L A P A R O L E
TEXTES (II)
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Francis PONGE
Rhétorique.
Je suppose qu'il s'agit de sauver quelques jeunes hommes du suicide et quelques autres de l'entrée aux flics ou aux pompiers. Je pense à ceux qui se suicident par dégoût, parce qu'ils. trouvent que « les autres » ont trop de part en eux-mêmes.
On peut leur dire : donnez tout au moins la parole à la minorité de vous-mêmes. Soyez poètes. Ils répondront : mais c'est là surtout, c'est là encore que je sens les autres en moi-même, lorsque je cherche à m'exprimer je n'y parviens pas. Les paroles sont toutes faites et s'expriment: elles ne m'expriment point. Là encore j'étouffe.
C'est alors qu'enseigner l'art de résister aux paroles devient utile, l'art de ne dire que ce que l'on veut dire, l'art de les violenter et de les soumettre. Somme toute fonder une rhétorique, ou plutôt apprendre à chacun l'art de fonder sa propre rhétorique, est une œuvre de salut public.
Cela sauve les seules, les rares personnes qu'il importe de sauver : celles qui ont la conscience et le souci et le dégoût des autres en eux-mêmes.
Celles qui peuvent faire avancer l'esprit, et à proprement parler changer la face des choses.
I
Qu'on s'en persuade : il nous a bien fallu quelques raisons impérieuses pour devenir ou pour rester poètes. Notre premier mobile fut sans doute le dégoût de ce qu'on nous oblige à penser et à dire, de ce à quoi notre nature d'hommes nous force à prendre part.
Honteux de l'arrangement tel qu'il est des choses, honteux de tous ces grossiers camions qui passent en nous, de ces usines, manufactures, magasins, théâtres, monuments publics qui constituent bien plus que le décor de notre vie, honteux de cette agitation sordide des hommes non seulement autour de nous, nous avons observé que la Nature autrement puissante que les hommes fait dix fois moins de bruit, et que la nature dans l'homme, je veux dire la raison, n'en fait pas du tout.
Eh bien ! Ne serait-ce qu'à nous-mêmes nous voulons faire entendre la voix d'un homme. Dans le silence certes nous l'entendons, mais dans les paroles nous la cherchons : ce n'est plus rien. C'est des paroles. Même pas : paroles sont paroles.
O hommes ! Informes mollusques, foule qui sort dans les rues, millions de fourmis que les pieds du Temps écrasent ! Vous n'avez pour demeure que la vapeur commune de votre véritable sang : les paroles. Votre rumination vous écœure, votre respiration vous étouffe. Votre personnalité et vos expressions se mangent entre elles. Telles paroles, telles mœurs, ô société ! Tout n'est que paroles.
II
N'en déplaise aux paroles elles-mêmes, étant données les habitudes que dans tant de bouches infectes elles ont contractées, il faut un certain courage pour se décider non seulement à écrire mais même à parler. Un tas de vieux chiffons pas à prendre avec des pincettes, voilà ce qu'on nous offre à remuer, à secouer, à changer de place. Dans l'espoir secret que nous nous tairons. Eh bien ! relevons le défi.
Pourquoi, tout bien considéré, un homme de telle sorte doit-il parler ? Pourquoi les meilleurs, quoi qu'on en dise, ne sont pas ceux qui ont décidé de se taire ? Voilà ce que je veux dire.
Je ne parle qu'à ceux qui se taisent (un travail de suscitation), quitte à les juger ensuite sur leurs paroles. Mais si cela même n'avait pas été dit on aurait pu me croire solidaire d'un pareil ordre de choses.
Cela ne m'importerait guère si je ne savais par expérience que je risquerais ainsi de le devenir.
Qu'il faut à chaque instant se secouer de la suie des paroles et que le silence est aussi dangereux dans cet ordre de valeurs que possible.
Une seule issue : parler contre les paroles. Les entraîner avec soi dans la honte où elles nous conduisent de telle sorte qu'elles s'y défigurent. Il n'y a point d'autre raison d'écrire. Mais aussitôt conçue celle-ci est absolument déterminante et comminatoire. On ne peut plus y échapper que par une lâcheté rabaissante qu'il n'est pas de mon goût de tolérer.
Francis PONGE, Proêmes (1948, textes écrits en 1929-1930).
ALAIN
La parole.
Si le langage avait premièrement pour objet de décrire les choses, l'art de
persuader serait une sorte d'arithmétique ; car les choses sont de constantes et
fidèles redresseuses. Aussi l'on voit que les œuvres de la technique muette sont des merveilles
en tous les temps ; tels l'arc, le moulin, la voile. Mais dès que deux hommes
parlent, les choses sont oubliées. Le langage est geste et cri ; il ressemble à
l'homme, non aux choses. Fuir est un énergique langage, et qui persuade
d'abord, sans qu'on sache de quoi. Frapper est un énergique langage, qui
appelle aussitôt défense et riposte. Dans les deux cas, agir, répondre, comprendre sont une même chose. Quant au danger réel, ou à la cause réelle du combat, qui donc y pense d'abord ? Le signe fait connaître l'homme premièrement, et la chose indirectement et par l'homme, par la forme de l'homme.
Dans nos discours ordinaires, nous abrégeons l'ancien langage ; mais nous
conservons toujours, assez du geste et du cri ; un discours attaque, effraie,
rassure par d'autres moyens que par des raisons ; les choses sont oubliées, aisément oubliées, toujours trop. L'assemblée est un moyen de croire, mais
non pas un instrument de savoir.
Quand l'homme va d'abord à la chose, il en connaît promptement ce qui
importe ; sauvage ou civilisé, cela ne fait point une grande différence. L'homme chasseur est merveilleusement adroit, précis, puissant, dans tous les âges et
dans tous les pays. Mais quand l'homme court d'abord à l'homme, afin de
savoir ce qu'il doit penser de la chose, nous pouvons attendre des erreurs
démesurées. Sauvage ou civilisé, cela ne fait point une grande différence.
Ceux qui fuient ensemble, dans les terreurs paniques, forment une sorte
d'assemblée, si l'on peut dire, qui est unanime à croire. Mais à croire quoi ?
N'importe quoi, et nul ne s'en soucie. Or les tranquilles et solennelles assemblées pensent à peu près de même, en leur repos, que l'autre en sa course folle.
Dans les deux cas, l'homme se conforme à l'homme, imite l'homme, et la
chose est oubliée. Qu'une assemblée décide que la terre ne tourne pas, cela
s'explique aisément. Car, si la terre tourne ou non, ce n'est pas une chose qu'on
peut voir en un moment, quand on y regarderait. Comme on n'y regarde point,
mais à l'homme, il est arrivé en tous pays que les assemblées ont décidé contre
l'expérience la plus simple, la plus commune, la plus facile. La technique du
chasseur, du marin, du forgeron fut toujours trouvée dans la solitude, sans
langage, sans mythologie aucune, et en perfection. Mais ce qu'on devait penser de ce même monde où l'on chasse, où l'on navigue, où l'on forge, cela fut décidé en assemblée. Ainsi le même homme eut toujours un bagage d'opinions
sans paroles, très sages, et un bagage d'opinions parlées, très folles.
