La figure de Don Juan est une des plus
hautes dont on convient d'accompagner le mot liberté. Dans un siècle
fortement sanglé par les codes et les normes, il incarne en effet un
refus hautain de toute mesure et proclame les droits du désir et de
la raison. A vrai dire, l'alliance de ces deux termes déjà poserait
problème si le personnage de Molière - auquel nous nous limitons -
n'était à l'évidence plus soucieux de tester son pouvoir de
séduction que de conquérir des femmes en vue de quelque satisfaction
sexuelle. Sur ce plan, la pièce ne peut qu'accréditer l'intuition de
Gregorio Marañon selon laquelle « l'attitude de Don Juan
devant l'amour témoigne d'un instinct indécis et ne répond pas à
l'idée proverbiale d'un magnifique modèle de virilité1».
Quoi qu'il en soit, cette indifférenciation du sexe opposé pour Dom
Juan participe bien d'un projet général de transgression dans lequel
la femme n'est tentante que parce qu'elle est entourée de bastions :
à preuve la quasi-disparition aujourd'hui du donjuanisme, qui n'a
pas survécu à la libéralisation des mœurs, encore moins à
l'émancipation féminine. Mais, même située dans les époques où elle
garde un sens, la figure de Don Juan pose quelques problèmes
quant à l'authenticité de la liberté qu'elle prétend fonder. Notre
thèse voit plutôt dans le personnage l'incarnation d'un narcissisme
inconséquent, qui alourdit ses chaînes au lieu de les briser.
Voyons d'abord les chaînes et de quoi Dom
Juan prétend se « démesurer ». Le mariage, bien sûr, promis-juré à
la première venue, manière de bien piétiner la sainte institution.
Pour justifier son inconstance, le libertin argue de sa nature (« Je
te l'ai dit vingt fois, j'ai une pente naturelle à me laisser
aller à tout ce qui m'attire.» (III,5), pour ne pas dire de
la nature : c'est au nom d'un on que, dans l'acte I,
s'entonne cet hymne, le seul passage, peut-être, que Molière, moins
pressé, eût souhaité versifier : l'alexandrin s'y embusque, en
effet, la langue s'emporte et se déploie en hyperboles comme pour
mieux souligner avec quel assentiment intime le libertin prétend
ainsi fuir le moment redouté où « le beau de la passion est fini »
et justifie sa course de prédateur. Dom Juan ne sera donc pas un
époux. Il ne sera pas un maître, non plus, tout au moins pas dans
les formes convenues de l'exercice : il témoigne ici d'un mélange de
libéralité et de sévérité à l'égard de son valet, quand cela lui
plaît, mais, de toutes façons, d'une singulière complicité qui va
jusqu'à la délégation de pouvoirs, l'inversion des rôles, comme pour
mieux s'abstraire d'une identité sociale. Ceci, d'ailleurs, n'allant
guère plus loin, nous le verrons. Le fils n'est pas moins indigne :
le père devrait s'asseoir au lieu de s'épuiser en vains reproches,
il devrait surtout s'aviser de mourir vite, au moins pour respecter
la nature, qui veut que « chacun ait son tour ». La nature,
encore... Devant la religion, c'est de raison, cette fois, que le
mécréant se prévaut : « Je crois que deux et deux sont quatre et
quatre et quatre sont huit ». Passons sur la platitude du
programme, et examinons quand même comment cet entêtement lui fait
négliger des signes éloquents, en dépit de toute raison, justement.
L'arrogance est belle, évidemment, et le courage aussi : jusqu'au
bout, sans doute, Dom Juan veut s'assurer du signal (« Si le
Ciel me donne un avis, il faut qu'il parle un peu plus clairement,
s'il veut que je l'entende »), comme il a voulu s'assurer de
la solidité de la foi en tentant le Pauvre : d'une manière indigne
qui lui inspire pourtant son seul geste vraiment noble, ce louis
donné quand même, « pour l'amour de l'humanité ». Enfin, devant la
société, Dom Juan est celui qui ne paie pas sa dette : la scène où
il étourdit M. Dimanche de questions empressées - et si méprisantes,
au fond - pour que la conversation ne roule jamais sur ses créances,
est révélatrice de ce faux-fuyant par lequel le libertin prétend se
dégager du corps social et vivre selon son bon plaisir.
