EXEMPLE 1
« Une monstrueuse aberration fait croire aux hommes que le langage est né pour faciliter leurs relations mutuelles », écrit Michel Leiris (Glossaire, j'y serre mes gloses, 1939).
Vous vous demanderez si cette affirmation est applicable à la parole.
1) MISE EN PLACE DU
SUJET :
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Michel Leiris se fait ici l'écho d'une conception pesssimiste du langage que l'on pourra utilement restreindre à la parole. L'énoncé redondant ("monstrueuse aberration"), s'installant délibérément dans le paradoxe, prétend détruire l'idée reçue selon laquelle le langage aurait initialement répondu à un désir de communication. Il suffit de porter un tout autre regard que Rousseau sur les premières communautés humaines pour s'autoriser en effet d'un certain scepticisme : la parole ne se prêterait-elle pas plutôt à cette volonté de réduction de l'autre que Freud prétend reconnaître dans les pulsions fondamentales de l'individu ?
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Une telle confrontation de points de vue radicalement antagonistes favorisera le simple entraînement que nous proposons ici à la construction des deux premières parties de la dissertation. On pourra soit imaginer une synthèse possible soit élaborer avec ces seules deux parties un plan concessif.
► PROBLÉMATIQUE : La parole est-elle impropre à un échange authentique ?
2) EXERCICE :
Reconstituez le raisonnement en classant les arguments suivants, assortis de leur exemple respectif, autour de deux grandes parties :
I – La parole conditionne un échange harmonieux.
II – La parole est mieux faite pour manifester pouvoir et volonté de manipulation.
1 - « Qu'on songe de combien d'idées nous sommes redevables à l'usage de la parole ; combien la grammaire exerce et facilite les opérations de l'esprit ; et qu'on pense aux peines inconcevables, et au temps infini qu'a dû coûter la première invention des langues ; qu'on joigne ces réflexions aux précédentes, et l'on jugera combien il eût fallu de milliers de siècles, pour développer successivement dans l'esprit humain les opérations dont il était capable. »
Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité, 1755.
2 - L'écriture ne permet-elle pas mieux que la parole ce recul par lequel un discours peut être posément analysé et critiqué, favorisant ainsi un examen partagé ?
3 – « Nous n'avons jamais bu d'ambroisie, ni de nectar et n'avons qu'une expérience linguistique des mots "ambroisie", "nectar" et "dieux" - nom des êtres mythiques qui en usaient - néanmoins nous comprenons ces mots et savons dans quel contexte chacun d'eux peut s'employer. »
Roman Jakobson, Essai de linguistique générale (1969)
4 - « Il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre », dit le proverbe. Combien en effet de plaidoyers restés vains (Socrate, Galilée) faute d'un auditeur prêt à se laisser convaincre !
5 - La parole est marquée par le milieu social dont l'individu est originaire. Parler, c'est ainsi manifester tous les déterminismes qui génèrent et entretiennent les inégalités.
6 - La parole est constitutive de la pensée. Point de pensée sans parole ni donc de capacité d’échange.
7 - La parole est le ciment des sociétés et la condtition de l'éducation citoyenne où l'homme, animal politique, est voué à s'épanouir. Voilà pourquoi tant de sociétés ont cherché à juguler la parole et à ruiner ainsi toute possibilité d'échange.
8 - « Les fruits ne se dérobent point à nos mains, on peut s'en nourrir sans parler ; on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître ; mais pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte des accents, des cris, des plaintes, voilà les plus anciens mots inventés, et voilà pourquoi les premières langues furent chantantes et passionnées avant d'être simples et méthodiques. »
Rousseau, Essai sur l'origine des langues (1781).
9 - « Tout langage a par constitution la valeur de dénominateur commun. Parler, c'est donc s'écarter de soi pour se confondre avec tous. Il n'y a pas de langage pour l'originalité, - c'est-à-dire pour la différence, c'està-dire pour la personnalité. »
Georges Gusdorf, La Parole, 1952.
10 - « La raison du plus fort est toujours la meilleure », conclut la fable de Jean de La Fontaine « Le loup et l'agneau », dans laquelle un loup affamé trouve avec une évidente mauvaise foi tous les arguments qui lui permettront de satisfaire sa faim.
11 - La parole peut favoriser la langue de bois, l’accumulation des sophismes propices à celui qui garde le pouvoir et entend le conserver.
12 - Au cours des siècles, les correspondances entre écrivains ou scientifiques (par exemple les lettres échangées entre Descartes et le père Mersenne ou celles, innombrables, de Voltaire avec les philosophes de son temps) attestent l'apport de l'écriture dans les échanges intellectuels.
13 - La parole est née de la volonté d’agir sur l’autre et d’établir l’échange harmonieux nécessaire à une société.
