MACHIAVEL
Le seul art qui convient à celui qui commande.
Le meilleur État […] est celui où les hommes vivent dans la concorde et où la législation nationale est protégée contre toute atteinte. En effet, il est certain que les séditions, les guerres, l'indifférence systématique ou les infractions effectives aux lois sont bien plus imputables aux défauts d'un État donné qu'à la méchanceté des hommes. Car les hommes ne naissent point membres de la société mais s'éduquent à ce rôle ; d'autre part, les sentiments naturels humains sont toujours les mêmes. Au cas donc où la méchanceté régnerait davantage et où le nombre de fautes commises serait plus considérable dans une certaine nation que dans une autre, une conclusion évidente ressortirait d'une telle suite d'événements : cette nation n'aurait pas pris de disposition suffisante en vue de la concorde, et sa législation n'aurait pas été instituée dans un esprit suffisant de sagesse.
Un prince doit donc n'avoir d'autre objet ni d'autre pensée, ni s'approprier d'autre art que celui de la guerre, de son organisation comme de la discipline qui s'y rapporte - car c'est le seul art qui convient à celui qui commande, et il a tant de valeur que non seulement il maintient au pouvoir ceux qui sont nés princes, mais souvent il permet aux hommes de condition privée de s'élever à ce titre. À l'inverse, on voit que les princes qui pensent plus aux plaisirs qu'aux armes ont perdu leur État. Or, la première cause qui te le fait perdre, c'est de négliger cet art ; et la cause qui te le fait acquérir, c'est la maîtrise de cet art.
François Sforza passa de la condition privée à celle de duc de Milan parce qu'il était armé ; et ses enfants, pour avoir voulu fuir les désagréments des armes, de ducs qu'ils étaient devinrent simples particuliers. Car être désarmé, entre autres maux, rend méprisé, et c'est là une infamie dont le prince doit se garder, comme on le dira plus bas. Entre un prince armé et un prince désarmé, il y a une disproportion, il n'est pas logique que celui qui est armé obéisse volontiers à celui qui est désarmé, et pas davantage que celui-ci soit en sûreté au milieu de serviteurs armés; comme l'un éprouve méfiance et l'autre soupçon, il n'est pas possible qu'ils œuvrent de concert. C'est pourquoi un prince qui n'y entend rien à l'armée, entre autres malheurs et comme on l'a dit, ne peut être estimé de ses soldats, ni leur faire confiance.
MACHIAVEL, Le Prince (1513).
Hugo GROTIUS
Droit de guerre - Fondements - Prolégomènes.
[...] XXV.
On doit d'autant moins admettre, ce que certains individus s'imaginent, que dans la guerre tous les droits sont suspendus, que la guerre elle-même ne doit être entreprise qu'en vue d'obtenir justice, et que, lorsqu'elle est engagée, elle ne doit être conduite que dans les termes du droit et de la bonne foi. Démosthène dit avec raison que la guerre est dirigée contre ceux qui ne peuvent être contraints par les voies judiciaires. Les formes de la justice sont efficaces contre ceux qui se sentent impuissants à résister ; quant à ceux qui peuvent lutter ou qui pensent le pouvoir, on emploie les armes contre eux. Mais pour que la guerre soit juste, il ne faut pas l'exercer avec moins de religion qu'on a coutume d'en apporter dans la distribution de la justice.
XXVI.
Qu'elles se taisent donc, les lois, au milieu des armes, mais seulement les lois civiles, celles qui concernent les tribunaux, celles qui ne sont propres que pour la paix, et non pas les autres qui sont perpétuelles et conviennent à tous les temps. Il a été, en effet, très bien dit par Dion de Pruse, qu'entre ennemis, les lois écrites, c'est-à-dire les lois civiles, n'ont aucun pouvoir ; mais qu'il existe entre eux des lois non écrites, savoir, celles que la nature prescrit, ou que le consentement des nations a établies. [...] Tel autre admire Fabricius comme un grand homme qui apportait, ce qui est très difficile, de l'honnêteté dans la guerre et croyait qu'il y a des choses illicites, même à l'égard d'un ennemi.
XXVII.
Les historiens nous montrent partout combien a d'influence dans la guerre la conscience que l'on a de son bon droit ; ils attribuent souvent la victoire principalement à cette cause. D'où ces proverbes : que les forces du soldat sont abattues ou relevées par le sujet de la guerre ; que celui qui a pris des armes injustes revient rarement sain et sauf ; que l'espérance est la compagne d'une bonne cause ; et autres sentences conçues dans le même sens. [...] Personne, en effet, ne s'allie facilement à ceux qui sont réputés faire peu de cas du droit, de la justice et de la bonne foi.
XXVIII.
Quant à moi, convaincu, par les considérations que je viens d'exposer, de l'existence d'un droit commun à tous les peuples, et servant soit pour la guerre, soit dans la guerre, j'ai eu de nombreuses et graves raisons pour me déterminer à écrire sur ce sujet. Je voyais dans l'univers chrétien une débauche de guerre qui eût fait honte même aux nations barbares ; pour des causes légères ou sans motifs on courait aux armes, et lorsqu'on les avait une fois prises, on n'observait plus aucun respect ni du droit divin, ni du droit humain, comme si, en vertu d'une loi générale, la fureur avait été déchaînée sur la voie de tous les crimes.
XXIX.
En présence de cette férocité, beaucoup de personnes nullement cruelles en vinrent au point d'interdire toute espèce de guerre au chrétien, dont la règle consiste principalement dans le devoir d'aimer tous les hommes. À cette opinion paraissent quelquefois se ranger Jean Férus et notre Érasme, grands amateurs de la paix ecclésiastique et de la paix civile ; mais ils ne le font, comme je pense, qu'à dessein de pousser d'un côté, ainsi que nous avons coutume de le faire, les choses qui se sont déjetées de l'autre, pour qu'elles reviennent dans leur juste mesure. Mais cette exagération dans les efforts en sens contraire est souvent tellement peu profitable qu'elle est même nuisible, parce que l'excès qui s'y trouve se laissant facilement surprendre enlève leur autorité aux autres choses qui peuvent être dites dans les limites du vrai. Il a donc fallu remédier à l'une et l'autre de ces extrémités, afin qu'on ne crût pas ou que tout est défendu, ou que tout est permis.
XXX.
J'ai voulu aussi, en même temps — la seule chose qui maintenant me restait à moi, chassé indignement d'une patrie ornée de tant de mes travaux —, me rendre utile par l'étude à laquelle je me suis appliqué dans la vie privée, à cette jurisprudence qu'auparavant j'ai pratiquée dans les emplois publics avec le plus d'intégrité que j'ai pu. Plusieurs se sont proposés jusqu'à présent de lui donner la forme d'un art ; personne n'y a réussi ; et cela ne peut avoir lieu, à moins — ce dont on ne s'est pas encore assez préoccupé —, qu'on ne sépare convenablement les choses qui viennent du droit positif de celles qui découlent de la nature. Les préceptes du droit naturel étant toujours les mêmes, peuvent facilement être réunis en règles d'art ; mais les dispositions qui proviennent du droit positif, changeant souvent et variant avec les lieux, sont en dehors de tout système méthodique, comme les autres notions des choses particulières.