Mais de quelle nature se réclame ce
gentilhomme ? D'un état primitif où le désir ne connaîtrait pas
d'entraves ? D'un Âge d'or, limité au présent immédiat, d'où
l'humanité se serait malencontreusement exilée ? Certes, non : Dom
Juan ne vit que de transgression et on ne l'imagine que trop,
virilité en berne devant femme qui s'offre. Sa liberté est destinée
ainsi à se déployer à l'intérieur d'un cadre social qu'il s'efforce
d'ignorer, mais dont il vit et profite. L'horreur que Rousseau
éprouvait pour le libertin s'explique justement par ce refus du
travail social nécessaire au progrès de l'humanité : « Le désir
libertin, loin de revenir à l'innocence primordiale de l'animal,
est une régression bestiale, un reniement et une désertion du
travail de perfectionnement qui est la seule réparation possible
de la perte du bonheur primitif : le libertin qui renonce à la loi
morale, à la liberté raisonnable, n'aura pas retrouvé pour autant
l'indépendance naturelle, à jamais hors de portée pour une
humanité qui s'est engagée dans l'excès2.»
On peut ainsi s'interroger sur l'authenticité de la liberté de Dom
Juan, condamnée à errer aux lisières du corps social et fondée sur
une malhonnêteté fondamentale que la scène avec M. Dimanche
représente crûment. Est-il d'ailleurs si libéré que cela de
ses préjugés de classe, ce grand seigneur sensible au code
d'honnêteté qu'observe un Don Carlos en différant sa vengeance ?
« Il en a bien usé et j'ai regret d'avoir démêlé avec lui.
» Étrange compliment de la part d'un outcast
volontaire ! Il ne semble pas non plus s'aviser que la colère des
frères d'Elvire, et celle de son propre père, tiennent surtout à
leur honneur publiquement bafoué. Voilà pourtant un argument qui
aurait renvoyé tous les tenants de la morale à leurs valeurs
fossilisées, et fondé une révolte fertile. Mais Dom Juan s'épuise en
stratégies de défense ou en faux-fuyants au lieu d'affronter
vraiment ce qui le lie : l'hypocrisie sera ainsi un excellent moyen
d'imiter le mensonge social, mais elle lui sert en même temps
d'expédient pour se débarrasser d'Elvire ou pour se concilier les
faveurs d'un père dont il a besoin. Inconséquence, encore, de ce
fils de famille avide de jouir et cérébral, pourtant : la raison
dont il se prévaut n'empêche qu'il coure toujours, prisonnier de l'eros
turannos, tonneau percé de ses désirs de conquête, et qu'il
coure encore, car cet homme « libre » est un homme traqué, voué à
des entreprises aussitôt avortées. La dramaturgie épouse
admirablement ce mouvement jusqu'à l'accélération de l'acte V, où il
lui faudra bien s'arrêter, pris dans sa propre nasse. Le dénouement
expédié par Molière (quelques feux d'artifice) se recentre
volontairement sur la réclamation de Sganarelle, « Mes gages !
Mes gages ! ». Choquante en un sens, elle exprime
pourtant la dette impayée par la dernière fuite de Dom Juan et
l'incomplétude de ce châtiment convenu qui ne règle rien.