Le lent progrès consista à reprendre prudemment les opinions parlées, et à
les rapprocher des choses ; ce n'était pas facile ; car il fallait déplaire ; il fallait
troubler l'accord. Les écrits y firent mieux que les paroles. Les écrits,
invention admirable, et faite d'abord pour fixer les dogmes de l'assemblée,
furent ce qui rompit l'assemblée. Et de combien de folles terreurs, de combien
d'aveugles opinions nous sommes délivrés par les écrits sans visage ! Et
pourtant nous avons toujours même corps, mêmes gestes, mêmes passions. Ce
corps humain nous tient toujours. Aussi quand nous courons à l'assemblée,
afin de savoir ce que nous devons penser, sauvages encore nous sommes, et
fanatiques. Léviathan ne s'est pas instruit. Oui, tous ensemble, cousus nous
sommes dans la peau d'un serpent aveugle.
ALAIN, Propos de littérature (1934).
De la conversation.
Chacun sait que dans les rencontres de loisir l'échange des idées, si l'on peut ainsi dire, se fait par des formules connues d'avance. L'esprit s'y joue tout au plus dans les mots, comme en des variations, sans autre plaisir que la surprise. Je vois là un reste des anciennes cérémonies, où l'on avait assez de bonheur à confirmer les signes. Tels sont les vrais plaisirs de société. L'esprit en révolte n'y apporterait qu'une guerre stérile. La dispute vive surprend et rend stupide, par la nécessité de suivre l'adversaire sur son terrain. Mais aussi il faut être enfant pour croire que les victoires en discours établissent jamais quelque vérité. L'imagination est déjà assez puissante sur les formes mal définies ; et il existe même des sophismes de géométrie qui étonnent un moment. À bien plus forte raison, quand on argumente sans figures, et avec les mots seulement, il n'est rien d'absurde qu'on ne formule, rien de raisonnable qu'on ne puisse contester, car les mots n'ont point d'attaches selon le vrai, et, en revanche, ils ont, comme leur origine le fait assez comprendre, une puissance d'émouvoir qui va toujours au delà de leur sens, et qui fait preuve pour l'animal, sans qu'il sache seulement de quoi.
Ce n'est pas qu'on puisse toujours laisser l'arène aux bavards, aux emportés, aux charlatans. Mais la discussion arrive tout juste à troubler cette magie des paroles par de sèches et précises questions, encore pleines de pièges pour les autres et pour soi-même. Sans compter que la fatigue termine tout par des semblants d'accord et une paix pleine de récriminations à part soi. On peut admirer ici la profonde sagesse catholique, qui n'a pas voulu que les graves problèmes fussent livrés à de telles improvisations. Mais les Sages de la Grèce, et Platon lui-même étaient encore à la recherche d'un art de persuader et d'un art de convaincre, et l'on peut voir dans les immortels Dialogues le contraste, peut-être cherché, après tout, entre les discussions mot à mot qui jettent l'esprit dans le désordre, et les belles invocations, utiles surtout à relire, et qui font de si puissants éclairs. Mais il faut être bien au-dessus du discours pour lire Platon. Toujours est-il que bien des hommes, et non des médiocres, espèrent encore beaucoup d'une discussion serrée, où l'on porte des coups comme ceux-ci : « de deux choses l'une », ou bien : « je vous mets ici en contradiction avec vous-même ». Nul n'en est plus au Bocardo et Baralipton de l'école ; mais que de vaines discussions dans la longue enfance de la sagesse, d'après cette idée séduisante que la contradictoire d'une fausse est nécessairement vraie, ce qui ferait qu'en réfutant on prouve ! Mais l'univers s'en moque.
Il ne se moque pourtant point de nos angles, ni de nos triangles égaux ou semblables, ni du cercle, ni de l'ellipse, ni de la parabole. Ces choses sont élaborées par dialectique, les choses dont on parle étant d'abord définies par des paroles et ne pouvant l'être autrement, et puis le penseur se faisant à lui-même toutes les objections possibles, jusqu'à la conclusion inébranlable. Cette puissance de la dialectique mathématicienne a toujours étourdi un peu les penseurs, et encore plus peut-être lorsque le langage plus abstrait de l'algèbre sembla s'approcher davantage des secrets de la nature, au, moins de l'astronomique, mécanique et physique. Et ce livre-ci a pour objet d'éclairer tout à fait ces difficultés, à savoir d'expliquer ce que peut la logique pure, que l'on devrait appeler rhétorique, et pourquoi la mathématique peut beaucoup plus. « La colombe, dit Kant, pourrait croire qu'elle volerait encore mieux dans le vide. » Tout à fait ainsi le mathématicien, ne pensant plus assez à ce qui reste encore d'objet devant ses yeux et sous ses mains, pourrait bien croire qu'il penserait plus avant encore avec des mots seulement. D'où sont nés ces jeux dialectiques, tour à tour trop estimés et trop méprisés, que l'on appelle théologie, psychologie, magie, gros de vérités, mais vêtus de passions, de façon que toute leur vertu persuasive est attribuée trop souvent à un syllogisme bien fait, ou bien à une réfutation sans réplique.
C'est Aristote, celui des philosophes peut-être qui argumente le moins, c'est Aristote, élève de Platon, qui eut l'idée de mettre en doctrine l'art de discuter, si puissant sans doute sur sa jeunesse. Et des siècles de subtilité n'ont pas ajouté grand'chose à son prodigieux système de tous les arguments possibles mis en forme. Et si on le lisait sans préjugé, on n'y verrait plus cette logique ou science des paroles et en même temps science des raisons, mais plutôt la vraie rhétorique qui traite de ce que le langage tout seul doit à l'entendement. Mais qu'on la nomme comme on voudra. C'est donc comme une grammaire générale qu'il faut maintenant examiner sur quelques exemples, renvoyant le lecteur, pour les détails et le système, à n'importe quel traité de logique. Dès que l'on connaît leur secret, ils sont tous bons.
— Note. Il ne manque à ce chapitre qu'un peu plus d'ampleur, afin de découvrir, dans le moindre entretien, toute l'humanité. C’est qu'on n'estime pas assez les écoles d'éloquence, comme celle des Anglais, qui préparent tout droit aux débats politiques ou notre Conférence des Avocats. Je ne crois pas qu'on y apprenne l'éloquence, mais on y apprend quelque chose de bien plus important, le respect du semblable, la retenue dans la victoire, toutes choses qui manquent dans les foires à discours. Quiconque réfute entre dans la pensée de celui qu'il réfute, et se met d'accord avec lui. N'est-ce pas merveilleux ? L'homme a donc le pouvoir de comprendre même qu'on ne le comprenne pas. Toute l'antiquité s'est formée par des discours pleins de politesse, comme on voit dans le de Natura Deorum de Cicéron. En Lucrèce, encore plus de hauteur par la puissance de la poésie qui, en effet, use encore plus noblement du langage et conserve plus étroite l'amitié humaine par le nombre et le pas des vers, en sorte que réfuter ainsi, c'est honorer.