Si la guerre peut être quelquefois juste
Après avoir vu quelles sont les sources du droit, venons à la première et la plus générale question : celle de savoir s'il est quelque guerre qui soit juste, ou s'il est quelquefois permis de faire la guerre.
I. —
1.
Cette question elle-même, comme les autres qui se présenteront dans la suite, doit être examinée d'abord au point de vue du droit naturel. — Marcus Tullius Cicéron, tant dans le troisième livre de son traité De finibus que dans d'autres passages, dit avec érudition, d'après les ouvrages des stoïciens, qu'il y a certains principes naturels primitifs — premiers par nature, selon les Grecs —, et certains autres, secondaires, mais qu'on doit préférer aux principes primitifs. Il appelle principes primitifs ceux d'après lesquels tout animal, dès le moment de sa naissance, devient cher à lui-même, est porté à se conserver, à aimer son état et tout ce qui tend à le maintenir, a horreur de la destruction et des choses qui paraissent capables de l'amener. D'où il arrive, dit-il, qu'il n'y a personne qui n'aimât mieux, si on lui donnait le choix, avoir toutes les parties de son corps bien disposées et entières, que de les avoir mutilées ou difformes. Le premier devoir est donc de se conserver en l'état où la nature vous a mis, de retenir ce qui est conforme à la nature et de repousser les choses qui y sont contraires.
[...]
4.
Parmi les principes naturels primitifs, il n'en est pas un qui soit contraire à la guerre ; bien plus, ils lui sont tous plutôt favorables, car le but de la guerre étant d'assurer la conservation de sa vie et de son corps, de conserver ou d'acquérir les choses utiles à l'existence, ce but est en parfaite harmonie avec les principes premiers de la nature. Que s'il est besoin d'employer la violence en vue de ces résultats, cela n'a rien d'opposé à ces principes primitifs, puisque la nature a doté chaque animal de forces physiques qui puissent lui suffire pour se défendre, et se procurer ce dont il a besoin. [...]
6.
Ce n'est donc pas agir contre la nature de la société, que de veiller et de pourvoir à ses propres intérêts, à la condition que le droit d'autrui n'en reçoive aucune atteinte ; et par conséquent l'emploi de la force, lorsqu'il ne viole pas le droit des autres, n'est pas injuste. Cicéron a formulé ainsi cette pensée : « Comme il y a deux manières de vider un différend, l'une par un échange d'arguments, l'autre par les voies de fait, et comme celle-là est particulière à l'homme, celle-ci aux brutes, il faut ne recourir à la seconde que lorsqu'on ne peut faire usage de la première. » Le même auteur dit dans un autre endroit : « Que peut-on faire contre la force sans la force ? » On lit dans Ulpien que, suivant Cassius, il est permis de repousser la violence par la violence, que c'est la nature qui donne ce droit, et qu'ainsi il est loisible d'opposer les armes aux armes. Ovide avait dit que « les lois permettent de prendre les armes contre ceux qui sont armés ».
[...]
III. —
1.
Notre thèse est prouvée par l'accord unanime de toutes les nations et principalement de tous les sages. On connaît ce passage de Cicéron, où, traitant du droit d'employer la force pour défendre sa vie, il rend témoignage à la nature elle-même : « C'est, dit-il, une loi qui n'est point écrite, mais qui est née avec nous ; que nous n'avons ni apprise, ni reçue, ni lue, mais que nous avons tirée, puisée, extraite de la nature même, à laquelle nous n'avons pas été formés, mais pour laquelle nous sommes faits, dont nous n'avons pas été instruits, mais dont nous sommes imbus, que si l'on attente à notre vie soit par trahison, soit par la force ouverte, que si nous tombons entre les mains ou des brigands, ou des ennemis, tout moyen de salut est honnête. » « C'est, dit encore le même auteur, une loi que la raison a dictée aux esprits cultivés, que la nécessité a prescrite aux personnes incultes, l'habitude aux nations, la nature elle-même aux bêtes sauvages, de repousser toujours de leur corps, de leur tête, de leur vie, et par quelque moyen qui soit en leur pouvoir, toute violence qui les menace. »
2.
Ce principe est si manifestement équitable que, dans les bêtes mêmes qui ne sont pas susceptibles du droit, comme nous l'avons dit, mais qui en ont en quelque sorte comme l'apparence, nous distinguons entre la voie de fait qui attaque et celle qui repousse. Car Ulpien, après avoir dit que l'animal, dépourvu de sens, c'est-à-dire de l'usage de la raison, ne peut se rendre coupable d'aucun manquement au droit, ajoute cependant aussitôt que, dans une espèce où des béliers, ou des bœufs, avaient lutté, et où l'un avait tué l'autre, il faut voir la distinction que Q. Mutius faisait à ce sujet. Celui qui avait péri était-il l'agresseur, il n'y avait lieu, suivant lui, à accorder aucune action ; était-ce celui qui n'avait pas attaqué, l'action, dans ce cas, devait être donnée. Le passage suivant de Pline servira à l'explication de ce qui vient d'être dit : « La férocité des lions ne s'exerce pas dans des combats entre eux ; les piqûres des serpents ne s'adressent point aux serpents ; mais il n'y a point de bête, si on l'attaque, qui ne soit accessible à la colère, impatiente de l'injure, et prompte, si vous lui nuisez, à se défendre vigoureusement. »
IV. —
1.
Il est donc suffisamment constant que le droit naturel, qui peut encore être appelé droit des gens, ne désapprouve pas toute espèce de guerres. [...]
V. —
1.
La difficulté est plus grande en ce qui concerne le droit divin volontaire. Que personne n'objecte ici que le droit naturel est immuable, et que par conséquent Dieu n'a rien pu établir qui lui soit contraire. Cela n'est vrai que pour les choses que le droit de nature défend ou ordonne, mais non pour celles qui ne sont que permises en vertu de ce droit. Les choses de cette espèce ne faisant pas à proprement parler partie du droit de nature, mais étant en dehors de ce droit, peuvent être interdites et ordonnées.
2.