Dans Ou bien... ou bien (1843),
Kierkegaard a identifié Don Juan à la figure emblématique du stade
esthétique, qui est selon lui l'un des deux modes d'existence
qui s'offrent au choix de l'individu : ici, le sujet s'épuise dans
la recherche d'un plaisir immédiat capable de conjurer l'ennui. Le
héros hédoniste s'accomplit ainsi dans le divertissement :
Don Juan, en effet, tente de renouveler indéfiniment la première
fois pour échapper aux responsabilités et aux devoirs
qu'entraînerait immanquablement son acceptation du pacte social (le
stade éthique). La lecture de Kierkegaard souligne
convenablement l'immaturité du personnage, sa fixation narcissique
sur une volonté de puissance prétendument libératrice qui n'atteste
que la défaillance de sa virilité et explique l'échec de sa révolte.
Mais l'assimilation de Don Juan à une figure du divertissement offre
aussi de quoi percevoir en lui une certaine grandeur et expliquer la
fascination durable qu'il ne cesse d'exercer. La comédie de Molière
illustre mieux que d'autres les contradictions dont le personnage
est ligoté. Elle permet aussi de situer vraiment la démesure de Dom
Juan. Tient-elle à ses frasques ? Sganarelle en annonce de plus
croustillantes dans le portrait qu'il fait de son maître à Guzman.
Car ce « monstre dans la nature », toujours guidé par une
intelligence aiguë des situations et une capacité étonnante à y
adapter spontanément une attitude, retombe toujours dans cette
mesure distante que lui donne l'exercice désabusé de sa
raison. Le « généreux » de Descartes ou de Corneille peut ne
pas voir d'obstacle à ce que ses passions soient encadrées - et même
suscitées - par la raison : c'est qu'il s'agit de « passions de
l'âme », où la liberté elle-même occupe tout le territoire concédé
par la juste appréciation de soi et des rapports cohérents que le
sujet doit entretenir avec le monde. Pour Dom Juan, l'obstacle est
plus redoutable, qui gît dans sa volonté de marier cette même raison
avec une expansion de soi plus radicale, plus personnelle aussi, et
moins encline à s'éprouver dans des valeurs collectives. Ce que le
héros ne perçoit pas, c'est que la Raison dont il se réclame devrait
le faire adhérer à des valeurs qu'il n'a pas l'envie ni la force de
même examiner. Jeune sans doute, à la psychologie adolescente en
tout cas, Dom Juan est déjà vieux : il annonce le désenchantement du
spleen et l'essoufflement précoce de l'énergie romantique.
Baudelaire l'a vu ainsi, « calme héros, courbé sur sa rapière, /
Regarda[n]t le sillage et ne daigna[n]t rien voir3.»
Si, sur le plan social, la démesure de Dom Juan reste liée aux
caprices inconséquents de l'ego, elle est plus fertile sur le
terrain métaphysique : c'est la mesure du monde qui met Dom Juan à
l'étroit et lui fait chercher vainement, sinon de quoi l'élargir, au
moins de quoi l'oublier. C'est pourquoi, dans le désir inconsistant
et absurde du héros « esthétique », gisent toujours des ferments
d'absolu.
La liberté de Dom Juan est inscrite dans une
perspective existentialiste : plus que le droit de jouir, elle
réclame celui d'opposer un « non » définitif à tout ce dont l'homme
prétend masquer son ennui. Dom Juan rejoint l'ubris des Grecs
dans la dénonciation des mesures humaines et le goût des limites,
mais il reste un héros de l'inutile, un « saint laïque » que ses
péchés même n'agitent plus beaucoup tant ils arrivent peu à dissiper
le poids de l'Ennui. La liberté de Dom Juan n'a plus ainsi qu'à
s'assumer par la sérénité glacée de son indifférence, ce qui est,
peut-être, la forme mesurée du désespoir.
_________________________________
1. Gregorio Marañon, Don Juan et le donjuanisme,
1958.
2. Jean Starobinski, Quali eccessi in « Nouvelle revue de
psychanalyse », n°43 (1991).
3. Baudelaire, « Don Juan aux Enfers » in Les Fleurs du Mal.
Ailleurs
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