pour des ridicules,
toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage
d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux
autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos
cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve;
et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous
entraîne; j'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une
belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres;
je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends
à chacune les hommages et les tributs où la nature nous
oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à
tout ce que je vois d'aimable, et dès qu'un beau visage me
le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous.
Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes
inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le
changement. On goûte une douceur extrême à réduire par cent
hommages le cœur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour
les petits progrès qu'on y fait; à combattre par des
transports, par des larmes, et des soupirs, l'innocente
pudeur d'une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer
pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous
oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un
honneur, et la mener doucement où nous avons envie de la
faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a
plus rien à dire, ni rien à souhaiter, tout le beau de la
passion est fini, et nous nous endormons dans la
tranquillité d'un tel amour si quelque objet nouveau ne
vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les
charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin, il n'est
rien de si doux que de triompher de la résistance d'une
belle personne; et j'ai sur ce sujet l'ambition des
conquérants qui volent perpétuellement de victoire en
victoire et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits.
Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes
désirs, je me sens un cœur à aimer toute la terre; et comme
Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour
y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.
MOLIERE, Dom Juan, I, II (1665).
Blaise PASCAL
Tous les hommes recherchent d'être heureux
Tous les hommes recherchent d'être
heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens
qu'ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait
que les uns vont à la guerre et que les autres n'y vont pas
est ce même désir qui est dans tous les deux, accompagné de
différentes vues. La volonté [ne] fait jamais la moindre
démarche que vers cet objet. C'est le motif de toutes les
actions de tous les hommes. Jusqu'à ceux qui vont se pendre.
Et cependant depuis un si grand nombre d'années
jamais personne, sans la foi, n'est arrivé à ce point où
tous visent continuellement. Tous se plaignent, princes,
sujets, nobles, roturiers, vieux, jeunes, forts, faibles,
savants, ignorants, sains, malades, de tous pays, de tous
les temps, de tous âges et de toutes conditions.
Une épreuve si longue, si continuelle et si uniforme
devrait bien nous convaincre de notre impuissance d'arriver
au bien par nos efforts. Mais l'exemple nous instruit peu.
Il n'est jamais si parfaitement semblable qu'il n'y ait
quelque délicate différence, et c'est de là que nous
attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette
occasion comme en l'autre. Et ainsi, le présent ne nous
satisfaisant jamais, l'expérience nous pipe, et de malheur
en malheur nous conduit jusqu'à la mort qui en est un comble
éternel.
Qu'est-ce donc que nous crie cette avidité et cette
impuissance, sinon qu'il y a eu autrefois dans l'homme un
véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la
marque et la trace toute vide, et qu'il essaie inutilement
de remplir de tout ce qui l'environne, recherchant des
choses absentes le secours qu'il n'obtient pas des
présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que ce
gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini
et immuable, c'est-à-dire que par Dieu même.
Lui seul est son véritable bien. Et depuis qu'il l'a
quitté, c'est une chose étrange qu'il n'y a rien dans la
nature qui n'ait été capable de lui en tenir la place:
astres, ciel, terre, éléments, plantes, choux, poireaux,
animaux, insectes, veaux, serpents, fièvre, peste, guerre,
famine, vices, adultère, inceste. Et depuis qu'il a perdu le
vrai bien, tout également peut lui paraître tel, jusqu'à sa
destruction propre, quoique si contraire à Dieu, à la raison
et à la nature tout ensemble.
Les uns le cherchent dans l'autorité, les autres dans
les curiosités et dans les sciences, les autres dans les
voluptés.
D'autres, qui en ont en effet plus approché, ont
considéré qu'il est nécessaire que ce bien universel que
tous les hommes désirent ne soit dans aucune des choses
particulières qui ne peuvent être possédées que par un seul
et qui, étant partagées, affligent plus leur possesseur par
le manque de la partie qu'ils n'ont pas qu'elles ne le
contentent par la jouissance de celle [qui] lui appartient.
Ils ont compris que le vrai bien devait être tel que tous
pussent le posséder à la fois sans diminution et sans envie,
et que personne ne le pût perdre contre son gré. Et leur
raison est que ce désir étant naturel à l'homme puisqu'il
est nécessairement dans tous et qu'il ne peut pas ne le pas
avoir, ils en concluent...
Blaise PASCAL, Pensées, 181, (1670).
Jean-Jacques ROUSSEAU
Le pays des chimères
Tant qu’on désire on peut se
passer d’être heureux ; on s’attend à le devenir : si le
bonheur ne vient point, l’espoir se prolonge, et le charme
de l’illusion dure autant que la passion qui le cause. Ainsi
cet état se suffit à lui-même, et l’inquiétude qu’il donne
est une sorte de jouissance qui supplée à la réalité, qui
vaut mieux peut-être. Malheur à qui n’a plus rien à désirer
! il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit
moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère et l’on
n’est heureux qu’avant d’être heureux. En effet, l’homme,
avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a
reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout
ce qu’il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui
rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte,
et, pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce,
le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige
disparaît devant l’objet même ; rien n’embellit plus cet
objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce
qu’on voit ; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on
possède, l’illusion cesse où commence la jouissance. Le pays
des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité, et
tel est le néant des choses humaines, qu’hors l’Etre
existant par lui-même il n’y a rien de beau que ce qui n’est
pas.
Jean-Jacques ROUSSEAU, La Nouvelle Héloïse,
Sixième partie, lettre VIII (1761).
Jean-Jacques ROUSSEAU
Un bonheur suffisant, parfait et plein
Tout est dans un flux
continuel sur la terre : rien n'y garde une forme constante
et arrêtée, et nos affections qui s'attachent aux choses
extérieures passent et changent nécessairement comme elles.
Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le
passé qui n'est plus ou préviennent l'avenir qui souvent ne
doit point être : il n'y a rien là de solide à quoi le cœur
se puisse attacher. Aussi n'a-t-on guère ici-bas que du
plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu'il
y soit connu. A peine est-il dans nos plus vives jouissances
un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : Je
voudrais que cet instant durât toujours ; et comment peut-on
appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le
cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose
avant, ou désirer encore quelque chose après ? Mais s'il est
un état où l'âme trouve une assiette assez solide pour s'y
reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans
avoir besoin de rappeler le passé ni d'enjamber sur l'avenir
; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure
toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune
trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation
ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de
crainte que celui seul de notre existence, et que ce
sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet
état dure celui qui s'y trouve peut s'appeler heureux, non
d'un bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui
qu'on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d'un bonheur
suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l'âme aucun
vide qu'elle sente le besoin de remplir. Tel est l'état où
je me suis trouvé souvent à l'île de Saint-Pierre dans mes
rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je
laissais dériver au gré de l'eau, soit assis sur les rives
du lac agité, soit ailleurs au bord d'une belle rivière ou
d'un ruisseau murmurant sur le gravier.
