ALAIN
Penser
le mal, c'est penser mal
D'une manière générale, on peut dire que, pour la plupart des hommes,
le bien ne résulte que de ce qu'ils évitent le mal, c'est-à-dire de ce
qu'un mal en détruit un autre. Et les moralistes qui cherchent ainsi le
bien dans la région du mal et de l'erreur ressemblent tout à fait au
médecin qui donne à son malade, comme remède, une autre maladie qui
détruira l'effet de la première. Les hommes oublient d'être, tellement
ils pensent à ce qui peut diminuer ou supprimer leur être. Ils agissent
comme s'ils n'avaient aucune puissance d'être, aucune existence
positive, et comme si la vertu n'était autre chose que l'absence du
mal. De même pour le malade, vivre c'est ne pas mourir. Et il est clair
que les hommes, en agissant ainsi, arrivent au même résultat, si on le
considère de l'extérieur, que s'ils poursuivaient directement le bien.
Ils marchent vers le bien, mais en lui tournant le dos. On peut dire
littéralement qu'ils s'enfuient vers le bien, et qu'ils n’arrivent, par
exemple, à la justice que par crainte de l'injustice, et à la charité
que par peur de la violence. Or, quelle est la valeur de ce progrès
pour chacun d'eux ? Elle est nulle, et leur tristesse en est la preuve.
Être conduit par la crainte, qui est une tristesse, à éviter un mal,
dont la seule pensée est aussi une tristesse, ce n'est point devenir
plus parfait, puisque c'est être triste. Nous ressemblons au malade qui
mange sans appétit, par crainte de la mort ; sans doute, ce malade peut
arriver ainsi à éviter la mort, ce qui est un résultat ; mais ce
résultat est bien plus sûrement atteint par celui qui, étant en bonne
santé, se réjouit de manger ; et ce dernier évite bien plus sûrement la
mort que s'il désirait directement l'éviter. De même le juge qui
condamne sans haine et sans colère, en pensant seulement au bien
public, jugera bien mieux que celui qui s'irrite et s'attriste, et
travaillera plus efficacement que lui à défendre la société. L'homme
raisonnable doit donc rechercher directement le bien, et éviter
indirectement le mal.
La seule pensée du mal est mauvaise. En effet, la
connaissance du mal n'est rien de plus que la tristesse, en tant que
nous en avons conscience ; s'il en était autrement, nous dirions
seulement que nous pensons au mal, mais nous n'y penserions pas. Or, la
tristesse est le passage à une moindre perfection ; elle ne peut donc
être expliquée par la seule essence de l'homme ; elle implique, comme
nous l'avons fait voir, la connaissance des choses extérieures. C'est
dire que la connaissance du mal dépend d'idées confuses ou inadéquates,
c'est-à-dire est elle-même confuse et inadéquate ; penser le mal, c'est
penser mal.
C'est pourquoi le sage, lorsqu'il parlera en public,
parlera le moins possible des vices et de l'esclavage de l'homme, et le
plus possible, au contraire, du bien, de la liberté, de la vertu et des
moyens par lesquels on peut amener les hommes à n'être plus conduits
par la crainte ou par l'aversion, mais seulement par la joie. Le mal en
lui-même n'est rien ; parler du mal, c'est ne parler de rien ; et tous
les discours du monde sur la faiblesse et la sottise des hommes ne
peuvent que les attrister ou les mettre en colère, ce qui, bien loin de
les amener à la vie heureuse, au contraire, les en éloigne.
On voit par
tout ce qui précède que, si l'âme humaine n'avait que des idées
adéquates, jamais elle ne formerait la notion du mal. Si les hommes
naissaient libres, c'est-à-dire raisonnables, ils ne formeraient non
plus aucun concept du bien ; car le bien et le mal sont deux contraires
qui n'ont de sens que l'un par l'autre. Et c'est ce qu'exprime bien le
mythe du Paradis terrestre : la déchéance des hommes est liée à ce fait
qu'ils ont goûté à la connaissance du bien et du mal ; et Dieu leur
avait bien annoncé que, s'ils y goûtaient, à partir de ce moment-là ils
cesseraient d'aimer la vie et ne feraient plus que craindre la mort.
Telle est bien l'existence que nous venons de décrire, celle des hommes
qui vivent en esclavage. Et c'est l'esprit du Christ qui peut les
ramener à la liberté, entendons par là l'idée de Dieu de la seule
connaissance de laquelle dépendent la liberté et le bonheur de l'homme.
ALAIN, Spinoza (1946).
Albert
CAMUS
La leçon du fléau
[La
ville d'Oran est ravagée par la peste. Le père Paneloux, jésuite
militant, « défenseur chaleureux d'un
christianisme exigeant », s'adresse à ses
fidèles au cours d'un prêche retentissant.]
