LE MONDE DES PASSIONS
TEXTES

 

 

PLATON
La vie heureuse ?

 

SOCRATE : Je dis que chaque individu se commande lui­ même; ou sinon, c'est qu'il n'y aurait pas lieu de se commander soi-même, seulement de commander aux autres !
SOCRATE : Mais que veux-tu dire avec ton « se commander soi - même » ?
SOCRATE : Oh, rien de compliqué, tu sais, la même chose que tout le monde : cela veut dire être raisonnable, se dominer, commander aux plaisirs et passions qui résident en soi-même.
CALLICLÈS : Ah ! tu es vraiment charmant ! Ceux que tu appelles hommes raisonnables, ce sont des abrutis !
SOCRATE : Qu'est-ce qui te prend ? N'importe qui saurait que je ne parle pas des abrutis !
CALLICLÈS : Mais si, Socrate, c'est d'eux que tu parles, absolument ! Car comment un homme pourrait-il être heureux s'il est esclave de quelqu'un d'autre ? Veux-tu savoir ce que sont le beau et le juste selon la nature ? Hé bien, je vais te le dire franchement ! Voici, si on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions et de les assouvir avec tout ce qu'elles peuvent désirer. Seulement, tout le monde n'est pas capable, j'imagine, de vivre comme cela. C'est pourquoi la masse des gens blâme les hommes qui vivent ainsi, gênée qu'elle est de devoir dissimuler sa propre incapacité à le faire. La masse déclare donc bien haut que le dérèglement - j'en ai déjà parlé - est une vilaine chose. C'est ainsi qu'elle réduit à l'état d'esclaves les hommes dotés d'une plus forte nature que celle des hommes de la masse; et ces derniers, qui sont eux-mêmes incapables de se procurer les plaisirs qui les combleraient, font la louange de la tempérance et de la justice à cause du manque de courage de leur âme. Car, bien sûr, pour tous les hommes qui, dès le départ, se trouvent dans la situation d'exercer le pouvoir, qu'ils soient nés fils de rois ou que la force de leur nature les ait rendus capables de s'emparer du pouvoir ­ que ce soit le pouvoir d'un seul homme ou celui d'un groupe d'individus -, oui, pour ces hommes-là, qu'est-ce qui serait plus vilain et plus mauvais que la tempérance et la justice ? Ce sont des hommes qui peuvent jouir de leurs biens, sans que personne y fasse obstacle, et ils se mettraient eux-mêmes un maître sur le dos, en supportant les lois, les formules et les blâmes de la masse des hommes ! Comment pourraient-ils éviter, grâce à ce beau dont tu dis qu'il est fait de justice et de tempérance, d'en être réduits au malheur, s'ils ne peuvent pas, lors d'un partage, donner à leurs amis une plus grosse part qu'à leurs ennemis, et cela, dans leurs propres cités, où eux-mêmes exercent le pouvoir ! Écoute, Socrate, tu prétends que tu poursuis la vérité, eh bien, voici la vérité : si la facilité de la vie, le dérèglement, la li
berté de faire ce qu'on veut, demeurent dans l'impunité, ils font la vertu et le bonheur ! Tout le reste, ce ne sont que des manières, des conventions, faites par les hommes, à l'encontre de la nature. Rien que des paroles en l'air, qui ne valent rien !
SOCRATE : Ce n'est pas sans noblesse, Calliclès, que tu as exposé ton point de vue, tu as parlé franchement. Toi, en effet, tu viens de dire clairement ce que les autres pensent et ne veulent pas dire. Je te demande donc de ne céder à rien, en aucun cas ! Comme cela, le genre de vie qu'on doit avoir paraîtra tout à fait évident. Alors, explique-moi : tu dis que, si l'on veut vivre tel qu'on est, il ne faut pas réprimer ses passions, aussi grandes soient -elles, mais se tenir prêt à les assouvir par tous les moyens. Est-ce bien en cela que la vertu consiste ?
CALLICLÈS : Oui, je l'affirme, c'est cela la vertu !
SOCRATE : Il est donc inexact de dire que les hommes qui n'ont besoin de rien sont heureux.
CALLICLÈS : Oui, parce que, si c'était le cas, les pierres et même les cadavres seraient tout à fait heureux ![...]
SOCRATE : Eh bien, est -ce que je te convaincs de changer d'avis et d'aller jusqu'à dire que les hommes, dont la vie est ordonnée, sont plus heureux que ceux dont la vie est déréglée ? Sinon, c'est que tu ne changeras pas d'avis, même si je te raconte toutes sortes d'histoires comme cela !
CALLICLÈS : Tu l'as dit, Socrate, et très bien ! C'est vrai, je ne changerai pas d'avis !
SOCRATE : Bien. Allons donc, je vais te proposer une autre image. En effet, regarde bien si ce que tu veux dire, quand tu parles de ces deux genres de vie, une vie d'ordre et une vie de dérèglement, ne ressemble pas à la situation suivante. Suppose qu'il y ait deux hommes qui possèdent, chacun, un grand nombre de tonneaux. Les tonneaux de l'un sont sains, remplis de vin, de miel, de lait, et cet homme a encore bien d'autres tonneaux, remplis de toutes sortes de choses. Chaque tonneau est donc plein de ces denrées liquides qui sont rares, difficiles à recueillir et qu'on n'obtient qu'au terme de maints travaux pénibles. Mais, au moins, une fois que cet homme a rempli ses tonneaux, il n'a plus à y reverser quoi que ce soit ni à s'occuper d'eux; au contraire, quand il pense à ses tonneaux, il est tranquille. L'autre homme, quant à lui, serait aussi capable de se procurer ce genre de denrées, même si elles sont difficiles à recueillir, mais comme ses récipients sont percés et fêlés, il serait forcé de les remplir sans cesse, jour et nuit, en s'infligeant les plus pénibles peines. Alors, regarde bien, si ces deux hommes représentent chacun une manière de vivre, de laquelle des deux dis-tu qu'elle est la plus heureuse ? Est-ce la vie de l'homme déréglé ou celle de l'homme tempérant ? En te racontant cela, est-ce que je te convaincs d'admettre que la vie tempérante vaut mieux que la vie déréglée ? Est-ce que je ne te convaincs pas ?
CALLICLÈS : Tu ne me convaincs pas, Socrate. Car l'homme dont tu parles, celui qui a fait le plein en lui-même et en ses tonneaux, n'a plus aucun plaisir, il a exactement le type d'existence dont je parlais tout à l'heure : il vit comme une pierre. S'il a fait le plein, il n'éprouve plus ni joie ni peine. Au contraire, la vie de plaisirs est celle où on verse et on reverse autant qu'on peut dans son tonneau !
SOCRATE : Mais alors, si on en verse beaucoup, il faut aussi qu'il y en ait beaucoup qui s'en aille, on doit donc avoir de bons gros trous, pour que tout puisse bien s'échapper !
CALLICLÈS : Oui, parfaitement.
SOCRATE : Tu parles de la vie d'un pluvier, qui mange et fiente en même temps ! - non, ce n'est pas la vie d'un cadavre, même pas celle d'une pierre !  Mais dis-moi encore une chose : ce dont tu parles, c'est d'avoir faim et de manger quand on a faim, n'est-ce pas ?
CALLICLÈS : Oui.
SOCRATE : Et aussi d'avoir soif, et de boire quand on a soif.
CALLICLÈS : Oui, mais surtout ce dont je parle, c'est de vivre dans la jouissance, d'éprouver toutes les formes de désirs et de les assouvir - voilà, c'est cela, la vie heureuse !
PLATON, Gorgias, 491d - 492e et 493a - 494 d, trad. M. Canto-Sperber.

