VERTUS
DE LA PAROLE
1. On croit
ordinairement, il est vrai, que ce qu'il y a de plus haut c'est
l'ineffable… Mais c'est là une opinion superficielle sans fondement;
car en réalité l'ineffable c'est la pensée obscure, la pensée à l'état
de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu'elle trouve le
mot. Ainsi, le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la
plus vraie. Sans doute on peut se perdre dans un flux de mots sans
saisir la chose. Mais la faute en est à la pensée imparfaite,
indéterminée et vide, elle n'en est pas au mot. Si la vraie pensée est
la chose même, le mot l'est aussi lorsqu'il est employé par la vraie
pensée. Par conséquent, l'intelligence, en se remplissant de mots, se
remplit aussi de la nature des choses.
Hegel, Philosophie de l'esprit, § 463.
2. Parlez selon ce
que vous avez affaire à vostre auditeur. Car si c'est à dire, suffise
vous qu'il vous oye : ou, reglez vous par luy : je ne trouve pas que
ce fust raison. Le ton et mouvement de la voix, a quelque expression,
et signification de mon sens : c'est à moy à le conduire, pour me
representer. Il y a voix pour instruire, voix pour flater, ou pour
tancer. Je veux que ma voix non seulement arrive à luy, mais à
l'avanture qu'elle le frappe, et qu'elle le perse. Quand je mastine
mon laquay, d'un ton aigre et poignant : il seroit bon qu'il vinst à
me dire : Mon maistre parlez plus doux, je vous oy bien. Est
quædam vox ad auditum accommodata, non magnitudine, sed proprietate.
La parole est moitié à celuy qui parle, moitié à celuy qui l'escoute.
Cestuy-cy se doibt preparer à la recevoir, selon le branle qu'elle
prend.
Montaigne, Essais III, XIII, De l'expérience.
3. Si l’homme est
infiniment plus sociable que les abeilles et tous les autres animaux
qui vivent en troupe, c’est évidemment, comme je l’ai dit souvent, que
la nature ne fait rien en vain. Or, elle accorde la parole à l’homme
exclusivement. La voix peut bien exprimer la joie et la douleur ;
aussi ne manque-t-elle pas aux autres animaux, parce que leur
organisation va jusqu’à ressentir ces deux affections et à se les
communiquer. Mais la parole est faite pour exprimer le bien et le mal,
et, par suite aussi, le juste et l’injuste ; et l’homme a ceci de
spécial, parmi tous les animaux, que seul il conçoit le bien et le
mal, le juste et l’injuste, et tous les sentiments de même ordre, qui
en s’associant constituent précisément la famille et l’État.
Aristote, La Politique, Livre I § 10.
4. L'écriture, qui
semble devoir fixer la langue, est précisément ce qui l'altère ; elle
n'en change pas les mots, mais le génie ; elle substitue l'exactitude
à l'expression. L'on rend ses sentiments quand on parle, et ses idées
quand on écrit. En écrivant, on est forcé de prendre tous les mots
dans l'acception commune ; mais celui qui parle varie les acceptions
par les tons, il les détermine comme il lui plaît ; moins gêné pour
être clair, il donne plus à la force ; et il n'est pas possible qu'une
langue qu'on écrit garde long-temps la vivacité de celle qui n'est que
parlée. On écrit les voix et non pas les sons : or, dans une langue
accentuée, ce sont les sons, les accents, les inflexions de toute
espèce, qui font la plus grande énergie du langage, et rendent une
phrase, d'ailleurs commune, propre seulement au lieu où elle est. Les
moyens qu'on prend pour suppléer à celui-là étendent, allongent la
langue écrite, et, passant des livres dans le discours, énervent la
parole même. En disant tout comme on l'écrirait, on ne fait plus que
lire en parlant.
Rousseau, Essai sur l'origine des langues.
5. Nous ne vivons
pas seulement de pain, d'algèbre et d'exégèse, mais de toute parole
qui vient du cœur de nos semblables et qui pénètre jusqu'au nôtre. Si
la rhétorique est l'art de faire valoir cette parole, ni la logique ni
la dialectique ne prévaudront jamais contre elle.
Brunetière Essais sur la littérature contemporaine, 1890.
6. Rien n’est plus
beau, ce me semble, que de pouvoir, par la parole, maîtriser des
assemblées humaines, séduire les intelligences, entraîner à son gré
les volontés, ou, à son gré les détourner d’un choix. […]
Oui, qu’y a-t-il de plus admirable que de voir, dans une multitude
immense, se détacher un seul homme, capable de faire seul ou presque,
ce que la nature a pourtant donné à tous les hommes ? Qu’y a-t-il de
plus agréable à l’esprit comme à l’oreille qu’un discours bien poli et
orné par la sagesse des pensées et le poids des expressions ? d’aussi
puissant, d’aussi magnifique que de voir le discours d’un seul homme
faire basculer les passions du peuple, les scrupules des juges, la
gravité du sénat ? […] Mais encore, qu’y a-t-il d’aussi nécessaire que
de détenir ces armes dont la protection permet de défier les mauvais
citoyens, ou de punir leurs attaques ?
Cicéron, De l'orateur.
