SERVITUDE ET SOUMISSION
TEXTES

 

 

ÉPICTÈTE
Le convive des dieux.

 

I. De toutes les choses du monde, les unes dépendent de nous, les autres n'en dépendent pas. Celles qui en dépendent sont nos opinions, nos mouvements, nos désirs, nos inclinations, nos aversions ; en un mot, toutes nos actions.
II. Celles qui ne dépendent point de nous sont le corps, les biens, la réputation, les dignités ; en un mot, toutes les choses qui ne sont pas du nombre de nos actions.
III. Les choses qui dépendent de nous sont libres par leur nature, rien ne peut ni les arrêter, ni leur faire obstacle ; celles qui n'en dépendent pas sont faibles, esclaves, dépendantes, sujettes à mille obstacles et à mille inconvénients, et entièrement étrangères.
IV. Souviens-toi donc que, si tu crois libres les choses qui de leur nature sont esclaves, et propres à toi celles qui dépendent d'autrui, tu rencontreras à chaque pas des obstacles, tu seras affligé, troublé, et tu te plaindras des dieux et des hommes. Au lieu que si tu crois tien ce qui t'appartient en propre, et étranger ce qui est à autrui, jamais personne ne te forcera à faire ce que tu ne veux point, ni ne t'empêchera de faire ce que tu veux ; tu ne te plaindras de personne ; tu n'accuseras personne ; tu ne feras rien, pas même la plus petite chose, malgré toi ; personne ne te fera aucun mal, et tu n'auras point d'ennemi, car il ne t'arrivera rien de nuisible.
V. Aspirant donc à de si grands biens, souviens-toi que tu ne dois pas travailler médiocrement pour les acquérir, et que, en ce qui concerne les choses extérieures, tu dois entièrement renoncer aux unes, et remettre les autres à un autre temps. Car si tu cherches à les accorder ensemble, et que tu poursuives et ces véritables biens et les richesses et les dignités, peut-être n'obtiendras-tu même pas ces dernières, pour avoir désiré les autres ; mais certainement tu manqueras d'acquérir les biens qui peuvent seuls faire ta liberté et ton bonheur.
VI. Ainsi, devant toute imagination pénible, sois prêt à dire : « Tu n'es qu'une imagination, et nullement ce que tu parais ». Ensuite, examine-la bien, approfondis-la, et, pour la sonder, sers-toi des règles que tu as apprises, surtout de la première, qui est de savoir si la chose qui te fait de la peine est du nombre de celles qui dépendent de nous, ou de celles qui n'en dépendent pas ; et, si elle est du nombre de celles qui ne sont pas en notre pouvoir, dis-toi sans balancer : « Cela ne me regarde pas ».
VII. Souviens-toi que la fin de tes désirs, c'est d'obtenir ce que tu désires, et que la fin de tes craintes, c'est d'éviter ce que tu crains. Celui qui n'obtient pas ce qu'il désire est malheureux, et celui qui tombe dans ce qu'il craint est misérable. Si tu n'as donc de l'aversion que pour ce qui est contraire à ton véritable bien, et qui dépend de toi, tu ne tomberas jamais dans ce que tu crains. Mais si tu crains la mort, la maladie ou la pauvreté, tu seras misérable. Transporte donc tes craintes, et fais-les tomber des choses qui ne dépendent point de nous, sur celles qui en dépendent ; et, pour tes désirs, supprime-les entièrement pour le moment. Car, si tu désires quelqu'une des choses qui ne sont pas en notre pouvoir, tu seras nécessairement malheureux ; et, pour les choses qui sont en notre pouvoir, tu n'es pas encore en état de connaître celles qu'il est bon de désirer. En attendant donc que tu le sois, contente-toi de rechercher ou de fuir les choses, mais doucement, toujours avec des réserves, et sans te hâter.
VIII. Devant chacune des choses qui te divertissent, qui servent à tes besoins, ou que tu aimes, n'oublie pas de te dire en toi-même ce qu'elle est véritablement. Commence par les plus petites. Si tu aimes un pot de terre, dis-toi que tu aimes un pot de terre ; et, s'il se casse, tu n'en seras point troublé. Si tu aimes ton fils ou ta femme, dis-toi à toi-même que tu aimes un être mortel ; et s'il vient à mourir, tu n'en seras point troublé.
IX. Quand tu es sur le point d'entreprendre une chose, mets-toi bien dans l'esprit ce qu'est la chose que tu vas faire. Si tu vas te baigner, représente-toi ce qui se passe d'ordinaire dans les bains publics, qu'on s'y jette de l'eau, qu'on s'y pousse, qu'on y dit des injures, qu'on y vole. Tu iras ensuite plus sûrement à ce que tu veux faire, si tu te dis auparavant : « Je veux me baigner, mais je veux aussi conserver ma liberté et mon indépendance, véritable apanage de ma nature ». Et de même sur chaque chose qui arrivera. Car, de cette manière, si quelque obstacle t'empêche de te baigner, tu auras cette réflexion toute prête : « Je ne voulais pas seulement me baigner, mais je voulais aussi conserver ma liberté et mon indépendance ; et je ne les conserverais point, si je me fâchais. »
X. Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les opinions qu'ils en ont. Par exemple, la mort n'est point un mal, car, si elle en était un, elle aurait paru telle à Socrate, mais l'opinion qu'on a que la mort est un mal, voilà le mal. Lors donc que nous sommes contrariés, troublés ou tristes, n'en accusons point d'autres que nous-mêmes, c'est-à-dire nos opinions.
XI. Accuser les autres de ses malheurs, cela est d'un ignorant ; n'en accuser que soi-même, cela est d'un homme qui commence à s'instruire ; et n'en accuser ni soi-même ni les autres, cela est d'un homme déjà instruit. [...]
XXII. Le véritable maître de chacun de nous est celui qui a le pouvoir de nous donner ou de nous ôter ce que nous voulons ou ne voulons pas. Que tout homme donc, qui veut être libre, ne veuille et ne fuie rien de tout ce qui dépend des autres, sinon il sera nécessairement esclave.
XXIII. Souviens-toi que tu dois te conduire dans la vie comme dans un festin. Un plat est-il venu jusqu'à toi ? étendant ta main avec décence, prends-en modestement. Le retire-t-on ? ne le retiens point. N'est-il point encore venu ? n'étends pas au loin ton désir, mais attends que le plat arrive enfin de ton côté. Uses-en ainsi avec des enfants, avec une femme, avec les charges et les dignités, avec les richesses, et tu seras digne d'être admis à la table même des dieux. Et si tu ne prends pas ce qu'on t'offre, mais le rejettes et le méprises, alors tu ne seras pas seulement le convive des dieux, mais leur égal, et tu régneras avec eux. C'est en agissant ainsi que Diogène, Héraclite et quelques autres ont mérité d'être appelés des hommes divins, comme ils l'étaient en effet.
EPICTETE, Manuel (publié par Arrien au IIe siècle).