De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De
rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa
propre existence, tant que cet état dure on se suffit à
soi-même comme Dieu. Le sentiment de l'existence dépouillé
de toute autre affection est par lui-même un sentiment
précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour
rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter
de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui
viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas
la douceur. Mais la plupart des hommes, agités de passions
continuelles, connaissent peu cet état, et ne l'ayant goûté
qu'imparfaitement durant peu d'instants n'en conservent
qu'une idée obscure et confuse qui ne leur en fait pas
sentir le charme. Il ne serait pas même bon, dans la
présente constitution des choses, qu'avides de ces douces
extases ils s'y dégoûtassent de la vie active dont leurs
besoins toujours renaissants leur prescrivent le devoir.
Mais un infortuné qu'on a retranché de la société humaine et
qui ne peut plus rien faire ici-bas d'utile et de bon pour
autrui ni pour soi, peut trouver dans cet état à toutes les
félicités humaines des dédommagements que la fortune et les
hommes ne lui sauraient ôter. Il est vrai que ces
dédommagements ne peuvent être sentis par toutes les âmes ni
dans toutes les situations. Il faut que le cœur soit en paix
et qu'aucune passion n'en vienne troubler le calme. Il y
faut des dispositions de la part de celui qui les éprouve,
il en faut dans le concours des objets environnants. Il n'y
faut ni un repos absolu ni trop d'agitation, mais un
mouvement uniforme et modéré qui n'ait ni secousses ni
intervalles. Sans mouvement la vie n'est qu'une léthargie.
Si le mouvement est inégal ou trop fort, il réveille ; en
nous rappelant aux objets environnants, il détruit le charme
de la rêverie, et nous arrache d'au-dedans de nous pour nous
remettre à l'instant sous le joug de la fortune et des
hommes et nous rendre au sentiment de nos malheurs. Un
silence absolu porte à la tristesse. Il offre une image de
la mort. Alors le secours d'une imagination riante est
nécessaire et se présente assez naturellement à ceux que le
ciel en a gratifiés. Le mouvement qui ne vient pas du dehors
se fait alors au-dedans de nous. Le repos est moindre, il
est vrai, mais il est aussi plus agréable avant de légères
et douces idées sans agiter le fond de l'âme, ne font pour
ainsi dire qu'en effleurer la surface, Il n'en faut qu'assez
pour se souvenir de soi-même en oubliant tous ses maux.
Cette espèce de rêverie peut se goûter partout où l'on peut
être tranquille, et j'ai souvent pensé qu'à la Bastille, et
même dans un cachot où nul objet n'eût frappé ma vue,
j'aurais encore pu rêver agréablement. Mais il faut avouer
que cela se faisait bien mieux et plus agréablement dans une
île fertile et solitaire, naturellement circonscrite et
séparée du reste du monde, où rien ne m'offrait que des
images riantes, où rien ne me rappelait des souvenirs
attristants où la société du petit nombre d'habitants était
liante et douce sans être intéressante au point de m'occuper
incessamment, où je pouvais enfin me livrer tout le jour
sans obstacle et sans soins aux occupations de mon goût ou à
la plus molle oisiveté. L'occasion sans doute était belle
pour un rêveur qui, sachant se nourrir d'agréables chimères
au milieu des objets les plus déplaisants, pouvait s'en
rassasier à son aise en y faisant concourir tout ce qui
frappait réellement ses sens. En sortant d'une longue et
douce rêverie, en me voyant entouré de verdure, de fleurs,
d'oiseaux et laissant errer mes yeux au loin sur les
romanesques rivages qui bordaient une vaste étendue d'eau
claire et cristalline, j'assimilais à mes fictions tous ces
aimables objets, et me trouvant enfin ramené par degrés à
moi-même et à ce qui m'entourait, je ne pouvais marquer le
point de séparation des fictions aux réalités, tant tout
concourait également à me rendre chère la vie recueillie et
solitaire que je menais dans ce beau séjour.
Jean-Jacques ROUSSEAU, Les Rêveries du Promeneur
solitaire, Cinquième Promenade (1778).
Mme
de STAEL
Quelle triste
économie que celle de l’âme !
Il est temps de parler de bonheur !
J’ai écarté ce mot avec un soin extrême, parce que depuis
près d’un siècle surtout on l’a placé dans des plaisirs si
grossiers, dans une vie si égoïste, dans des calculs si
rétrécis, que l’image même en est profanée. Mais on peut le
dire cependant avec confiance, l’enthousiasme est de tous
les sentiments celui qui donne le plus de bonheur, le seul
qui sache nous faire supporter la destinée humaine dans
toutes les situations où le sort peut nous placer.
C’est en vain qu’on veut le réduire aux jouissances
matérielles, l’âme revient de toutes parts, l’orgueil,
l’ambition, l’amour-propre, tout cela c’est encore de l’âme,
quoiqu’un souffle empoisonné s’y mêle. Quelle misérable
existence cependant que celle de tant d’hommes en ruse avec
eux-mêmes presque autant qu’avec les autres et repoussant
les mouvements généreux qui renaissent dans leur cœur
comme une maladie de l’imagination que le grand air doit
dissiper ! Quelle pauvre existence aussi que celle de
beaucoup d’hommes qui se contentent de ne pas faire du mal,
et traitent de folie la source d’où dérivent les belles
actions et les grandes pensées ! Ils se referment par vanité
dans une médiocrité tenace, qu’ils auraient pu rendre
accessible aux lumières du dehors; ils se condamnent à cette
monotonie d’idées, à cette froideur de sentiment qui laisse
passer les jours sans en tirer ni fruits, ni progrès, ni
souvenirs; et si le temps ne sillonnait pas leurs traits,
quelles traces auraient-ils gardées de son passage ? S’il ne
fallait pas vieillir et mourir, quelle réflexion sérieuse
entrerait jamais dans leur tête ?
Quelques raisonneurs prétendent que l’enthousiasme
dégoûte de la vie commune, et que ne pouvant pas rester
toujours dans cette disposition, il vaut mieux ne l’éprouver
jamais : et pourquoi donc ont-ils accepté d’être jeunes, de
vivre même, puisque cela ne devait pas toujours durer ?