7. La parole est
événement et ouverture, parce que les signes, au-delà des règles
combinatoires ou des réquisitions sociales qui commandent leur
agencement, acquièrent en elle la dimension de l'unique. De fait dans
la parole se révèle un moi, projeté dans les mots et pour cette raison
distinct de lui-même, ainsi qu'un monde, déjà constitué mais
simultanément produit par l'acte d'énonciation. Dans la parole, dans
la parole authentique, rien n'est donc purement reproduit, ni le
sujet, ni le monde.
Alain Trouvé, Parole mesurée et démesure de la parole dans Gargantua.
8. Le misérable
écolier épelle dix ans Démosthène dans la poussière d'un vieux
collège, sous la férule d'une robe noire. Et le libre enfant de
l'Attique entendait en plein soleil, au pied de la grande tribune,
devant la mer, empire d'Athènes, la voix de l'orateur unique dont les
siècles s'efforcent encore de garder, d'écouter l'écho.
Jules Michelet, Le Banquet, II, VII.
VICES
DE LA PAROLE
9. Notre parler a
ses faiblesses et ses défauts, comme tout le reste. La plupart des
occasions des troubles du monde sont grammairiennes. Nos procès ne
naissent que du débat de l’interprétation des lois ; et la plupart
des guerres, de cette impuissance de n’avoir su clairement exprimer
les conventions et traités d’accord des princes.
Montaigne, Essais II, XII.
10. Ouvrez votre
dictionnaire grec à paraballo. Le sens premier du verbe
montre clairement ce qu'il en est puisqu'il nous ramène justement au
meurtre collectif. Paraballo signifie jeter quelque chose
en pâture à la foule pour apaiser son appétit de violence, de
préférence une victime, un condamné à mort; c'est ainsi qu'on se
tire soi-même d'une situation épineuse, de toute évidence. C'est
pour empêcher la foule de se retourner contre l'orateur que celui-ci
recourt à la parabole, c'est-à-dire à la métaphore. Il n'y a pas de
discours, à la limite, qui ne soit parabolique; c'est le tout du
langage humain, en effet, qui doit venir du meurtre collectif, avec
les autres institutions culturelles. Après les paraboles les plus
percutantes, la foule esquisse parfois un mouvement de violence
auquel Jésus échappe car son heure n'est pas encore arrivée.
Prévenir les lecteurs que Jésus parle en paraboles, c'est annoncer
aux lecteurs la distorsion persécutrice pour leur permettre d'en
tenir compte.
René Girard, Le Bouc émissaire.
11. Pourquoi parler ? Pourquoi se mettre en communication avec cet éteignoir de tout enthousiasme et de toute sensibilité : les autres ?
Stendhal, Vie de Rossini.
12. La parole
est-elle autre chose que la manifestation (la preuve ? la
démonstration ? la cause ? la conséquence ?) de notre distance aux
choses : que des mots ainsi s'interposent et circulent entre moi et
moi-même, entre moi et le monde, entre autrui et moi-même, n'est-ce
pas la marque de ce défaut auquel l'existence même est adossée, de
cette ignorance et ce porte-à-faux qui nous veut toujours décalés,
un peu ici, un peu ailleurs, toujours les mêmes et déjà autres,
suspendus, en instance, devenant et n'étant jamais que ce devenir
même, poussant nos voix, nos gestes et nos figures dans le temps
fait de signes.
Jean-Michel Maulpoix, La parole suractivée
13. L'étude de la
philosophie et le progrès du raisonnement, ayant perfectionné la
grammaire, ôtèrent à la langue ce ton vif et passionné qui l'avait
d'abord rendue si chantante. [...] Ainsi la mélodie, commençant à
n'être plus si adhérente au discours, prit insensiblement une
existence à part, et la musique devint plus indépendante des
paroles. Alors aussi cessèrent peu à peu ces prodiges qu'elle avait
produits lorsqu'elle n'était que l'accent et l'harmonie de la
poésie, et qu'elle lui donnait sur les passions cet empire que la
parole n'exerça plus dans la suite que sur la raison.
Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues.
14. L’écriture
dure, se transmet, agit en l’absence des sujets parlants. Elle
utilise pour s’y marquer l’espace, en lançant un défi au temps : si
la parole se déroule dans la temporalité, le langage avec l’écriture
passe à travers le temps en se jouant comme une configuration
spatiale. Elle désigne ainsi un type de fonctionnement où le sujet,
tout en se différenciant de ce qui l’entoure, et dans la mesure où
il marque cet environnement, ne s’en extrait pas, ne se fabrique pas
une dimension idéale (la voix, le souffle) pour y organiser la
communication, mais la pratique dans la matière et l’espace même de
cette réalité dont il fait partie, tout en s’en différenciant parce
qu’il la marque. Acte de différenciation et de participation par
rapport au réel, l’écriture est un langage sans au-delà, sans
transcendance.
Julia Kristeva, Le langage, cet inconnu. Une initiation à la
linguistique.
15. Le vrai
contact entre les êtres ne s'établit que par la présence muette, par
l'apparente non-communication, par l'échange mystérieux et sans
parole qui ressemble à la prière intérieure.
Emile-Michel Cioran, De l'inconvénient d'être né.
16. La parole
humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à
faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.
Gustave Flaubert, Madame Bovary.