[...] la défense de répandre le sang n'a pas plus d'étendue que la règle de la Loi : « Tu ne tueras pas » ; or, il est manifeste que cette règle n'a jamais empêché ni les peines capitales, ni les guerres. L'une et l'autre lois n'ont donc pas eu tant pour objet d'établir quelque prescription nouvelle, que de proclamer et de rappeler les principes du droit de nature effacés par une pratique vicieuse. D'où il résulte que le premier membre de phrase doit être entendu dans le sens qui comporte l'idée de crime : c'est ainsi que nous comprenons par la qualification d'homicide, non toute espèce de meurtre, mais celui qui a été prémédité, et dont la victime est un innocent. Quant à ce qui suit, que « le sang sera réciproquement répandu », cela me paraît être, non pas la déclaration d'un fait pur et simple, mais la reconnaissance d'un droit.
3.
Je m'explique. Il n'est pas naturellement injuste que chacun souffre autant de mal qu'il en a fait, suivant ce principe qu'on appelle le droit de Rhadamanthe : « Si chacun subit ce qu'il a fait subir aux autres, ce sera oeuvre de justice et d'équité. » Sénèque le père reproduit ainsi cette maxime : « C'est par un très juste retour, que chacun paie par son supplice le mal qu'il a fait souffrir à autrui. » C'est au point de vue de cette équité naturelle que Caïn, ayant conscience de son crime, avait dit (Gen. IV, 14) : « Celui qui me rencontrera me tuera. » Mais Dieu, dans ces premiers temps, soit à cause de la rareté des hommes, soit parce que le nombre des criminels étant restreint encore, il était moins besoin de faire des exemples, Dieu réprima par un commandement exprès ce qui, d'après le droit de nature, paraissait licite. Il voulut, à la vérité, qu'on évitât le contact et le commerce de l'homicide, mais non qu'on lui arrachât la vie. Platon a fait passer cette règle dans ses lois, et Euripide nous apprend dans les vers suivants, qu'autrefois, tel avait été l'usage de la Grèce : « Avec quelle raison le siècle prévoyant de nos ancêtres n'avait-il pas établi, que celui qui s'était rendu coupable d'un meurtre fut forcé d'éviter la rencontre et le regard des autres hommes, et d'expier son crime par un triste exil, mais non par la mort ! » À cela se rapporte le passage suivant de Thucydide : « Il est croyable que dans l'Antiquité les peines ont été légères même pour les grands crimes, mais que, comme avec le progrès des temps on avait fait peu de cas de ces châtiments minimes, on en vint à la peine de mort. » « Jusque-là, dit Lactance, il paraissait criminel d'infliger le dernier supplice à des êtres qui, bien que pervers, sont cependant des hommes. »
[...]
5.
Mais comme avant le déluge, du temps des géants, il y avait eu sur la terre une grande débauche de meurtres, lorsque le genre humain fut rétabli après le déluge, Dieu jugea qu'il fallait pourvoir d'une manière plus sévère à ce que de pareilles moeurs ne prissent plus cours ; et faisant cesser la mansuétude du siècle précédent, il permit lui-même — ce que la nature montrait déjà comme n'étant pas injuste —, que celui-là fût innocent qui aurait tué un assassin. Cette permission, dans la suite, lorsque les tribunaux eurent été établis, fut pour des raisons très importantes réservée aux juges seuls ; non sans cependant qu'il ne restât une trace de l'ancien usage dans le droit attribué au plus proche parent de la victime : ce qui s'observa même après la loi de Moïse, comme nous le dirons ultérieurement avec plus de détails.
6.
Nous avons en faveur de notre explication une grande autorité dans Abraham, qui n'ignorant pas la loi donnée à Noé, prit les armes contre les quatre rois, et crut sans doute ne rien faire en cela de contraire à cette loi. C'est ainsi que Moïse ordonna d'opposer la résistance armée aux Amalécites qui attaquaient son peuple : usant à cet égard du droit de nature, car il n'apparaît point que Dieu ait été spécialement consulté sur ce point (Exod. XVII, 9).
Hugo GROTIUS, Le droit de la guerre et de la paix, Livre I (1625).
Thomas HOBBES
Le malheureux état où l'homme se trouve placé.
La Nature a fait les hommes si égaux pour ce qui est des facultés du corps et de l'esprit que, quoiqu'on puisse trouver parfois un homme manifestement plus fort corporellement, ou d'un esprit plus vif, cependant, tout compte fait, globalement, la différence entre un homme et un homme n'est pas si considérable qu'un homme particulier puisse de là revendiquer pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui. Car, pour ce qui est de la force du corps, le plus faible a assez de force pour tuer le plus fort, soit par une machination secrète, soit en s'unissant à d'autres qui sont menacés du même danger que lui-même.
Et encore, pour ce qui est des facultés de l'esprit, sans compter les arts fondés sur des mots, et surtout cette compétence qui consiste à procéder selon des règles générales et infaillibles, appelée science, que très peu possèdent, et seulement sur peu de choses, qui n'est ni une faculté innée née avec nous, ni une faculté acquise en s'occupant de quelque chose d'autre, comme la prudence, je trouve une plus grande égalité entre les hommes que l'égalité de force. Car la prudence n'est que de l'expérience qui, en des temps égaux, est également donnée à tous les hommes sur les choses auxquelles ils s'appliquent également. Ce qui, peut-être, fait que les hommes ne croient pas à une telle égalité, ce n'est que la conception vaniteuse que chacun a de sa propre sagesse, [sagesse] que presque tous les hommes se figurent posséder à un degré plus élevé que le vulgaire, c'est-à-dire tous [les autres] sauf eux-mêmes, et une minorité d'autres qu'ils approuvent, soit à cause de leur renommée, soit parce qu'ils partagent leur opinion. Car telle est la nature des hommes que, quoiqu'ils reconnaissent que nombreux sont ceux qui ont plus d'esprit [qu'eux-mêmes], qui sont plus éloquents ou plus savants, pourtant ils ne croiront guère que nombreux sont ceux qui sont aussi sages qu'eux-mêmes; car ils voient leur propre esprit de près, et celui des autres hommes de loin. Mais cela prouve que les hommes sont plutôt égaux qu'inégaux sur ce point. Car, ordinairement, il n'existe pas un plus grand signe de la distribution égale de quelque chose que le fait que chaque homme soit satisfait de son lot.
De cette égalité de capacité résulte une égalité d'espoir d'atteindre nos fins. Et c'est pourquoi si deux hommes désirent la même chose, dont ils ne peuvent cependant jouir tous les deux, ils deviennent ennemis; et, pour atteindre leur but (principalement leur propre conservation, et quelquefois le seul plaisir qu'ils savourent), ils s'efforcent de se détruire ou de subjuguer l'un l'autre. Et de là vient que, là où un envahisseur n'a plus à craindre que la puissance individuelle d'un autre homme, si quelqu'un plante, sème, construit, ou possède un endroit commode, on peut s'attendre à ce que d'autres, probablement, arrivent, s'étant préparés en unissant leurs forces, pour le déposséder et le priver, non seulement du fruit de son travail, mais aussi de sa vie ou de sa liberté. Et l'envahisseur, à son tour, est exposé au même danger venant d'un autre.