 

CICÉRON
Les Stoïciens et les passions.

 

VI. [...] Zénon donne cette définition de la passion : la passion, ce qu’il appelle pathos, est un ébranlement de l'âme, opposé à la droite raison, et contraire à la nature. D'autres, disent plus brièvement que la passion est un appétit trop violent, c'est-à-dire, qui éloigne trop notre âme de cette égalité où la nature la voudrait toujours. Et comme il y a, dans l'opinion des hommes, deux sortes de biens, et deux sortes de maux, les Stoïciens divisent les passions en quatre genres : deux, qui regardent les biens; deux, qui regardent les maux. Par rapport aux biens, la CUPIDITÉ et la JOIE : la cupidité, qui a pour objet le bien futur; la joie, qui a pour objet le bien présent. Par rapport aux maux, la TRISTESSE et la CRAINTE : la tristesse, qui a pour objet les maux présents; la crainte, qui a pour objet les maux futurs. Premièrement donc la cupidité et la joie regardent des biens présumés tels. L'une, à l'aspect de ces faux biens, allume en nous de violents désirs : l'autre se développe dans la possession. Car naturellement tous les hommes courent après ce qui paraît bon, et ils fuient le contraire. Ainsi, dès que nous croyons voir le bien, d'abord la nature nous pousse d'elle-même à le rechercher. Et quand on s'y porte modérément, et d'une manière subordonnée à la prudence, c'est ce qui s'appelle une volonté raisonnable, un désir honnête, et qui par conséquent ne se trouve que dans le sage. Mais si l'on s'y porte avec violence, et sans écouter la raison, alors c'est une cupidité effrénée, qui se voit dans tous les fous. La jouissance du bien remue aussi l'âme de deux différentes manières. Ou c'est un mouvement raisonnable, et qui ne fait que mettre une douce satisfaction dans l'esprit. Ou ce sont des transports de joie, que les Stoïciens appellent un épanouissement de cœur, incompatible avec la raison. D'un autre côté, comme la nature nous fait rechercher le bien, aussi nous éloigne-t-elle du mal. User de moyens raisonnables pour détourner le mal, c'est ce qui s'appelle précaution, et cela entre dans le caractère du sage. Mais ce qui s'appelle crainte, c'est se laisser indignement abattre le cœur à l'approche du mal, sans faire ce que la raison dicte pour s'en garantir. Ainsi la crainte est proprement une précaution insensée. Le mal présent ne fait nulle impression sur le sage : mais il produit dans les fous un sentiment douloureux, qui consterne leur âme et la resserre. Cette espèce de sentiment, en quoi consiste la tristesse, peut donc se définir en général, un resserrement de l'âme, opposé à la raison. Voilà toutes les passions réduites à quatre; trois desquelles seulement ont des objets qui occasionnent des situations contraires dans l'esprit du sage : car le contraire de la tristesse n'y met rien de nouveau.
VII. Mais l'opinion étant, selon les Stoïciens, ce qui fait toutes les passions, ils les ont définies d'une manière encore plus précise, afin que nous concevions, non seulement combien elles sont mauvaises, mais combien nous en sommes les maîtres. Ainsi, selon eux, la tristesse est l'opinion que l'on a d'un mal présent, jugé tel, qu'il mérite que l'âme s'abatte et se resserre : la joie, l'opinion que l'on a d'un bien présent, jugé tel, qu'on ne saurait être trop charmé de le posséder; la crainte, l'opinion que l'on a d'un mal futur, qui paraît insupportable; et la cupidité, enfin, l'opinion que l'on a d'un bien futur, qui semble promettre de grands avantages. Puisque les passions ne sont toutes qu'opinion, les effets qu'elles produisent, sont donc aussi l'ouvrage de l'opinion. Et c'est donc l'opinion qui cause cette espèce de morsure intérieure, dont la tristesse est accompagnée; ce rétrécissement de l'âme, dans la crainte; ces vivacités outrées, dans la joie; ces désirs sans bornes, dans la cupidité. Au reste, dans toutes ces définitions, les Stoïciens n'entendent par opinion qu'un faible acquiescement de l'esprit à quelque idée, dont il a été frappé. On subdivise ensuite chaque genre en ses espèces. A la tristesse répondent, envie, jalousie, peine qu'on se fait du bonheur d'autrui, pitié, angoisse, deuil, désolation, chagrin, douleur, lamentation, souci, ennui, souffrance, désespoir. On range sous la crainte, la paresse, la honte, l'épouvante, la peur, l'effroi, le saisissement, le trouble, la timidité. Avec la joie, on met la malignité, la sensualité, la vanité, et ainsi du reste. Avec la cupidité, la colère, l'emportement, la haine, l'inimitié, la discorde, l'avidité, le désir, et les autres mouvements de cette nature.