Pourquoi donc ont-ils aimé, si tant est que cela leur soit
jamais arrivé, puisque la mort pouvait les séparer des
objets de leur affection ? Quelle triste économie que celle
de l’âme ! Elle nous a été donnée pour être développée,
perfectionnée, prodiguée même dans un noble but.
Plus on engourdit la vie, plus on se rapproche de
l’existence matérielle, et plus l’on diminue, dira-t-on, la
puissance de souffrir. Cet argument séduit un grand nombre
d’hommes, il consiste à tâcher d’exister le moins possible.
Cependant il y a toujours dans la dégradation une douleur
dont on ne se rend pas compte, et qui poursuit sans cesse en
secret : l’ennui, la honte, et la fatigue qu’elle cause sont
revêtus des formes de l’impertinence et du dédain par la
vanité; mais il est bien rare qu’on s’établisse en paix dans
cette façon d’être sèche et bornée, qui laisse sans
ressource en soi-même quand les prospérités extérieures nous
délaissent. L’homme a la conscience du beau comme celle du
bon, et la privation de l’un lui fait sentir le vide ainsi
que la déviation de l’autre, le remords.
On accuse l’enthousiasme d’être passager; l’existence
serait trop heureuse si l’on pouvait retenir des émotions si
belles; mais c’est parce qu’elles se dissipent aisément
qu’il faut s’occuper de les conserver. La poésie et les
beaux-arts servent à développer dans l’homme ce bonheur
d’illustre origine qui relève les cœurs
abattus, et met à la place de l’inquiète satiété de la vie
le sentiment habituel de l’harmonie divine dont nous et la
nature faisons partie. Il n’est aucun devoir, aucun plaisir,
aucun sentiment qui n’emprunte de l’enthousiasme je ne sais
quel prestige d’accord avec le pur charme de la vérité.
Mme de STAËL, De L'Allemagne, chapitre XII
(1813).
André GIDE
Présence des instants
L'homme qui se dit heureux et qui
pense, celui-là sera appelé vraiment fort.
Nathanaël, le malheur de chacun
vient de ce que c'est toujours chacun qui regarde et qu'il
subordonne à lui ce qu'il voit. Ce n'est pas pour nous,
c'est pour elle que chaque chose est importante. Que ton
œil soit la chose regardée.
Nathanaël ! je ne peux plus commencer un seul vers,
sans que ton nom délicieux y revienne.
Nathanaël, je voudrais te faire naître à la vie.
Nathanaël, est-ce que tu comprends assez le
pathétique de mes paroles ? Je voudrais m'approcher de toi
plus encore.
[...]
Nathanaël, je veux t'apprendre la ferveur.
Nathanaël, car ne demeure pas auprès de ce qui te
ressemble; ne demeure jamais, Nathanaël. Dès qu'un
environ a pris ta ressemblance, ou que toi tu t'es fait
semblable à l'environ, il n'est plus pour toi profitable. Il
te faut le quitter. Rien n'est plus dangereux pour toi que ta
famille, que ta chambre, que ton
passé. Ne prends de chaque chose que l'éducation qu'elle
t'apporte; et que la volupté qui en ruisselle la tarisse.
Nathanaël, je te parlerai des instants. As-tu
compris de quelle force est leur présence ? Une pas
assez constante pensée de la mort n'a donné pas assez de
prix au plus petit instant de ta vie. Et ne comprends-tu pas
que chaque instant ne prendrait pas cet éclat admirable,
sinon détaché pour ainsi dire sur le fond très obscur de la
mort ?
Je ne chercherais plus à rien faire, s'il m'était
dit, s'il m'était prouvé, que j'ai tout le temps pour le
faire. Je me reposerais d'abord d'avoir voulu commencer
quelque chose, ayant le temps de faire aussi toutes
les autres. Ce que je ferais ne serait jamais que n'importe
quoi, si je ne savais pas que cette forme de vie doit finir
− et que je m'en
reposerai, l'ayant vécue, dans un sommeil un peu plus
profond, un peu plus oublieux que celui que j'attends de
chaque nuit...
Et je pris ainsi l'habitude de séparer chaque
instant de ma vie, pour une totalité de joie, isolée; pour y
concentrer subitement toute une particularité de bonheur; de
sorte que je ne me reconnaissais plus dès le plus récent
souvenir.
André GIDE, Les Nourritures terrestres, II
(1897).
ALAIN
Le roi s'ennuie
Il est bon d’avoir un peu de mal à
vivre et de ne pas suivre une route tout unie. Je plains les
rois s’ils n’ont qu’à désirer; et les dieux, s’il y en a
quelque part, doivent être un peu neurasthéniques. On dit
que dans les temps passés ils prenaient forme de voyageurs
et venaient frapper aux portes ; sans doute ils trouvaient
un peu de bonheur à éprouver la faim, la soif et les
passions de l’amour. Seulement, dès qu’ils pensaient un peu
à leur puissance, ils se disaient que tout cela n’était
qu’un jeu, et qu’ils pouvaient tuer leurs désirs s’ils le
voulaient, en supprimant le temps et la distance. Tout
compte fait ils s’ennuyaient; ils ont dû se pendre ou se
noyer, depuis ce temps-là; ou bien ils dorment comme la
belle au bois dormait. Le bonheur suppose sans doute
toujours quelque inquiétude, quelque passion, une pointe de
douleur qui nous éveille à nous-même.
Il est ordinaire que l’on ait plus de bonheur par
l’imagination que par les biens réels. Cela vient de ce que,
lorsque l’on a les biens réels, on croit que tout est dit,
et l’on s’assied au lieu de courir. Il y a deux richesses ;
celle qui laisse assis ennuie ; celle qui plaît est celle
qui veut des projets encore et des travaux, comme est pour
le paysan un champ qu’il convoitait et dont il est enfin le
maître ; car c’est la puissance qui plaît, non point la
puissance au repos, mais la puissance en action. L’homme qui
ne fait rien n’aime rien. Apportez-lui des bonheurs tout
faits, il détourne la tête comme un malade. Au reste, qui
n’aime mieux faire la musique que l’entendre ? Le difficile
est ce qui plaît. Aussi toutes les fois qu’il y a quelque
obstacle sur la route, cela fouette le sang et ravive le
feu. Qui voudrait d’une couronne olympique si on la gagnait
sans peine ? Personne n’en voudrait. Qui voudrait jouer aux
cartes sans risquer jamais de perdre ? Voici un vieux roi
qui joue avec des courtisans ; quand il perd, il se met en
colère, et les courtisans le savent bien; depuis que les
courtisans ont bien appris à jouer, le roi ne perd jamais.