Ici se termine l'introduction qui voulait élever le langage à sa dignité, comme éminemment le moyen de penser avec les autres et avec soi. Il faut souhaiter que la conversation retrouve ses lois et ses cérémonies, qu'on peut dire sacrées sans exagérer.
ALAIN, Éléments de philosophie, III, III (1941).
Louis LAVELLE
Le Verbe.
Le Verbe, c'est l'esprit même en tant qu'il a le pouvoir de se communiquer à tous les hommes. Dieu, selon les théologiens, besogne doublement en nous, au-dedans par son esprit, au-dehors par sa parole. Et il faut dire du langage qu'il est humain et divin à la fois: humain, puisqu'il est fait par l'homme et pour l'homme, comme une création qui est à sa mesure, par laquelle il met à sa portée la création du monde; et divin aussi, parce qu'il donne le sens, qui est la pensée intérieure dont le monde procède et par laquelle chaque homme, dépassant ses propres limites, communie avec tous les autres. Tel est en effet le rôle du Verbe qui descend dans la conscience de chaque homme pour l'éclairer et qui enveloppe tous les hommes dans la même lumière. Car Il est, dit Pierre, comme une lumière qui brille dans un lieu obscur.
Il y a deux conceptions différentes du langage selon que les noms se tournent vers les objets ou vers les personnes, selon qu'ils sont comme des signes qui évoquent pour ainsi dire la matérialité même des choses ou comme des appels qui produisent dans l'âme des intentions par lesquelles les différents êtres coopèrent et s'unissent. C'est alors proprement qu'on peut le nommer le Verbe. Et le signe n'a de sens que s'il devient lui-même l'instrument du Verbe.
Que les choses visibles puissent se transformer en paroles qui servent à les évoquer elles-mêmes, à suggérer toutes les émotions qu'elles produisent en nous, toutes les intentions que nous avons sur elles, qu'il nous devienne possible par là de communiquer avec tous les hommes, c'est là le secret du Verbe qui donne à l'univers son unité et son sens, qui le spiritualise et qui en fait le véhicule d'une communion vivante entre tous les êtres. Que l'on puisse dire que le monde a été créé par la Parole, cela traduit assez bien cette double propriété qu'elle possède d'évoquer aussitôt des choses et d'exprimer un commandement qui devance l'action et la produit. Qu'il suffise de parler pour que le monde change de visage et se modifie selon nos vœux, c'est là le signe de la souveraine puissance; et les maîtres de la terre n'imitent jamais que de loin l'efficace instantanée de la volonté créatrice, où, dans la Parole, la pensée et l'action ne se distinguent plus.
Que la parole, enfin, soit le lien du monde et de l'esprit, et que le monde lui-même devienne par le moyen de la parole le langage de l'esprit, cela devient assez apparent si l'on songe que la parole la plus parfaite s'exprime naturellement par paraboles. Qui peut éviter de parler par paraboles lorsqu'il veut rendre sensible à ceux qui n'ont que des yeux pour voir et des oreilles pour entendre le secret de l'esprit pur ? C'est la parabole qui fait entendre ce que l'on voit. Et si le sens est toujours caché derrière les paroles, il n'est personne à qui il soit donné de connaître le royaume de Dieu autrement qu'en paraboles afin, comme le dit saint Paul, que voyant ils ne voient point et qu'entendant ils ne comprennent point. Tout homme écrit, même sans le vouloir comme Clément d'Alexandrie recommande de le faire, c'est-à-dire de manière à rester incompréhensible aux hérétiques. Et quand il parle, il adopte un discours voilé qui a plusieurs sens où chacun retient seulement celui qui est à sa mesure : il n'y a que les plus purs qui saisissent le sens le plus profond et le plus secret, qui est préservé ainsi d'être souillé et avili.
Quand la parole atteint son point de perfection, elle cesse de paraître. C'est la réalité elle-même qu'elle nous rend tout à coup présente. Et dans son usage le plus intime, elle nous rend véritablement présent à nous-même, de telle sorte qu'il arrive, là où on l'entend encore, de se demander : À quoi bon le dire ? comme si l'évidence même qu'elle nous découvre pouvait se passer d'elle, qui pourtant nous la découvre. Telle est la gloire de la parole de s'abolir dans son propre triomphe.
La parole alors ne fait plus qu'un avec l'acte par lequel la vérité nous est pour ainsi dire montrée. Un tel acte doit être pur : il ne faut le faire servir à aucune fin, même à convaincre. La conviction doit procéder de sa seule perfection, qui réside dans sa nudité même : elle est l'effet et non le but. Celui qui parle le mieux ne sait plus qu'il parle, et ceux qui l'écoutent entendent ce qu'il dit, et non pas qu'il le dit. Comme la Pensée, la Parole n'a point d'autre but qu'elle-même : elle se suffit.
Elle a sa source dans l'éternité, et s'écoule dans le temps où elle risque toujours de se dissiper; mais nous essayons de la retenir et de la fixer dans l'écriture. La parole obéit à l'inspiration et l'écriture à la réflexion. Dieu nous parle et nous l'appelons le Verbe. Et quand l'homme transcrit ses paroles, elles deviennent l'Écriture sainte. Mais la parole et l'écriture se corrompent toujours dès qu'elles se profanent, dès qu'elles oublient l'une ou l'autre leur divine origine.
Les modemes nous ont habitué à distinguer les deux sens du mot Verbe, à opposer au Verbe, qui est esprit, le Verbe qui est parole. Et celui-ci ne cesse de trahir l'autre. Mais il faut qu'il le puisse afin que l'esprit ne risque jamais d'être confondu avec le corps. Ici comme partout, la matière tend à nous entraîner; et dès qu'elle est livrée à elle-même, elle poursuit, en vertu de son propre poids, sa course indépendante. Mais nous n'avons le droit ni, pour diviniser l'esprit, de le séparer de la forme qui le manifeste, ni, pour humaniser la parole, de la séparer du souffle même qui l'inspire. L'esprit et la parole ne subsistent pas isolément : ce sont alors comme deux possibles dont chacun demande à l'autre de lui donner l'être. Ainsi la parole est à la jonction de l'humain et du divin : son rôle est précisément de témoigner à chaque instant que cette jonction s'accomplit.
Le Verbe ne nous parle pas toujours, mais, quand il nous parle, tous les mots ont un caractère sacré. Il est impossible de concevoir qu'on en puisse changer aucun. Et si l'écriture qui le capte est une écriture sainte, elle n'est pourtant qu'une pétrification du Verbe, un rocher d'où la foi seule qui le frappe fait jaillir à nouveau la source de vie.