 

DESCARTES
Du libre-arbitre.

 

  Pour ce qui est du libre arbitre, je suis complètement d'accord avec ce qu'en a écrit le Révérend Père. Et, pour exposer plus complètement mon opinion, je voudrais noter à ce sujet que l'indifférence me semble signifier proprement l'état dans lequel est la volonté lorsqu'elle n'est pas poussée d'un côté plutôt que de l'autre par la perception du vrai ou du bien; et c'est en ce sens que je l'ai prise lorsque j'ai écrit que le plus bas degré de la liberté est celui où nous nous déterminons aux choses pour lesquelles nous sommes indifférents. Mais peut-être que d'autres entendent par indifférence une faculté positive de se déterminer pour l'un ou l'autre de deux contraires, c'est-à-dire pour poursuivre ou pour fuir, pour affirmer ou pour nier. Cette faculté positive, je n'ai pas nié qu'elle fût dans la volonté. Bien plus, j'estime qu'elle y est, non seulement dans ces actes où elle n'est pas poussée par des raisons évidentes d'un côté plutôt que de l'autre, mais aussi dans tous les autres; à ce point que, lorsqu'une raison très évidente nous porte d'un côté, bien que, moralement parlant, nous ne puissions guère aller à l'opposé, absolument parlant, néanmoins, nous le pourrions. En effet, il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d'admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c'est un bien d'affirmer par là notre libre-arbitre.
  De plus, il faut remarquer que la liberté peut être considérée dans les actions de la volonté avant l'accomplissement ou pendant l'accomplissement.
  Considérée dans ces actions avant l'accomplissement, elle implique l'indifférence prise au second sens, et non au premier. Et bien que nous puissions dire, quand nous opposons notre propre jugement aux commandements des autres, que nous sommes plus libres de faire les choses pour lesquelles rien ne nous a été prescrit par les autres et dans lesquelles il nous est permis de suivre notre propre jugement que de faire celles qui nous sont interdites, nous ne pouvons pas dire de la même façon, quand nous opposons les uns aux autres nos jugements ou nos connaissances, que nous sommes plus libres de faire les choses qui ne nous semblent ni bonnes ni mauvaises, ou dans lesquelles nous voyons autant de bien que de mal que de faire celles où nous voyons beaucoup plus de bien que de mal. Une plus grande liberté consiste en effet ou bien dans une plus grande facilité de se déterminer, ou bien dans un plus grand usage de cette puissance positive que nous avons de suivre le pire, tout en voyant le meilleur. Si nous prenons le parti où nous voyons le plus de bien, nous nous déterminons plus facilement; si nous suivons le parti contraire, nous usons davantage de cette puissance positive; ainsi, nous pouvons toujours agir plus librement dans les choses où nous voyons plus de bien que de mal, que dans les choses appelées par nous indifférentes. En ce sens on peut même dire que les choses qui nous sont commandées par les autres et que sans cela nous ne ferions point de nous-mêmes, nous les faisons moins librement que celles qui ne nous sont pas commandées; parce que le jugement qu'elles sont difficiles à faire est opposé au jugement qu'il est bon de faire ce qui est commandé, et, ces deux jugements, plus ils nous meuvent également, plus ils mettent en nous d'indifférence prise au premier sens.
  Considérée maintenant dans les actions de la volonté pendant qu'elles s'accomplissent, la liberté n'implique aucune indifférence, qu'on la prenne au premier ou au deuxième sens; parce que ce qui est fait ne peut pas demeurer non fait, étant donné qu'on le fait. Mais elle consiste dans la seule facilité d'exécution, et alors, libre, spontané et volontaire ne sont qu'une même chose. C'est en ce sens que j'ai écrit que je suis porté d'autant plus librement vers quelque chose que je suis poussé par plus de raisons, car il est certain que notre volonté se meut alors avec plus de facilité et plus d'élan.
René DESCARTES, Lettre au P. Mesland du 9 Février 1643.

 

HOBBES
L'origine du grand Léviathan.