VIII. Toutes ces différentes espèces ont chacune leur définition propre. On appelle envie, la TRISTESSE que nous cause le bonheur d'autrui, et un bonheur qui ne nous nuit en rien, car, s'il nous nuisait, ce ne serait plus envie. Agamemnon, lorsqu'il souffrait avec peine la prospérité d'Hector, n'était point envieux. Mais l'homme vraiment envieux, c'est celui qui, sans trouver son préjudice dans le bonheur d'autrui, ne laisse pas de s'en affliger. On appelle basse jalousie, la tristesse qui naît en nous, ou de ce qu'un autre possède un bien après lequel nous avons inutilement soupiré; ou de ce qu'il jouit comme nous d'un bien dont nous voudrions jouir seuls. Il y a une noble jalousie qui nous rend les émulateurs de la vertu que nous admirons dans autrui : mais ce n'est pas de quoi il s'agit à présent. On appelle pitié, la tristesse que nous inspire le malheur d'une personne qui souffre, mais sans l'avoir mérité : car le supplice d'un traître ou d'un parricide n'émeut point la pitié. On appelle angoisse, une tristesse qui nous suffoque ; deuil, une tristesse causée par la cruelle mort d'une personne qui nous était chère; désolation, une tristesse accompagnée de larmes; chagrin, une tristesse accablante; douleur, une tristesse qui nous déchire; lamentation, une tristesse qui éclate par des gémissements; souci, une tristesse qui rend morne et rêveur ennui, une tristesse continue; souffrance, une tristesse causée par des maux corporels; désespoir, une tristesse avec laquelle il ne subsiste aucune espérance d'un meilleur sort.
  Passons aux espèces, dont la CRAINTE est le genre. On définit la paresse, une crainte du travail qui nous attend. On définit la honte et l'épouvante, une crainte qui frappe avec violence et en effet, comme la honte fait qu'on rougit, l'épouvante fait qu'on pâlit, qu'on frissonne, que les dents craquent. On définit la peur, une crainte de quelque mal qui menace de près; l'effroi, une crainte qui fait sortir l'âme de son assiette; le saisissement, une crainte qui suit, ou qui accompagne l'effroi; le trouble, une crainte qui fait oublier ce qu'on avait dans l'esprit; la timidité, une crainte habituelle.
IX. A l'égard de la folle JOIE, elle renferme la malignité, la sensualité, et la vanité. Par malignité, les Stoïciens entendent le plaisir qui résulte du mal d'autrui, sans qu'il en revienne aucune utilité à celui qui s'en réjouit. Par sensualité, ils entendent les plaisirs de l'ouïe, de la vue, du goût, du toucher, de l'odorat : tous plaisirs de même nature, et qui sont comme des liqueurs délicieuses, dont l'âme est abreuvée. Par vanité, ils entendent le plaisir que l'on sent à se montrer par de beaux dehors, et à se donner pour plus qu'on ne vaut.
  Pour les différentes espèces de la CUPIDITÉ, ils les définissent ainsi : la colère, une envie de punir la personne par qui nous nous croyons offensés; l'emportement, une colère soudaine, et qui ne fait que de s'allumer; la haine, une colère invétérée; l'inimitié, une colère qui épie l'occasion de se venger; la discorde, une colère aigre, et qui séjourne au fond du cœur; l'avidité, une cupidité insatiable; et le désir, une forte envie de voir quelqu'un dont on attend l'arrivée.
  Toutes les passions, ajoutent les Stoïciens, ont leur source dans l'intempérance, qui est une révolte générale contre la raison, et un tel mépris de ses conseils, que l'homme intempérant ne connaît ni règle ni borne dans ce qu'il veut. Au lieu que la tempérance calme nos mouvements intérieurs, les soumet à l'empire de la raison, et nous laisse maîtres de réfléchir mûrement : l'intempérance, son ennemie, renverse, agite, enflamme notre âme, et y donne entrée aux chagrins, à la terreur, à toutes les autres passions.
CICÉRON, Tusculanes, IV (45 av. J.C.).

 

DESCARTES
Acquérir un empire absolu sur les passions.