Il faut donc toujours que la Parole et l'Écriture s'anéantissent dans cette signification mystérieuse, qu'elles enveloppent de formes visibles et sonores. Elles sont le double lien entre ce que l'on entend par l'oreille et ce que l'on entend par l'âme seule, entre ce que voit le regard du corps et ce que voit le regard de l'âme. Ainsi, elles n'exigent pas seulement un acte de foi parce qu'elles évoquent toujours des choses absentes, mais encore parce qu'elles évoquent le sens des choses plutôt que les choses mêmes : or, ce sens n'est rien, sinon par un acte de l'esprit qui est l'acte propre de la Foi, c'est-à-dire l'acte par lequel l'esprit renouvelle sans cesse sa propre présence à lui-même.
Louis LAVELLE, La parole et l'écriture (1942).
Emile-Michel CIORAN
Si l’homme redevenait l’animal muet qu’il fut !
Trois heures de conversation, j’ai perdu trois heures de silence.
La douceur de vivre a disparu avec l’avènement du bruit. Le monde aurait dû finir il y a cinquante ans ; ou, beaucoup mieux, il y a cinquante siècles.
Silence presque total. Ah ! Si tous ces gens persévéraient indéfiniment dans leur sommeil ! Ou si l’homme redevenait l’animal muet qu’il fut !
J’entends les cloches de Saint-Sulpice, je crois. Émotion soudaine. Irruption du passé dans une époque sinistre comme la nôtre. C’est tout de même un autre bruit que celui des voitures.
Rentrer en soi, y entendre ce silence aussi vieux que l’être, plus ancien même - le silence antérieur au temps.
On m’a raconté l’histoire d’une femme, sourde depuis trente ans, qui vient de recouvrer l’ouïe à la suite d’une opération et qui, atterrée par le bruit, a demandé qu’on lui redonne sa surdité...
Veille de Pâques. Paris se vide. Ce silence si inhabituel comme en plein été. Que les gens avant l’ère industrielle devaient être heureux ! Mais non. Ils ignoraient complètement leur bonheur, comme nous ignorons le nôtre. Il nous suffirait d’imaginer dans le détail l’an 2000 pour que nous ayons par contraste la sensation d’être encore au Paradis.
Si la plus grande satisfaction qu’on puisse atteindre dérive de l’entretien avec soi dans la solitude, la forme suprême de "réalisation" est la vie érémitique.
Si seulement on avait le courage de ne pas avoir d’opinions sur quoi que ce soit ! Ou alors en émettre une devrait constituer un acte aussi important que prier. Se mettre en état d’oraison pour oser avoir une opinion ! C’est à cette seule condition que "la parole" pourrait acquérir quelque dignité ou reconquérir son ancien statut, si tant est qu’elle en eût un jamais dont elle pût être fière.
Pourquoi tout silence est-il sacré ? Parce que la parole est, sauf dans des moments exceptionnels, une profanation.
La seule chose qui élève l’homme au-dessus de l’animal est la parole ; et c’est elle aussi qui le met souvent au-dessous.
Je crois la parole récente, je me figure mal un dialogue qui remonte au-delà de dix mille ans. Je me figure encore plus mal qu’il puisse y en avoir un, je ne dis pas dans dix mille ans, dans mille ans seulement.
Je crois aux vertus du silence, je ne m’attribue quelque réalité que lorsque je me tais, et je parle, je parle, et nous parlons tous. Le vrai contact entre deux êtres, et entre les êtres en général, ne s’établit que par la présence muette, par non-communication apparente, comme l’est toute communion véritable, par l’échange mystérieux et sans parole qui ressemble à la prière intérieure.
J’ai combattu toutes mes passions et j’ai essayé de rester encore écrivain. Mais c’est là une chose quasi impossible, un écrivain n’étant tel que dans la mesure où il sauvegarde et cultive ses passions, où il les excite même et les exagère. On écrit avec ses impuretés, ses conflits non résolus, ses défauts, ses ressentiments, ses restes... adamiques. On n’est écrivain que parce que l’on n’a pas vaincu le vieil homme, que dis-je ? L’écrivain, c’est le triomphe du vieil homme, des vieilles tares de l’humanité ; c’est l’homme avant la Rédemption. [...] C’est l’humanité tarée dans son essence qui constitue la matière de toute son œuvre. On ne crée qu’à partir de la Chute.
Tout ce que l’homme fait, il ne le fait que parce qu’il a cessé d’être ange.
Tout acte en tant qu’acte n’est possible que parce que nous avons rompu avec le Paradis.
Tout créateur s’insurge contre la tentation de l’angélisme.
Par tempérament je suis bavard, et tout ce que je puis avoir de bon, je le dois au silence.
Il est 1 heure du matin. Ce silence extraordinaire justifierait à lui seul l’adhésion à une forme quelconque d’espoir.
Le saint a raison de dire que le silence nous rapproche de Dieu. C’est quand tout se tait en nous que nous sommes à même de Le percevoir. Lui, c’est-à-dire quelqu’un ou quelque chose qui ne résiste pas à l’analyse, mais qui remplit néanmoins notre silence.
Le silence va plus loin que la prière, puisqu’il n’est jamais plus profond que dans l’impossibilité de prier.
Tout silence dont on est conscient, qu’on cultive ou qu’on espère se ramène à une possibilité d’expérience mystique.
Emile-Michel CIORAN, Cahiers (1947-1952).
Georges GUSDORF
La parole, expression et communication.
Les deux intentions de la parole humaine sont complémentaires. L'expression pure, dégagée de toute communication, demeure une fiction, car toute parole implique la visée d'autrui. Rompre le silence, fût-ce même par un cri d'angoisse, ou par un chant sans paroles, c'est toujours s'adresser à quelqu'un, prendre à témoin, appeler à l'aide. Le pacte social de communication n'est jamais rompu que dans le sens d'une communication meilleure, l'anarchiste même ne refusant ici l'obéissance que pour affirmer la nécessité d'une obéissance plus vraie. Autrement dit, le refus de la communication comme fait implique la nostalgie de la communication comme valeur. Lorsque le surréalisme, à la recherche de l'expression pure, reniait toute discipline de pensée et lâchait les mots à l'état sauvage, il rêvait encore d'inventer une langue, neuve et fulgurante, - comme le prouve d'ailleurs le fait qu'il y eut un public surréaliste et des chapelles surréalistes, communiquant dans l'affirmation de certaines valeurs. Toute expression tend à obtenir la reconnaissance d'autrui. Je veux être connu comme je suis, dans ma dernière sincérité, des hommes et de Dieu même. J'attends cette reconnaissance comme une confirmation, comme une contribution à mon être. Inversement, l'idée d'une communication sans expression n'a pas de sens, parce que mon langage ne saurait être absolument désapproprié. Il n'existerait pas si une intention personnelle d'abord ne l'avait fait naître. Si je parle, c'est que j'ai quelque chose à dire; il faut toujours un je comme sujet de la phrase. Mon langage consisterait-il à « parler comme tout le monde », ne ferait-il que répéter ce qu'on dit autour de moi, encore signifierait-il que je me rallie à l'opinion commune, ce qui suppose l'engagement d'un geste d'adhésion, que j'aurais toujours pu refuser. Même si, par souci d'objectivité, je me taisais pour laisser la parole aux autres, il resterait que le Nous est un assemblage de je : il n'y a pas de contrat social sans consentement mutuel. Toute parole a donc une fonction personnelle, elle correspond à une initiative qui nous situe dans le langage, et nous pose en nous opposant.
