orthographe
non modernisée
[Hobbes
sous-titre son œuvre ainsi : « Exposition des facultés,
des actions et des passions de l'âme, et de leurs causes
déduites d'après des principes qui ne sont communément ni
reçus ni connus. » "La nature a pourvu les hommes de
remarquables verres grossissants qui sont leurs passions
et leur amour d'eux-mêmes" écrit-il, dans le Léviathan.
Si les actions humaines sont gouvernées par l'instinct de
survie et la satisfaction des intérêts, elles sont
toutefois perturbées par les passions. Ces loupes
déformantes trompent les humains qui ne voient plus ce qui
leur est profitable et courent après des puissances
chimériques. Face à l'empire des passions, la raison n'est
pas suffisamment efficace car le désir de puissance,
jamais comblé, fait miroiter aux sujets un fantasme
d'avenir.]
1. De la gloire, de la fausse gloire, de la
vaine gloire.
2. De l'humilité et de l'abjection.
3. De la honte.
4. Du courage.
5. De la colère.
6. De la vengeance.
7 Du repentir.
8. De l'espérance, du désespoir, de la défiance.
9. De la confiance.
10. De la pitié et de la dureté.
11. De l'indignation.
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12. De l'émulation et de l'envie.
13. Du rire.
14. Des pleurs.
15. De la luxure.
16. De l'amour
17 De la charité.
18. De l'admiration et de la curiosité.
19. De la passion de ceux qui courent en foule
pour voir le danger.
20. De la grandeur d'âme et de la pusillanimité.
21. Vue générale des passions comparées à une
course.
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1.
La gloire, ce sentiment intérieur de
complaisance, ce triomphe de l'esprit, est une passion
produite par l'imagination ou par la conception de notre
propre pouvoir que nous jugeons supérieur au pouvoir de
celui avec lequel nous disputons ou nous nous comparons. Les
signes de cette passion, indépendamment de ceux qui se
peignent sur le visage et se montrent par des gestes que
l'on ne peut décrire, sont la jactance dans les paroles,
l'insolence dans les actions ; cette passion est nommée
orgueil par ceux à qui elle déplaît ; mais ceux à qui elle
plait l'appellent une juste appréciation de soi-même. Cette
imagination de notre pouvoir ou de notre mérite personnel
peut être fondée sur la certitude d'une expérience tirée de
nos propres actions ; alors la gloire est juste et bien
fondée, et elle produit l'opinion qu'on peut l'accroître par
de nouvelles actions ; opinion qui est la source de cette
appétence ou désir qui nous fait aspirer à nous élever d'un
degré de pouvoir à un autre. Cette même passion peut bien ne
pas venir de la conscience que nous avons de nos propres
actions, mais de la réputation et de la confiance en autrui,
par où nous pouvons avoir une bonne opinion de nous-mêmes et
pourtant nous tromper ; c'est là ce qui constitue la fausse
gloire, et le désir qu'elle fait naître n'a qu'un
mauvais succès. De plus, ce que l'on appelle se glorifier et
ce qui est aussi une imagination, c'est la fiction d'actions
faites par nous-mêmes tandis que nous ne les avons point
faites ; comme elle ne produit aucun désir et ne fait faire
aucun effort pour aller en avant, elle est inutile et vaine
; comme si un homme s'imaginait qu'il est l'auteur des
actions qu'il lit dans un roman ou qu'il ressemble à quelque
héros dont il admire les exploits. C'est là ce qu'on nomme vaine
gloire, elle est dépeinte dans la fable de La
Mouche qui, placée sur l'essieu d'une voiture, s'applaudit
de la poussière qu'elle excite. L’expression de la vaine
gloire est ce souhait que dans les écoles on a cru mal à
propos de devoir distinguer par le nom de velléité ; on a
cru qu'il fallait inventer un nouveau mot pour exprimer une
nouvelle passion que l'on croyait ne point exister
auparavant. Les signes extérieurs de la vaine gloire
consistent à imiter les autres, à usurper les marques des
vertus qu'on n'a pas, à en faire parade, à montrer de
l'affectation dans ses manières, à vouloir se faire honneur
de ses rêves, de ses aventures, de sa naissance, de son nom,
etc.