 

  ART 1. Que ce qui est passion au regard d’un sujet est toujours action à quelque autre égard.
  Il n’y a rien en quoi paraisse mieux combien les sciences que nous avons des anciens sont défectueuses qu’en ce qu’ils ont écrit des passions. Car, bien que ce soit une matière dont la connaissance a toujours été fort recherchée, et qu’elle ne semble pas être des plus difficiles, à cause que chacun les sentant en soi-même on n’a point besoin d’emprunter d’ailleurs aucune observation pour en découvrir la nature, toutefois ce que les anciens en ont enseigné est si peu de chose, et pour la plupart si peu croyable, que je ne puis avoir (328) aucune espérance d’approcher de la vérité qu’en m’éloignant des chemins qu’ils ont suivis. C’est pourquoi je serai obligé d’écrire ici en même façon que si je traitais d’une matière que jamais personne avant moi n’eût touchée. Et pour commencer, je considère que tout ce qui se fait ou qui arrive de nouveau est généralement appelé par les philosophes une passion au regard du sujet auquel il arrive, et une action au regard de celui qui fait qu’il arrive. En sorte que, bien que l’agent et le patient soient souvent fort différents, l’action et la passion ne laissent pas d’être toujours une même chose qui a ces deux noms, à raison des deux divers sujets auxquels on la peut rapporter.
  ART. 2. Que pour connaître les passions de l’âme il faut distinguer ses fonctions d’avec celles du corps.
  Puis aussi je considère que nous ne remarquons point qu’il y ait aucun sujet qui agisse plus immédiatement contre notre âme que le corps auquel elle est jointe, et que par conséquent nous devons penser que ce qui est en elle une passion est communément en lui une action ; en sorte qu’il n’y a point de meilleur chemin pour venir à la connaissance de nos passions que d’examiner la différence qui est entre l’âme et le corps, afin de connaître auquel des deux on doit attribuer chacune des fonctions qui sont en nous. (329)
  ART. 3. Quelle règle on doit suivre pour cet effet.
  A quoi on ne trouvera pas grande difficulté si on prend garde que tout ce que nous expérimentons être en nous, et que nous voyons aussi pouvoir être en des corps tout à fait inanimés, ne doit être attribué qu’à notre corps ; et, au contraire, que tout ce qui est en nous, et que nous ne concevons en aucune façon pouvoir appartenir à un corps, doit être attribué à notre âme.
  ART. 4. Que la chaleur et le mouvement des membres procèdent du corps, et les pensées de l’âme.
  Ainsi, à cause que nous ne concevons point que le corps pense en aucune façon, nous avons raison de croire que toutes sortes de pensées qui sont en nous appartiennent à l’âme. Et à cause que nous ne doutons point qu’il y ait des corps inanimés qui se peuvent mouvoir en autant ou plus de diverses façons que les nôtres, et qui ont autant ou plus de chaleur (ce que l’expérience fait voir en la flamme, qui seule a beaucoup plus de chaleur et de mouvement qu’aucun de nos membres), nous devons croire que toute la chaleur et tous les mouvements qui sont en nous, en tant qu’ils ne dépendent point de la pensée, n’appartiennent qu’au corps. [...]
  Il est utile aussi de savoir qu’encore que les mouvements, tant de la glande que des esprits du cerveau, qui représentent à l’âme certains objets, soient naturellement joints avec ceux qui excitent en elle certaines passions, ils peuvent toutefois par habitude en être séparés, et joints à d’autres fort différents ; et même, que cette habitude peut être acquise par une seule action, et ne requiert point un long usage. Ainsi, lorsqu’on rencontre inopinément quelque chose de fort sale, en une viande qu’on mange avec appétit, la surprise de cette rencontre peut tellement changer la disposition du cerveau, qu’on ne pourra plus voir par après de telle viande qu’avec horreur, au lieu qu’on la mangeait auparavant avec plaisir. Et on peut remarquer la même chose dans les bêtes ; car encore qu’elles n’aient point de raison ni peut-être aucune pensée, tous les mouvements des esprits et de la glande qui excitent en nous les passions ne laissent pas d’être en elles, et d’y servir à entretenir et fortifier, non pas comme en nous les passions, mais les mouvements des nerfs et des muscles, qui ont coutume de les accompagner. Ainsi, lorsqu’un chien voit une perdrix, il est naturellement porté à courir vers elle ; et lorsqu’il oit tirer un fusil, ce bruit l’incite naturellement à s’enfuir ; mais néanmoins on dresse ordinairement les chiens couchants en telle sorte, que la vue d’une perdrix fait qu’ils s’arrêtent, et que le bruit qu’ils oient après, lorsqu’on tire sur elle, fait qu’ils y accourent. Or ces choses sont utiles à savoir pour donner le courage à chacun d’étudier à régler ses passions. Car puisqu’on peut, avec un peu d’industrie, changer les mouvements du cerveau dans les animaux dépourvus de raison, il est évident qu’on le peut mieux encore dans les hommes ; et que ceux même qui ont les plus faibles âmes, pourraient acquérir un empire très absolu sur toutes leurs passions, si on employait assez d’industrie à les dresser et à les conduire.
René DESCARTES, Traité des passions de l’âme, I (1649).

 

 

SPINOZA
Traiter des passions à la manière des Géomètres.

 