Il faut donc admettre l'existence d'une alliance intime entre la communication et l'expression. En fait, la communication authentique n'est pas le simple échange de mots démonétisés qui n'engagent personne. Les lieux communs et les propos sur la pluie et le beau temps représentent non pas la réussite suprême, mais la caricature de l'entente entre les hommes. La communication vraie est réalisation d'unité, c'est-à-dire œuvre commune. Unité de chacun avec l'autre, mais ensemble unité de chacun à soi-même, réarrangement de la vie personnelle dans la rencontre avec autrui. Je ne communique pas aussi longtemps que je ne fais pas effort pour délivrer le sens profond de mon être. La communion d'amour, qui représente l'un des modes d'entente les plus complets, ne va pas sans un remembrement de la personnalité, chacun se découvrant au contact de l'autre. Toute relation réelle est communication selon les personnes et non pas seulement selon les choses; plus exactement les choses n'interviennent que comme symboles des personnes. L'expression la plus pure, l'affirmation du génie dans l'art, fonde une nouvelle communion, et la communication parfaite libère en nous des possibilités d'expression qui sommeillaient.
L'erreur est ici de s'en tenir à une conception qui prend le langage au mot, conception plate selon laquelle un mot est un mot, un sens est un sens. En réalité, une langue ne s'offre pas comme un automatisme préétabli, auquel il suffirait purement et simplement de se rallier. La langue n'existe que comme condition virtuelle de la parole en acte; elle doit être reprise et actualisée par l'effort d'expression grâce auquel la personne s'affirme en fonction de la réalité verbale. Le langage « basique » de l'impersonnalité représente le plus bas degré de l'intention et de l'expression. De même que la langue établie n'est que le terrain de la parole, de même la parole apparaît comme le moyen nécessaire de la communication, qui consacre le moment où la parole fonde un nouveau langage, le moment où le nous se réalise dans l'alliance du je et du tu.
La tâche virile de prendre la parole réclame donc de nous que nous passions de la matérialité des mots à leur signification en valeur. Notre liberté concrète s'affirme à la mesure de notre capacité de promouvoir ensemble l'expression et la communication dans le langage qui nous manifeste. Il faut dès le principe renoncer ici au rêve d'une liberté absolue, liberté peut-être du Dieu qui a créé les choses en les nommant. Ni en métaphysique, ni en politique l'homme ne bénéficie d'une initiative aussi radicale, - sa liberté est liberté sous condition, liberté en situation, qui commence par l'obéissance, c'est-à-dire par la reconnaissance de ce qui est. Être libre, c'est donner une forme, mais bon gré mal gré nous devons accepter que le fond nous soit préalablement donné. Le nihiliste du langage, le surréaliste, qui atomise la parole humaine, comme pour le plaisir de la détruire, incapable de toute discipline quelle qu'elle soit, s'affirme beaucoup moins libre que le grand écrivain qui se crée un style original avec les mots de tout le monde. La liberté la plus haute commence par la communauté - non point liberté qui sépare mais liberté qui unit.
Georges GUSDORF, La parole (1952).
François CHÂTELET
Opiner n'est pas savoir
Commencer à philosopher, c’est, de prime abord, mettre en question non pas seulement le contenu divers des opinions – celles-ci font apparaître si pratiquement leurs contradictions qu’elles se ruinent d’elles-mêmes – mais encore le statut d’une existence qui croit qu’opiner c’est savoir et qu’il suffit d’être certain pour prétendre à être vrai.
Car l’opinion – la doxa – tout l’exercice de la démocratie le prouve, ne se veut point telle : elle revendique la vérité, elle prétend savoir la réalité telle qu’elle est. En d’autres termes, elle est certaine de soi. Et lorsqu’elle se heurte à la certitude égale de l’autre, elle s’étonne, elle s’indigne et entre dans la discussion avec le sentiment que la contestation qu’on lui oppose est dérisoire, qu’elle en triomphera aisément. En fait, tout au long du débat, elle s’enferme sur elle-même et reste sourde à l’argumentation adverse. Le dialogue n’est qu’apparent : deux monologues parallèles se développent. Or, dans ces conditions, lorsque la discussion a pour but de définir une action commune, qui donc va trancher entre des interlocuteurs qui refusent de se comprendre ? Qui donc va décider lorsque, à l’Assemblée, deux orateurs défendent des points de vue diamétralement opposés ? La majorité ? Chacun de ceux qui participent à l’Ecclesia est aussi dans l’état de certitude : il se rallie à l’une ou à l’autre thèse, à une troisième qui n’a point été exposée, il vote en fonction de son opinion, qu’il érige au rang de savoir et qui n’est, en réalité, que l’expression de son intérêt.
Précisément, parce que les intérêts et les passions sont en jeu et que personne ne peut sortir de la fascination qu’ils exercent, les décisions prises par la majorité, une majorité qui est essentiellement variable, n’ont point d’effets durables : la minorité s’active, complote soit pour inverser le rapport des forces à l’intérieur de l’Assemblée, soit pour détruire le régime populaire lui- même. Derrière le « libre jeu » des opinions; derrière les antagonismes des intérêts et des passions se profile le véritable juge, celui qui va trancher en dernier ressort : la violence, La démocratie telle qu’elle est pratiquée à Athènes ne développe pas la liberté : elle libère la violence.
Ainsi, le premier moment de la philosophie – celui qui met sur le chemin de l’éventuelle « sagesse » – consiste à « psychanalyser » l’opinion, à lui révéler la conscience erronée qu’elle a d’elle-même. Sur quoi l’opinion s’appuie-t-elle ? Quels sont ses arguments ? Qu’elle s’alimente à la tradition ou qu’elle soit armée par 1′ « enseignement nouveau », elle invoque pour soutenir ses raisonnements ce qu’elle appelle des faits. Elle use de la technique des exemples. Ses exemples, elle les puise sans discernement, de-ci de-là, dans la littérature édifiante, dans le donné mythique, dans l’histoire, dans la vie quotidienne. Elle prétend se fonder sur le « réel » et, pour elle, le réel, c’est ce qu’elle voit, ce qu’elle constate dans la perception, ce qu’elle éprouve dans l’expérience, En bâtissant avec un matériau aussi fragile, elle confie ce qu’elle croit être le développement de la pensée aux mots : elle ne se rend point compte du caractère conventionnel du langage et du fait que celui-ci ne vaut que lorsqu’il traduit une connaissance véritable. Elle construit de cette manière des discours qui embrassent dans une fausse unité la disparité de son expérience; ne sachant pas comment on doit user des mots, elle les utilise, en toute certitude, pour masquer les inconstances, les contradictions de ses jugements.