« Si, aujourd'hui, la peste vous regarde, c'est que le moment de
réfléchir est venu. Les justes ne peuvent craindre cela, mais les
méchants ont raison de trembler. Dans l'immense grange de l'univers, le
fléau implacable battra le blé humain jusqu'à ce que la paille soit
séparée du grain. Il y aura plus de paille que de grain, plus d'appelés
que d'élus, et ce malheur n'a pas été voulu par Dieu. Trop longtemps,
ce monde a composé avec le mal, trop longtemps, il s'est reposé sur la
miséricorde divine. Il suffisait du repentir, tout était permis. Et
pour le repentir, chacun se sentait fort. Le moment venu, on
l'éprouverait assurément. D'ici là, le plus facile était de se laisser
aller, la miséricorde divine ferait le reste. Eh bien ! cela ne pouvait
durer. Dieu qui, pendant si longtemps, a penché sur les hommes de cette
ville son visage de pitié, lassé d'attendre, déçu dans son éternel
espoir, vient de détourner son regard. Privé de la lumière de Dieu,
nous voici pour longtemps dans les ténèbres de la peste ! »
Dans la salle quelqu'un s'ébroua, comme un cheval impatient. Après une
courte pause, le Père reprit, sur un ton plus bas : « On lit dans la Légende
dorée qu'au temps du roi Humbert, en Lombardie,
l'Italie fut ravagée d'une peste si violente qu'à peine les vivants
suffisaient-ils à enterrer les morts et cette peste sévissait surtout à
Rome et à Pavie. Et un bon ange apparut visiblement, qui donnait des
ordres au mauvais ange qui portait un épieu de chasse et il lui
ordonnait de frapper les maisons ; et autant de fois qu'une maison
recevait de coups, autant y avait-il de morts qui en sortaient. »
Paneloux tendit ici ses deux bras courts dans la direction du parvis,
comme s'il montrait quelque chose derrière le rideau mouvant de la
pluie : « Mes frères, dit-il avec force, c'est la même chasse mortelle
qui court aujourd'hui dans nos rues. Voyez-le, cet ange de la peste,
beau comme Lucifer et brillant comme le mal lui-même, dressé au-dessus
de vos toits, la main droite portant l'épieu rouge à hauteur de sa
tête, la main gauche désignant l'une de vos maisons. À l'instant,
peut-être, son doigt se tend vers votre porte, l'épieu résonne sur le
bois ; à l'instant encore, la peste entre chez vous, s'assied dans
votre chambre et attend votre retour. Elle est là, patiente et
attentive, assurée comme l'ordre même du monde. Cette main qu'elle vous
tendra, nulle puissance terrestre et pas même, sachez-le bien, la vaine
science humaine, ne peut faire que vous l'évitiez. Et battus sur l'aire
sanglante de la douleur, vous serez rejetés avec la paille. »
Ici, le Père reprit avec plus d'ampleur encore l'image pathétique du
fléau. Il évoqua l'immense pièce de bois tournoyant au-dessus de la
ville, frappant au hasard et se relevant ensanglantée, éparpillant
enfin le sang et la douleur humaine « pour des semailles qui
prépareraient les moissons de la vérité ».
Au bout de sa longue période, le Père Paneloux s'arrêta, les cheveux
sur le front, le corps agité d'un tremblement que ses mains
communiquaient à la chaire et reprit, plus sourdement, mais sur un ton
accusateur :
« Oui, l'heure est venue de réfléchir. Vous avez cru qu'il vous
suffirait de visiter Dieu le dimanche pour être libres de vos journées.
Vous avez pensé que quelques génuflexions le paieraient bien assez de
votre insouciance criminelle. Mais Dieu n'est pas tiède. Ces rapports
espacés ne suffisaient pas à sa dévorante tendresse. Il voulait vous
voir plus longtemps, c'est sa manière de vous aimer et, à vrai dire,
c'est la seule manière d'aimer. Voilà pourquoi, fatigué d'attendre
votre venue, il a laissé le fléau vous visiter comme il a visité toutes
les villes du péché depuis que les hommes ont une histoire. Vous savez
maintenant ce qu'est le péché, comme l'ont su Caïn et ses fils, ceux
d'avant le déluge, ceux de Sodome et de Gomorrhe, Pharaon et Job et
aussi tous les maudits. Et comme tous ceux-là l'ont fait, c'est un
regard neuf que vous portez sur les êtres et sur les choses, depuis le
jour où cette ville a refermé ses murs autour de vous et du fléau. Vous
savez maintenant, et enfin, qu'il faut venir à l'essentiel. »
Un vent humide s'engouffrait à présent sous la nef et les flammes des
cierges se courbèrent en grésillant. Une odeur épaisse de cire, des
toux, un éternuement montèrent vers le Père Paneloux qui, revenant sur
son exposé avec une subtilité qui fut très appréciée, reprit d'une voix
calme :
« Beaucoup d'entre vous, je le sais, se demandent justement où
je veux en venir. Je veux vous faire venir à la vérité et vous
apprendre à vous réjouir, malgré tout ce que j'ai dit. Le temps n'est
plus où des conseils, une main fraternelle étaient les moyens de vous
pousser vers le bien. Aujourd'hui, la vérité est un ordre. Et le chemin
du salut, c'est un épieu rouge qui vous le montre et vous y pousse.
C'est ici, mes frères, que se manifeste enfin la miséricorde divine qui
a mis en toute chose le bien et le mal, la colère et la pitié, la peste
et le salut. Ce fléau même qui vous meurtrit, il vous élève et vous
montre la voie.
«
Il y a bien longtemps, les chrétiens d'Abyssinie voyaient dans la peste
un moyen efficace, d'origine divine, de gagner l'éternité. Ceux qui
n'étaient pas atteints s'enroulaient dans les draps des pestiférés afin
de mourir certainement. Sans doute, cette fureur de salut n'est-elle
pas recommandable. Elle marque une précipitation regrettable, bien
proche de l'orgueil. Il ne faut pas être plus pressé que Dieu et tout
ce qui prétend accélérer l'ordre immuable, qu'il a établi une fois pour
toutes, conduit à l'hérésie. Mais, du moins, cet exemple comporte sa
leçon. À nos esprits plus clairvoyants, il fait valoir seulement cette
lueur exquise d'éternité qui gît au fond de toute souffrance. Elle
éclaire, cette lueur, les chemins crépusculaires qui mènent vers la
délivrance. Elle manifeste la volonté divine qui, sans défaillance,
transforme le mal en bien. Aujourd'hui encore, à travers ce cheminement
de mort, d'angoisses et de clameurs, elle nous guide vers le silence
essentiel et vers le principe de toute vie. Voilà, mes frères,
l'immense consolation que je voulais vous apporter pour que ce ne
soient pas seulement des paroles qui châtient que vous emportiez d'ici,
mais aussi un verbe qui apaise. »
On sentait que Paneloux avait fini. Au dehors, la pluie avait cessé. Un
ciel mêlé d'eau et de soleil déversait sur la place une lumière plus
jeune. De la rue montaient des bruits de voix, des glissements de
véhicules, tout le langage d'une ville qui s'éveille. Les auditeurs
réunissaient discrètement leurs affaires dans un remue-ménage assourdi.
