PREMIÈRE GÉNÉRALE : LITTÉRATURE, LANGUES ET CULTURES DE L'ANTIQUITÉ
JUSTICE DES DIEUX, JUSTICE DES HOMMES

 Qu’on les attribue aux dieux ou aux hommes, qu’elles soient écrites ou non écrites, les lois définissent ce qui est autorisé et ce qui est prohibé ; elles conditionnent la vie dans la cité. Elles organisent et répartissent les droits et les devoirs ; elles sont indissociables d’une réflexion fondamentale sur le juste et l’injuste que la raison d’État et l’arbitraire peuvent malmener. De grandes figures historiques et mythologiques, parfois emportées par le furor ou l’hubris, illustrent ces grandes questions qui recoupent celles de la culpabilité et de la responsabilité. Ces notions sont au cœur de notre réflexion contemporaine sur ce que représente le fait d’appartenir à une communauté politique.

  • Justice et raison d’État : la question du juste et de l’injuste.
  • Culpabilité et responsabilité : à qui la faute ?
  • Crimes et châtiments : figures mythologiques et historiques.
  • Mesure et démesure : hubris et furor.

 

 

 

   Après le mal, la justice : quoi de plus logique en effet ? Mais la difficulté que nous avions à cerner la notion de mal, en raison de la pluralité de ses formes, nous devrions peut-être ne pas la rencontrer devant la justice : celle-ci, par son étymologie, est censée « dire le droit » (jus dicere), et il convient d'avoir de celui-ci une conception claire et universelle afin que tous les hommes puissent le respecter et être jugés selon les mêmes critères. Ce droit naturel est capital dans l'idéalisme juridique qui caractérise par exemple l'Antiquité. Aux yeux de Socrate, la justice est le plus grand bien de l’âme, et Platon la place dans sa Cité idéale parmi les quatre vertus fondamentales, aux côtés de la sagesse, du courage et de la tempérance. Cette place de la justice est celle de la raison, capable de maîtriser le désir et la colère : dans l’Etat, comme dans l’âme humaine, la contention des passions est en effet le signe d’une maîtrise de soi indispensable à l’homme juste. En quelque sorte, l’effort de la sagesse vise à éliminer de la délibération les scories des dispositions individuelles, les troubles des passions relatives, pour accéder à l’Idée, pour faire étinceler un Droit irréfragable, installé au-dessus des hommes. « La justice, écrit Pascal, est ce qui est établi ; et ainsi toutes nos lois établies seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puisqu'elles sont établies » (Pensées, 312). Cette conviction est aussi celle des Lumières : le siècle rationaliste est celui où la question de la justice et du droit s’est posée de la manière la plus aiguë dans un contexte de bouleversements politiques et moraux où surgit l’idée neuve du bonheur et de la liberté des peuples. Des accents concordants résonnent ici chez Rousseau et Voltaire. Quand le premier écrit : « Il est au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d'autrui comme bonnes ou mauvaises, et c'est à ce principe que je donne le nom de conscience » (Profession de foi du vicaire savoyard), le second renchérit : « Il ne s’agit donc plus que de nous servir de notre raison pour discerner les nuances de l’honnête et du déshonnête. Le bien et le mal sont souvent voisins; nos passions les confondent : qui nous éclairera ? nous-mêmes, quand nous sommes tranquilles » (Dictionnaire philosophique).