Au fond, ce que l’opinion ignore, c’est qu’elle prend pour la totalité du réel ce qui est donné dans la partialité de ses perspectives. Avec des exemples, elle invente des faits, alors qu’elle a constitué ses exemples d’une façon contingente, à partir du hasard de ses rencontres empiriques et des intérêts que suscitent ses désirs et ses passions. Ce qu’elle nomme réel, c’est l’imaginaire qu’elle élabore à partir des bribes de réalité que laisse subsister sa perception obscurcie. Par cette dernière, elle se laisse guider – par elle et par ses appétits sensibles. Car tel est bien le statut de l’opinion : au lieu de rechercher ce qui est effectivement réel, elle s’abandonne à ce qui la satisfait immédiatement. Les appétits par lesquels elle est gouvernée lui signalent des « valeurs » qu’elle recueille comme les seules acceptables et dont elle fait les pivots de ses discours…
A la racine des contradictions des opinions, il y a donc la diversité qu’implique nécessairement la soumission aux désirs. La séquence est fort claire désormais : l’homme, qui est passif devant ses appétits, prend pour juge de sa pensée ses intérêts, ses passions; pour faire valoir ces derniers, il parle, il use du langage pour les manifester face à autrui; or, de par leur nature, les intérêts sont contradictoires; surgissent ainsi les discours antagonistes, tous assurés de leur vérité, tous fermés à l’argumentation de l’autre. Dès lors, puisqu’il n’y a pas moyen de trancher, puisque chacun prend pour juge la partie la plus instable de soi-même, subsiste une seule raison : celle du plus fort.
L’analyse abstraite recoupe et fonde la description historique. Nous connaissons maintenant l’origine du mal. Mais encore faut-il déterminer de quelle manière il est possible de sortir de cette situation. Comment montrer à des hommes aveuglés par leur certitude et refusant toute mise en question, que leur attitude est à l’origine de leur propre malheur? Insister sur ce malheur, mettre en évidence les souffrances et les injustices. Ceux qui sont soumis à l’opinion n’entendront pas : les partisans de la tradition évoqueront le passé « où tout allait si bien » et réclameront absurdement le retour des temps anciens; les « politiques honnêtes » – comme Thucydide l’historien – construiront l’image d’une cité où il serait possible d’apparier l’appétit impérialiste et l’intelligence calculatrice; les cyniques s’étonneront de cette prétention puérile à rompre avec un état qui correspond à la nature même. La pensée libératrice apparaît comme privée de toute possibilité d’action ; elle semble n’avoir aucune prise…
Lorsque le philosophe platonicien considère sa situation face à l’opinion, il s’éprouve comme étant dans le dénuement complet; au même titre que le philosophe lecteur de Descartes à l’issue de la Ière Méditation métaphysique ». [...]
L’alternative est sans équivoque : entre la violence et le dialogue, entre celui pour qui la parole est seulement un cri de colère, de passion ou une injure, et celui à qui, à chaque instant, il importe de savoir ce qui est dit, pourquoi cela est dit et ce que cela veut dire, il faut choisir. Le détour est celui-là : se confier à la vertu du dialogue, la laisser agir pleinement, c’est d’abord comprendre les impasses de l’opinion; c’est aussi et surtout instaurer entre les hommes une relation nouvelle permettant à chacun de se débarrasser de ses inclinations fugaces et de la tyrannie dérisoire des intérêts. Des textes comme le Phédon, Le Banquet, le Phèdre, le Gorgias, le premier livre de La République, bien qu’ils se distinguent des textes dits socratiques par ce qu’ils administrent de leçon positive, ne font rien d’autre que mettre en évidence ce qu’impliquait déjà la négation ironique. Celui qui consent à parler et accepte de prendre en considération l’objection qui lui est faite se libère de soi, de la vulgarité des sentiments, des attachements passionnels, de la peur de la mort, du poids des traditions incontrôlées, du faux lyrisme que véhicule la vie quotidienne. Il aperçoit que derrière le discours qui, peu à peu, dans le dialogue, s’élabore, se profile un autre monde que ce théâtre d’ombres où se débattent les fades et noires silhouettes des individus enfermés en leurs certitudes et livrés à leurs appétits.
François CHÂTELET, Platon, Gallimard, 1965.
Henri MICHAUX
Une résistance de pierre
René Magritte, L'art de la conversation (1950)
Deux hommes en conversation. Petits. Insignifiants. Dans leur dos, un énorme monument, aux montants gigantesques avec dalles en tous sens, dont les pierres entassées ne laissent guère d'espace qui puisse être utilisé. Les deux hommes continuent à parler. Parler ! C'est d'avoir parlé qu'il reste partout des constructions, des constructions embarrassantes, inutiles, devenues énormes, cyclopéennes, de plus en plus inutiles, sans emploi, par l'adjonction de nouvelles paroles, de nouveaux parleurs... qui toujours laissent des restes. Et devant un de ces vastes monuments aux grandes pierres entremêlées où il n'y a même pas une pièce où l'on pourrait se tenir, où l'on ne passe plus, les deux hommes, sans tourner la tête, sans y faire attention, s'entretiennent, les inconscients !
A mesure qu'ils discourent, ne pourraient-ils voir les encombrants additifs qui vont encore prendre du peu de place qui reste ? Non, il y faut du temps. Ce sont d'autres qui le verront, qui plus tard, parlant aussi, viendront passer devant le monument agrandi, de plus en plus massif, de plus en plus inutilisable.
C'est pour avoir tellement parlé et écrit qu'il y a de par le monde tant de restes qui, avec leur sérieux « déplacé », ont une résistance de pierre à tout ce qu'on aurait besoin de faire de véritablement nouveau. De ces confuses pierres, un silence sort, un empêchement, pierres pour entraver l'esprit, pour entraver la marche, pour entraver l'avenir. Pierres ! Républiques de Paroles.
Mais peut-être ces deux hommes ont-ils eu le besoin de se sentir évoluer sur un fond important, archéologique ? L'humain — en somme — c'est leur groupe.
Henri MICHAUX, En rêvant à partir de peintures énigmatiques (1972).
Claude ROY
Cette apothéose du mot communication
Les mots, les pauvres mots ont de grandes douleurs. On ne peut pas dire qu'ils souffrent en silence, puisqu'ils sont paroles. Mais ils souffrent. On les met à tous les usages, on leur fait tout dire, et le contraire de tout, on les met au service du noir et du blanc, de la vérité et du mensonge, de la paix et de la guerre. Il arrive même qu'ils en perdent la tête, c'est-à-dire le sens. Qu'ils en perdent même la vie : il y a des mots qui ont tant servi, et à de si drôles d'usages, qu'on n'ose plus les utiliser.