14 - La parole fait un usage sempiternel des mêmes vocables et expressions, si bien que parler, c’est employer pour chacun les mots de l’autre et se résigner à un échange purement utilitaire.
15 - Sans le désir d'échange, il n'y aurait pas eu de parole.
16 - « Quelqu'un qui est né dans le VIIème arrondissement - c'est le cas actuellement de la plupart des gens qui gouvernent la France - dès qu'il ouvre la bouche, reçoit un profil linguistique. [...] La nature même de son langage dit qu'il est autorisé à parler au point que peu importe ce qu'il dit. Ce que les linguistes donnent comme la fonction éminente du langage, à savoir sa fonction de communication, peut ne pas être du tout remplie sans que sa fonction réelle, sociale, cesse d'être remplie pour autant. »
Pierre Bourdieu, Le Marché linguistique, 1978.
17 - Il est des procès perdus d'avance, des débats où les idées ne sont pas réellement débattues car la cause est déjà entendue.
18 - La parole n'est pas seulement le moyen de communiquer des idées, elle permet aussi d'en inventer ou d'en renouveler l'expression afin de les faire mieux partager.
CORRECTION
EXEMPLE 2
« Dès que nous parlons, nous en disons bien plus que nous n'en pensons », écrit Nicolas Grimaldi (Le Désir et le Temps, 2006).
Vous examinerez cette affirmation à la lumière des œuvres du programme.
1) MISE EN PLACE DU
SUJET :
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La thèse de Nicolas Grimaldi s'inscrit dans un débat classique portant sur la question de l'antériorité respective du langage et de la pensée. Selon que l'on affirme l'existence en nous de celle-ci avant son expression ou qu'au contraire on nie la constitution d'une véritable pensée sans les mots capables de la circonscrire, on conclura très différemment sur le pouvoir de la parole. Dans le deuxième cas, en effet, celui auquel se rallie notre auteur, la parole se trouve valorisée dans sa capacité à étoffer une pensée qui, sans elle, reste un flux informe. Bien loin que notre langage, écrit encore Nicolas Grimaldi, mutile ni détourne notre pensée, c'est au contraire notre pensée qui est trop chétive et trop simple pour l'ampleur et la richesse de son langage.
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Hegel a posé de manière nette cette naissance de la pensée dans le langage : « On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu'il y a de plus haut c'est l'ineffable… Mais c'est là une opinion superficielle sans fondement; car en réalité l'ineffable c'est la pensée obscure, la pensée à l'état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu'elle trouve le mot. Ainsi, le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie. Sans doute on peut se perdre dans un flux de mots sans saisir la chose. Mais la faute en est à la pensée imparfaite, indéterminée et vide, elle n'en est pas au mot. Si la vraie pensée est la chose même, le mot l'est aussi lorsqu'il est employé par la vraie pensée. Par conséquent, l'intelligence, en se remplissant de mots, se remplit aussi de la nature des choses.» (Hegel, Philosophie de l'esprit, § 463)
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"Je n'en dis pas plus, mais je n'en pense pas moins" : l'expression courante peut nous aider à poser clairement le problème. Alors que parler peut désigner l'émission mécanique des mots, dire manifeste une intention de communication, un propos concerté que le verbe penser pourrait circonscrire. Mais pensons-nous vraiment nos propos avant de les formuler, notamment dans le feu d'une discussion ? Comme Socrate s'étonne d'être disert et inspiré au seuil d'un discours où pourtant il s'apprête à soutenir une thèse qui n'est pas la sienne, on pourrait évoquer la capacité qu'a la pensée de s'élaborer toute seule au fur et à mesure que nous parlons.
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Il s'agira donc de s'interroger sur l'adéquation entre la parole et la pensée. Nous proposons ici un plan dialectique où l'on pourra étoffer les exemples que nous suggérons.
► PROBLÉMATIQUE : La parole enrichit-elle la pensée ?
2) PLAN :
I - La pensée a besoin du langage pour trouver sa forme achevée :
a – La parole favorise une expression spontanée qui traduit le mouvement même de la pensée et contribue à son épiphanie. Hésitations, reprises, voire bredouillements, ou au contraire phrases abouties auxquelles s'ajoutent l'intonation particulière qui donne à la pensée sa nuance et les gestes qui la soulignent : penser, c'est parler. Grâce à la parole, la pensée volatile et vagabonde, ce flux qui occupe notre durée, trouve à se fixer, voire à se calmer.
ex : on pensera particulièrement à la poésie de Verlaine, mais aussi à la théâtralisation de la parole (didascalies) par Marivaux.
b – La parole est intersubjective. Nos interlocuteurs émettent des objections, nous poussent à préciser notre pensée, la stimulent ou la corrigent. L'échange que permet le dialogue est naturellement dialectique et chacun progresse vers une véritable découverte de soi.