[...] Ceux qui ont écrit sur les Affections et la conduite de la vie humaine semblent, pour la plupart, traiter non de choses naturelles qui suivent les lois communes de la Nature, mais de choses qui sont hors de la Nature. En vérité, on dirait qu'ils conçoivent l'homme dans la Nature comme un empire dans un empire. Ils croient, en effet, que l'homme trouble l'ordre de la Nature plutôt qu'il ne la suit, qu'il a sur ses propres actions un pouvoir absolu et ne tire que de lui-même sa détermination. Ils cherchent donc la cause de l'impuissance et de l'inconstance humaines, non dans la puissance commune de la Nature, mais dans je ne sais quel vice de la nature humaine et, pour cette raison, pleurent à son sujet, la raillent, la méprisent ou le plus souvent la détestent : qui sait le plus éloquemment ou le plus subtilement censurer l'impuissance de l'Âme humaine est tenu pour divin.
  Certes n'ont pas manqué les hommes éminents [...] pour écrire sur la conduite droite de la vie beaucoup de belles choses, et donner aux mortels des conseils pleins de prudence ; mais, quant à déterminer la nature et les forces des Affections, et ce que peut l'Âme de son côté pour les gouverner, nul, que je sache, ne l'a fait. A la vérité, le très célèbre Descartes, bien qu'il ait admis le pouvoir absolu de l'Âme sur ses actions, a tenté, je le sais, d'expliquer les Affections humaines par leurs premières causes et de montrer en même temps par quelle voie l'Âme peut prendre sur les Affections un pouvoir absolu ; mais, à mon avis, il n'a rien montré que la pénétration de son grand esprit [...]. Pour le moment, je veux revenir à ceux qui aiment mieux détester ou railler les affections et les actions des hommes que les connaître.
  A ceux-là certes, il paraîtra surprenant que j'entreprenne de traiter des vices des hommes et de leurs infirmités à la manière des Géomètres et que je veuille démontrer par un raisonnement rigoureux ce qu'ils ne cessent de proclamer contraire à la Raison, vain, absurde et digne d'horreur. Mais voici quelle est ma raison. Rien n'arrive dans la Nature qui puisse être attribué à un vice existant en elle ; elle est toujours la même en effet [...]. Les lois et les règles de la Nature conformément auxquelles tout arrive et passe d'une forme à une autre, sont partout et toujours les mêmes. […] Les affections donc de la haine, de la colère, de l'envie, etc., considérées en elles-mêmes, suivent de la nécessité et de la même vertu de la Nature que les autres choses singulières ; par conséquent, elles reconnaissent certaines causes, par où elles sont clairement connues, et ont certaines propriétés aussi dignes de connaissance que les propriétés d'une autre chose quelconque dont la seule considération nous donne du plaisir. Je traiterai donc de la nature des Affections et de leur force, du pouvoir de l'Âme sur elles, suivant la même méthode que dans les parties précédentes de Dieu et de l'Âme, et je considérerai les actions et les appétits humains comme s'il était question de lignes, de surfaces et de solides.
Baruch SPINOZA, Éthique, livre III, préface (1677).

 

David HUME
Passion et raison

 

  Rien n'est plus habituel en philosophie, et même dans la vie courante, que de parler du combat de la passion et de la raison, de donner la préférence à la raison et d'affirmer que les hommes ne sont vertueux que dans la mesure où ils se conforment à ses décrets. Toute créature raisonnable, dit-on, est obligée de régler ses actions par la raison; si un autre motif ou un autre principe entre en lutte pour diriger sa conduite, elle doit le combattre jusqu'à complète soumission ou du moins jusqu'à ce qu'il soit amené à un accord avec ce principe supérieur. C'est sur cette manière de penser que se fonde, semble-t-il, la plus grande partie de la vie morale, ancienne ou moderne; il n'y a pas de champ plus ample, aussi bien pour les arguments métaphysiques que pour les déclamations populaires, que cette prééminence supposée de la raison sur la passion. L'éternité, l'invariabilité et l'origine divine de la première ont été étalées de la manière la plus avantageuse; l'aveuglement, l'inconstance et le caractère décevant de la seconde ont été aussi fortement marqués. Afin de montrer l'erreur de toute cette philosophie, je vais tenter de prouver, premièrement, que la raison ne peut être à elle seule un motif pour un acte volontaire, et, deuxièmement, qu'elle ne peut jamais combattre la passion sans la direction de la volonté.
  Manifestement, lorsque nous avons la perspective d'éprouver une douleur ou un plaisir par l'effet d'un objet, nous ressentons en conséquence une émotion d'aversion ou d'inclination et nous sommes portés à éviter ou à saisir ce qui nous prouvera ce malaise ou ce contentement. Manifestement aussi, cette émotion n'en reste pas là, mais elle nous fait porter nos vues de tous côtés et elle enveloppe tous les objets reliés à son objet primitif par la relation de cause à effet. C'est ici qu'intervient le raisonnement pour découvrir cette relation et, comme varie notre raisonnement, nos actions subissent une variation corrélative. Mais évidemment, dans ce cas, l'impulsion ne naît pas de la raison qui la dirige seulement. C'est la perspective d'une douleur ou d'un plaisir qui engendre l'aversion ou l'inclination pour un objet; ces émotions s'étendent aux causes et aux effets de cet objet, puisque la raison et l'expérience nous les désignent. Cela ne pourrait nous intéresser le moins du monde de savoir que tels objets sont des causes et tels autres des effets, si les causes et les effets nous étaient également indifférents. Quand les objets eux-mêmes ne nous touchent pas, leur connexion ne peut jamais leur donner une influence; il est clair que, comme la raison n'est rien que la découverte de cette connexion, ce ne peut être par son intermédiaire que les objets sont capables de nous affecter.
  Puisque la raison à elle seule ne peut jamais produire une action, ni engendrer une volition, je conclus que la même faculté est aussi incapable d'empêcher une volition ou de disputer la préférence à une passion ou à une émotion. C'est une conséquence nécessaire. Il est impossible que la raison puisse avoir ce second effet d'empêcher une volition autrement qu'en donnant à nos passions une impulsion dans une direction contraire : cette impulsion, si elle avait opéré seule, aurait suffi à produire la volition. Rien ne peut s'opposer à une impulsion passionnelle, rien ne peut retarder une impulsion passionnelle qu'une impulsion contraire; si cette impulsion contraire naissait parfois de la raison, cette faculté devrait avoir une influence primitive sur la volonté et elle devrait être capable de produire, aussi bien que d'empêcher, un acte de volition. Mais, si la raison n'a pas d'influence primitive, il est impossible qu'elle puisse contrebalancer un principe qui a ce pouvoir ou qu'elle puisse faire hésiter l'esprit un moment. Il apparaît ainsi que le principe, qui s'oppose à notre passion, ne peut s'identifier à la raison et que c'est improprement qu'on l'appelle de ce nom. Nous ne parlons ni avec rigueur ni philosophiquement lorsque nous parlons du combat de la passion et de la raison. La raison est, et elle ne peut qu'être, l'esclave des passions; elle ne peut prétendre à d'autre rôle qu'à les servir et à leur obéir.
David HUME, Traité de la nature humaine (1739), Tome II. Des passions, Partie III : De la volonté et des passions directes, Section III : Des motifs qui influencent la volonté (trad. A. Leroy).