 

  La cause finale, la fin, ou l'intention des hommes (qui aiment naturellement la liberté et la domination [exercée] sur les autres), quand ils établissent pour eux-mêmes cette restriction dans laquelle nous les voyons vivre dans les Républiques, est la prévision de leur propre préservation, et, par là, d'une vie plus satisfaisante; c'est-à-dire [qu'ils prévoient] de s'arracher de ce misérable état de guerre qui est la conséquence nécessaire, comme il a été montré, des passions naturelles des hommes quand n'existe aucun pouvoir visible pour les maintenir dans la peur, et les lier, par crainte de la punition, à l'exécution des conventions qu'ils ont faites, et à l'observation de ces lois de nature [...]
  Il est vrai que certaines créatures vivantes, comme les abeilles et les fourmis, vivent sociablement les unes avec les autres (c'est pourquoi elles sont comptées par Aristote au nombre des créatures politiques), et cependant, elles n'ont pas d'autre direction que leurs jugements et leurs appétits particuliers. [...] L'accord de ces créatures est naturel, celui des hommes provient uniquement d'une convention, qui est artificielle, et c'est pourquoi il n'est pas étonnant que quelque chose d'autre soit requis, en plus de la convention, pour rendre leur accord constant et durable : un pouvoir commun pour les maintenir dans la crainte et pour diriger leurs actions vers l'intérêt commun.
  La seule façon d'ériger un tel pouvoir commun, qui puisse être capable de défendre les hommes de l'invasion des étrangers, et des torts qu'ils peuvent se faire les uns aux autres, et par là assurer leur sécurité de telle sorte que, par leur propre industrie et par les fruits de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, est de rassembler tout leur pouvoir et toute leur force sur un seul homme, ou sur une seule assemblée d'hommes, qui puisse réduire toutes leurs volontés, à la majorité des voix, à une seule volonté; autant dire, désigner un homme, ou une assemblée d'hommes, pour tenir le rôle de leur personne; et que chacun reconnaisse comme sien (qu'il reconnaisse être l'auteur de) tout ce que celui qui ainsi tient le rôle de sa personne fera, ou fera faire, dans ces choses qui concernent la paix et la sécurité communes; que tous, en cela, soumettent leurs volontés d'individu à sa volonté, et leurs jugements à son jugement. C'est plus que consentir ou s'accorder : c'est une unité réelle de tous en une seule et même personne, réalisée par une convention de chacun avec chacun, de telle manière que c'est comme si chacun devait dire à chacun : J'autorise cet homme, ou cette assemblée d'hommes, j'abandonne mon droit de me gouverner à cet homme, ou à cette assemblée, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit, et autorise toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une RÉPUBLIQUE, en latin CIVITAS. C'est là la génération de ce grand LÉVIATHAN, ou plutôt, pour parler avec plus de déférence, de ce dieu mortel à qui nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection. Car, par cette autorité, qui lui est donnée par chaque particulier de la République, il a l'usage d'un si grand pouvoir et d'une si grande force rassemblés en lui que, par la terreur qu'ils inspirent, il est à même de façonner les volontés de tous, pour la paix à l'intérieur, et l'aide mutuelle contre les ennemis à l'extérieur. Et en lui réside l'essence de la République qui, pour la définir, est : une personne unique, en tant que ses actes sont les actes dont les individus d'une grande multitude, par des conventions mutuelles passées l'un avec l'autre, se sont faits chacun l'auteur, afin qu'elle puisse user de la force et des moyens de tous comme elle le jugera utile pour leur paix et leur commune protection.
  Et celui qui a cette personne en dépôt est appelé SOUVERAIN, et est dit avoir le pouvoir souverain. Tout autre individu est son SUJET.
  On parvient à ce pouvoir souverain de deux façons. La première est la force naturelle : comme quand un homme parvient à faire en sorte que ses enfants, et leurs enfants se soumettent à son gouvernement, en tant qu'il est capable de les détruire s'ils refusent, ou quand, par la guerre, il assujettit ses ennemis à sa volonté, leur laissant la vie à cette condition. L'autre façon consiste en ce que, quand des hommes, entre eux, se mettent d'accord pour se soumettre à quelque homme, ou quelque assemblée d'hommes, volontairement, parce qu'ils leur font confiance pour les protéger de tous les autres. On peut alors parler de République politique, ou de République par institution, et dans le premier cas, de République par acquisition.
Thomas HOBBES, Léviathan, II, XVII, (1651).

 

PUFENDORF
Le contrat de servitude.

 

[...] La Servitude vient originairement d'un consentement volontaire et non pas du droit de la Guerre; quoique la Guerre ait donné l'occasion d'augmenter extrêmement le nombre des Serviteurs ou des Esclaves, et d’en rendre la condition plus malheureuse, en un mot un véritable Esclavage. (...). Pour moi, voici de quelle manière je conçois que la Servitude a été originellement établie. Lorsque le Genre Humain s'étant multiplié, on eut commencé à se lasser de la simplicité des premiers siècles, et à chercher tous les jours quelque nouveau moyen d'augmenter les commodités de la Vie, et d'amasser des richesses superflues, il y a beaucoup d'apparence que les gens un peu riches et qui avaient de l'esprit, engagèrent ceux qui étaient grossiers et peu accommodés, à travailler pour eux moyennant un certain salaire. Cela ayant ensuite paru commode aux uns et aux autres, plusieurs se résolurent insensiblement à entrer sur ce pied-là pour toujours dans la Famille de quelqu'un, à condition qu'il leur fournirait la nourriture et toutes les autres choses nécessaires à la Vie. Ainsi la Servitude a été établie par un libre consentement des Parties, et par un contrat de faire, afin que l’on nous donne. […] Car, tout de même qu’on transfère son bien à autrui par des Conventions et des Contrats, on peut aussi par une soumission volontaire se dépouiller en faveur de quelqu’un, qui accepte la renonciation, du droit que l’on avait de disposer pleinement de sa liberté et de ses forces naturelles. Ainsi un Homme, qui s’engage à être mon Esclave, me confère véritablement sur lui l’Autorité de Maître.
Samuel von PUFENDORF, Droit de la nature et des gens, VI, III, (1672).

 

J.J. ROUSSEAU
Tous coururent au-devant de leurs fers.