Et de cette défiance de l'un envers l'autre, [il résulte qu'] il n'existe aucun moyen pour un homme de se mettre en sécurité aussi raisonnable que d'anticiper, c'est-à-dire de se rendre maître, par la force ou la ruse de la personne du plus grand nombre possible d'hommes, jusqu'à ce qu'il ne voit plus une autre puissance assez importante pour le mettre en danger; et ce n'est là rien de plus que ce que sa conservation exige, et ce qu'on permet généralement. Aussi, parce qu'il y en a certains qui, prenant plaisir à contempler leur propre puissance dans les actes de conquête, qu'ils poursuivent au-delà de ce que leur sécurité requiert, si d'autres, qui autrement seraient contents d'être tranquilles à l'intérieur de limites modestes, n'augmentaient pas leur puissance par invasion, ils ne pourraient pas subsister longtemps, en se tenant seulement sur la défensive. Et par conséquent, une telle augmentation de la domination sur les hommes étant nécessaire à la conservation de l'homme, elle doit être permise.
De plus, les hommes n'ont aucun plaisir (mais au contraire, beaucoup de déplaisir) à être ensemble là où n'existe pas de pouvoir capable de les dominer tous par la peur. Car tout homme escompte que son compagnon l'estime au niveau où il se place lui-même, et, au moindre signe de mépris ou de sous-estimation, il s'efforce, pour autant qu'il l'ose (ce qui est largement suffisant pour faire que ceux qui n'ont pas de pouvoir commun qui les garde en paix se détruisent l'un l'autre), d'arracher une plus haute valeur à ceux qui le méprisent, en leur nuisant, et aux autres, par l'exemple.
De sorte que nous trouvons dans la nature humaine trois principales causes de querelle : premièrement, la rivalité; deuxièmement, la défiance; et troisièmement la fierté.
La première fait que les hommes attaquent pour le gain, la seconde pour la sécurité, et la troisième pour la réputation. Dans le premier cas, ils usent de violence pour se rendre maîtres de la personne d'autres hommes, femmes, enfants, et du bétail; dans le second cas, pour les défendre; et dans le troisième cas, pour des bagatelles, comme un mot, un sourire, une opinion différente, et tout autre signe de sous-estimation, [qui atteint] soit directement leur personne, soit, indirectement leurs parents, leurs amis, leur nation, leur profession, ou leur nom.
Par là, il est manifeste que pendant le temps où les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les maintienne tous dans la peur, ils sont dans cette condition qu'on appelle guerre, et cette guerre est telle qu'elle est celle de tout homme contre homme. Car la GUERRE ne consiste pas seulement dans la bataille, ou dans l'acte de se battre, mais dans un espace de temps où la volonté de combattre est suffisamment connue; et c'est pourquoi, pour la nature de la guerre, il faut prendre en considération la notion de temps, comme on le fait pour le temps qu'il fait. Car, tout comme la nature du mauvais temps ne réside pas dans une ou deux averses, mais dans une tendance au mauvais temps durant de nombreux jours, la nature de la guerre ne consiste pas en un combat effectif, mais en une disposition connue au combat, pendant tout le temps où il n'y a aucune assurance du contraire. Tout autre temps est PAIX.
Par conséquent, tout ce qui résulte d'un temps de guerre, où tout homme est l'ennemi de tout homme, résulte aussi d'un temps où les hommes vivent sans autre sécurité que celle que leur propre force et leur propre capacité d'invention leur donneront. Dans un tel état, il n'y a aucune place pour un activité laborieuse, parce que son fruit est incertain; et par conséquent aucune culture de la terre, aucune navigation, aucun usage de marchandises importées par mer, aucune construction convenable, aucun engin pour déplacer ou soulever des choses telles qu'elles requièrent beaucoup de force; aucune connaissance de la surface de la terre, aucune mesure du temps; pas d'arts, pas de lettres, pas de société, et, ce qui le pire de tout, la crainte permanente, et le danger de mort violente; et la vie de l'homme est solitaire, indigente, dégoûtante, animale et brève.
Il peut sembler étrange, à celui qui n'a pas bien pesé ces choses, que la Nature doive ainsi dissocier les hommes et les porter à s'attaquer et à se détruire les uns les autres ; et il est par conséquent possible que, ne se fiant pas à cette inférence faire à partir des passions, cet homme désire que la même chose soit confirmée par l'expérience. Qu'il s'observe donc lui-même quand, partant en voyage, il s'arme et cherche à être bien accompagné, quand, allant se coucher, il ferme ses portes à clef, quand même dans sa maison, il verrouille ses coffres; et cela alors qu'il sait qu'il y a des lois et des agents de police armés pour venger tout tort qui lui sera fait. Quelle opinion a-t-il de ces compatriotes, quand il se promène armé, de ses concitoyens, quand il ferme ses portes à clef, de ses enfants et de ses domestiques, quand il verrouille ses coffres ? N'accuse-t-il pas là le genre humain autant que je le fais par des mots? Mais aucun de nous deux n'accuse la nature de l'homme en cela. Les désirs et les autres passions de l'homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés. Pas plus que ne le sont les actions qui procèdent de ces passions, jusqu'à ce qu'ils connaissent une loi qui les interdise, et ils ne peuvent pas connaître les lois tant qu'elles ne sont pas faites, et aucune loi ne peut être faite tant que les hommes ne se sont pas mis d'accord sur la personne qui la fera.
Peut-être peut-on penser qu'il n'y a jamais eu une telle période, un état de guerre tel que celui-ci; et je crois aussi que, de manière générale, il n'en a jamais été ainsi dans le monde entier. Mais il y a beaucoup d'endroits où les hommes vivent aujourd'hui ainsi. En effet, en de nombreux endroits de l'Amérique, les sauvages, à l'exception du gouvernement de petites familles, dont la concorde dépend de la concupiscence naturelle, n'ont pas du tout de gouvernement et vivent à ce jour d'une manière animale, comme je l'ai dit plus haut. Quoi qu'il en soit, on peut se rendre compte de ce que serait le genre de vie, s'il n'y avait pas de pouvoir commun à craindre, par celui où tombent ordinairement, lors d'une guerre civile, ceux qui ont précédemment vécu sous un gouvernement pacifique.
Mais, bien qu'il n'y ait jamais eu un temps où les particuliers fussent en un état de guerre de chacun contre chacun, cependant, à tout moment, les rois et les personnes qui possèdent l'autorité souveraine, à cause de leur indépendance, se jalousent de façon permanente, et sont dans l'état et la position des gladiateurs, ayant leurs armes pointées, les yeux de chacun fixés sur l'autre, c'est-à-dire avec leurs forts, leurs garnisons, leurs canons aux frontières de leurs royaumes et leurs espions à demeure chez les voisins, ce qui est [là] une attitude de guerre. Mais, parce que, par là, ils protègent l'activité laborieuse de leurs sujets, il n'en découle pas cette misère qui accompagne la liberté des particuliers.