Aussi voyez comme il repousse les cartes. Il se lève, il
monte à cheval ; il part pour la chasse ; mais c’est une
chasse de roi, le gibier lui vient dans les jambes; les
chevreuils aussi sont courtisans.
J’ai connu plus d’un roi. C’étaient de petits rois,
d’un petit royaume ; rois dans leur famille, trop aimés,
trop flattés, trop choyés, trop bien servis. Ils n’avaient
point le temps de désirer. Des yeux attentifs lisaient dans
leur pensée. Eh bien, ces petits Jupiters voulaient malgré
tout lancer la foudre ; ils inventaient des obstacles ; ils
se forgeaient des désirs capricieux, changeaient comme un
soleil de janvier, voulaient à tout prix vouloir, et
tombaient de l’ennui dans l’extravagance. Que les dieux,
s’ils ne sont pas morts d’ennui, ne vous donnent pas à
gouverner de ces plats royaumes ; qu’ils vous conduisent par
des chemins de montagnes ; qu’ils vous donnent pour compagne
quelque bonne mule d’Andalousie, qui ait les yeux comme des
puits, le front comme une enclume, et qui s’arrête tout à
coup parce qu’elle voit sur la route l’ombre de ses
oreilles.
ALAIN, Propos, 22 janvier 1908.
Jean ANOUILH
Vous me dégoûtez tous, avec votre bonheur !
CRÉON. − [...]
Marie-toi vite, Antigone, sois heureuse. La vie n'est pas
ce que tu crois. C'est une eau que les jeunes gens
laissent couler sans le savoir, entre leurs doigts
ouverts. Ferme tes mains, ferme tes mains, vite.
Retiens-la. Tu verras, cela deviendra une petite chose
dure et simple qu'on grignote, assis au soleil. Ils te
diront tout le contraire parce qu'ils ont besoin de ta
force et de ton élan. Ne les écoute pas. Ne m'écoute pas
quand je ferai mon prochain discours devant le tombeau
d'Etéocle. Ce ne sera pas vrai. Rien n'est vrai que ce
qu'on ne dit pas… Tu l'apprendras, toi aussi, trop tard,
la vie c'est un livre qu'on aime, c'est un enfant qui joue
à vos pieds, un outil qu'on tient bien dans sa main, un
banc pour se reposer le soir devant sa maison. Tu vas me
mépriser encore, mais de découvrir cela, tu verras, c'est
la consolation dérisoire de vieillir; la vie, ce n'est
peut-être tout de même que le bonheur.
ANTIGONE, murmure, le regard perdu.− Le bonheur…
CRÉON, a un peu honte soudain. − Un pauvre mot,
hein?
ANTIGONE. − Quel sera-t-il, mon bonheur ? Quelle femme
heureuse deviendra-t-elle, la petite Antigone ? Quelles
pauvretés faudra-t-il quelle fasse elle aussi, jour par
jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau de
bonheur ? Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire,
à qui se vendre ? Qui devra-t-elle laisser mourir en
détournant le regard ?
CRÉON, hausse les épaules. − Tu es folle,
tais-toi.
ANTIGONE. − Non, je ne me tairai pas! Je veux savoir
comment je m'y prendrais, moi aussi, pour être heureuse.
Tout de suite, puisque c'est tout de suite qu'il faut
choisir. Vous dites que c'est si beau, la vie. Je veux
savoir comment je m'y prendrai pour vivre.
CRÉON. − Tu aimes Hémon ?
ANTIGONE. − Oui, j'aime Hémon. J'aime un Hémon dur
et jeune; un Hémon exigeant et fidèle, comme moi. Mais si
votre vie, votre bonheur doivent passer sur lui avec leur
usure, si Hémon ne doit plus pâlir quand je pâlis, s'il ne
doit plus me croire morte quand je suis en retard de cinq
minutes, s'il ne doit plus se sentir seul au monde et me
détester quand je ris sans qu'il sache pourquoi, s'il doit
devenir près de moi le monsieur Hémon, s'il doit appendre
à dire «oui», lui aussi, alors je n'aime plus Hémon.
CRÉON. − Tu ne sais plus ce que tu dis. Tais-toi.
ANTIGONE. − Si, je sais ce que je dis, mais c'est vous qui
ne m'entendez plus. Je vous parle de trop loin maintenant,
d'un royaume où vous ne pouvez plus entrer avec vos rides,
votre sagesse, votre ventre. (Elle rit.) Ah ! je
ris, Créon, je ris parce que je te vois à quinze ans, tout
d'un coup ! C'est le même air d'impuissance et de croire
qu'on peut tout. La vie t'a seulement ajouté ces petits
plis sur le visage et cette graisse autour de toi.
CRÉON, la secoue. − Te tairas-tu, enfin ?
ANTIGONE. − Pourquoi veux-tu me faire taire ? Parce que tu
sais que j'ai raison ? Tu crois que je ne lis pas dans tes
yeux que tu le sais ? Tu sais que j'ai raison, mais tu ne
l'avoueras jamais parce que tu es en train de défendre ton
bonheur en ce moment comme un os.
CRÉON. − Le tien et le mien, oui, imbécile !
ANTIGONE. − Vous me dégoûtez tous, avec votre bonheur !
Avec votre vie qu'il faut aimer coûte que coûte. On dirait
des chiens qui lèchent tout ce qu'ils trouvent. Et cette
petite chance pour tous les jours, si on n'est pas trop
exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite, et que ce soit
entier ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste,
moi, et me contenter d'un petit morceau si j'ai été bien
sage. Je veux être sûre de tout aujourd'hui et que cela
soit aussi beau que quand j'étais petite ou mourir.
CRÉON. − Allez, commence, commence, comme ton père !
ANTIGONE. − Comme mon père, oui ! Nous sommes de ceux qui
posent les questions jusqu'au bout. Jusqu'à ce qu'il ne
reste vraiment plus la plus petite chance d'espoir
vivante, la plus petite chance d'espoir à étrangler. Nous
sommes de ceux qui lui sautent dessus quand ils le
rencontrent, votre espoir, votre cher espoir, votre sale
espoir !
CRÉON. − Tais-toi ! Si tu te voyais en criant ces mots, tu
es laide.
ANTIGONE. − Oui, je suis laide ! C'est ignoble, n'est-ce
pas, ces cris, ces sursauts, cette lutte de chiffonniers.