 

J.J. ROUSSEAU
L'amour de soi et la pitié.

 

  Nos passions sont les principaux instruments de notre conservation : c’est donc une entreprise aussi vaine que ridicule de vouloir les détruire ; c’est contrôler la nature, c’est réformer l’ouvrage de Dieu. Si Dieu disait à l’homme d’anéantir les passions qu’il lui donne, Dieu voudrait et ne voudrait pas ; il se contredirait lui-même. jamais il n’a donné cet ordre insensé, rien de pareil n’est écrit dans le cœur humain ; et ce que Dieu veut qu’un homme fasse, il ne le lui fait pas dire par un autre homme, il le lui dit lui-même, il l’écrit au fond de son cœur.
  Or je trouverais celui qui voudrait empêcher les passions de naître presque aussi fou que celui qui voudrait les anéantir ; et ceux qui croiraient que tel a été mon projet jusqu’ici m’auraient sûrement fort mal entendu.
  Mais raisonnerait-on bien, si, de ce qu’il est dans la nature de l’homme d’avoir des passions, on allait conclure que toutes les passions que nous sentons en nous et que nous oyons dans les autres sont naturelles ? Leur source est naturelle, il est vrai ; mais mille ruisseaux étrangers l’ont grossie ; c’est un grand fleuve qui s’accroît sans cesse, et dans lequel on retrouverait à peine quelques gouttes de ses premières eaux. Nos passions naturelles sont très bornées ; elles sont les instruments de notre liberté, elles tendent à nous conserver. Toutes celles qui nous subjuguent et nous détruisent nous viennent d’ailleurs ; la nature ne nous les donne pas, nous nous les approprions à son préjudice.
  La source de nos passions, l’origine et le principe de toutes les autres, la seule qui naît avec l’homme et ne le quitte jamais tant qu’il vit, est l’amour de soi : passion primitive, innée, antérieure à toute autre, et dont toutes les autres ne sont, en un sens, que des modifications. En ce sens, toutes, si l’on veut, sont naturelles. Mais la plupart de ces modifications ont des causes étrangères sans lesquelles elles n’auraient jamais lieu ; et ces mêmes modifications, loin de nous être avantageuses, nous sont nuisibles ; elles changent le premier objet et vont contre leur principe : c’est alors que l’homme se trouve hors de la nature, ey se trouve en contradiction avec soi.
  L’amour de soi-même est toujours bon, et toujours conforme à l’ordre. Chacun étant chargé spécialement de sa propre conservation, le premier et le plus important de ses soins est et doit être d'y veiller sans cesse : et comment y veillerait-il ainsi, s’il n’y prenait le plus grand intérêt ?
  Il faut donc que nous nous aimions pour nous conserver, il faut que nous nous aimions plus que toute chose par une suite immédiate du même sentiment, nous aimons ce qui nous conserve. Tout enfant s’attache à sa nourrice : Romulus devait s’attacher à la louve qui l’avait allaité. D’abord cet attachement est purement machinal. Ce qui favorise le bien-être d’un individu l’attire ; ce qui lui le repousse : ce n’est là qu’un instinct aveugle. Ce qui transforme cet instinct en sentiment, l’attachement en amour, l’aversion en haine, c’est l’intention manifestée de nous nuire ou de nous être utile. On ne se passionne pas pour les êtres insensibles qui ne suivent que l’impulsion qu’on leur donne ; mais ceux dont on attend du bien ou du mal par leur disposition intérieure, par leur volonté, ceux que nous voyons agir librement pour ou contre, nous inspirent des sentiments semblables à ceux qu’ils nous montrent. Ce qui nous sert, on le cherche ; mais ce qui nous veut servir, on l’aime ; ce qui nous nuit, on le fuit ; mais ce qui nous veut nuire, on le hait. [...]
  Émile, ayant peu réfléchi sur les êtres sensibles, saura tard ce que c’est que souffrir et mourir. Les plaintes et les cris commenceront d’agiter ses entrailles ; l’aspect du sang qui coule lui fera détourner les yeux ; les convulsions d’un animal expirant lui donneront je ne sais quelle angoisse avant qu’il sache d’où lui viennent ces nouveaux mouvements. S’il était resté stupide et barbare, il ne les aurait pas ; s’il était plus instruit, il en connaîtrait la source : il a déjà trop comparé d’idées pour ne rien sentir, et pas assez pour concevoir ce qu’il sent.
  Ainsi naît la pitié premier sentiment relatif qui touche le cœur humain selon l’ordre de la nature. Pour devenir sensible et pitoyable, il faut que l’enfant sache qu’il y a des êtres semblables à lui qui souffrent ce qu’il a souffert, qui sentent les douleurs qu’il a senties, et d’autres dont il doit avoir l’idée, comme pouvant les sentir aussi. En effet, comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié, si ce n’est en nous transportant hors de nous et nous identifiant avec l’animal souffrant, en quittant, pour ainsi dire, notre être pour prendre le sien ? Nous ne souffrons qu’autant que nous jugeons qu’il souffre ; ce n’est pas dans nous, c’est dans lui que nous souffrons. Ainsi nul ne devient sensible que quand son imagination s’anime et commence à le transporter hors de lui.
  Pour exciter et nourrir cette sensibilité naissante, pour la guider ou la suivre dans sa pente naturelle, qu’avons-nous donc à faire, si ce n’est d’offrir au jeune homme des objets sur lesquels puisse agir la force expansive de son cœur, qui le dilatent, qui l’étendent sur les autres êtres, qui le fassent partout retrouver hors de lui ; d’écarter avec soin ceux qui le resserrent, le concentrent, et tendent le ressort du moi humain ; c’est-à-dire, en d’autres termes, d’exciter en lui la bonté, l’humanité, la commisération, la bienfaisance, toutes les passions attirantes et douces qui plaisent naturellement aux hommes, et d’empêcher de naître l’envie, la convoitise, la haine, toutes les passions repoussantes et cruelles, qui rendent, pour ainsi dire, la sensibilité non seulement nulle, mais négative, et font le tourment de celui qui les éprouve ? […]
  La pitié qu’on a du mal d’autrui ne se mesure pas sur la quantité de ce mal, mais sur le sentiment qu’on prête à ceux qui le souffrent.
On ne plaint un malheureux qu’autant qu’on croit qu’il se trouve à plaindre. Le sentiment physique de nos maux est. plus borné qu’il ne semble ; mais c’est par la mémoire qui nous en fait sentir la continuité, c’est par l’imagination qui les étend sur l’avenir, qu’ils nous rendent vraiment a plaindre. Voilà, je pense, une des causes qui nous endurcissent plus aux maux des animaux qu’à ceux des hommes, quoique la sensibilité commune dût également nous identifier avec eux. On ne plaint guère un cheval de charretier dans son écurie, parce qu’on ne présume pas qu’en mangeant son foin il songe aux coups qu’il a reçus et aux fatigues qui l’attendent. On ne plaint pas non plus un mouton qu’on voit paître, quoiqu’on sache qu’il sera bientôt égorgé, parce qu’on juge qu’il ne prévoit pas son sort. Par extension l’on s’endurcit ainsi sur le sort des hommes ; et les riches se consolent du mal qu’ils font aux pauvres, en les supposant assez stupides pour n’en rien sentir. En général je juge du prix que chacun met au bonheur de ses semblables par le cas qu’il paraît faire d’eux. Il est naturel qu’on fasse bon marché du bonheur des gens qu on méprise. Ne vous étonnez donc plus si les politiques parlent du peuple avec tant de dédain, ni si la plupart des philosophes affectent de faire l’homme si méchant. […]
  Respectez donc votre espèce ; songez qu’elle est composée essentiellement de la collection des peuples ; que, quand tous les rois et tous les philosophes en seraient ôtés, il n’y paraîtrait guère, et que les choses n’en iraient pas plus mal. En un mot, apprenez à votre élève à aimer tous les hommes, et même ceux qui les déprisent, faites en sorte qu’il ne se place dans aucune classe, mais qu’il se retrouve dans toutes ; parlez devant lui du genre humain avec attendrissement, avec pitié même, mais jamais avec mépris. Homme, ne déshonore point l’homme.
J.J. ROUSSEAU, Émile ou De l'éducation, IV (1762).