 

  Avant qu'on eût inventé les signes représentatifs des richesses, elles ne pouvaient guère consister qu'en terres et en bestiaux, les seuls biens réels que les hommes puissent posséder. Or quand les héritages se furent accrus en nombre et en étendue au point de couvrir le sol entier et de se toucher tous, les uns ne purent plus s'agrandir qu'aux dépens des autres, et les surnuméraires que la faiblesse ou l'indolence avaient empêchés d'en acquérir à leur tour, devenus pauvres sans avoir rien perdu, parce que, tout changeant autour d'eux, eux seuls n'avaient point changé, furent obligés de recevoir ou de ravir leur subsistance de la main des riches, et de là commencèrent à naître, selon les divers caractères des uns et des autres, la domination et la servitude, ou la violence et les rapines. [...]
  Il n'est pas possible que les hommes n'aient fait enfin des réflexions sur une situation aussi misérable, et sur les calamités dont ils étaient accablés. Les riches surtout durent bientôt sentir combien leur était désavantageuse une guerre perpétuelle dont ils faisaient seuls tous les frais et dans laquelle le risque de la vie était commun et celui des biens, particulier. D'ailleurs, quelque couleur qu'ils pussent donner à leurs usurpations, ils sentaient assez qu'elles n'étaient établies que sur un droit précaire et abusif et que n'ayant été acquises que par la force, la force pouvait les leur ôter sans qu'ils eussent raison de s'en plaindre. Ceux mêmes que la seule industrie avait enrichis ne pouvaient guère fonder leur propriété sur de meilleurs titres. Ils avaient beau dire : C'est moi qui ai bâti ce mur ; j'ai gagné ce terrain par mon travail. Qui vous a donné les alignements, leur pouvait-on répondre, et en vertu de quoi prétendez-vous être payé à nos dépens d'un travail que nous ne vous avons point imposé ? Ignorez-vous qu'une multitude de vos frères périt, ou souffre du besoin de ce que vous avez de trop, et qu'il vous fallait un consentement exprès et unanime du genre humain pour vous approprier sur la subsistance commune tout ce qui allait au-delà de la vôtre ? Destitué de raisons valables pour se justifier, et de forces suffisantes pour se défendre ; écrasant facilement un particulier, mais écrasé lui-même par des troupes de bandits, seul contre tous, et ne pouvant à cause des jalousies mutuelles s'unir avec ses égaux contre des ennemis unis par l'espoir commun du pillage, le riche, pressé par la nécessité, conçut enfin le projet le plus réfléchi qui soit jamais entré dans l'esprit humain ; ce fut d'employer en sa faveur les forces mêmes de ceux qui l'attaquaient, de faire ses défenseurs de ses adversaires, de leur inspirer d'autres maximes, et de leur donner d'autres institutions qui lui fussent aussi favorables que le droit naturel lui était contraire. Dans cette vue, après avoir exposé à ses voisins l'horreur d'une situation qui les armait tous les uns contre les autres, qui leur rendait leurs possessions aussi onéreuses que leurs besoins, et où nul ne trouvait sa sûreté ni dans la pauvreté ni dans la richesse, il inventa aisément des raisons spécieuses pour les amener à son but. « Unissons-nous, leur dit-il, pour garantir de l'oppression les faibles, contenir les ambitieux, et assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient. Instituons des règlements de justice et de paix auxquels tous soient obligés de se conformer, qui ne fassent acception de personne, et qui réparent en quelque sorte les caprices de la fortune en soumettant également le puissant et le faible à des devoirs mutuels. En un mot, au lieu de tourner nos forces contre nous-mêmes, rassemblons-les en un pouvoir suprême qui nous gouverne selon de sages lois, qui protège et défende tous les membres de l'association, repousse les ennemis communs et nous maintienne dans une concorde éternelle. »
   Il en fallut beaucoup moins que l'équivalent de ce discours pour entraîner des hommes grossiers, faciles à séduire, qui d'ailleurs avaient trop d'affaires à démêler entre eux pour pouvoir se passer d'arbitres, et trop d'avarice et d'ambition, pour pouvoir longtemps se passer de maîtres. Tous coururent au-devant de leurs fers croyant assurer leur liberté ; car avec assez de raison pour sentir les avantages d'un établissement politique, ils n'avaient pas assez d'expérience pour en prévoir les dangers ; les plus capables de pressentir les abus étaient précisément ceux qui comptaient d'en profiter, et les sages mêmes virent qu'il fallait se résoudre à sacrifier une partie de leur liberté à la conservation de l'autre, comme un blessé se fait couper le bras pour sauver le reste du corps.
  Telle fut, ou dut être, l'origine de la société et des lois, qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l'inégalité, d'une adroite usurpation firent un droit irrévocable, et pour le profit de quelques ambitieux assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère. On voit aisément comment l'établissement d'une seule société rendit indispensable celui de toutes les autres, et comment, pour faire tête à des forces unies, il fallut s'unir à son tour. Les sociétés se multipliant ou s'étendant rapidement couvrirent bientôt toute la surface de la terre, et il ne fut plus possible de trouver un seul coin dans l'univers où l'on pût s'affranchir du joug et soustraire sa tête au glaive souvent mal conduit que chaque homme vit perpétuellement suspendu sur la sienne.
J.J. ROUSSEAU, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755), 1ère partie.

 

J.J. ROUSSEAU
Chacun se donnant à tous...

 

  Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être.
  Or comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n’ont plus d’autre moyen pour se conserver que de former par agrégation une somme de forces qui puisse l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert.
  Cette somme de forces ne peut naître que du concours de plusieurs: mais la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire, et sans négliger les soins qu’il se doit ? Cette difficulté ramenée à mon sujet peut s’énoncer en ces termes :
  "Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant." Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution.
  Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l’acte que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet; en sorte que, bien qu’elles n’aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues; jusqu’à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça.
  Ces clauses bien entendues se réduisent toutes à une seule, savoir l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. Car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres.
  De plus, l’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite qu’elle peut l’être et nul associé n’a plus rien à réclamer : car s’il restait quelques droits aux particuliers, comme il n’y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun étant en quelque point son propre juge prétendrait bientôt l’être en tous, l’état de nature subsisterait et l’association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine.
  Enfin chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a.
  Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants : Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout.[…]
J.J. ROUSSEAU, Du contrat social, livre I, chapitre 6 (1762).