Papa n'est devenu beau qu'après, quand il a été bien sûr,
enfin, qu'il avait tué son père, que c'était bien avec sa
mère qu'il avait couché, et que rien , plus rien ne
pouvait le sauver. Alors, il s'est calmé tout d'un coup,
il a eu comme un sourire, et il est devenu beau. C'était
fini. Il n'a plus eu qu'à fermer les yeux pour ne plus
vous voir. Ah ! vos têtes, vos pauvres têtes de candidats
au bonheur ! C'est vous qui êtes laids, même les plus
beaux. Vous avez tous quelque chose de laid au coin de
l'œil ou de la bouche. Tu l'as bien dit tout à l'heure,
Créon, la cuisine. Vous avez des têtes de cuisiniers !
Jean ANOUILH, Antigone (1944).
Émile-Michel
CIORAN
Mécanisme de l'utopie
En quête d'épreuves
nouvelles, et au moment même où je désespérais d'en
rencontrer, l'idée me vint de me jeter sur la littérature
utopique, d'en consulter les « chefs-d'œuvre », de m'en
imprégner, de m'y vautrer. A ma grande satisfaction, j'y
trouvai de quoi rassasier mon désir de pénitence, mon
appétit de mortification. Passer quelques mois à recenser
les rêves d'un avenir meilleur, d'une société « idéale », à
consommer de l'illisible, quelle aubaine ! Je me hâte
d'ajouter que cette littérature rebutante est riche
d'enseignements, et, qu'à la fréquenter, on ne perd pas tout
à fait son temps. On y distingue dès l'abord le rôle (fécond
ou funeste, comme on voudra) que joue, dans la genèse des
événements, non pas le bonheur, mais l'idée de bonheur, idée
qui explique pourquoi, l'âge de fer étant coextensif à
l'histoire, chaque époque s'emploie à divaguer sur l'âge
d'or. Qu'on mette un terme à ces divagations : une
stagnation totale s'ensuivrait. Nous n'agissons que sous la
fascination de l'impossible : autant dire qu'une société
incapable d'enfanter une utopie et de s'y vouer est menacée
de sclérose et de ruine. La sagesse, que rien ne fascine,
recommande le bonheur donné, existant ; l'homme le refuse,
et ce refus seul en fait un animal historique, j'entends un
amateur de bonheur imaginé.
« Bientôt ce sera la fin de tout ; et il y aura
un nouveau ciel et une nouvelle terre », lisons-nous dans
l'Apocalypse. Éliminez le ciel, conservez seulement la «
nouvelle terre », et vous aurez le secret et la formule des
systèmes utopiques ; pour plus de précision, peut-être
faudrait-il substituer « cité » à « terre » ; mais ce n'est
là qu'un détail ; ce qui compte c'est la perspective d'un
nouvel avènement, la fièvre d'une attente essentielle,
parousie dégradée, modernisée, dont surgissent ces systèmes,
si chers aux déshérités. La misère est effectivement le
grand auxiliaire de l'utopiste, la matière sur laquelle il
travaille, la substance dont il nourrit ses pensées, la
providence de ses obsessions. Sans elle il serait vacant ;
mais elle l'occupe, l'attire ou le gêne, suivant qu'il est
pauvre ou riche ; d'un autre côté, elle ne peut se passer de
lui, elle a besoin de ce théoricien, de ce fervent de
l'avenir, d'autant plus qu'elle-même, méditation
interminable sur la possibilité d'échapper à son propre
présent, n'en supporterait guère la désolation sans la
hantise d'une autre terre. En doutez-vous ? C'est que vous
n'avez pas goûté à l'indigence complète. Si vous y parvenez,
vous verrez que plus vous serez démunis, plus vous
dépenserez votre temps et votre énergie à tout réformer, en
pensée, donc en pure perte. Je ne songe pas seulement aux
institutions, créations de l'homme ; celles-là, bien
entendu, vous les condamnerez d'emblée et sans appel, mais
aux objets, à tous les objets, si insignifiants soient-ils.
Ne pouvant les accepter tels quels, vous voudriez leur
imposer vos lois et vos caprices, faire à leurs dépens œuvre
de législateur ou de tyran, vous voudriez encore intervenir
dans la vie des éléments pour en modifier la physionomie et
la structure. L'air vous irrite : qu'il change ! Et la
pierre aussi. De même le végétal, de même l'homme.
Descendre, par-delà les assises de l'être, jusqu'aux
fondements du chaos, pour s'en emparer, pour s'y établir !
Quand on n'a pas un sou en poche, on s'agite, on extravague,
on rêve de posséder tout, et ce tout, tant que la frénésie
dure, on le possède en effet, on égale Dieu, mais personne
ne s'en aperçoit, même pas Dieu, même pas soi. Le délire des
indigents est générateur d'événements, source d'histoire :
une foule de fiévreux qui veulent un autre monde, ici-bas et
sur l'heure. Ce sont eux qui inspirent les utopies, c'est
pour eux qu'on les écrit. Mais utopie, rappelons-le,
signifie nulle part.
Et d'où seraient-elles ces cités que le mal
n'effleure pas, où l'on bénit le travail et où personne ne
craint la mort ? On y est astreint à un bonheur fait
d'idylles géométriques, d'extases réglementées, de mille
merveilles écœurantes,
telles qu'en présente nécessairement le spectacle d'un monde
parfait, d'un monde fabriqué. [...] Pour mieux saisir sa
déchéance ou celle d'autrui, il faut passer par le mal et,
au besoin, s'y enfoncer : comment y arriver dans ces cités
et ces îles d'où il est exclu par principe et par raison
d'État ? Les ténèbres y sont interdites; la lumière seule y
est admise. Nulle trace de dualisme : l'utopie est d'essence
antimanichéenne. Hostile à l'anomalie, au difforme, à
l'irrégulier, elle tend à l'affermissement de l'homogène, du
type, de la répétition et de l'orthodoxie. Mais la vie est
rupture, hérésie, dérogation aux normes de la matière. Et
l'homme, par rapport à la vie, est hérésie au second degré,
victoire de l'individuel, du caprice, apparition aberrante,
animal schismatique que la société - somme de monstres
endormis - vise à ramener dans le droit chemin.
Hérétique par excellence, le monstre éveillé, lui, solitude
incarnée, infraction à l'ordre universel, se complaît à son
exception, s'isole dans ses privilèges onéreux, et c'est en
durée qu'il paye ce qu'il gagne sur ses « semblables » :
plus il s'en distingue, plus il sera à la fois dangereux et
fragile, car c'est au prix de sa longévité qu'il trouble la
paix des autres et qu'il se crée, au milieu de la cité, un
statut d'indésirable. [...]