 

Denis DIDEROT
Des passions fortes.

I. On déclame sans fin contre les passions ; on leur impute toutes les peines de l’homme, et l’on oublie qu’elles sont aussi la source de tous ses plaisirs. C’est dans sa constitution un élément dont on ne peut dire ni trop de bien ni trop de mal. Mais ce qui me donne de l’humeur, c’est qu’on ne les regarde jamais que du mauvais côté. On croirait faire injure à la raison, si l’on disait un mot en faveur de ses rivales ; cependant il n’y a que les passions, et les grandes passions, qui puissent élever l’âme aux grandes choses. Sans elles, plus de sublime, soit dans les mœurs, soit dans les ouvrages ; les beaux-arts retournent en enfance, et la vertu devient minutieuse.
II. Les passions sobres font les hommes communs. Si j’attends l’ennemi, quand il s’agit du salut de ma patrie, je ne suis qu’un citoyen ordinaire. Mon amitié n’est que circonspecte, si le péril d’un ami me laisse les yeux ouverts sur le mien. La vie m’est-elle plus chère que ma maîtresse, je ne suis qu’un amant comme un autre.
III. Les passions amorties dégradent les hommes extraordinaires. La contrainte anéantit la grandeur et l’énergie de la nature. Voyez cet arbre ; c’est au luxe de ses branches que vous devez la fraîcheur et l’étendue de ses ombres : vous en jouirez jusqu’à ce que l’hiver vienne le dépouiller de sa chevelure. Plus d’excellence en poésie, en peinture, en musique, lorsque la superstition aura fait sur le tempérament l’ouvrage de la vieillesse.
IV. Ce serait donc un bonheur, me dira-t-on, d’avoir les passions fortes. Oui, sans doute, si toutes sont à l’unisson. Établissez entre elles une juste harmonie, et n’en appréhendez point de désordres. Si l’espérance est balancée par la crainte, le point d’honneur par l’amour de la vie, le penchant au plaisir par l’intérêt de la santé, vous ne verrez ni libertins, ni téméraires, ni lâches.
V. C’est le comble de la folie, que de se proposer la ruine des passions. Le beau projet que celui d’un dévot qui se tourmente comme un forcené, pour ne rien désirer, ne rien aimer, ne rien sentir, et qui finirait par devenir un vrai monstre s’il réussissait !
DIDEROT Pensées philosophiques, I (1746).