 

 

DIDEROT
Autorité politique.

 

  Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d’en jouir aussitôt qu’il jouit de la raison. Si la nature a établi quelque autorité, c’est la puissance paternelle : mais la puissance paternelle a ses bornes, et dans l’état de nature elle finirait aussitôt que les enfants seraient en état de se conduire. Toute autre autorité vient d’une autre origine que de la nature. Qu’on examine bien, et on la fera toujours remonter à l’une de ces deux sources : ou la force et la violence de celui qui s’en est emparé, ou le consentement de ceux qui s’y sont soumis par un contrat fait ou supposé entre eux et celui à qui ils ont déféré l’autorité.
  La puissance qui s’acquiert par la violence n’est qu’une usurpation, et ne dure qu’autant que la force de celui qui commande l’emporte sur celle de ceux qui obéissent ; en sorte que si ces derniers deviennent à leur tour les plus forts et qu’ils secouent le joug, ils le font avec autant de droit et de justice que l’autre qui le leur avait imposé. La même loi qui a fait l’autorité, la défait alors : c’est la loi du plus fort.
  Quelquefois l’autorité qui s’établit par la violence change de nature, c’est lorsqu’elle continue et se maintient du consentement exprès de ceux qu’on a soumis ; mais elle rentre par là dans la seconde espèce dont je vais parler ; et celui qui se l’était arrogée, devenant alors prince, cesse d’être tyran.
  La puissance qui vient du consentement des peuples suppose nécessairement des conditions qui en rendent l’usage légitime, utile à la société, avantageux à la république, et qui la fixent et la restreignent entre des limites : car l’homme ne doit ni ne peut se donner entièrement et sans réserve à un autre homme, parce qu’il a un maître supérieur au-dessus de tout, à qui seul il appartient tout entier. C’est Dieu, dont le pouvoir est toujours immédiat sur la créature, maître aussi jaloux qu’absolu, qui ne perd jamais de ses droits, et ne les communique point. Il permet pour le bien commun et pour le maintien de la société, que les hommes établissent entre eux un ordre de subordination, qu’ils obéissent à l’un d’eux : mais il veut que ce soit par raison et avec mesure, et non pas aveuglément et sans réserve, afin que la créature ne s’arroge pas les droits du Créateur. Toute autre soumission est le véritable crime d’idolâtrie. Fléchir le genou devant un homme ou devant une image n’est qu’une cérémonie extérieure, dont le vrai Dieu qui demande le cœur et l’esprit ne se soucie guère, et qu’il abandonne à l’institution des hommes pour en faire, comme il leur conviendra, des marques d’un culte civil et politique, ou d’un culte de religion. Ainsi ce ne sont point ces cérémonies en elles-mêmes, mais l’esprit de leur établissement qui en rend la pratique innocente ou criminelle. Un Anglais n’a point de scrupule à servir le roi le genou en terre ; le cérémonial ne signifie que ce qu’on a voulu qu’il signifiât ; mais livrer son cœur, son esprit et sa conduite sans aucune réserve à la volonté et au caprice d’une pure créature, en faire l’unique et le dernier motif de ses actions, c’est assurément un crime de lèse-majesté divine au premier chef : autrement ce pouvoir de Dieu, dont on parle tant, ne serait qu’un vain bruit dont la politique humaine userait à sa fantaisie, et dont l’esprit d’irréligion pourrait se jouer à son tour ; de sorte que toutes les idées de puissance et de subordination venant à se confondre, le prince se jouerait de Dieu, et le sujet du prince.
  La vraie et légitime puissance a donc nécessairement des bornes.
Denis DIDEROT, Encyclopédie (1751).

 

CONDORCET
L'esclavage est contraire au droit naturel

 

  Un homme se présente à moi, et me dit : Donnez-moi une telle somme, et je serai votre esclave. Je lui délivre la somme, il l'emploie librement (sans cela le marché serait absurde); ai-je le droit de le retenir en esclavage ? J'entends lui seul; car il est bien clair qu'il n'a pas eu le droit de me vendre sa postérité; et quelle que soit l'origine de l'esclavage du père, les enfants naissent libres.
  Je réponds que dans ce cas-là même, je ne puis avoir ce droit. En effet, si un homme se loue à un autre homme pour un an, par exemple, soit pour travailler dans sa maison, soit pour le servir, il a formé avec son maître une convention libre, dont chacun des contractants a le droit d'exiger l'exécution. Supposons que l'ouvrier se soit engagé pour la vie : le droit réciproque entre lui et l'homme à qui il s'est engagé doit subsister comme pour une convention à temps. Si les lois veillent à l'exécution du traité; si elles règlent la peine qui sera imposée à celui qui viole la convention; si les coups, les injures du maître sont punies par des peines ou pécuniaires ou corporelles (et pour que les lois soient justes, il faut que, pour le même acte de violence, pour le même outrage, la peine soit aussi la même pour le maître et pour l'homme engagé); si les tribunaux annulent la convention dans le cas où le maître est convaincu ou d'excéder de travail son domestique, son ouvrier engagé, ou de ne pas pourvoir à sa subsistance; si lorsque après avoir profité du travail de sa jeunesse, son maître l'abandonne, la loi condamne ce maître à lui payer une pension : alors cet homme n'est point esclave. Qu'est-ce en effet que la liberté considérée dans le rapport d'un homme à un autre ? C'est le pouvoir de faire tout ce qui n'est pas contraire à ses conventions; et dans le cas où l'on s'en écarte, le droit de ne pouvoir être contraint à les remplir, ou puni d'y avoir manqué, que par un jugement légal. C'est enfin le droit d'implorer le secours des lois contre toute espèce d'injure ou de lésion. Un homme a-t-il renoncé à ses droits; sans doute alors il devient esclave : mais aussi son engagement devient nul par lui-même, comme l'effet d'une folie habituelle, ou d'une aliénation d'esprit causée par la passion ou l'excès du besoin. Ainsi, tout homme qui, dans ses conventions, a conservé les droits naturels que nous venons d'exposer, n'est pas esclave; et celui qui y a renoncé, ayant fait un engagement nul, est aussi en droit de réclamer sa liberté, que l'esclave fait par la violence : il peut rester le débiteur, mais seulement le débiteur libre de son maître.
  Il n'y a donc aucun cas où l'esclavage, même volontaire dans son origine, puisse n'être pas contraire au droit naturel.
CONDORCET, Réflexions sur l'esclavage des Nègres (1781), chap. IV.