Sans aller jusqu'à cette extrémité, périr en services commandés, les mots ont une histoire. Prenons le mot communication. Il y a une vingtaine d'années, c'était un terme auré de mélancolie et de déréliction. Il résonnait en mineur, comme un andante à fleur de larmes. Le drame d'exister, c'était que la communication entre les êtres est impossible. Tous les vivants sont des captifs solitaires, murés dans des cellules bétonnées ou des in pace profonds. Vanité des vanités, tout échange entre « existants n'est que vanité. Malentendu des malentendus, tout n'est que malentendus. Alas, poor Yorick, la communication est coupée ! La mode intellectuelle était de prononcer le mot communication sur un ton à mi-chemin du chant funèbre et de la dérision.
On pourrait objecter que nous souffrons ou nous réjouissons peut-être davantage d'un excès de communication que de son insuffisance. Communication verbale et communication sans mots nous entourent et nous assaillent sans relâche. Le visage muet et douloureux de cet inconnu, dans le métro ou le train, nous communique sa détresse. Le sourire de soleil de cette jeune fille dans la rue nous communique son allégresse. L'univers est une perpétuelle station émettrice de messages, une gigantesque entreprise de communication : les humains communiquent entre eux (parfois trop), les animaux, les plantes et les étoiles n'arrêtent pas de nous faire des signes.
Quand les sémiologues ont pris la relève des existentialistes, la communication a tout de même repris du poil de la bête. Comme nous sommes toujours tentés de corriger un excès par un autre excès, on serait plutôt passé du manque de communication au trop-plein de signification, et de la déploration de notre solitude aux joyeux délires d'interprétation. Tout parle, tout veut dire, tout communique, et le fétu de paille dans le vent attend son interprète qui traduira son message (souvent un charabia).
Dans l'usage quotidien, le mot communication est passé de l'ancienne tonalité de glas, du personnage de Beckett prisonnier jusqu'au cou d'une jarre ou d'un tas de sable, à une sonorité de joyeux clairon, au sourire épanoui du héros de la Communication. La Communication englobe tout, la parole et l'image, le locuteur et le câble porteur, le signifiant, l'insignifiant et le signifié, les médias et l'immédiat, le ministre de la Communication et la communication du ministre, l'émetteur et l'émis. Il y a dans les journaux des rubriques « Communication ». On forme des spécialistes de la communication. Devant un patient qui souffre de mutisme persistant, le Docteur Tans Pis et le Docteur Tant Mieux opinent en chœur : « il a un problème de communication ».
Il n'est pas très certain que cette apothéose du mot communication corresponde à un progrès dans la réalité. Un des aspects dé cette Société du Spectacle qu'a décrite et analysée Guy Debord, c'est la Communication-Spectacle, pratiquée sur les mille formes de l'interviouve, de l'entretien, de la table ronde et du « colloque », dans la presse, à la radio, à la télévision, à l'université. J'ai longtemps cru que le rêve qui poursuit toute leur vie les anciens étudiants, le rêve de l'examen, (on vous pose une question que vous ne comprenez pas sur un sujet dont vous ignorez tout), était le prototype de la situation angoissante. La réalité propose pourtant un type de situation peut-être pire : l'interviouveur qui, sur un sujet qui ne l'intéresse pas, qu'il ne connaît absolument pas et qu'il est bien décidé à ne jamais connaître, nous pose une question qui n'a aucun sens et à laquelle il souhaite qu'il soit répondu en trente-deux secondes, dans un flash aveuglant de communication-bidon.
Quand on a eu la sottise de se mettre dans cette situation-supplice, en revanche quel plaisir (rare) : trouver un interlocuteur qui n'est pas un interviouveur, avoir en face de soi quelqu'un qui, au sens littéral et au sens général, a « étudié la question », sentir un intérêt, une curiosité vraie, et s'entendre poser ces questions qui sont le contraire de la fausse question définie par Robert Musil : « Une question mal posée, à laquelle on ne peut répondre ni par oui, ni par non, ni par rien. »
A l'enseigne de la Communication, toute ne communique pas, hélas, ou bien ce qui est « communiqué » n'est que fausse monnaie, poudre aux yeux et paille des mots. Mais quand l'envie de connaître et la possibilité de savoir se retrouvent, est-ce que cela ne porte pas d'autres noms que communication ? Des noms assez beaux : conversation, échange, dialogue, rencontre ?
Claude ROY, L'apothéose du mot communication, Télérama, 12 juin 1985.
Valère NOVARINA
Notre parole est un trou dans le monde
À l’image mécanique et instrumentale du langage que nous propose le grand système marchand qui vient étendre son filet sur notre Occident désorienté, à la religion des choses, à l’hypnose de l’objet, à l’idolâtrie - à ce temps qui semble s’être condamné lui-même à n’être plus que le temps circulaire d’une vente à perpétuité, à ce temps où le matérialisme dialectique, effondré, livre passage au matérialisme absolu -, j’oppose notre descente en langage muet dans la nuit de la matière de notre corps par les mots - et l’expérience singulière que fait chaque parlant, chaque parleur d’ici, d’un voyage dans la parole ; j’oppose le savoir que nous avons, qu’il y a, tout au fond de nous, non quelque chose dont nous serions propriétaire - notre parcelle individuelle - non notre identité, non la prison du moi - , mais une ouverture intérieure, un passage parlé. […]
Ni instruments ni outils, les mots sont la vraie chair humaine et comme le corps de la pensée : la parole nous est plus intérieure que tous nos organes de dedans. Les mots que tu dis sont plus à l’intérieur de toi que toi. Notre chair physique c’est la terre, mais notre chair spirituelle c’est la parole ; elle est l’étoffe, la texture, la tessiture, le tissu, la matière de notre esprit. […]
La parole est apparue un jour comme un trou dans le monde fait par la bouche humaine – et la pensée d’abord comme un creux, comme un coup de vide porté à la matière. Notre parole est comme un trou dans le monde et notre bouche comme un appel d’air qui creuse un vide. Le monde est par nous troué , mis à l’envers, changé en parlant. Tout ce qui prétend être là comme du réel apparent, nous pouvons l’enlever en parlant. Les mots ne viennent pas montrer des choses, leur laisser la place, les remercier poliment d’être là, mais d’abord les briser et les renverser. « La langue est le fouet de l’air », disait Alcuin; elle est aussi le fouet du monde qu’elle désigne.
Parler n’est pas communiquer. Parler n’est pas s’échanger et troquer – des idées, des objets –, parler n’est pas s’exprimer, désigner, tendre une tête bavarde vers les choses, doubler le monde d’un écho, d’une ombre parlée ; parler, c’est d’abord ouvrir la bouche et attaquer le monde avec savoir-mordre.