 

Emmanuel KANT
Des passions

 

§ 80. La possibilité subjective que vienne à naître un certain désir qui précède la représentation de son objet est le penchant (propensio) ; la contrainte intérieure de la faculté de désirer à prendre possession de cet objet avant même qu’on le connaisse correspond à l’instinct (comme l’instinct sexuel ou l’instinct parental de l’animal à protéger ses petits, etc.). Le désir sensible qui sert de règle au sujet (habitude) s’appelle l’inclination (inclinatio). L’inclination qui interdit à la raison de la comparer, dans l’optique d’un certain choix, avec la somme de toutes les inclinations est la passion (passio animi). On perçoit aisément que, dans la mesure où les passions se laissent associer à la réflexion la plus calme et ne peuvent donc être irréfléchies comme l’est l’affect, ni être impétueuses et passagères, mais peuvent, en s’enracinant, coexister même avec la ratiocination, elles font le plus grand tort à la liberté ; et si l’affect est une ivresse, la passion est une maladie qui abhorre toute médication et est par conséquent largement plus grave que tous les mouvements passagers de l’esprit qui font naître du moins le projet de se rendre meilleur, — au lieu de quoi la passion est un ensorcellement qui exclut même l’idée d’amélioration. On désigne aussi la passion par le terme de manie (manie des honneurs, manie de la vengeance, manie du pouvoir, etc.), à l’exception de celle de l’amour telle qu’elle consiste dans le fait d’être épris de quelqu’un. La raison en est qu’une fois que ce désir a été satisfait (par la jouissance), il cesse aussitôt, du moins vis-à-vis de la même personne : on peut bien, par conséquent, présenter comme une passion le fait d’être passionnément épris (aussi longtemps que l’autre partie persiste à se refuser), mais non point l’amour physique, parce que ce dernier, en ce qui concerne son objet, ne contient nul principe de fidélité. La passion suppose toujours chez le sujet une maxime qui est d’agir selon une fin qui lui est prescrite par l’inclination. Elle est donc toujours associée en lui à la raison, et à de simples animaux on ne peut attribuer de passions, pas plus qu’à des êtres purement rationnels. La manie des honneurs, la manie de la vengeance, etc., parce qu’elles ne sont jamais parfaitement satisfaites, sont au nombre des passions, au sens où elles constituent des maladies contre lesquelles il n’y a que des palliatifs.
§ 81. Les passions sont des gangrènes pour la raison pure pratique et, dans la plupart des cas, elles sont incurables, parce que le malade ne veut pas être guéri et se soustrait à la domination du principe d’après lequel seulement la guérison pourrait advenir. Dans le domaine de la sensibilité pratique aussi, la raison va de l’universel au particulier en suivant le principe selon lequel il faut éviter, par complaisance pour une inclination unique, de rejeter toutes les autres dans l’ombre ou de les tenir à l’écart, mais veiller au contraire à ce qu’elle puisse coexister avec la somme de toutes les inclinations. L’ambition d’un homme peut certes toujours être une orientation, approuvée par la raison, de son inclination ; mais l’ambitieux veut néanmoins aussi être aimé des autres, il a besoin d’un commerce agréable avec autrui, de maintenir l’état de sa fortune, etc. Mais s’il est passionnément ambitieux, il est aveugle à l’égard de ces fins que ses inclinations l’invitent pourtant à prendre aussi en compte, et la haine que les autres pourraient lui porter, la manière dont ses relations pourraient le fuir ou la façon dont ses dépenses pourraient l’exposer à la ruine, — tout cela, il le néglige. C’est là une folie (prendre ce qui n’est qu’une partie de ce qu’il vise pour la totalité de ses fins) qui contredit directement la raison elle-même dans son principe formel. De là vient que les passions ne sont pas seulement, comme les affects, des états d’âme malheureux porteurs de beaucoup de maux, mais des dispositions mauvaises sans exception, — et le désir qui procède du meilleur naturel, quand bien même ce qu’il vise relève (dans sa matière) de la vertu, par exemple la bienfaisance, est cependant (dans sa forme), dès lors qu’il tourne en passion, non seulement pernicieux du point de vue pragmatique, mais même moralement condamnable. L’affect porte un préjudice momentané à la liberté et à la maîtrise de soi-même. La passion ne s’en préoccupe pas et trouve son plaisir et sa satisfaction dans l’esclavage. Puisque la raison, cependant, ne faiblit pas dans l’appel qu’elle lance à la liberté intérieure, le malheureux soupire sous ses chaînes, auxquelles il ne peut pourtant s’arracher : car elles ne font désormais, pour ainsi dire, plus qu’un avec ses membres. Néanmoins, les passions ont aussi trouvé leurs laudateurs (de fait, où ne s’en trouve-t-il pas, une fois que la méchanceté s’est installé dans les principes ?), et l’on dit que « jamais rien de grand n’a été accompli dans le monde sans passions violentes, et que c’est la Providence elle-même qui les a avec sagesse implantées dans la nature humaine comme autant de ressorts. » Ce qu’on peut sans doute accorder à propos des multiples inclinations dont la nature vivante (même celle de l’homme) ne peut se dispenser, dans la mesure où elles constituent comme un besoin naturel et animal. Mais qu’elles puissent, voire qu’elles doivent, devenir passions, la Providence ne l’a pas voulu, et si l’on peut pardonner à un poète de les représenter sous cet angle (de dire par exemple avec Pope : « si la raison est une boussole, les passions sont les vents »), en revanche il n’est pas permis au philosophe de se laisser convaincre par ce principe, fût-ce pour louer les passions comme une disposition provisoire de la Providence qui les auraient installées intentionnellement dans la nature des hommes en attendant que l’espèce humaine eût atteint le degré convenable de culture.
Emmanuel KANT, Anthropologie du point de vue pragmatique, livre III : De la faculté de désirer (1798).

 

 

 

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