 

CONSTANT
Le devoir de désobéissance.

 

 Le mot de loi est aussi vague que celui de nature ; en abusant de celui-ci, l'on renverse la société ; en abusant de l'autre, on la tyrannise. S'il fallait choisir entre les deux, je dirais que le mot de nature réveille au moins une idée à peu près la même chez tous les hommes, tandis que celui de loi peut s'appliquer aux idées les plus opposées.
  Quand, à d'horribles époques, on nous a commandé le meurtre, la délation, l'espionnage, on ne nous les a pas commandés au nom de la nature, tout le monde aurait senti qu'il y avait contradiction dans les termes. On nous les a commandés au nom de la loi, et il n'y a plus eu de contradiction.
  L'obéissance à la loi est un devoir : mais, comme tous les devoirs, il n'est pas absolu, il est relatif ; il repose sur la supposition que la loi part d'une source légitime, et se renferme dans de justes bornes. Ce devoir ne cesse pas, lorsque la loi ne s'écarte de cette règle qu'à quelques égards. Nous devons au repos public beaucoup de sacrifices ; nous nous rendrions coupables aux yeux de la morale, si, par un attachement trop inflexible à nos droits, nous troublions la tranquillité, dès qu'on nous semble, au nom de la loi, leur porter atteinte. Mais aucun devoir ne nous lie envers des lois telles que celles que l'on faisait, par exemple, en 1793, ou même plus tard, et dont l’influence corruptrice menace les plus nobles parties de notre existence. Aucun devoir ne nous lierait envers des lois qui, non seulement restreindraient nos libertés légitimes, et s'opposeraient à des actions qu'elles n'auraient pas le droit d'interdire, mais qui nous en commanderaient de contraires aux principes éternels de justice ou de pitié, que l'homme ne peut cesser d'observer sans démentir sa nature. [...]
  Il est donc nécessaire de bien déterminer quels droits le nom de loi, attaché à certains actes, leur donne sur notre obéissance, et, ce qui est encore différent, quels droits il leur donne à notre concours. Il est nécessaire d'indiquer les caractères qui font qu'une loi n'est pas une loi.
  La rétroactivité est le premier de ces caractères. Les hommes n'ont consenti aux entraves des lois que pour attacher à leurs actions des conséquences certaines, d'après lesquelles ils pussent se diriger, et choisir la ligne de conduite qu'ils voulaient suivre. La rétroactivité leur ôte cet avantage. Elle rompt la condition du traité social. Elle dérobe le prix du sacrifice qu'elle a imposé.
  Un second caractère d'illégalité dans les lois, c'est de prescrire des actions contraires à la morale. Toute loi qui ordonne la délation, la dénonciation, n'est pas une loi ; toute loi portant atteinte à ce penchant qui commande à l'homme de donner un refuge à quiconque lui demande asile, n'est pas une loi. Le gouvernement est institué pour surveiller ; il a ses instruments pour accuser, pour poursuivre, pour découvrir, pour livrer, pour punir ; il n'a point le droit de faire retomber sur l'individu, qui ne remplit aucune mission, ces devoirs nécessaires, mais pénibles. Il doit respecter dans les citoyens cette générosité qui les porte à plaindre et à secourir, sans examen, le faible frappé par le fort.
  C'est pour rendre la pitié individuelle inviolable, que nous avons rendu l'autorité publique imposante. Nous avons voulu conserver en nous les sentiments de la sympathie, en chargeant le pouvoir des fonctions sévères qui auraient pu blesser ou flétrir ces sentiments.
  Toute loi qui divise les citoyens en classes, qui les punit de ce qui n'a pas dépendu d'eux, qui les rend responsables d'autres actions que les leurs, toute loi pareille n'est pas une loi. Les lois contre les nobles, contre les prêtres, contre les pères des déserteurs, contre les parents des émigrés, n'étaient pas des lois.
  Voilà le principe : mais qu'on n'anticipe pas sur les conséquences que j'en tire. Je ne prétends nullement recommander la désobéissance. Qu'elle soit interdite, non par déférence pour l'autorité qui usurpe, mais par ménagement pour les citoyens que des luttes inconsidérées priveraient des avantages de l'état social. Aussi longtemps qu'une loi, bien que mauvaise, ne tend pas à nous dépraver ; aussi longtemps que l'autorité n'exige de nous que des sacrifices qui ne nous rendent ni vils ni féroces, nous y pouvons souscrire. Nous ne transigeons que pour nous. Mais si la loi nous prescrivait, comme elle l'a fait souvent durant des années de troubles, si elle nous prescrivait, dis-je, de fouler aux pieds et nos affections et nos devoirs ; si, sous le prétexte absurde d'un dévouement gigantesque et factice à ce qu'elle appelle tour à tour république ou monarchie, elle nous interdisait la fidélité à nos amis malheureux ; si elle nous commandait la perfidie envers nos alliés, ou même la persécution envers nos ennemis vaincus : anathème et désobéissance à la rédaction d'injustices et de crimes ainsi décorée du nom de loi !
  Un devoir positif, général, sans restriction, toutes les fois qu’une loi paraît injuste, c’est de ne pas s’en rendre l’exécuteur. Cette force d’inertie n’entraîne ni bouleversement, ni révolution, ni désordre ; et c’eût été certes un beau spectacle, si, quand l’iniquité gouvernait, on eût vu des autorités coupables rédiger en vain des lois sanguinaires, des proscriptions en masse, des arrêtés de déportation, et ne trouvant dans le peuple immense et silencieux qui gémissait sous leur puissance, nul exécuteur de leurs injustices, nul complice de leurs forfaits.
  Rien n’excuse l’homme qui prête son assistance à la loi qu’il croit inique ; le juge qui siège dans une cour qu’il croit illégale, ou qui prononce une sentence qu’il désapprouve ; le ministre qui fait exécuter un décret contre sa conscience ; le satellite qui arrête l’homme qu’il sait innocent, pour le livrer à ses bourreaux.
  La terreur n’est pas une excuse plus valable que les autres passions infâmes. Malheur à ces hommes éternellement comprimés, à ce qu’ils nous disent, agents infatigables de toutes les tyrannies existantes, dénonciateurs posthumes de toutes les tyrannies renversées ! On nous alléguait, à une époque affreuse, qu’on ne se faisait l’agent des lois injustes, que pour en affaiblir la rigueur, et que le pouvoir, dont on consentait à se rendre le dépositaire, aurait causé plus de mal encore s’il eût été remis à des mains moins pures. Transaction mensongère, qui ouvrait à tous les crimes une carrière sans bornes ! Chacun marchandait avec sa conscience, et chaque degré d’injustice trouvait de dignes exécuteurs. Je ne vois pas pourquoi, dans ce système, on ne serait pas le bourreau de l’innocence, sous le prétexte qu’on l’étranglerait plus doucement.
  Et même, dans ce qu’ils nous disent, ces hommes nous trompent. Nous en avons eu d’innombrables preuves durant la révolution. Ils ne se relèvent jamais de la flétrissure qu’ils ont acceptée ; jamais leur âme, brisée par la servitude, ne peut reconquérir son indépendance. En vain, par calcul, ou par complaisance, ou par pitié, nous feignons d’écouter les excuses qu’ils nous balbutient ; en vain nous nous montrons convaincus que, par un inexplicable prodige, ils ont retrouvé tout à coup leur courage longtemps disparu : eux-mêmes n’y croient pas. Ils ont perdu la faculté d’espérer d’eux-mêmes ; et leur tête, pliée sous le joug qu’elle a porté, se courbe d’habitude et sans résistance pour recevoir un joug nouveau.
Benjamin CONSTANT, Réflexions sur les constitutions, 1818.