Rien ne dévoile mieux le sens physique de la
nostalgie que l'impossibilité où elle est de coïncider avec
quelque moment du temps que ce soit; aussi cherche-t-elle
consolation dans un passé reculé, immémorial, réfractaire
aux siècles et comme antérieur au devenir. Le mal dont elle
souffre - effet d'une rupture qui remonte aux commencements
- l'empêche de projeter l'âge d'or dans l'avenir; celui
qu'elle conçoit naturellement c'est l'ancien, le primordial;
elle y aspire, moins pour s'y délecter que pour s'y
évanouir, pour y déposer le fardeau de la conscience. Si
elle retourne â la source des temps, c'est pour y retrouver
le paradis véritable, objet de ses regrets. Tout â l'opposé,
celle dont procède le paradis d'ici-bas sera démunie de la
dimension du regret précisément : nostalgie renversée,
faussée et viciée, tendue vers le futur, obnubilée par le «
progrès », réplique temporelle, métamorphose grimaçante du
paradis originel. Contagion ? automatisme ? cette
métamorphose a fini par s'opérer en chacun de nous. De gré
ou de force, nous misons sur l'avenir, en faisons une
panacée, et, l'assimilant au surgissement d'un tout
autre temps à l'intérieur du temps même, le
considérons comme une durée inépuisable et pourtant achevée,
comme une histoire intemporelle. Contradiction dans
les termes, inhérente à l'espoir d'un règne nouveau, d'une
victoire de l'insoluble au sein du devenir. Nos rêves d'un
monde meilleur se fondent sur une impossibilité théorique.
Quoi d'étonnant qu'il faille, pour les justifier, recourir à
des paradoxes solides ? [...]
Échafauder une société où, selon une étiquette
terrifiante, nos actes sont catalogués et réglés, ou, par
une charité poussée jusqu'à l'indécence, l'on se penche sur
nos arrière-pensées elles-mêmes, c'est transporter les
affres de l'enfer dans l'âge d'or, ou créer, avec le
concours du diable, une institution philanthropique.
Solariens, Utopiens, Harmoniens
− leurs noms affreux ressemblent à leur sort,
cauchemar qui nous est promis à nous aussi, puisque nous
l'avons nous-mêmes érigé en idéal.
A prôner les avantages du travail, les utopies
devaient prendre le contre-pied de la Genèse. Sur ce point
tout particulièrement, elles sont l'expression d'une
humanité engloutie dans le labeur, fière de se complaire aux
conséquences de la chute, dont la plus grave demeure
l'obsession du rendement. Les stigmates d'une race qui
chérit la « sueur au front », qui en fait un signe de
noblesse, qui s'agite et peine en exultant, nous les
portons avec orgueil et ostentation; d'où l'horreur que nous
inspire, à nous autres réprouvés, l'élu qui refuse de
besogner, ou d'exceller dans quelque domaine que ce soit. Le
refus dont nous lui faisons grief, en est capable celui-là
seul qui conserve le souvenir d'un bonheur immémorial.
Dépaysé au milieu de ses semblables, il est comme eux et
pourtant il ne peut communier avec eux; de quelque côté
qu'il regarde, il ne se sent pas d'ici; tout ce qu'il y
discerne lui semble usurpation : le fait même de porter un
nom... Ses entreprises échouent, il s'y lance sans y croire
: des simulacres dont le détourne l'image précise
d'un autre monde. L'homme, une fois évincé du paradis, pour
qu'il n'y songe plus ni n'en souffre, obtint en compensation
la faculté de vouloir, de tendre vers l'acte, de s'y abîmer
avec enthousiasme, avec brio. Mais l'aboulique, dans son
détachement, dans son marasme surnaturel, quel effort
produire, à quel objet se livrer ? Rien ne l'engage à sortir
de son absence. Et cependant lui-même n'échappe pas
entièrement à la malédiction commune : il s'épuise
dans un regret, et y dépense plus d'énergie que nous n'en
fournissons dans tous nos exploits.
Émile-Michel CIORAN, Histoire et Utopie (V),
1960.
Georges POULET
La chasse au bonheur
Un mélange exquis de repos et
d'ardeur, d'activité et de passivité, de spontanéité et de
calcul, d'intelligence et de tendresse, telle est donc la
réussite merveilleuse des instants où l'on n'est point raidi
par la tension de l'effort perceptif, ni aveuglé par
l'éblouissement de l'explosion sensible. Voilà donc le
bonheur, le seul bonheur possible. Il n'existe que dans de
brefs moments et des moments aussi rares que brefs : « Une ou
deux fois par an on a de ces moments d'extase où toute l'âme
est bonheur... » - « Ces extases, d'après la nature de
l'homme, ne peuvent durer ».
La chasse au bonheur n'est donc pas vaine. On ne peut
dire cependant qu'elle soit abondamment profitable. Dans son
carnier le chasseur rapporte quelques pièces de gibier, mais
il transporte aisément son butin et il peut en compter les
pièces : une poignée de moments heureux. Ceux-ci constituent
un tout petit nombre d'expériences exceptionnelles,
délicieuses réussites de l'être accomplies de-ci de-là, au
cours de son existence, mais qui ne constituent pas une
existence. On peut les énumérer, on peut (parfois) s'en
souvenir, on peut, comme essaie souvent de le faire Stendhal,
aller de l'une à l'autre par la pensée. On peut tâcher de les
comparer. On peut se demander, par exemple, si Adèle
s'appesantissant au bras qui la supporte, est l'occasion d'un
plus délicieux moment que les épinards au jus dont l'on dîne
un autre jour à la campagne. Mais ces moments qu'on se
rappelle (souvent d'ailleurs combien imparfaitement et de
quelle façon profondément insatisfaisante), il y a une chose,
en tout cas, qu'on ne peut jamais leur faire faire. On ne peut
les souder les uns aux autres, les prolonger les uns dans les
autres, faire passer le long de l'espace de temps qui les
sépare, un courant de vie. Personne n'est moins équipé pour se
construire une durée que Stendhal ; personne n'est moins doué
pour expérimenter le sentiment du temps. Condamné à vivre - et
à revivre - isolément, les moments de son existence, Stendhal
n'est ni capable, ni même désireux, de transformer ces moments
en un temps continu de l'être. Non, son idéal profond,
l'espoir sans cesse déçu et sans cesse renaissant de sa
pensée, ce serait de conférer à chacun de ces merveilleux
moments une sorte d'éternité indépendante et particulière. Le
rêve, ce serait de garder chacun de ces moments, frais,
disponibles, prêts à être revécus dans l'esprit à volonté.