Le Père reprit cependant la parole et dit qu'après avoir montré
l'origine divine de la peste et le caractère punitif de ce fléau, il en
avait terminé et qu'il ne ferait pas appel pour sa conclusion à une
éloquence qui serait déplacée, touchant une matière si tragique. Il lui
semblait que tout devait être clair à tous. Il rappela seulement qu'à
l'occasion de la grande peste de Marseille, le chroniqueur Mathieu
Marais s'était plaint d'être plongé dans l'enfer, à vivre ainsi sans
secours et sans espérance. Eh bien ! Mathieu Marais était aveugle !
jamais plus qu'aujourd'hui, au contraire, le Père Paneloux n'avait
senti le secours divin et l'espérance chrétienne qui étaient offerts à
tous. Il espérait contre tout espoir que, malgré l'horreur de ces
journées et les cris des agonisants, nos concitoyens adresseraient au
ciel la seule parole qui fût chrétienne et qui était d'amour. Dieu
ferait le reste.
Albert CAMUS, La Peste (1947).
Thomas MANN
Le mal contribue à la perfection de l'univers.
[Le
narrateur évoque la figure d’un de ses professeurs de théologie,
Eberhardt Schleppfuss.]
Je l’ai déjà dit, la théologie incline de par sa nature à la
démonologie et dans certaines circonstances données elle doit y aboutir
fatalement. Schleppfuss en était un exemple, encore que d’un genre très
avancé et cérébral. Sa conception du monde et de Dieu s’éclairait
d’illuminations psychologiques et par là était accessible, voire
savoureuse pour le moderne esprit scientifique. […] Le rude commerce
avec le diable qu’entretenait le professeur Kumpf semblait un jeu
d’enfant comparé à la réalité psychologique que Schleppfuss conférait
au Destructeur, ce déchet personnifié de Dieu. En effet, grâce à sa
dialectique, il haussait, si j’ose m’exprimer ainsi, le scandale du
péché jusqu’à la sphère divine, l’enfer jusqu’au plan de l’empyrée,
expliquait que le maudit était en corrélation nécessaire et innée avec
le sacré et celui-ci une perpétuelle tentation satanique, une invite
presque irrésistible à la pollution. […]
Selon lui, tout
cela, tout le mal et le Malin étaient l’exutoire nécessaire, la
conséquence inévitable de la sainte existence de Dieu. De même, le
péché avait une réalité, non en soi, mais dans le plaisir qu’il prenait
à salir la vertu, sans laquelle il eût été privé de racine ; autrement
dit, il consistait dans la jouissance de la liberté, la possibilité de
pécher, inhérente à l’acte de la création lui-même.
Ici se
manifeste une certaine imperfection logique de la toute-puissance et de
l’absolue bonté de Dieu, qui n’avait pu doter la créature – cette
émanation de lui à présent extérieure à lui – de l’incapacité de
pécher. Il eût fallu en effet lui refuser le libre arbitre, la faculté
de renier le Seigneur, mais c’eût été alors une création inachevée ou
même, en définitive, ce n’eût point été une création et une
extériorisation de Dieu. Le dilemme logique du Créateur avait consisté
en ce qu’il s’était trouvé dans l’impossibilité d’accorder à la
créature, à l’homme et aux anges, à la fois l’indépendance du choix –
par conséquent le libre arbitre – et la grâce d’être inaccessible à la
faute. La piété et la vertu consistaient donc à faire un bon usage de
la liberté que Dieu avait pu donner à la création en tant que telle, ou
plutôt à n’en point faire usage du tout. Au vrai, à entendre
Schleppfuss, on avait un peu l’impression que cette non-utilisation de
la liberté représentait un certain amoindrissement de l’existence, une
diminution de l’intensité de vie de la créature extérieure à Dieu. […]
Naturellement, la relation dialectique du mal avec le bien et le sacré
jouait un rôle important dans la théodicée, la justification de Dieu
devant l'existence du mal dans le monde. Elle tenait une large place
dans le cours de Schleppfuss. Le mal contribuait à la perfection de
l'univers qui sans lui n'aurait pas été parfait ; voilà pourquoi Dieu
le tolérait, qui étant lui-même la Perfection devait nécessairement
vouloir le parfait — pas au sens du bien absolu mais au sens de
l'universalité et du renforcement d'intensité de l'existence
multiforme. Or le mal était beaucoup plus pernicieux dès l'instant où
le bien existait, et le bien était beau en fonction du mal. Peut-être
même — la question prêtait à controverse — le mal n'eût-il pas été
mauvais en soi sans le bien et celui-ci n'eût pas été le bien sans
celui-là. Augustin, du moins, était allé jusqu'à dire que la mission du
mal était de servir de repoussoir au bien et que ce dernier plaisait et
semblait d'autant plus digne de louange qu'on le comparait au premier.
Ici, il est vrai, le thomisme intervenait en avertissant qu'il fallait
se garder de croire que Dieu voulait l'accomplissement du mal. Dieu ne
le voulait pas plus qu'il ne voulait le contraire, mais sans vouloir et
non-vouloir, il autorisait le règne du mal qui d'ailleurs concourait à
la perfection d'ensemble de l'univers. C'eût été cependant une erreur
de se figurer que Dieu tolère le mal à cause du bien. En effet, rien ne
devait être considéré comme bien, qui ne correspondît à la notion du «
bien » en soi et non par accident. Quoi qu'il en soit, disait
Schleppfuss, ici repose le problème du bien et du beau absolus, sans
relation avec le mal et la laideur, le problème de la qualité sans
comparaison possible. Où la comparaison fait défaut, disait-il, la
toise manque également et il ne saurait être question de lourd ni de
léger, de grand ni de petit. Dans ces conditions, le bon et le beau
seraient dépouillés de leur essence, sans qualité ni défaut, ramenés à
un être très semblable au non-être, peut-être point préférable à
celui-ci.