De cette guerre de tout homme contre tout homme résulte aussi que rien ne peut être injuste. Les notions de bien et de mal, justice et injustice, n'ont pas leur place ici. Là où n'existe aucun pouvoir commun, il n'y a pas de loi. Là où n'existe pas de loi, il n'y a aucune injustice. La force et la ruse sont en temps de guerre les deux vertus cardinales. La justice et l'injustice ne sont aucunement des facultés du corps ou de l'esprit. Si elles l'étaient, elles pourraient se trouver en un homme qui serait seul dans le monde, aussi bien que ses sensations et ses passions. Ce sont des qualités relatives aux hommes en société, non dans la solitude. Il résulte aussi de ce même état qu'il ne s'y trouve pas de propriété, de domination, de distinction du mien et du tien, mais qu'il n'y a que ce que chaque homme peut obtenir, et aussi longtemps qu'il peut le conserver. Et en voilà assez pour la malheureux état où l'homme se trouve placé par simple nature, quoiqu'avec une possibilité d'en sortir, qui consiste en partie dans les passions, en partie dans sa raison.
Thomas HOBBES, Léviathan, I, XIII (1651).
Jean de LA BRUYÈRE
De belles règles qu'on appelle l'art militaire.
La guerre a pour elle l'antiquité ; elle a été dans tous les siècles : on l'a toujours vue remplir le monde de veuves et d'orphelins, épuiser les familles d'héritiers, et faire périr les frères à une même bataille. Jeune Soyecour ! je regrette ta vertu, ta pudeur, ton esprit déjà mûr, pénétrant, élevé, sociable, je plains cette mort prématurée qui te joint à ton intrépide frère, et t'enlève à une cour où tu n'as fait que te montrer : malheur déplorable, mais ordinaire ! De tout temps les hommes, pour quelque morceau de terre de plus ou de moins, sont convenus entre eux de se dépouiller, se brûler, se tuer, s'égorger les uns les autres ; et pour le faire plus ingénieusement et avec plus de sûreté, ils ont inventé de belles règles qu'on appelle l'art militaire ; ils ont attaché à la pratique de ces règles la gloire ou la plus solide réputation ; et ils ont depuis renchéri de siècle en siècle sur la manière de se détruire réciproquement. De l'injustice des premiers hommes, comme de son unique source, est venue la guerre, ainsi que la nécessité où ils se sont trouvés de se donner des maîtres qui fixassent leurs droits et leurs prétentions. Si, content du sien, on eût pu s'abstenir du bien de ses voisins, on avait pour toujours la paix et la liberté.
Jean de LA BRUYÈRE, Les Caractères, X, « Du Souverain ou de la République », 9 (1688).
Petits hommes, hauts de six pieds, tout au plus de sept, qui vous enfermez aux foires comme géants et comme des pièces rares dont il faut acheter la vue, dès que vous allez jusques à huit pieds ; qui vous donnez sans pudeur de la hautesse et de l’éminence, qui est tout ce que l’on pourrait accorder à ces montagnes voisines du ciel et qui voient les nuages se former au-dessous d’elles ; espèce d’animaux glorieux et superbes, qui méprisez toute autre espèce, qui ne faites pas même comparaison avec l’éléphant et la baleine ; approchez, hommes, répondez un peu à Démocrite. Ne dites-vous pas en commun proverbe : des loups ravissants, des lions furieux, malicieux comme un singe ? Et vous autres, qui êtes-vous ? J’entends corner sans cesse à mes oreilles : L’homme est un animal raisonnable. Qui vous a passé cette définition ? sont-ce les loups, les singes et les lions, ou si vous vous l’êtes accordée à vous-mêmes ? C’est déjà une chose plaisante que vous donniez aux animaux, vos confrères, ce qu’il y a de pire, pour prendre pour vous ce qu’il y a de meilleur. Laissez-les un peu se définir eux-mêmes, et vous verrez comme il s’oublieront et comme vous serez traités. Je ne parle point, ô hommes, de vos légèretés, de vos folies et de vos caprices, qui vous mettent au-dessous de la taupe et de la tortue, qui vont sagement leur petit train, et qui suivent sans varier l’instinct de leur nature ; mais écoutez-moi un moment. Vous dites d’un tiercelet de faucon qui est fort léger, et qui fait une belle descente sur la perdrix : « Voilà un bon oiseau » ; et d’un lévrier qui prend un lièvre corps à corps : « C’est un bon lévrier. » Je consens aussi que vous disiez d’un homme qui court le sanglier, qui le met aux abois, qui l’atteint et qui le perce : « Voilà un brave homme. » Mais si vous voyez deux chiens qui s’aboient, qui s’affrontent, qui se mordent et se déchirent, vous dites : « Voilà de sots animaux » ; et vous prenez un bâton pour les séparer. Que si l’on vous disait que tous les chats d’un grand pays se sont assemblés par milliers dans une plaine, et qu’après avoir miaulé tout leur soûl, ils se sont jetés avec fureur les uns sur les autres, et ont joué ensemble de la dent et de la griffe ; que de cette mêlée il est demeuré de part et d’autre neuf à dix mille chats sur la place, qui ont infecté l’air à dix lieues de là par leur puanteur, ne diriez-vous pas : « Voilà le plus abominable sabbat dont on ait jamais ouï parler » ? Et si les loups en faisaient de même : « Quels hurlements ! quelle boucherie ! » Et si les uns ou les autres vous disaient qu’ils aiment la gloire, concluriez-vous de ce discours qu’ils la mettent à se trouver à ce beau rendez-vous, à détruire ainsi et à anéantir leur propre espèce ? ou après l’avoir conclu, ne ririez-vous pas de tout votre cœur de l’ingénuité de ces pauvres bêtes ? Vous avez déjà, en animaux raisonnables, et pour vous, distinguer de ceux qui ne se servent que de leurs dents et de leurs ongles, imaginé les lances, les piques, les dards, les sabres et les cimeterres, et à mon gré fort judicieusement ; car avec vos seules mains que vous pouviez-vous vous faire les uns aux autres, que vous arracher les cheveux, vous égratigner au visage, ou tout au plus vous arracher les yeux de la tête ? au lieu que vous voilà munis d’instruments commodes, qui vous servent à vous faire réciproquement de larges plaies d’où peut couler votre sang jusqu’à la dernière goutte, sans que vous puissiez craindre d’en échapper. Mais comme vous devenez d’année à autre plus raisonnables, vous avez bien enchéri sur cette vieille manière de vous exterminer : vous avez de petits globes qui vous tuent tout d’un coup, s’ils peuvent seulement vous atteindre à la tête ou à la