   Dans cette perspective essentialiste, le sens de la justice est un don de Dieu : l’oublier ne peut être que de l’ordre des passions et des fureurs dogmatiques. L’exercice de la justice est ainsi installé dans des enceintes majestueuses et sacrées d’où, par exemple, parle l’Antigone de Sophocle : décidée à être fidèle jusqu’à la mort à des lois édictées de toute éternité par les dieux, elle oppose la constance de ce droit naturel, de cette justice "commutative", aux ordres arbitraires de Créon qui a préféré, en vertu d'un droit positif, d'une justice distributive, honorer Etéocle plutôt que Polynice. Le respect des lois divines qui ici anime Antigone, et pourrait faire d'elle une fanatique, n'est pas le seul à pouvoir fonder cette essence de la justice : l'homme la trouve en lui, dans son bon sens et sa raison. On lit par exemple chez Cicéron : « Ce qu'il y a de plus insensé, c'est de croire que tout ce qui est réglé par les institutions ou les lois des peuples est juste. […] Si la volonté des peuples, les décrets des chefs, les sentences des juges faisaient le droit, pour créer le droit au brigandage, à l'adultère, à la falsification des testaments, il suffirait que ces façons d'agir eussent le suffrage et l'approbation de la multitude. Si les opinions et les votes des insensés ont une puissance telle qu'ils puissent changer la nature des choses, pourquoi ne décideraient-ils pas que ce qui est mauvais et pernicieux sera désormais tenu pour bon et salutaire ? Ou pourquoi la loi qui, de l'injuste peut faire le droit, ne convertirait-elle pas le mal en bien ? C'est que, pour distinguer une bonne loi d'une mauvaise, nous n'avons d'autre règle que la nature. Et non seulement la nature nous fait distinguer le droit de l'injustice, mais, d'une manière générale, les choses moralement belles de celles qui sont laides ; car une sorte d'intelligence, partout répandue, nous les fait connaître, et incline nos âmes à identifier les premières aux vertus, les secondes aux vices. Or croire que ces distinctions sont de pure convention et non fondées en nature, c'est folie » (Des Lois). Dans le même esprit, et au nom de cette "intelligence partout répandue", Voltaire peut affirmer que la morale est une : « Il est évident à toute la terre qu’un bienfait est plus honnête qu’un outrage, que la douceur est préférable à l’emportement. »
  Pourtant, comment ne pas voir que l'idée du droit est infiniment variable et la justice elle-même susceptible d'imperfections ? Que, selon les cultures on a pu considérer ici comme légitimes des pratiques qu’on jugeait là ignominieuses ? Montaigne en donne un exemple étourdissant dans ses Essais et finit par conclure : « Considérez la forme de cette justice qui nous régit : c’est un vrai témoignage de l’humaine imbécillité, tant il y a de contradiction et d’erreur » (Essais, III, XIII). La part d’humanité en effet, inhérente aux ministres de la justice (« des hommes qui changent de linge », note Camus) donne à leurs actes une subjectivité que le decorum habituel d’un tribunal tend à faire oublier. Saisi par le relativisme culturel de Montaigne, Pascal peut lui aussi dénoncer une part de tromperie dans la représentation que la justice donne d’elle-même : « L'imagination dispose de tout ; elle fait la beauté, la justice et le bonheur qui est le tout du monde. » Les critiques initiées par Beccaria dans son traité Des délits et des peines (1764) peuvent encore inspirer cette conclusion à Voltaire : « De quelque côté qu'on jette les yeux, on trouve la contrariété, la dureté, l'incertitude, l'arbitraire. Nous cherchons dans ce siècle à tout perfectionner; cherchons donc à perfectionner les lois dont nos vies et nos fortunes dépendent. » Enfin la justice est évidemment l'émanation de valeurs, d'idéologies propres à la société qui édicte ses lois : on peut ainsi dénoncer une justice de classe, comme le fait Julien Sorel à la fin du roman de Stendhal (Le Rouge et le Noir, LXXI).

 

 