Les mots ont toujours été les ennemis des choses et il y a une lutte depuis toujours entre la parole et les idoles. La parole est apparue un jour comme un trou dans le monde fait par la bouche humaine – et la pensée d’abord comme un creux, comme un coup de vide porté dans la matière. Notre parole est un trou dans le monde et notre bouche comme un appel d’air qui creuse un vide – et un renversement dans la création. Les cris des bêtes désignent, le mot humain nie. Nous appelons les choses parce qu’elles ne sont pas là, parce que nous ne savons pas leur nom. Si nous appelons les choses, c’est parce qu’elles ne sont pas vraiment là. Les choses que nous parlons, c’est pour les délivrer de la matière morte. La parole n’est pas un commentaire, une ombre du réel, le monnayage du monde en mots, mais quelque chose venu dans le monde comme pour nous en arracher. La parole ne double pas le monde de mots, mais jette quelque chose à terre. Elle brise ; elle renverse. Celle qui brise ; celle qui renverse. Il n’y a de civilisation que fondée sur la parole; c’est-à-dire sur un renversement des images, sur des idoles renversées et détruites, et sur un monde creusé par les mots.
Penser, parler, n’est pas émettre des idées, les enchaîner, les dérouler -- mais conduire toute la parole jusqu’au seuil et jusqu’à l’envers des mots. Il y a une pensée sous la pensée qui dit toujours : « Va jusqu’où les mots rebroussent chemin. » Aller à la lisière, franchir une rive, passer d’une rive, d’un seuil à l’autre, c’est le mouvement respiratoire profond, le pas, la marche, l’élan de notre esprit […].
Parler c’est faire l’expérience d’entrer et de sortir de la caverne du corps humain à chaque respiration : il s’ouvre des galeries, des passages non vus, des raccourcis oubliés, d’autres croisements […].
Valère NOVARINA,
Devant la parole 1999.
Philippe BRETON
Parlez, mais taisez-vous!
D'un côté, on peut constater que la parole humaine n'a probablement jamais connu autant de possibilités de déploiement qu'aujourd'hui. Où qu'on se tourne dans les sociétés modernes, on trouve, souvent comme signe de progrès, des techniques de communication ou encore des institutions qui sont directement une concrétisation ou une facilitation de la parole. La parole aujourd'hui est un fait social majeur. C'est par elle que nous agissons, que nous prenons des décisions, que nous négocions, que nous tentons de faire reculer la violence, que nous organisons et transformons le monde qui nous entoure.
Pourtant, d'un autre côté, en même temps que ce déplacement du statut de la parole, qui lui confère une position toujours plus centrale, chacun sent bien que ce déploiement est souvent au mieux retenu, au pire dévoyé. Nous sommes là au cœur de l'injonction contradictoire : parlez, mais taisez-vous ! Il s'agit d'un véritable paradoxe, car à la fois la parole est libre, encouragée, elle est un des principaux opérateurs du changement social, et à la fois elle est difficile à prendre ou encore réduite à un discours sans effet, quand elle n'est pas travestissement de la pure violence. De plus, cette importance, cette centralité de la parole n'est qu'en partie visible à nos yeux. La parole moderne n'est qu'en partie consciente d'elle-même, elle n'est même parfois que l'ombre de son idéal.
Une vision optimiste des choses permettra de dire que ce qui compte le plus aujourd'hui est la place prise par la parole qui fait de nos sociétés de véritables sociétés de parole. Le symbole le plus fort de cet aspect des choses sera par exemple la « liberté d'expression » qui connaît un déploiement sans égal dans l'histoire. On insistera également sur les immenses possibilités offertes par les techniques modernes de communication, dont Internet n'est qu'une avant-garde. Ou encore sur le fait que nous vivons en démocratie, ou, pour être plus précis, dans des sociétés« en voie de démocratisation », c'est-à-dire un régime où la parole tend de plus en plus à être au centre des processus sociaux de décision et d'action.
Une vision pessimiste de la même réalité soulignera les immenses inégalités d'accès à la parole et le fait qu'elle est souvent manipulée par les puissants. La parole, pour reprendre l'expression de Jacques Ellul, est trop souvent une « parole humiliée ». Dans cette optique, on insistera sur le fait que les nombreuses techniques de communication déployées aujourd'hui ne correspondent pas forcément à un accroissement de la qualité des paroles qu'elles servent à transmettre, ou même que, à être tant délayée, la parole s'y affadit considérablement.
Il faut donc tenter une approche la plus objective possible de ce phénomène. La question n'est pas l'optimisme ou le pessimisme, mais bien une juste évaluation de la place prise par la parole dans les sociétés modernes. [...] Toute évaluation, dans le domaine social, est souvent une question d'échelle. Le point de vue optimiste se révèle pertinent si l'on place l'observation sur une échelle temporelle large : on a assisté à un déplacement du statut de la parole (par exemple, en France, de la fin du Moyen Âge à l'époque contemporaine) qui lui confère une position de plus en plus centrale et qui contribue largement, entre autres, au progrès des mœurs et de la civilité.
Le point de vue pessimiste est imbattable pour décrire les très nombreuses situations, au présent, qui témoignent de notre frustration devant les dévoiements de ce qui apparaît le plus souvent comme une potentialité en lieu et place d'une réalité. En somme, la direction est bonne mais on risque à chaque moment de verser dans le fossé.
L'optimiste a une vision globale, mais celle-ci ne le protège pas contre les accidents, y compris ceux qui risquent d'arrêter la course. Le pessimiste a un point de vue précieux puisqu'il pointe du doigt, avec rigueur, tout écart du chemin, ou toute retenue dans l'élan, mais il risque de décourager la poursuite de la course en répétant inlassablement que l'on se trompe de direction, alors que l'on va peut-être, globalement, dans le bon sens.
Il est tentant malgré tout de prendre de la hauteur par rapport à ce balancement entre optimisme et pessimisme pour voir que sur la longue durée, celle des civilisations, partout où il y a de la parole, il y a du progrès. Thèse renversable, tant les deux termes sont identifiés l'un à l'autre : partout où il y a du progrès, il y a de la parole. Que ce progrès soit aujourd'hui en partie retenu ne change rien à sa direction.
Nous l'avons vu, ces progrès sont de deux ordres : d'abord, une capacité toujours accrue pour l'homme de prendre en main son destin (c'est-à-dire de ne plus être subordonné au fatalisme), en inventant des représentations (par exemple celle de l'homme comme individu), des pratiques sociales (comme la « civilité,) et des institutions (notamment démocratiques) qui permettent à la parole de se déployer; ensuite, à un autre niveau, celui des moyens, un affinement de la parole ellemême dans sa capacité à changer le monde. Ce progrès peut connaître des revers, mais, dans un certain sens, la direction d'ensemble est la bonne et c'est, au bout du compte, toujours, la société des hommes qui s'en porte mieux. C'est dans ce sens que la parole, comme fondement d'un humanisme renouvelé, mérite, pour le moins, un éloge.
Philippe BRETON, Éloge de la parole (2003).
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