Nous consignions ces choses dans nos carnets de toile cirée et les
rapportions chez nous, avec plus ou moins de conviction. La véritable
justification de Dieu devant le spectacle navrant de la création,
ajoutions-nous sous la dictée de Schleppfuss, consistait dans son
pouvoir de faire jaillir du mal le bien. Pour la plus grande gloire de
Dieu, cette faculté demandait à s'exercer et n'aurait pu se manifester
si Dieu n'avait pas livré la créature au péché, car alors l'univers eût
été frustré de ce bien que Dieu s'entendait à tirer du mal, du péché,
de la souffrance et du vice ; et, par voie de conséquence, les anges
auraient eu moins motif à chanter ses louanges. Au vrai, inversement,
du bien jaillissait beaucoup de mal, comme l'enseignait perpétuellement
l'histoire, en sorte que, pour éviter celui-ci, Dieu aurait dû empêcher
aussi celui-là et en somme ne pas susciter le monde ; mais c'eût été en
contradiction avec son essence de Créateur, voilà pourquoi il avait dû
créer le monde tel quel, traversé d'éléments maléfiques, c'est-à-dire
l'abandonner en partie à des influences démoniaques.
Thomas MANN, Le Docteur Faustus (1949), traduction de Louise Servicen.
Emile-Michel CIORAN
Le Diable rassuré
Pourquoi Dieu est-il si terne, si débile, si médiocrement pittoresque ?
Pourquoi manque-t-il d’intérêt, de vigueur, d'actualité et nous
ressemble-t-il si peu ? Existe-t-il une image moins anthropomorphique
et plus gratuitement lointaine ? Comment avons-nous pu projeter en lui
des lueurs si pâles et des forces si chancelantes ? Où se sont
écoulées nos énergies, où se sont déversées nos désirs ? Qui a
donc absorbé notre surcroît d'insolence vitale ? Nous tournerons-nous
vers le Diable ? Mais nous ne saurions lui adresser des prières :
l'adorer serait prier introspectivement, nous prier. On ne prie pas
l'évidence : l'exact n'est pas objet de culte. Nous avons placé dans
notre double tous nos attributs, et, pour le rehausser d'un semblant de
solennité, nous l'avons vêtu de noir : nos vies et nos vertus en
deuil. En le dotant de méchanceté et de persévérance, nos qualités
dominantes, nous nous sommes épuisées à le rendre aussi vivant que
possible; nos forces se sont consumées à forger son image, à le
faire agile, sautillant, intelligent, ironique, et surtout mesquin. Les
réserves d'énergie dont nous disposions pour forger Dieu se
réduisaient à rien. Alors nous recourûmes à l'imagination et au peu
de sang qui nous restait : Dieu ne pouvait être que le fruit de notre
anémie : une image branlante et rachitique. Il est doux, bon, sublime,
juste. Mais qui se reconnaît dans cette mixture fleurant l'eau de rose
reléguée dans la transcendance ? Un être sans duplicité manque de
profondeur et de mystère ; il ne cache rien. L'impureté seule est
signe de réalité. Et si les saints ne sont pas complètement dénués
d'intérêt, c'est que leur sublime se mêle au roman et que leur
éternité se prête à la biographie ; leurs vies indiquent qu'ils ont
quitté le monde pour un genre susceptible de nous captiver de temps en
temps...
Parce qu'il regorge de vie, le Diable n'a aucun autel : l'homme
se reconnaît trop en lui pour l'adorer; il le déteste à bon escient;
il se répudie, et entretient les attributs indigents de Dieu. Mais le
Diable ne s'en plaint pas et n'aspire point à fonder une religion : ne
sommes-nous pas là pour le garantir de l'inanition et de l'oubli ?
E.M. CIORAN, Précis de décomposition (1949).
Qu'est-ce qu'une injustice de Dieu à
l'égard de l'homme ?
Le
problème du mal ne trouble véritablement que quelques délicats,
quelques sceptiques, révoltés par la manière dont le croyant s'en
accommode ou l'escamote. C'est donc à̀ eux que s'adressent en premier
lieu les théodicées, tentatives d'humaniser Dieu, acrobaties
désespérées qui échouent et se compromettent sur le terrain,
démenties qu'elles sont à chaque instant par l'expérience. Elles ont
beau s'évertuer à les persuader que la Providence est juste, elles
n'y parviennent pas; ils la déclarent suspecte, ils l'incriminent et
lui demandent des comptes, au nom d'une évidence : celle du mal,
évidence qu'un Maistre essaiera de nier. « Tout est mal », nous
apprenait-il; le mal pourtant, s'empresse-t-il d'ajouter, se ramène à
une force « purement négative », qui n'a rien de « commun avec
l'existence », à un « schisme de l'être », à un accident. D'autres au
contraire penseront que, tout aussi constitutif de l'être que le bien,
et tout aussi véritable, il est nature, ingrédient essentiel de
l'existence et nullement phénomène accessoire, et que les problèmes
qu'il soulève deviennent insolubles dès l'instant qu'on se refuse à
l'introduire, à le placer dans la composition de la substance divine.
Comme la maladie n'est pas une absence de santé, mais une réalité
aussi positive et aussi durable que la santé, de même le mal vaut le
bien, le dépasse même en indestructibilité et plénitude. Un principe
bon et un principe mauvais coexistent et se mêlent en Dieu, comme ils
coexistent et se mêlent dans le monde. L'idée de la culpabilité de
Dieu n'est pas une idée gratuite, mais nécessaire et parfaitement
compatible avec celle de sa toute-puissance : elle seule confère
quelque intelligibilité au déroulement historique, à tout ce qu'il
contient de monstrueux, d'insensé et de dérisoire. Attribuer à
l'auteur du devenir la pureté et la bonté, c'est renoncer à
comprendre la majorité des événements, et singulièrement le plus
important : la Création. Dieu ne pouvait se dérober à l'influence du
mal, ressort des actes, agent indispensable à quiconque, exaspéré de
reposer en soi, aspire à sortir de lui-même, pour se répandre et
s'avilir dans le temps.
Secret de notre dynamisme, le mal se retirerait-il de notre vie
que nous végéterions dans cette perfection monotone du bien, qui, à en
juger d'après la Genèse, excédait l'être même. Le combat entre les
deux principes, bon et mauvais, se dispute à tous les niveaux de
l'existence, éternité comprise. Nous sommes plongés dans l'aventure
de la Création, exploit des plus redoutables, sans « fins morales »,
et peut-être sans signification; et quoique l'idée et l'initiative en
reviennent à Dieu, nous ne saurions lui en vouloir, tant est grand à
nos yeux son prestige de premier coupable. En faisant de nous ses
complices, il nous associa à cet immense mouvement de solidarité dans
le mal, qui soutient et affermit la confusion universelle.