ex : le dialogue socratique est évidemment représentatif de cela et on pourra mettre en valeur la progression de Phèdre dans l'adhésion aux thèses de Socrate.
c – La parole rencontre des formes, des contraintes qui obligent à nuancer la pensée brute. Les caractères particuliers d'une langue influent sur la pensée en l'inscrivant dans des codes culturels où elle prend sa vraie place.
ex : ainsi, dans Les Fausses confidences, l'amour de Dorante reste informe et sans consistance tant qu'il n'a pas trouvé à se déclarer et Araminte prend peu à peu conscience de ses sentiments pour lui avec les paroles que Dubois sait habilement semer autour d'elle.
II - La parole est souvent en deçà du flux mouvant de la pensée:
a – La parole exhibe la pensée et peut se trouver embarrassée par des scrupules, des sursauts de pudeur, voire par un lexique insuffisant. Les conditions sociales influent sur la nature du langage et la qualité de sa réception. Il est dans la nature de la parole d'être ce "discours à côté" que signale l'étymologie. « On ne dit pas, on laisse dire. On laisse les mots venir, ils viennent dans un ordre qui n'est pas le nôtre, qui est l'ordre du mensonge, de la mort, de la vie en société. Très peu de vraies paroles s'échangent chaque jour, vraiment très peu. Peut-être ne tombe-t-on amoureux que pour enfin commencer à parler.» (Christian Bobin, Le Très-Bas).
ex : dans
Les Fausses confidences, Araminte s'étonne que l'amour de Dorante, qu'il dit si profond, n'ait pas trouvé à s'exprimer : Comment, avec tant d'amour, avez-vous pu vous taire ? (II, 15).
b – La parole contraint chacun à utiliser les mots de tout le monde. Comment dans ces conditions se prêterait-elle à l'expression d'une pensée originale ?
ex : Francis Ponge dans ses Proêmes, exprime ainsi cette prévention : N'en déplaise aux paroles elles-mêmes, étant données les habitudes que dans tant de bouches infectes elles ont contractées, il faut un certain courage pour se décider non seulement à écrire mais même à parler. Un tas de vieux chiffons pas à prendre avec des pincettes, voilà ce qu'on nous offre à remuer, à secouer, à changer de place. Dans l'espoir secret que nous nous tairons.
On pourra s'appuyer sur la poétique de Verlaine pour constater cette volonté de recourir au silence, à la désarticulation de la syntaxe ou du vers pour échapper à "ces camions qui passent en nous".
c – La parole se prête à la dissimulation. Stendhal affirme ainsi qu'elle « a été donnée à l'homme pour cacher sa pensée » (Le Rouge et le Noir). Sans forcément vouloir tromper, elle « est un laminoir qui allonge les sentiments » (Flaubert). Avec la volonté de manipuler, elle offre les ressources de l'ironie, du double sens, du mensonge.
ex : on pense à l'ironie socratique, si décapante pour démonter les savoir-faire de la sophistique. On évoquera bien sûr les manœuvres du valet Dubois chez Marivaux, notamment cette première confidence où il sait finement rapporter à Araminte l'amour que Dorante a pour elle.
III - « Une seule issue : parler contre les paroles » (F. Ponge) :
Fonder une rhétorique de l'authenticité : c'est à quoi nos trois œuvres travaillent. Connaître les pièges du langage, penser la parole pour transcender l'opinion, telle est bien la volonté de tout écrivain. « L'homme de parole est celui qui, dans un moment troublé, s'efforce de contribuer à la réalisation
de la vérité », écrit Georges Gusdorf dans La Parole. A quelles conditions donc la parole est-elle susceptible de ne pas amoindrir la pensée ?
a- si elle sait s'éloigner du langage stéréotypé, "parler contre les paroles".
ex :
la rhétorique si particulière des Romances sans paroles trouve sa justification dans la recheche d'une forme capable d'épouser les mouvances d'un être déchiré.
b - si elle sait s'affranchir des codes sociaux et de leurs préjugés.
ex : on montrera comment chez Marivaux
la parole amoureuse s'éveille dans la transparence enfin installée par le dépassement des préjugés sociaux, vérifiant la prédiction de Dubois : Quand l'amour parle, il est le maître, et il parlera.
c- si elle sait se mettre au service d'une discipline dialectique.
ex :
on pourra s'appuyer sur la définition que Socrate donne de la dialectique à la fin du Phèdre (« Eh bien, moi, je suis amoureux de ces divisions et de ces rassemblements, qui me rendent capable de parler et de penser »). On pourra aussi faire valoir la "bonne folie" (la poétique) qui doit, selon lui, présider au discours.