 

TOCQUEVILLE
Une servitude réglée.

 

  Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours, à la mollesse de leurs mœurs, à l'étendue de leurs lumières, à la pureté de leur religion, à la douceur de leur morale, à leurs habitudes laborieuses et rangées, à la retenue qu'ils conservent presque tous dans le vice comme dans la vertu, je ne crains pas qu'ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt des tuteurs. Je pense donc que l'espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde; nos contemporains ne sauraient en trouver l'image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l'idée que je m'en forme et la renferme; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer.
  Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.
  Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?
  C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.
  Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.
  J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu'il ne lui serait pas impossible de s'établir à l'ombre même de la souveraineté du peuple.
  Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d'être conduits et l'envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l'un ni l'autre de ces instincts contraires, ils s'efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens. Ils combinent la centralisation et la souveraineté du peuple. Cela leur donne quelque relâche. Ils se consolent d'être en tutelle, en songeant qu'ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs. Chaque individu souffre qu'on l'attache, parce qu'il voit que ce n'est pas un homme ni une classe, mais le peuple lui-même, qui tient le bout de la chaîne.
  Dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent.
  Il y a, de nos jours, beaucoup de gens qui s'accommodent très aisément de cette espèce de compromis entre le despotisme administratif et la souveraineté du peuple, et qui pensent avoir assez garanti la liberté des individus, quand c'est au pouvoir national qu'ils la livrent. Cela ne me suffit point. La nature du maître m'importe bien moins que l'obéissance. Je ne nierai pas cependant qu'une constitution semblable ne soit infiniment préférable à celle qui, après avoir concentré tous les pouvoirs, les déposerait dans les mains d'un homme ou d'un corps irresponsable. De toutes les différentes formes que le despotisme démocratique pourrait prendre, celle-ci serait assurément la pire. [...]
  La sujétion dans les petites affaires se manifeste tous les jours et se fait sentir indistinctement à tous les citoyens. Elle ne les désespère point; mais elle les contrarie sans cesse et elle les porte à renoncer à l'usage de leur volonté. Elle éteint peu à peu leur esprit et énerve leur âme, tandis que l'obéissance, qui n'est due que dans un petit nombre de circonstances très graves, mais très rares, ne montre la servitude que de loin en loin et ne la fait peser que sur certains hommes. En vain chargerez-vous ces mêmes citoyens, que vous avez rendus si dépendants du pouvoir central, de choisir de temps à autre les représentants de ce pouvoir; cet usage si important, mais si court et si rare, de leur libre-arbitre, n'empêchera pas qu'ils ne perdent peu à peu la faculté de penser, de sentir et d'agir par eux-mêmes, et qu'ils ne tombent ainsi graduellement au-dessous du niveau de l'humanité.
  J'ajoute qu'ils deviendront bientôt incapables d'exercer le grand et unique privilège qui leur reste. Les peuples démocratiques qui ont introduit la liberté dans la sphère politique, en même temps qu'ils accroissaient le despotisme dans la sphère administrative, ont été conduits à des singularités bien étranges. Faut-il mener les petites affaires où le simple bon sens peut suffire, ils estiment que les citoyens en sont incapables; s'agit-il du gouvernement de tout l'État, ils confient à ces citoyens d'immenses prérogatives; ils en font alternativement les jouets du souverain et ses maîtres, plus que des rois et moins que des hommes. Après avoir épuisé tous les différents systèmes d'élection, sans en trouver un qui leur convienne, ils s'étonnent et cherchent encore; comme si le mal qu'ils remarquent ne tenait pas à la constitution du pays bien plus qu'à celle du corps électoral.
  Il est, en effet, difficile de concevoir comment des hommes qui ont entièrement renoncé à l'habitude de se diriger eux-mêmes pourraient réussir à bien choisir ceux qui doivent les conduire; et l'on ne fera point croire qu'un gouvernement libéral, énergique et sage, puisse jamais sortir des suffrages d'un peuple de serviteurs.
  Une constitution qui serait républicaine par la tête, et ultra-monarchique dans toutes les autres parties, m'a toujours semblé un monstre éphémère. Les vices des gouvernants et l'imbécillité des gouvernés ne tarderaient pas à en amener la ruine; et le peuple, fatigué de ses représentants et de lui-même, créerait des institutions plus libres, ou retournerait bientôt s'étendre aux pieds d'un seul maître.
Alexis de TOCQUEVILLE, De la Démocratie en Amérique, vol. II, Quatrième Partie, chapitre VI (1835)
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THOREAU
Un contre-frottement pour stopper la machine.