Comment exiger du juste qu'il fasse le départ entre sa qualité
d'homme et sa qualité de juste ? Nul innocent n'ira jusqu'à affirmer
: « Je souffre en tant qu'homme, et non en tant qu'homme de bien. »
Réclamer une telle dissociation, c'est commettre une erreur
psychologique, c'est se tromper sur le sens de la révolte d'un Job et
n'avoir pas compris que le pestiféré céda devant Dieu, moins par
conviction que par lassitude. Rien ne permet de considérer la bonté
comme l'attribut majeur de la divinité. Qu'est-ce qu'une injustice de
Dieu à l'égard de l'homme ? Y aurait-il par hasard quelque législateur
commun au-dessus de Dieu qui lui ait prescrit la manière dont il doit
agir envers l'homme ? Et quel sera le juge entre lui et nous ? - Plus
Dieu nous semblera terrible, plus nous devrons redoubler de crainte
religieuse envers lui, plus nos prières devront être ardentes et
infatigables: car rien ne nous dit que sa bonté y suppléera.
La preuve de Dieu précédant celle de ses attributs, nous
savons qu'il est avant de savoir ce qu'il est. Nous voici donc placées
dans un empire dont le souverain a oublié une fois pour toutes les
lois qui régissent tout. Ces lois sont, en général, marquées au
coin d'une sagesse et même d'une bonté frappantes : quelques-unes
néanmoins (je le suppose en ce moment) paraissent dures, injustes même
si l'on veut : là-dessus, je le demande à tous les mécontents, que
faut-il faire ? sortir de l'empire peut- être ? impossible : il est
partout, et rien n'est hors de lui. Se plaindre, se dépiter, écrire
contre le souverain ? C'est pour être fustigé ou mis à mort. Il n'y a
pas de meilleur parti à prendre que celui de la résignation et du
respect, je dirai même de l'amour; car, puisque nous partons de la
supposition que le maître existe, et qu'il faut absolument le servir,
ne vaut-il pas mieux (quel qu'il soit) le servir par amour que sans
amour ?
E.M. CIORAN, Exercices d’admiration, Joseph de Maistre (1986)
André BRETON
L'abîme du Mal
L'abîme du Mal en tant que problème, pour peu qu'on se penche sur lui,
frappe de précarité la corde que les hommes se passent pour y descendre
et, si possible, en remonter. En toucher le fond, ce n'est jamais que
prendre contact avec son foisonnement gluant et en éprouver l'horreur
sans pouvoir, aux rayons d'une lampe vacillante, lui assigner de
limites ni se convaincre, sans un captieux artifice, de sa
nécessité. Cet artifice tient dans l'inculcation de l'idée de Faute,
originelle ou non, dont on ne saurait trop s'étonner et s'affliger
qu'elle puisse être tenue communément comme raison admissible et
suffisante en, dépit de ce qu'elle laisse subsister d'iniquité criarde
: monstrueuse disproportion entre, d'une part, un prétendu délit ancré
dans l'immémorial, le mythique et, tout compte fait, l'indéterminable
(par suite de l'ambiguïté symbolique) et, d'autre part, sa répression
sous la forme des pires peines corporelles et autres infligées sans
discernement et sans recours à l'ensemble de l'humanité. Ce goût de la
vendetta éperdue et sans risques ne pouvait assurément trouver
d'apologistes plus zélés que les ministres d'une religion qui a tendu
de plus en plus à confondre son dieu avec l'instrument de son supplice,
attribuant à celui-ci un sens de « rachat » sur quoi prendre exemple et
aux calamités un sens d' « épreuves » qu'il faille tenir pour la marque
péremptoire de la sollicitude divine.
Le fond de l'abîme : pourquoi le Mal ?... Conjugués dans cette
interrogation qui part d'eux à la façon de tourbillons de feu et de
matières embrasées, ils sont là, tous les Grands — d'un bord comme de
l'autre — tous ceux qui s'y sont trouvés précipités, qu'ils en aient
rapporté à la surface qui, par impossible, un rameau fleuri (l'amour, à
défaut de l'intelligence de la vie), qui une non moins belle branche
foudroyée. Certains d'entre eux, c'est l'imposition dogmatique qui les
a plongés là, qui leur a enjoint d'y aller voir par eux-mêmes et, coûte
que coûte, d'en offrir une solution qui engage leur propre conscience.
Les autres, la hideur de ce Mal, appelé à conditionner la vie, est ce
qui les a assaillis d'emblée, les braquant à tout jamais contre un
dogme qui, sur l'existence de ce Mal et son reflet en nous, prétend
fonder la liberté humaine et trouve ainsi moyen de le nécessiter. Ce ne
sont pas forcément les moins grands cœurs. Entre ceux-ci et ceux-là,
seule l'étroitesse d'esprit pourrait vouloir imposer un ordre de
préséance. C'est bien la même nuée fouillée d'éclairs qui, à leurs
heures, porte vers nous Dante et Milton, Bosch et Swift, certains
gnostiques, Gilles de Rais et Sade, Lewis et Maturin, le Goethe du Second
Faust et le Hugo des derniers recueils, Lequier, Nietzsche,
Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud. La poésie, qui se complaît
indistinctement en eux, ne permet pas de faire deux parts de leurs
accents, portés au diapason de la tempête. Avant que nous ayons pu
songer à nous reprendre, qu'il puisse être question de nous replier sur
nos positions préalables, ils nous projettent au cœur du drame
essentiel.