   Est-ce à dire qu’il faille renoncer à établir une essence de la justice ? Existe-t-il un étalon du juste et de l'injuste installé au-dessus des conventions établies par les sociétés et capable à ce titre d'en dénoncer l'arbitraire ? La question est délicate, qui se pose de manière aiguë encore aujourd'hui aux organisations humanitaires. Seul l'idéalisme juridique peut en effet étendre le droit à la planète entière, indépendamment des mœurs et des cultures locales : comment autrement parler de droits de l'homme ? Pourtant ne fait-on pas preuve d'ethnocentrisme juridique en stigmatisant telle pratique tribale africaine, par exemple, qui nous révulse mais qui a pour elle ce qui, au fond, assure la légitimité de la loi : la tradition ? Il faut bien convenir qu'une justice figée dans le marbre réunit les conditions mêmes de l'injustice et qu'il faut dès lors la corriger, réduire l'excès de généralité de la loi et l'imprévoyance fatale du législateur. Tel est déjà le sens de ce revirement de jurisprudence qui, dans Les Euménides d'Eschyle, acquitte Oreste alors qu'en toute éternelle logique, il devrait être condamné. Aristote distingue ainsi l'équité de la justice : « Quand, par suite, la loi pose une règle générale, et que là-dessus survient un cas en dehors de la règle générale, on est alors en droit, là où le législateur a omis de prévoir le cas et a péché par excès de simplification, de corriger l'omission et de se faire l'interprète de ce qu'eût dit le législateur lui-même s'il avait été présent à ce moment, et de ce qu'il aurait porté dans sa loi s'il avait connu le cas en question. De là vient que l'équitable est juste, et qu'il est supérieur à une certaine espèce de juste, non pas supérieur au juste absolu, mais seulement au juste où peut se rencontrer l'erreur due au caractère absolu de la règle. Telle est la nature de l'équitable : c'est d'être un correctif de la loi, là où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité » (Ethique à Nicomaque). Le correctif nécessaire de la loi peut n'être pas seulement imposé par l'équité ou les nécessaires ajustements des jurisprudence, mais par le cœur : la charité est aussi une forme de justice supérieure (l'agapè des Evangiles), « par quoi plutôt elle ne s'en distingue que par l'amour (on peut être juste sans aimer, on ne peut universellement aimer sans être juste), par quoi elle est comme un amour libéré de l'injustice du désir et de l'amitié, comme un amour universel donc, sans préférence ni choix, comme une dilection sans prédilection, comme un amour sans limites et même sans justifications égoïstes ou affectives » (Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus). A la balance de la justice, à l'arithmétique qui fonde sa fonction commutative, la charité oppose son aveuglement délibéré qui veut par exemple que les ouvriers arrivés à la onzième heure reçoivent autant du maître que ceux qui ont peiné toute la journée. Si la justice est au service de l'idéal moral, elle doit en effet à ce titre se laisser animer par l'amour.
   Par l'amour, mais aussi par la colère, quand il peut être ressenti comme indigne de recevoir, "par charité", le maigre quart de ce à quoi on a droit : le cri du révolutionnaire réclamant plus de justice naît du constat d'une iniquité flagrante entre les citoyens. Ce n'est pas l'aumône qu'il réclame, mais le produit d'une justice commutative à laquelle certaines élites se sont rendues sourdes. Après avoir rappelé que « de l'identité de la raison chez tous les hommes, et du sentiment de respect qui les porte à maintenir à tout prix leur dignité mutuelle, résulte l'égalité devant la justice », Proudhon peut se demander : « Pourquoi cet arbitraire dans les rapports du capitaliste et du travailleur ? Pourquoi cette hostilité d'intérêts ? Pourquoi cet acharnement réciproque ? Au lieu d'expliquer éternellement le fait par le fait même, allez au fond, et vous trouverez partout, pour premier mobile, une ardeur de jouissance que ni loi, ni justice, ni charité ne retiennent; vous verrez l'égoïsme escomptant sans cesse l'avenir, et sacrifiant à ses monstrueux caprices travail, capital, la vie et la sécurité de tous. » (De la justice).
  Ici, encore une fois, s'éprouve et se légitime un programme composé de textes d'intentions différentes, où la spéculation philosophique est sans cesse liée à la forme littéraire, et comme surveillée par elle. Si la justice doit en effet savoir s'abstraire de l'humain pour établir sa légitimité, l'exigence de justice nous ramène immanquablement à la perception sensible qu'en favorisent le théâtre, la poésie et le roman. « La justice est humaine, tout humaine, rien qu'humaine, écrit Proudhon. C'est lui faire tort que de la rapporter, de près ou de loin, directement ou indirectement, à un principe supérieur ou antérieur à l'humanité. » (De la justice dans la Révolution et dans l'Eglise). C'est de ce territoire humain qu'il faut veiller à ne pas sortir dans toute réflexion sur la justice, car c'est à l'aune de la souffrance des hommes que se mesure toute décision destinée à légiférer. Tel est le sens du jugement de Salomon, telle est aussi sans doute la portée de la phrase trop célèbre de Camus avouant préférer sa mère à la justice.

 

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