 

  Les gens qui, tout en désapprouvant le caractère et les mesures d’un gouvernement, lui concèdent leur obéissance et leur appui sont sans conteste ses partisans les plus zélés et par là, fréquemment, l’obstacle le plus sérieux aux réformes. D’aucuns requièrent l’État de dissoudre l’Union, de passer outre aux injonctions du Président. Pourquoi ne pas la dissoudre eux-mêmes - l’union entre eux et l’État - en refusant de verser leur quote-part au Trésor ? N’ont-ils pas vis-à-vis de l’État la même relation que l’État vis-à-vis de l’Union ? Et les mêmes raisons qui les ont empêchés de résister à l’Union, ne les ont-elles pas empêchés de résister à l’État ? Comment peut-on se contenter d’avoir tout bonnement une opinion et se complaire à ça ? Quel plaisir peut-on trouver à entretenir l’opinion qu’on est opprimé ? Si votre voisin vous refait, ne serait-ce que d’un dollar, vous ne vous bornez pas à constater, à proclamer qu’il vous a roulé, ni même à faire une pétition pour qu’il vous restitue votre dû ; vous prenez sur-le champ des mesures énergiques pour rentrer dans votre argent et vous assurer contre toute nouvelle fraude. L’action fondée sur un principe, la perception et l’accomplissement de ce qui est juste, voilà qui change la face des choses et des relations ; elle est révolutionnaire par essence, elle n’a aucun précédent véritable.
   Elle ne sème pas seulement la division dans les États et les Églises, mais aussi dans les familles ; bien plus, elle divise l’individu, séparant en lui le diabolique du divin. Il existe des lois injustes : consentirons-nous à leur obéir ? Tenterons-nous de les amender en leur obéissant jusqu’à ce que nous soyons arrivés à nos fins - ou les transgresserons-nous tout de suite ? En général, les hommes, sous un gouvernement comme le nôtre, croient de leur devoir d’attendre que la majorité se soit rendue à leurs raisons. Ils croient que s’ils résistaient, le remède serait pire que le mal ; mais si le remède se révèle pire que le mal, c’est bien la faute du gouvernement. C’est lui le responsable. Pourquoi n’est-il pas plus disposé à prévoir et à accomplir des réformes ? Pourquoi n’a-t-il pas d’égards pour sa minorité éclairée ? Pourquoi pousse-t-il les hauts cris et se défend-il avant qu’on le touche ? Pourquoi n’encourage-t-il pas les citoyens à rester en alerte pour lui signaler ses erreurs et améliorer ses propres décisions ? Pourquoi crucifie-t-il toujours le Christ - pourquoi excommunie-t-il Copernic et Luther et dénonce-t-il Washington et Franklin comme rebelles ? On dirait que le refus délibéré et effectif de son autorité est le seul crime que le gouvernement n’ait jamais envisagé, sinon pourquoi n’a-t-il pas mis au point de châtiment défini, convenable et approprié ? Si un homme qui ne possède rien refuse, ne serait-ce qu’une fois, de gagner un dollar au profit de l’État, on le jette en prison pour une durée qu’aucune loi, à ma connaissance, ne définit et qui est laissée à la discrétion de ceux qui l’y ont envoyé ; mais vole-t-il mille fois un dollar à l’État qu’on le relâche aussitôt. Si l’injustice est indissociable du frottement nécessaire à la machine gouvernementale, l’affaire est entendue. Il s’atténuera bien à l’usage - la machine finira par s’user, n’en doutons pas. Si l’injustice a un ressort, une poulie, une corde ou une manivelle qui lui est spécialement dévolue, il est peut-être grand temps de se demander si le remède n’est pas pire que le mal ; mais si, de par sa nature, cette machine veut faire de nous l’instrument de l’injustice envers notre prochain, alors je vous le dis, enfreignez la loi. Que votre vie soit un contre-frottement pour stopper la machine.
Henry David THOREAU, La désobéissance civile (1849).