Sur cette nef battue des plus hautes lames, dont les plus sombres
ne sont pas les moins resplendissantes, il est temps de reconnaître
aussi Oscar Panizza. En égard à la partition qu'il attaque, l'orchestre
qui nous occupe n'est pas sans nécessiter certaines stridences dont son
instrument seul est capable. Devant le Mal et sa tentative de
justification sur le plan théologique, Sade et Lautréamont érigent
l'homme cabré, faisant flèche en tous sens de l'éréthisme sexuel,
intellectuel, pour dissiper les leurres et briser les entraves
séculaires. Ils manient avant tout l'imprécation et le défi, l'humour
ne leur étant que d'une suprême ressource alors que la tension
prolongée qu'ils exigent de nous pourrait être cause de rupture. Au
contraire, avec Panizza — bien plus encore qu'avec son compatriote
Christian-Dietrich Grabbe — c'est la dérision qui mène le jeu,
emportant tous les nimbes à la fois d'une seule bourrasque saturée de
sel. Dès le départ, elle s'en prend aux personnifications du « sacré »
que nombre de nos contemporains persistent à révérer, fort rares parmi
les incrédules étant ceux qui croient devoir enfreindre ce tabou. Dans
la défense qu'il présentera de sa pièce devant le Tribunal royal de
Munich, l'auteur du Concile d'amour aura beau s'autoriser de
précédents dans cette voie, il ne parviendra pas à désarmer le grief
majeur, celui d'avoir disposé de bien autres ressources et d'être allé
beaucoup plus loin que ses devanciers. Convenons que l'esprit de
sédition est par lui tout abruptement porté à un tel période et brave
de tels interdits que, de nos jours encore, il est présumable que la
réaction des spectateurs imposerait le baisser du rideau avant la fin
de la première scène.
André BRETON, Préface
du Concile d'amour d'Oscar Panizza (1960).
André GREEN
Un excitant intellectuel et affectif
La plus tragique des figures du mal, et sans doute la plus
impénétrable, est Macbeth. En fait, il faudrait dire les Macbeth,
unissant le couple royal en une seule personne. La soif de meurtre de
Macbeth est sans explication. Il tue pour être roi, parce qu'il croit
en la prédiction des sorcières qui lui annoncent qu'il sera roi. Dans
son impatience, il continue de tuer pour exterminer la descendance de
Banquo, qui doit régner, alors que lui-même n'a pas d'enfant. Il va
plus loin dans le meurtre. Des quatre grandes tragédies de Shakespeare (Hamlet,
Macbeth, Othello, Le Roi Lear) Macbeth
est de loin celle dont la psychanalyse appliquée est la plus difficile,
celle qui livre le moins de ressorts inconscients, celle enfin que la
critique reconnaît unanimement comme la tragédie du mal, mais où,
ajouterai-je, l'épaisseur tragique est la plus résistante à toute
pénétration psychologique. Non que l'on ne puisse, comme Freud l'a déjà
fait, y déceler le problème de la stérilité mais parce que là encore
voir dans Lady Macbeth un être « qui échoue devant le succès » ne
témoigne que très partiellement de l'emprise du mal sur l'esprit de
Macbeth. Macbeth s'oppose aux trois autres personnages dont les «
mobiles » pouvaient à la rigueur se comprendre. Quand un tragique comme
Shakespeare se propose de développer sur la scène un caractère
participant à une intrigue, il lui faut un minimum de vraisemblance
pour le rendre crédible, ceci pour satisfaire aux besoins de
rationalisation des spectateurs. Mais, à y regarder de plus près, le
vrai est ce qui n'est pas vraisemblable ; il est ce que l'évidence
impose de reconnaître comme inexplicable en certains cas. Pourquoi ?
Parce que la psychanalyse n'est pas une psychologie, que la théorie des
pulsions est peut-être notre mythologie et que les mythes sont parfois
des moyens pour dire des vérités autrement indicibles.
Cette incursion dans le théâtre de Shakespeare nous donne l'occasion de
refaire une observation que l'expérience vérifie constamment. La
noirceur de certaines âmes, ou leur propension au mal est un puissant
excitant de l'imagination. « On ne fait pas de la bonne littérature
avec de bons sentiments », disait Gide. Soit, mais pourquoi fait-on de
la bonne littérature avec de mauvais sentiments ? Il est inutile de
multiplier les exemples pour montrer que la réussite littéraire
couronne beaucoup plus volontiers le vice que la vertu. Sans même se
porter aux sommets des œuvres de la civilisation, si nous nous
contentons de jeter un regard sur l’art de consommation courante dont
les médias ont amplifié la production (littérature policière ou
d’espionnage, séries télévisées, films, etc.), nous constatons que nous
faisons une consommation impressionnante de violences agressives et
sexuelles, de meurtres et de massacres ayant pour cadre le présent, le
passé ou l'avenir (science-fiction), la jungle asphaltée ou naturelle,
en intérieurs comme en extérieurs, sans nous lasser de revoir
éternellement la même intrigue à quelques variantes près. Il n'y a pas
là lieu de s'étonner puisque cet art populaire ne fait que véhiculer
des satisfactions impossibles ou interdites, de manière tout à fait
inoffensive et même prophylactique. On peut en convenir. Reste que le
caractère massif de cette production trahit nos besoins en ce domaine.
Il est classique de plaisanter sur le fait que le Paradis doit être
bien ennuyeux et l'Enfer plus distrayant. Il est en tout cas certain
que l’Enfer est plus crédible que le Paradis et qu'il incite davantage
à imaginer des souffrances dont la variété est inépuisable parce que,
après tout, l'atmosphère de la géhenne est à peine exagérée par rapport
à l'univers réel, alors qu'on cherche en vain un lieu sur terre qui
puisse passer pour une annexe du Jardin d’Eden.