poitrine ; vous en avez d’autres, plus pesants et plus massifs, qui vous coupent en deux parts ou qui vous éventrent, sans compter ceux qui tombant sur vos toits, enfoncent les planchers, vont du grenier à la cave, en enlèvent les voûtes, et font sauter en l’air, avec vos maisons, vos femmes qui sont en couche, l’enfant et la nourrice : et c’est là encore où gît la gloire ; elle aime le remue-ménage, et elle est personne d’un grand fracas. Vous avez d’ailleurs des armes défensives, et dans les bonnes règles vous devez en guerre être habillés de fer, ce qui est sans mentir une jolie parure, et qui me fait souvenir de ces quatre puces célèbres que montrait autrefois un charlatan, subtil ouvrier, dans une fiole où il avait trouvé le secret de les faire vivre : il leur avait mis à chacune une salade en tête, leur avait passé un corps de cuirasse, mis des brassards, des genouillères, la lance sur la cuisse ; rien ne leur manquait, et en cet équipage elles allaient par sauts et par bonds dans leur bouteille. Feignez un homme de la taille du mont Athos, pourquoi non ? une âme serait-elle embarrassée d’animer un tel corps ? elle en serait plus au large : si cet homme avait la vue assez subtile pour vous découvrir quelque part sur la terre avec vos armes offensives et défensives, que croyez-vous qu’il penserait de petits marmousets ainsi équipés, et de ce que vous appelez guerre, cavalerie, infanterie, un mémorable siège, une fameuse journée ? N’entendrai-je donc plus bourdonner d’autre chose parmi vous ? le monde ne se divise-t-il plus qu’en régiments et en compagnies ? tout est-il devenu bataillon ou escadron ? Il a pris une ville, il en a pris une seconde, puis une troisième ; il a gagné une bataille, deux batailles ; il chasse l’ennemi, il vainc sur mer, il vainc sur terre : est-ce de quelqu’un de vous autres, est-ce d’un géant, d’un Athos, que vous parlez ? Vous avez surtout un homme pâle et livide qui n’a pas sur soi dix onces de chair, et que l’on croirait jeter à terre du moindre souffle. Il fait néanmoins plus de bruit que quatre autres, et met tout en combustion : il vient de pêcher en eau troublé une île tout entière ; ailleurs à la vérité, il est battu et poursuivi, mais il se sauve par les marais, et ne veut écouter ni paix ni trêve. Il a montré de bonne heure ce qu’il savait faire : il a mordu le sein de sa nourrice ; elle en est morte, la pauvre femme : je m’entends, il suffit. En un mot il était né sujet, et il ne l’est plus ; au contraire il est le maître, et ceux qu’il a domptés et mis sous le joug vont à la charrue et labourent de bon courage : ils semblent même appréhender, les bonnes gens, de pouvoir se délier un jour et de devenir libres, car ils ont étendu la courroie et allongé le fouet de celui qui les fait marcher ; ils n’oublient rien pour accroître leur servitude ; ils lui font passer l’eau pour se faire d’autres vassaux et s’acquérir de nouveaux domaines : il s’agit, il est vrai, de prendre son père et sa mère par les épaules et de les jeter hors de leur maison ; et ils l’aident dans une si honnête entreprise. Les gens de delà l’eau et ceux d’en deçà se cotisent et mettent chacun du leur pour se le rendre à eux tous de jour en jour plus redoutable : les Pictes et les Saxons imposent silence aux Bataves, et ceux-ci aux Pictes et aux Saxons ; tous se peuvent vanter d’être ses humbles esclaves, et autant qu’ils le souhaitent. Mais qu’entends-je de certains personnages qui ont des couronnes, je ne dis des comtes ou des marquis, dont la terre fourmille, mais des princes et des souverains ? ils viennent trouver cet homme dès qu’il a sifflé, ils se découvrent dès son antichambre, et ils ne parlent que quand on les interroge. Sont-ce là ces mêmes princes si pointilleux, si formalistes sur leurs rangs et sur leurs préséances, et qui consument pour les régler les mois entiers dans une diète ? Que fera ce nouvel archonte pour payer une si aveugle soumission, et pour répondre à une si haute idée qu’on a de lui ? S’il se livre une bataille, il doit la gagner, et en personne ; si l’ennemi fait un siège, il doit le lui faire lever, et avec honte, à moins que tout l’océan ne soit entre lui et l’ennemi : il ne saurait moins faire en faveur de ses courtisans. César lui-même ne doit-il pas venir en grossir le nombre ? il en attend du moins d’importants services ; car ou l’archonte échouera avec ses alliés, ce qui est plus difficile qu’impossible à concevoir, ou s’il réussit et que rien ne lui résiste, le voilà tout porté, avec ses alliés jaloux de la religion et de la puissance de César, pour fondre sur lui, pour lui enlever l’aigle, et le réduire, lui et son héritier, à la fasce d’argent et aux pays héréditaires. Enfin c’en est fait, ils se sont tous livrés à lui volontairement, à celui peut-être de qui ils devaient se défier davantage. Ésope ne leur dirait-il pas : La gent volatile d’une certaine contrée prend l’alarme et s’effraye du voisinage du lion, dont le seul rugissement lui fait peur : elle se réfugie auprès de la bête qui lui fait parler d’accommodement et la prend sous sa protection, qui se termine enfin à les croquer tous l’un après l’autre.
Jean de LA BRUYÈRE, Les Caractères, XII, « Des jugements », 119 (1688).
VOLTAIRE
Un très bel art que celui qui déserte les campagnes.
La famine, la peste & la guerre sont les trois ingrédiens les plus fameux de ce bas monde. On peut ranger dans la classe de la famine toutes les mauvaises nourritures où la disette nous force d’avoir recours pour abréger notre vie dans l’espérance de la soutenir.
On comprend dans la peste, toutes les maladies contagieuses, qui sont au nombre de deux ou trois mille. Ces deux présents nous viennent de la Providence ; mais la guerre qui réunit tous ces dons, nous vient de l’imagination de trois ou quatre cents personnes, répandues sur la surface de ce globe, sous le nom de princes ou de ministres ; & c’est peut-être pour cette raison que dans plusieurs dédicaces on les appelle les images vivantes de la Divinité.
Le plus déterminé des flatteurs conviendra sans peine, que la guerre traîne toujours à sa suite la peste & la famine, pour peu qu’il ait vu les hôpitaux des armées d’Allemagne, & qu’il ait passé dans quelques villages où il se sera fait quelque grand exploit de guerre.