2. La
passion contraire à la gloire qui est produite par l'idée de
notre propre faiblesse est appelée humilité
par ceux qui l'approuvent, les autres lui donnent le nom de
bassesse et d'abjection. Cette conception
peut être bien ou mal fondée ; lorsqu'elle est bien fondée,
elle produit la crainte d'entreprendre quelque chose d'une
façon inconsidérée ; si elle est mal fondée, elle dégrade
l'homme au point de l'empêcher d'agir, de parler en public,
d'espérer un bon succès d'aucune de ses entreprises.
3. Il
arrive quelquefois qu'un homme qui a bonne opinion de
lui-même et avec fondement peut toutefois, en conséquence de
la témérité que cette passion lui inspire, découvrir en lui
quelque faiblesse ou défaut dont le souvenir l'abat, et ce
sentiment se nomme honte ; celle-ci en
calmant ou refroidissant son ardeur le rend plus circonspect
pour l'avenir. Cette passion est un signe de faiblesse, ce
qui est un déshonneur ; elle peut être aussi un signe de
science, ce qui est honorable. Elle se manifeste par la
rougeur, qui se montre moins fortement dans les personnes
qui ont la conscience de leurs propres défauts parce
qu'elles se trahissent d'autant moins sur les faiblesses
qu'elles se reconnaissent.
4. Le
courage, dans une signification étendue, est
l'absence de la crainte en présence d'un mal quelconque ;
mais pris dans un sens plus commun et plus strict, c'est le
mépris de la douleur et de la mort lorsqu'elles s'opposent à
un homme dans la voie qu'il prend pour parvenir à une fin.
5. La colère,
ou le courage soudain, n'est que l'appétence ou le désir de
vaincre un obstacle ou une opposition présente ; on l'a
communément définie un chagrin produit par l'opinion du
mépris, mais cette définition ne s'accorde point avec
l'expérience qui nous prouve très souvent que nous nous
mettons en colère contre des objets inanimés, et par
conséquent incapables de nous mépriser.
6. La vengeance
est une passion produite par l'attente ou l'imagination de
faire en sorte que l'action de celui qui nous a nui lui
devienne nuisible à lui-même, et qu'il le reconnaisse. C'est
là la vengeance poussée à son plus haut point, car quoiqu'il
ne soit pas difficile d'obliger un ennemi à se repentir de
ses actions en lui rendant le mal pour le mal, il est bien
plus difficile de le lui faire avouer, et bien des hommes
aimeraient mieux mourir que d'en convenir. La vengeance ne
fait point désirer la mort de l'ennemi mais de l'avoir en sa
puissance et de le subjuguer. Cette passion fut très bien
exprimée par une exclamation de Tibère à l'occasion d'un
homme qui, pour frustrer sa vengeance, s'était tué dans la
prison : "Il m'a donc échappé ?" Un homme qui hait a le
désir de tuer, afin de se débarrasser de la peur, mais la
vengeance se propose un triomphe que l'on ne peut plus
exercer sur les morts.
7. Le repentir
est une passion produite par l'opinion ou la connaissance
qu'une action qu'on a faite n'est point propre à conduire au
but qu'on se propose ; son effet est de faire quitter la
route que l'on suivait afin d'en prendre une autre qui
conduise à la fin que l'on envisage. L'attente ou la
conception de rentrer dans la vraie route est la joie, ainsi
le repentir est composé de l'une et de l'autre, mais c'est
la joie qui prédomine sur la peine, sans quoi tout y serait
douloureux, ce qui ne peut être vrai, vu que celui qui
s'achemine vers une fin qu'il croit bonne et avantageuse le
fait avec désir ou appétence, or l'appétence est une joie
comme on l'a vu dans le chapitre il, paragraphe 2.