Nous constatons donc que le Mal est un excitant
intellectuel et affectif, qu'il stimule l'imagination créatrice de ceux
qui ont pour tâche de produire et apaise les tensions de ceux qui ont
le loisir de consommer. Ceci ne concerne pas seulement les œuvres
médiocres puisque l'on peut appliquer le même constat à la Grèce
classique qui accoucha de la tragédie. Et l'on se rappelle aussi que
Platon voulait bannir de la cité des spectacles que nous considérons
comme sublimes mais qu'il jugeait susceptibles de corrompre l’âme des
citoyens de sa République idéale. Mais est-il bien sûr que le jeu sous
toutes ses formes soit, comme l'a défendu Winnicott, une source de
créativité, une possibilité de déploiement de l'être ? Le sport,
puisqu'il faut y venir, a perdu cette noblesse d'âme et cette loyauté
qui mettait aux prises des adversaires s'estimant et se respectant de
manière chevaleresque. Pour gagner il faut haïr son adversaire —
refrain connu. Après tout il y a peut-être là moins d'hypocrisie que
par le passé. Mais lorsque le public des matchs de football se livre à
un déchaînement de violence meurtrière contre les partisans de l'équipe
adverse, où est la catharsis bienfaisante, la valeur symbolique du
combat, pacifique substitut de l'affrontement de deux armées ? Et
surtout comment l'expliquer ?
Nous sommes passés du mal comme excitant fantasmatique, qu'on pourrait
encore rattacher au sadisme, au mal comme violence aveugle et
paranoïaque.
André GREEN, Pourquoi le mal ? (1988), in La
Folie privée (1990).
Hannah ARENDT
Le meurtre n'est qu'un moindre mal
Les camps de concentration et d'extermination des régimes totalitaires
servent de laboratoire où la croyance fondamentale du totalitarisme -
tout est possible - se trouve vérifiée. En comparaison de celle-ci,
toutes les autres expériences sont secondaires - y compris celles qui
touchent au domaine médical, et dont les horreurs figurent en détail
dans les minutes des procès intentés aux médecins du IIIe Reich - bien
qu'il soit caractéristique que ces laboratoires aient été utilisés pour
des expériences de toutes sortes. [...]
Les camps ne sont pas seulement destinés à l'extermination des
gens et à la dégradation des êtres humains : ils servent aussi à
l'horrible expérience qui consiste à éliminer, dans des conditions
scientifiquement contrôlées, la spontanéité elle-même en tant
qu'expression du comportement humain et à transformer la personnalité
humaine en une simple chose, en quelque chose que même les animaux ne
sont pas ; car le chien de Pavlov, qui, comme on sait, était dressé à
manger, non quand il avait faim, mais quand une sonnette retentissait,
était un animal dénaturé. [...]
Ce qui heurte le bon sens, ce n'est pas le principe nihiliste du
"tout est permis" que l'on trouvait déjà au XIXe siècle dans la
conception utilitaire du bon sens. Ce que le bon sens et les "gens
normaux" refusent de croire, c'est que tout est possible (le premier à
comprendre cela fut David Rousset dans son Univers
concentrationnaire, 1947). Nous essayons de
comprendre des faits, dans le présent ou dans l'expérience remémorée,
qui dépassent tout simplement nos facultés de compréhension. Nous
essayons de classer dans la rubrique du crime ce qu'aucune catégorie de
ce genre, selon nous, ne fut jamais destinée à couvrir. Quelle est la
signification de la notion de meurtre lorsque nous nous trouvons en
face de la production massive de cadavres? Nous essayons de comprendre
du point de vue psychologique le comportement des détenus des camps de
concentration et des S.S., alors que nous devons prendre conscience du
fait que la psyché peut être détruite sans que l'homme soit, pour
autant, physiquement détruit; que, dans certaines circonstances, la
psyché, le caractère et l'individualité ne semblent assurément se
manifester que par la rapidité ou la lenteur avec lesquelles ils se
désintègrent (D. Rousset, op.cit. p.587). Cela aboutit en
tout cas à l'apparition
d'hommes sans âmes, c'est-à-dire d'hommes dont on ne peut plus
comprendre la psychologie, dont le retour au monde humain intelligible
soit psychologiquement soit de toute autre manière ressemble de près à
la résurrection de Lazare. Toutes les affirmations du bon sens,
qu'elles soient de nature psychologique ou sociologique, ne servent
qu'à encourager ceux qui pensent qu'il est "superficiel" de
"s'appesantir sur des horreurs" (voir G. Bataille in "Critique", n° de
janvier 1948, p.72). S'il est vrai que les camps de concentration sont
la plus importante institution du régime totalitaire, "s'appesantir sur
des horreurs" devrait sembler indispensable pour comprendre le
totalitarisme. [...]
En tout cas, l'effroi dont est frappée l'imagination
a le grand avantage de réduire à néant les interprétations
sophistico-dialectiques de la politique, qui sont toutes fondées sur la
superstition que du mal peut sortir le bien. De telles acrobaties
dialectiques eurent un semblant de justification aussi longtemps que le
pire traitement qu'un homme pouvait infliger à un autre était de le
tuer. Mais, nous le savons aujourd'hui, le meurtre n'est qu'un moindre
mal. Le meurtrier qui tue un homme - un homme qui devait de toute façon
mourir - se meut encore dans le domaine de la vie et de la mort qui
nous est familier ; toutes deux ont assurément un lien nécessaire, sur
lequel se fonde la dialectique, même si elle n'en est pas toujours
consciente. Le meurtrier laisse un cadavre derrière lui et ne prétend
pas que sa victime n'a jamais existé ; s'il efface toutes traces, ce
sont celles de son identité à lui, non le souvenir et le chagrin des
personnes qui ont aimé sa victime ; il détruit une vie, mais il ne
détruit pas le fait de l'existence lui-même. [...]
La véritable horreur des camps de concentration et
d'extermination réside en ceci que les prisonniers, même s'il leur
arrive d'en réchapper, sont coupés du monde des vivants bien plus
nettement que s'ils étaient morts ; c'est que la terreur impose
l'oubli. Là le meurtre est aussi impersonnel que le fait d'écraser un
moucheron. La mort peut être aussi bien la conséquence de la torture
systématique et de la privation de nourriture que de la liquidation
d'un surplus de matériel humain. David Rousset a intitulé le récit
qu'il fit de son séjour dans un camp de concentration allemand : Les
Jours de notre mort ; tout se passe effectivement
comme s'il y avait une possibilité de rendre permanent le processus de
la mort lui-même et d'imposer un état où vie et mort soient également
vidées de leur sens.