C’est sans doute un très bel art que celui qui désole les campagnes, détruit les habitations, & fait périr année commune quarante mille hommes sur cent mille. Cette invention fut d’abord cultivée par des nations assemblées pour leur bien commun ; par exemple, la diète des Grecs déclara à la diète de la Phrygie & des peuples voisins, qu’elle allait partir sur un millier de barques de pêcheurs, pour aller les exterminer si elle pouvait.
Le peuple Romain assemblé jugeait qu’il était de son intérêt d’aller se battre avant la moisson, contre le peuple de Veïes, ou contre les Volsques : Et quelques années après, tous les Romains étant en colère contre tous les Carthaginois, se battirent longtems sur mer & sur terre. Il n’en est pas de même aujourd’hui.
Un généalogiste prouve à un prince qu’il descend en droite ligne d’un comte, dont les parents avaient fait un pacte de famille il y a trois ou quatre cents ans avec une maison dont la mémoire même ne subsiste plus. Cette maison avait des prétentions éloignées sur une province dont le dernier possesseur est mort d’apoplexie. Le prince & son conseil concluent sans difficulté que cette province qui est à quelques centaines de lieües de lui, a beau protester qu’elle ne le connaît pas, qu’elle n’a nulle envie d’être gouvernée par lui ; que pour donner des loix aux gens, il faut au moins avoir leur consentement : ces discours ne parviennent pas seulement aux oreilles du prince, dont le droit est incontestable. Il trouve incontinent un grand nombre d’hommes qui n’ont rien à perdre ; il les habille d’un gros drap bleu à cent dix sous l’aune, borde leurs chapeaux avec du gros fil blanc, les fait tourner à droite & à gauche, & marche à la gloire.
Les autres princes qui entendent parler de cette équipée, y prennent part chacun selon son pouvoir, et couvrent une petite étendue de pays de plus de meurtriers mercenaires, que Gengis-Kan, Tamerlan, Bajazet n’en traînèrent à leur suite.
Des peuples assez éloignés entendent dire qu’on va se battre, & qu’il y a cinq ou six sous par jour à gagner pour eux, s’ils veulent être de la partie ; ils se divisent aussitôt en deux bandes comme des moissonneurs, & vont vendre leurs services à quiconque veut les employer.
Ces multitudes s’acharnent les unes contre les autres, non-seulement sans avoir aucun intérêt au procès, mais sans savoir même de quoi il s’agit.
Il se trouve à la fois cinq ou six puissances belligérantes, tantôt trois contre trois, tantôt deux contre quatre, tantôt une contre cinq, se détestant toutes également les unes les autres, s’unissant & s’attaquant tour à tour ; toutes d’accord en un seul point, celui de faire tout le mal possible.
Le merveilleux de cette entreprise infernale, c’est que chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux & invoque Dieu solennellement, avant d’aller exterminer son prochain. Si un chef n’a eu que le bonheur de faire égorger deux ou trois mille hommes, il n’en remercie point Dieu ; mais lorsqu’il y en a eu environ dix mille d’exterminés par le feu & par le fer, & que pour comble de grace quelque ville a été détruite de fond en comble, alors on chante à quatre parties une chanson assez longue, composée dans une langue inconnue à tous ceux qui ont combattu, & de plus toute farcie de barbarismes. La même chanson sert pour les mariages & pour les naissances, ainsi que pour les meurtres ; ce qui n’est pas pardonnable, surtout dans la nation la plus renommée pour les chansons nouvelles.
La Religion naturelle a mille fois empêché des citoyens de commettre des crimes. Une ame bien née n’en a pas la volonté, une ame tendre s’en effraie. Elle se représente un Dieu juste & vengeur ; mais la Religion artificielle encourage à toutes les cruautés qu’on exerce de compagnie, conjurations, séditions, brigandages, embuscades, surprises de villes, pillages, meurtres. Chacun marche gaiement au crime sous la bannière de son saint.
On paye partout un certain nombre de harangueurs pour célébrer ces journées meurtrières ; les uns sont vêtus d’un long justaucorps noir, chargé d’un manteau écourté ; les autres ont une chemise par dessus une robe ; quelques-uns portent deux pendants d’étoffe bigarrée, par-dessus leur chemise. Tous parlent longtems ; ils citent ce qui s’est fait jadis en Palestine, à propos d’un combat en Vétéravie.
Le reste de l’année ces gens-là déclament contre les vices. Ils prouvent en trois points & par antithèses que les dames qui étendent légèrement un peu de carmin sur leurs joues fraîches, seront l’objet éternel des vengeances éternelles de l’Éternel ; que Polyeucte & Athalie sont les ouvrages du Démon ; qu’un homme qui fait servir sur sa table pour deux cents écus de marée un jour de carême, fait immanquablement son salut ; & qu’un pauvre homme qui mange pour deux sous & demi de mouton va pour jamais à tous les Diables.
De cinq ou six mille déclamations de cette espèce, il y en a trois ou quatre tout au plus, composées par un Gaulois nommé Massillon, qu’un honnête homme peut lire sans dégoût ; mais dans tous ces discours, à peine en trouverez-vous deux où l’orateur ose dire quelques mots contre ce fléau & ce crime de la guerre, qui contient tous les fléaux & tous les crimes. Les malheureux harangueurs parlent sans cesse contre l’amour qui est la seule consolation du genre humain, & la seule manière de le réparer ; ils ne disent rien des efforts abominables que nous faisons pour le détruire.
Vous avez fait un bien mauvais sermon sur l’impureté, ô Bourdaloue ! mais aucun sur ces meurtres variés en tant de façons, sur ces rapines, sur ces brigandages, sur cette rage universelle qui désole le monde. Tous les vices réunis de tous les âges & de tous les lieux n’égaleront jamais les maux que produit une seule campagne.
Misérables médecins des âmes, vous criez pendant cinq quarts-d’heure sur quelques piqûres d’épingles, & vous ne dites rien sur la maladie qui nous déchire en mille morceaux ! Philosophes moralistes, brûlez tous vos livres. Tant que le caprice de quelques hommes fera loyalement égorger des milliers de nos frères, la partie du genre humain consacrée à l’héroïsme sera ce qu’il y a de plus affreux dans la nature entière. Que deviennent & que m’importent l’humanité, la bienfaisance, la modestie, la tempérance, la douceur, la sagesse, la piété, tandis qu’une demi-livre de plomb tirée de six cents pas me fracasse le corps, & que je meurs à vingt ans dans des tourments inexprimables, au milieu de cinq ou six mille mourants, tandis que mes yeux qui s’ouvrent pour la dernière fois voient la ville où je suis né détruite par le fer & par la flamme, & que les derniers sons qu’entendent mes oreilles sont les cris des femmes & des enfans expirant sous des ruines, le tout pour les prétendus intérêts d’un homme que nous ne connaissons pas ?