8. L'espérance
est l'attente d'un bien à venir, de même que la crainte est
l'attente d'un mal futur. Mais lorsque des causes, dont
quelques-unes nous font attendre du bien et d'autres nous
font attendre du mal, agissent alternativement sur notre
esprit, si les causes qui nous font attendre le bien sont
plus fortes que celles qui nous font attendre le mal, la
passion est toute espérance ; si le contraire arrive, toute
la passion devient crainte. La privation totale d'espérance
se nomme désespoir, dont la défiance
est un degré.
9. La confiance
est une passion produite par la croyance ou la foi que nous
avons en celui de qui nous attendons ou nous espérons du
bien ; elle est si dégagée d'incertitude que dans cette
croyance nous ne prenons point d'autre route pour obtenir ce
bien. La défiance est un doute qui fait que nous nous
pourvoyons d'autres moyens. Il est évident que c'est là ce
qu'on entend par les mots confiance et défiance, un homme
n'ayant recours à un second moyen pour réussir que dans
l'incertitude sur le succès du premier.
10. La
pitié est l'imagination ou la fiction d'un
malheur futur pour nous-mêmes, produite par le sentiment du
malheur d'un autre. Lorsque ce malheur arrive à une personne
qui ne nous semble point l'avoir mérité, la pitié devient
plus forte, parce que alors il nous paraît qu'il y a plus de
probabilité que le même malheur peut arriver, le mal qui
arrive à un homme innocent pouvant arriver à tout homme.
Mais lorsque nous voyons un homme puni pour de grands crimes
dans lesquels nous ne pouvons aisément imaginer que nous
tomberons nous-mêmes, la pitié est beaucoup moindre. Voilà
pourquoi les hommes sont disposés à compatir à ceux qu'ils
aiment ; ils pensent que ceux qu'ils aiment sont dignes
d'être heureux, et par conséquent ne méritent point le mal.
C'est encore la raison pourquoi l'on a pitié des vices de
quelques personnes, dès le premier coup d'œil, parce qu'on
avait pris du goût pour elles sur leur physionomie. Le
contraire de la pitié est la dureté du
cœur ; elle vient soit de la lenteur de l'imagination, soit
d'une forte opinion où l'on est d'être exempt d'un pareil
malheur, soit de la misanthropie ou de l'aversion qu'on a
pour les hommes.
11. L'indignation
est le déplaisir que nous cause l'idée du bon succès de ceux
que nous en jugeons indignes. Cela posé, comme les hommes
s'imaginent que tous ceux qu'ils haïssent sont indignes du
bonheur, ils croient qu'ils sont indignes non seulement de
la fortune dont ils jouissent mais même des vertus qu'ils
possèdent. De toutes les passions il n'en est pas qui soient
plus fortement excitées par l'éloquence que l'indignation et
la pitié ; l'aggravation du malheur et l'exténuation de la
faute augmentent la pitié ; l'exténuation du mérite d'une
personne et l'augmentation de ses succès sont capables de
changer ces deux passions en fureur.
12. L'émulation
est un déplaisir que l'on éprouve en se voyant surpassé par
un concurrent, accompagné de l'espérance de l'égaler ou de
le surpasser à son tour avec le temps. L'envie
est ce même déplaisir accompagné du plaisir que l'on conçoit
dans son imagination par l'idée du malheur qui peut arriver
à son rival.
13. Il
existe une passion qui n'a point de nom, mais elle se
manifeste par un changement dans la physionomie que l'on
appelle le rire, qui annonce toujours la
joie. Jusqu'à présent personne n'a pu nous dire de quelle
nature est cette joie, ce que nous pensons et en quoi
consiste notre triomphe quand nous rions. L'expérience
suffit pour réfuter l'opinion de ceux qui disent que c'est
l'esprit renfermé dans un bon mot qui excite cette joie,
puisque l'on rit d'un accident, d'une sottise, d'une
indécence dans lesquels il n'y a ni esprit ni mot plaisant.