C'est l'apparition d'un mal radical,
inconnu de nous auparavant, qui met un terme à l'idée que des valeurs
évoluent et se transforment. Ici, il n'y a pas de critères ni
politiques ni historiques, ni simplement moraux, mais tout au plus la
prise de conscience qu'il y a peut-être dans la politique moderne
quelque chose qui n'aurait jamais dû se trouver dans la politique au
sens usuel du terme, à savoir le tout ou rien - tout, c'est-à-dire une
infinité indéterminée de formes de la communauté humaine ; ou rien,
dans la mesure où une victoire du système concentrationnaire
signifierait la même inexorable condamnation pour les êtres humains que
l'usage de la bombe à hydrogène pour la race humaine.
Rien ne peut être comparé à la vie dans les camps de
concentration. Son horreur, nous ne pouvons jamais pleinement la saisir
par l'imagination, pour la bonne raison qu'elle se tient hors de la vie
et de la mort. Aucun récit ne peut en rendre compte pleinement, pour la
bonne raison que le survivant retourne au monde des vivants, ce qui
l'empêche de croire pleinement à ses expériences passées. Cela lui est
aussi difficile que de raconter une histoire d'une autre planète : car
le statut des prisonniers dans le monde des vivants, où personne n'est
censé savoir s'ils sont vivants ou morts, est tel qu'il revient pour
eux à n'être jamais nés. C'est pourquoi toutes les comparaisons créent
la confusion et distraient l'attention de ce qui est essentiel. [...]
L'enfer au sens littéral a été incarné par ces types de camps
réalisés à la perfection par les nazis : là, l'ensemble de la vie fut
minutieusement et systématiquement organisé en vue des plus grands
tourments. [...]
Le dessein des idéologies totalitaires n’est donc pas de transformer le
monde extérieur, ni d’opérer une transmutation révolutionnaire de la
société, mais de transformer la nature humaine elle-même. Les camps de
concentration sont les laboratoires où l’on expérimente des mutations
de la nature humaine, et leur infamie n’est dons pas seulement
l’affaire de leurs détenus et de ceux qui les administrent selon des
critères strictement “scientifiques”; elle est l’affaire de tous les
hommes. Les souffrances – qui ont toujours été trop nombreuses sur la
terre - ne sont pas le fond du problème, non plus que le nombre des
victimes. C’est la nature humaine en tant que telle qui est en jeu; et
même s’il semble que ces expériences ne réussissent pas à changer
l’homme mais seulement à le détruire, en créant une société où la
banalité de l’homo homini lupus est réalisée de manière conséquente, on ne devrait jamais perdre de vue
les nécessaires limites d’une expérience qui requiert d’être vérifiée à
l’échelle du globe pour fournir des résultats concluants.
Jusqu’à présent, la croyance totalitaire que tout est possible semble
n’avoir prouvé qu’une seule chose, à savoir : que tout peut être
détruit. Néanmoins, en s’efforçant de prouver que tout est possible,
les régimes totalitaires ont découvert sans le savoir l’existence de
crimes que les hommes ne peuvent ni punir ni pardonner. En devenant
possible, l’impossible devint le mal absolu, impunissable autant
qu’impardonnable, celui que ne pouvaient plus expliquer les viles
motivations de l’intérêt personnel, de la culpabilité, de la
convoitise, du ressentiment, de l’appétit de puissance et de la
couardise; celui par conséquent que la colère ne pouvait venger, que
l’amour ne pouvait endurer, ni l’amitié pardonner. De même que les
victimes, dans les usines de la mort ou dans les oubliettes, ne sont
plus “humaines” aux yeux de leurs bourreaux, de même, cette espèce
entièrement nouvelle de criminels est au-delà des limites où la
solidarité peut s’exercer dans le crime.
C’est un trait inhérent à toute notre tradition philosophique que nous
ne pouvons pas concevoir un “mal radical” : cela est vrai aussi bien
pour la théologie chrétienne qui attribuait au diable lui même une
origine céleste, que pour Kant, le seul philosophe qui , dans
l’expression qu’il forgea à cet effet, dut avoir soupçonné l’existence
d’un tel mal, quand bien même il s’empressa de le rationaliser par le
concept d’une “volonté perverse”, explicable à partir de mobiles
intelligibles. Ainsi, nous n’avons, en fait, rien à quoi nous référer
pour comprendre un phénomène dont la réalité accablante ne laisse pas
de nous interpeller, et qui brise toutes les normes connues de nous.
Une seule chose semble claire : le mal radical est, peut-on dire,
apparu en liaison avec un système où tous les hommes sont, au même
titre, devenus superflus. Les manipulateurs de ce système sont autant
convaincus de leur propre superfluité que de celle des autres, et les
meurtriers totalitaires sont d’autant plus dangereux qu’ils se moquent
d’être eux-mêmes vivants ou morts, d’avoir jamais vécu ou de n’être
jamais nés. Le danger des fabriques de cadavres et des oubliettes
consiste en ceci : aujourd’hui, avec l’accroissement démographique
généralisé, avec le nombre toujours plus élevé d’hommes sans feu ni
lieu, des masses de gens en sont constamment réduites à devenir
superflues, si nous nous obstinons à concevoir notre monde en termes
utilitaires. Les événements politiques, sociaux, économiques sont
partout tacitement de mèche avec la machinerie totalitaire élaborée à
dessein de rendre les hommes superflus. La tentation implicite à cet
état de choses est bien comprise par les masses qui, avec leur bon sens
utilitaire, sont trop désespérés dans la plupart des pays pour garder
bien présente la peur de la mort. Les nazis et les bolcheviks peuvent
être sûrs : leurs entreprises d’anéantissement qui proposent la
solution la plus rapide au problème de la surpopulation, au problème de
ces masses humaines économiquement superflues et socialement
déracinées, attirent autant qu’elles mettent en garde. Les solutions
totalitaires peuvent fort bien survivre à la chute des régimes
totalitaires, sous la forme de tentations fortes qui surgiront chaque
fois qu’il semblera impossible de soulager la misère politique, sociale
et économique d’une manière qui soit digne de l’homme.
Hannah ARENDT, Le système totalitaire (1995).
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