Utiliser indéfiniment en n'importe quel instant nouveau, les
quelques instants qui valent la peine d'être répétés, voilà ce
que Stendhal souhaite, et que par une infinité de processus
variés, il tâche d'accomplir. Henri Brulard, les Souvenirs
d'égotisme, toute l'œuvre autobiographique en est le
témoignage. Mais aussi l'œuvre romanesque, agencée chaque fois
de telle sorte qu'intrigue, événements, décor et personnages,
tout s'y dispose autour de quelques moments, qui sont des
moments heureux. Moment heureux où Julien, montant à
l'échafaud, se rappelle d'autres moments heureux passés dans
les bois de Vergy avec Mme de Rênal à son bras, moment heureux
où Fabrice en prison découvre le voisinage charmant de Clélia
Conti dans « une solitude aérienne » , d'où l'on découvre un
horizon qui va de Trévise au Mont Viso. Moment heureux, où en
présence de Lucien amoureux de Mme de Chasteller, certains
cors de Bohême, au Chasseur Vert, « exécutent de façon
ravissante une musique douce, simple, un peu lente, cependant
qu'un rayon de soleil perçant à travers les profondeurs de la
verdure, anime ainsi la demi-obscurité si touchante des grands
bois ». En aucun de ces épisodes, le moment ne se relie à
l'ensemble des autres moments, ne forme avec eux cette
totalité continue de l'existence accomplie, que nous donnent
presque toujours, par exemple, les personnages de Flaubert, de
Tolstoï, de Thomas Hardy, de Roger Martin du Gard. De ces
derniers l'on dirait qu'ils ont toujours le poids entier de
leur passé (et même de leur destin futur) sur les épaules. Or,
il en va à l'inverse pour les personnages stendhaliens. Ne
vivant jamais que dans des moments, ils sont toujours
affranchis de ce qui n'appartient pas à ces moments. Est-ce à
dire qu'il leur manque une dimension essentielle, une certaine
épaisseur qui est une épaisseur de durée ? C'est possible.
Mais comme on a pu le voir par les exemples qui viennent
d'être cités, les moments stendhaliens ne sont pas dépourvus
de dimensions qui leur sont propres. Le moment heureux réservé
à Julien est doublement agrandi par la profondeur des
réminiscences et la perspective immédiate de la mort. La
musique du Chasseur Vert s'élève en un lieu qu'élargissent les
jeux de la lumière dans le sous-bois. Enfin, quelle
prodigieuse expansion est donnée à l'instant où Fabrice
découvre Clélia, lorsqu'il la voit contre un décor qui est
celui de toutes les Alpes déployées !
A strictement parler, le roman stendhalien n'a donc pas
de durée. Mais dans les quelques moments sans durée qu'il nous
présente, il nous offre par compensation, pour parfaire notre
bonheur et celui de l'être qui est situé dans le cadre si
étroit de ces brefs moments, une révélation de l'espace. « Un
amant, dit Stendhal, voit la femme qu'il aime dans la ligne
d'horizon de tous les paysages qu'il rencontre ».
Georges POULET, Études sur le temps humain. Mesure de
l'instant, 1968.
Jean-Marie-Gustave
LE CLÉZIO
La seule force qui dure, c'est celle du malheur
L'idée du bonheur est le type même du
malentendu. Pourquoi le bonheur ? Pourquoi faudrait-il que
nous soyons heureux ? De quoi pourrait bien se nourrir un
sentiment si général, si abstrait, et pourtant si lié à la vie
quotidienne ? Quelle que soit l'idée qu'on s'en fait, le
bonheur est simplement un accord entre le monde et l'homme; il
est une incarnation. Une civilisation qui fait du bonheur sa
quête principale est vouée à l'échec et aux belles paroles. Il
n'y a rien qui justifie un bonheur idéal, comme il n'y a rien
qui justifie un amour parfait, absolu, ou un sentiment de foi
totale, ou un état de santé perpétuelle. L'absolu n'est pas
réalisable : cette mythologie ne résiste pas à la lucidité. La
seule vérité est d'être vivant, le seul bonheur est de savoir
qu'on est vivant.
L'absurdité des généralisations des mythes et des
systèmes, quels qu'ils soient, c'est la rupture qu'ils
supposent avec le monde vivant. Comme si ce monde-là n'était
pas assez vaste, pas assez tragique ou comique, pas assez
insoupçonné pour satisfaire aux exigences des passions et de
l'intelligence. Les pauvres moyens de communication de
l'homme, il faut encore qu'il les dénature et qu'il en fasse
des sources de mensonge.
En se trompant ainsi, qui veulent-ils tromper ? Pour
quelle gloire, pour quel manuel de philosophie ou quel
dictionnaire élaborent-ils leurs belles théories, leurs
systèmes abstraits et pompeux, où rien n'est serré, rien n'est
précis, mais où tout flotte, retranché, décapité, dans le vide
absolu de l'intelligence avec de loin en loin, les vagues
nébuleuses de la connaissance, de la culture et de la
civilisation !
Il faut résister pour ne pas être entraîné. C'est si
facile; l'on se donne un maître à penser, choisi parmi les
plus insolites et les moins connus. Puis l'on échafaude, on
rebâtit l'édifice que le cynisme avait fait crouler, et on se
sert des mêmes éléments. L'histoire de la pensée humaine, est,
pour les neuf dixièmes, l'histoire d'un vain jeu de cubes où
les pièces ne cessent d'aller et venir, usées, abîmées,
truquées, s'ajustant mal. Que de temps perdu ! Que de vies
inutiles ! Alors que pour chaque homme, l'aventure est
peut-être à refaire entièrement. Alors que chaque minute,
chaque seconde qui passe change peut-être du tout au tout le
visage de la vérité.
Rien, rien n'est jamais résolu. Dans le mouvement
vertigineux de la pensée, il n'y a pas de fin, il n'y a pas de
commencement. Il n'y pas de SOLUTION, parce qu'il n'y a
évidemment pas de problème. Rien n'est posé. L'univers n'a pas
de clé; pas de raison. Les seules possibilités offertes à la
connaissance sont celles des enchaînements. Elles donnent à
l'homme le pouvoir d'apercevoir l'univers, non de le
comprendre.
Mais l'homme ne voudra jamais accepter ce rôle de
témoin. Il ne pourra jamais se résigner aux limites. Alors il
continuera à induire, pour lutter contre le néant qu'il croit
hostile, contre le vide, contre la mort dont il a fait une
ennemie.