Ce qu’il y a de pis, c’est que la guerre est un fléau inévitable. Si l’on y prend garde, tous les hommes ont adoré le Dieu Mars. Sabaoth chez les Juifs signifie le dieu des armes : mais Minerve chez Homère appelle Mars un Dieu furieux, insensé, infernal.
VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique, 1764. orthographe non modernisée.
Joseph de MAISTRE
La guerre est divine.
La guerre est donc divine en elle-même, puisque c’est une loi du monde.
La guerre est divine par ses conséquences d’un ordre surnaturel tant générales que particulières ; conséquences peu connues parce qu’elles sont peu recherchées, mais qui n’en sont pas moins incontestables. Qui pourrait douter que la mort trouvée dans les combats n’ait de grands privilèges ? et qui pourrait croire que les victimes de cet épouvantable jugement aient versé leur sang en vain ? Mais il n’est pas temps d’insister sur ces sortes de matières ; notre siècle n’est pas mûr encore pour s’en occuper : laissons-lui sa physique, et tenons cependant toujours nos yeux fixés sur ce monde invisible qui expliquera tout.
La guerre est divine dans la gloire mystérieuse qui l’environne, et dans l’attrait non moins inexplicable qui nous y porte.
La guerre est divine dans la protection accordée aux grands capitaines, même aux plus hasardeux, qui sont rarement frappés dans les combats, et seulement quand leur renommée ne peut plus s’accroître et que leur mission est remplie.
La guerre est divine par la manière dont elle se déclare. Je ne veux excuser personne mal à propos ; mais combien ceux qu’on regarde comme les auteurs immédiats des guerres son entraînés eux-mêmes par les circonstances ! Au moment précis amené par les hommes et prescrit par la justice, Dieu s’avance pour venger l’iniquité que les habitants du monde ont commise contre lui. La terre avide de sang, comme nous l’avons entendu il y a quelques jours, ouvre la bouche pour le recevoir et le retenir dans son sein jusqu’au moment où elle devra le rendre. Applaudissons donc autant qu’on voudra au poète estimable qui s’écrie :
Au moindre intérêt qui divise
Ces foudroyantes majestés,
Bellone porte la réponse
Et toujours le salpêtre annonce
Leurs meurtrières volontés.1
Mais que ces considérations très inférieures ne nous empêchent point de porter nos regards plus haut.
La guerre est divine dans ses résultats qui échappent absolument aux spéculations de la raison humaine : car ils peuvent être tout différents entre deux nations, quoique l’action de la guerre se soit montrée égale de part et d’autre. Il y a des guerres qui avilissent les nations, et les avilissent pour des siècles ; d’autres les exaltent, les perfectionnent de toutes manières, et remplacent même bientôt, ce qui est fort extraordinaire, les pertes momentanées, par un surcroît visible de population. L’histoire nous montre souvent le spectacle d’une population riche et croissante au milieu des combats les plus meurtriers ; mais il y a des guerres vicieuses, des guerres de malédictions, que la conscience reconnaît bien mieux que le raisonnement : les nations en sont blessées à mort, et dans leur puissance, et dans leur caractère ; alors vous pouvez voir le vainqueur même dégradé, appauvri, et gémissant au milieu de ses tristes lauriers, tandis que sur les terres du vaincu, vous ne trouverez, après quelques moments, pas un atelier, pas une charrue qui ne demande un homme.
La guerre est divine par l’indéfinissable force qui en détermine les succès. C’était sûrement sans y réfléchir, mon cher chevalier, que vous répétiez l’autre jour la célèbre maxime, que Dieu est toujours pour les gros bataillons. Je ne croirai jamais qu’elle appartienne réellement au grand homme à qui on l’attribue ; il peut se faire enfin qu’il ait avancé cette maxime en se jouant, ou sérieusement dans un sens limité et très vrai ; car Dieu, dans le gouvernement temporel de sa providence, ne déroge point (le cas du miracle excepté) aux lois générales qu’il a établies pour toujours. Ainsi, comme deux hommes sont plus forts qu’un, cent mille hommes doivent avoir plus de force et d’action que cinquante mille. Lorsque nous demandons à Dieu la victoire, nous ne lui demandons pas de déroger aux lois générales de l’univers ; cela serait trop extravagant ; mais ces lois se combinent de mille manières, et se laissent vaincre jusqu’à un point qu’on ne peut assigner. Trois hommes sont plus forts qu’un seul sans doute : la proposition générale est incontestable ; mais un homme habile peut profiter de certaines circonstances, et un seul Horace tuera les trois Curiaces. Un corps qui a plus de masse qu’un autre a plus de mouvement : sans doute, si les vitesses sont égales ; mais il est égal d’avoir trois de masse et deux de vitesse, ou trois de vitesse et deux de masse. De même une armée de 40.000 hommes est inférieure physiquement à une autre armée de 60.000 ; mais si la première a plus de courage, d’expérience et de discipline, elle pourra battre la seconde ; car elle a plus d’action avec moins de masse, et c’est ce que nous voyons à chaque page de l’histoire. Les guerres d’ailleurs supposent toujours une certaine égalité ; autrement il n’y a point de guerre. Jamais je n’ai lu que la république de Raguse ait déclaré la guerre aux sultans, ni celle de Genève aux rois de France. Toujours il y a un certain équilibre dans l’univers politique, et même il ne dépend pas de l’homme de le rompre (si l’on excepte certains cas rares, précis et limités) ; voilà pourquoi les coalitions sont si difficiles : si elles ne l’étaient pas, la politique étant si peu gouvernée par la justice, tous les jours on s’assemblerait pour détruire une puissance ; mais ces projets réussissent peu, et le faible même leur échappe avec une facilité qui étonne dans l’histoire. Lorsqu’une puissance trop prépondérante épouvante l’univers, on s’irrite de ne trouver aucun moyen pour l’arrêter ; on se répand en reproches amers contre l’égoïsme et l’immoralité des cabinets qui les empêchent de se réunir pour conjurer le danger commun : c’est le cri qu’on entendit aux beaux jours de Louis XIV ; mais, dans le fond, ces plaintes ne sont pas fondées. Une coalition entre plusieurs souverains, faite sur les principes d’une morale pure et désintéressée, serait un miracle. Dieu, qui ne le doit à personne, et qui n’en fait point d’inutiles, emploie, pour rétablir l’équilibre, deux moyens plus simples : tantôt le géant s’égorge lui-même, tantôt une puissance bien inférieure jette sur son chemin un obstacle imperceptible, mais qui grandit ensuite on ne sait comment, et devient insurmontable ; comme un faible rameau, arrêté dans le courant d’un fleuve, produit enfin un atterrissement qui le détourne.
Joseph de MAISTRE, Les Soirées de Saint-Pétersbourg, VIIème entretien (1821).
1. Louis Racine, Odes.