Pour admettre les limites, il lui faudrait admettre
brutalement, qu'il n'a cessé de se tromper depuis des siècles
de civilisation et de système, et que la mort n'est rien
d'autre que la fin de son spectacle. Il lui faudrait admettre
aussi que la gratuité est la seule loi concevable, et que
l'action de sa connaissance n'est pas une liberté mais une
participation conditionnée. Il n'aura jamais la force de
renoncer au pouvoir enivrant de la finalité. Peut-être
devine-t-il confusément que s'il reniait cette énergie
directrice, il tuerait en même temps ce qui est en lui,
puissance de l'essor, progression. Car c'est après tout ici
que les choses se passent. S'il avait le choix, s'il avait la
liberté, il aurait aussi la décomposition; laissant revenir
sur le monde l'épaisseur opaque de l'inamovible, de
l'immobile, de l'inexprimable, il deviendrait sourd à
l'entente avec le monde. Son univers est maintenu en état
d'hypnose sous son regard; mais qu'il baisse les yeux un
instant, et le chaos retombera sur lui et l'engloutira.
Qu'il cesse d'être le centre du monde des hommes, un
jour, et les objets s'épaississent, les mots s'émiettent, les
mensonges ne soutiennent plus l'édifice qui s'écroule.
Illusionniste. Illusionniste. Un jour peut-être tu
hésiteras entre le malheur et la mort. Et tu choisiras la
mort.
Et spectateurs enchaînés sur leurs sièges, qui ont vu
le beau et terrible film se dérouler devant eux, qui l'ont
vécu aussi, quand vient le moment où s'écrit le mot « FIN »,
pourquoi ne veulent-ils pas partir, simplement, sans faire
d'histoires ? Pourquoi restent-ils accrochés à leurs sièges,
désespérément, espérant toujours que sur l'écran obscurci va
recommencer un autre spectacle, encore plus beau, encore plus
terrible, et qui, lui, ne finira jamais ?
En nous, replié, puis ouvert, à la
mesure de notre corps, soutenant chacune de nos pensées,
toujours éveillé dans chaque force, dans chaque désir, comme
un courant venu du plus profond de l'espace inconnu dont le
point de départ ne cesse pas de fuir, devant, derrière, à côté
de nous, notre vraie route, notre vraie foi, la seule forme de
l'espoir présente en nous, avec la vie, LE MALHEUR.
Nous luttons, nous nous arrachons à la boue, nous nous
blessons pour quelques secondes infinies de liberté Mais il
est là. Son gouffre est partout. Ses bouches sont
innombrables, ouvertes de tous côtés, pour nous engloutir.
Devant, derrière, à gauche, à droite, en haut, en bas,
l'avenir est figé. Toutes les routes reviennent. Tous les
chemins conduisent à l'antre qui n'est jamais rassasié. Demain
est le jour. Hier est le jour. Loin, longtemps, à l'envers, au
fond sont les ventouses du mal.
La seule paix est dans le silence et dans l'arrêt. Mais
c'est éphémère; on ne peut rester longtemps immobile. Tôt ou
tard, il faut faire un pas en avant, ou un pas en arrière, et
le monstre vide qui attendait cet instant ne vous laisse pas
échapper. Il vous happe, il vous fait connaître de nouveau
l'enfer du temps, de l'espace, des volontés hostiles.
La joie n'est pas durable; l'amour n'est pas durable;
la paix et la confiance en Dieu ne sont pas durables; la seule
force qui dure, c'est celle du malheur et du doute.
Jean-Marie-Gustave LE CLÉZIO, L'extase
matérielle (1967).
André
COMTE-SPONVILLE
L'élan du désir
Ce n’est pas moi qui ai inventé qu’il
y a quelque chose de désespérant dans la condition humaine :
on vieillit, on meurt, on est tous voués à la solitude et à
une demande d’amour à la fois inextinguible et toujours
insatisfaite ! Nous rêvons d’infini et de succès. Nous sommes
condamnés à la finitude et à l’échec. J’aime cette autre
formule de Sartre : « L’histoire d’une vie, quelle qu’elle
soit, est l’histoire d’un échec. » Les tragiques grecs avaient
bien saisi que l’être humain n’est pas fait pour le bonheur ou
la réussite, et c’est aussi une leçon de Pascal, lorsqu’il
écrit : « Nous ne vivons jamais, nous espérons de vivre ; et,
nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que
nous ne le soyons jamais. » La diversion, dans le vocabulaire
de Montaigne, c’est un stratagème lucide pour surmonter la
tristesse ou l’angoisse. C’est le contraire de ce que les
psychiatres appellent la « rumination ».
Je n’ai rien contre la diversion, encore moins contre
le plaisir. Je suis un hédoniste. Ce que je n’aime pas, c’est
quand la diversion, au sens de Montaigne, devient un
divertissement, au sens de Pascal, c’est-à-dire un oubli de
l’essentiel, une fuite systématique devant la vérité. Freud
caractérise la santé psychique comme la capacité d’aimer et de
travailler – c’est-à-dire, au fond, d’agir. Montaigne en
serait d’accord.
La contemplation fait aussi partie du bonheur.
Quand j’ai publié mon premier livre, Le Mythe
d’Icare, l’une des premières lettres de lecteur que j’ai
reçues venait d’un psychanalyste : « En tant que clinicien,
m’écrivait-il, je constate tous les jours que l’espérance est
la principale cause de suicide : on ne se tue que par
déception. » Mais la vie ne correspond jamais à nos espoirs.
La vie, elle fait ce qu’elle peut ! Quand elle ne correspond
pas à nos espoirs, c’est-à-dire presque toujours, ce n’est pas
la vie qui a tort, ce sont nos espoirs qui sont vains,
mensongers, illusoires. Bref, il nous faut apprendre à aimer
la vie telle qu’elle est, c’est-à-dire à l’aimer.
Sans désir, nous serions morts. « Le désir est
l’essence même de l’homme », comme l’affirme Spinoza dans son
Éthique. La formule de l’Éthique la plus
profonde, et peut-être la plus difficile à comprendre, est
celle-ci : « Ce n’est pas parce qu’une chose est bonne que
nous la désirons, c’est inversement parce que nous la désirons
que nous la jugeons bonne. »
Autrement dit, ce n’est pas la valeur qui gouverne le
désir, c’est au contraire le désir qui engendre la valeur, qui
« transforme en trésors et en joyaux, comme dit Nietzsche,
toutes choses évaluées ». Rien n’est facile : c’est le point
de vue de la lucidité ; le tragique existe, les entreprises
humaines échouent le plus souvent, nous allons mourir. Tout
vaut la peine : c’est l’élan du désir qui donne de la valeur à
la vie !
André COMTE-SPONVILLE (entretien inédit, 2022).
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