Comme une même chose cesse d'être risible quand elle est
usée, il faut que ce qui excite le rire soit nouveau et
inattendu. Souvent l'on voit des personnes, et surtout
celles qui sont avides d'être applaudies de tout ce qu'elles
font, rire de leurs propres actions, quoique ce qu'elles
disent ou font ne soit nullement inattendu pour elles ;
elles rient de leurs propres plaisanteries, et dans ce cas
il est évident que la passion du rire est produite par une
conception subite de quelque talent dans celui qui rit. L'on
voit encore des hommes rire des faiblesses des autres, parce
qu'ils s'imaginent que ces défauts d'autrui servent à faire
mieux sortir leurs propres avantages. On rit des
plaisanteries dont l'effet consiste toujours à découvrir
finement à notre esprit quelque absurdité ; dans ce cas la
passion du rire est encore produite par l'imagination
soudaine de notre propre excellence. En effet, n'est-ce pas
nous confirmer dans la bonne opinion de nous-mêmes que de
comparer nos avantages avec les faiblesses ou les absurdités
des autres ? Nous ne sommes point tentés de rire lorsque
nous sommes nous-mêmes les objets de la plaisanterie, ou
lorsqu'elle s'adresse à un ami au déshonneur duquel nous
prenons part. On pourrait donc en conclure que la passion du
rire est un mouvement subit de vanité produit par une
conception soudaine de quelque avantage personnel, comparé à
une faiblesse que nous remarquons actuellement dans les
autres, ou que nous avions auparavant ; les hommes sont
disposés à rire de leurs faiblesses passées lorsqu'ils se
les rappellent, à moins qu'elles ne leur causent un
déshonneur actuel. Il n'est donc pas surprenant que les
hommes s'offensent grièvement quand on les tourne en
ridicule, c'est-à-dire quand on triomphe d'eux. Pour
plaisanter sans offenser il faut s'adresser à des absurdités
ou des défauts, abstraction faite des personnes ; et alors
toute la compagnie peut se joindre à la risée ; rire pour
soi tout seul excite la jalousie des autres, et les oblige
de s'examiner. De plus, il y a de la vaine gloire et c'est
une marque de peu de mérite que de regarder le défaut d'un
autre comme un objet de triomphe pour soi-même.
14. Les
pleurs annoncent une passion contraire à
celle qui excite le rire. Elle est due à un mécontentement
soudain de nous-mêmes ou a une conception subite de quelque
défaut en nous. Les enfants pleurent très aisément ;
persuadés qu'on ne doit jamais s'opposer à leurs désirs,
tout refus est un obstacle inattendu qui leur montre qu'ils
sont trop faibles pour se mettre en possession des choses
qu'ils voudraient avoir. Pour la même raison les femmes sont
plus sujettes à pleurer que les hommes, non seulement parce
qu'elles sont moins accoutumées à la contradiction, mais
encore parce qu'elles mesurent leur pouvoir sur celui de
l'amour de ceux qui les protègent. Les hommes vindicatifs
sont sujets à pleurer lorsque leur vengeance est arrêtée ou
frustrée par le repentir de leur ennemi ; voilà la cause des
larmes que la réconciliation fait verser. Les personnes
vindicatives sont encore sujettes à pleurer à la vue des
gens dont elles ont compassion lorsqu'elles viennent à se
rappeler soudain qu'elles n'y peuvent rien faire. Les autres
pleurs dans les hommes sont communément produits par les
mêmes causes que ceux des femmes et des enfants.
15.
L’appétit que l'on nomme luxure et la
jouissance qui en est la suite est non seulement un plaisir
des sens, mais de plus il renferme un plaisir de l'esprit ;
en effet, il est composé de deux appétits différents, le
désir de plaire et le désir d'avoir du plaisir. Or le désir
de plaire n'est point un plaisir des sens, mais c'est un
plaisir de l'esprit qui consiste dans l'imagination du
pouvoir que l'on a de donner du plaisir à un autre. Le mot
de luxure étant pris dans un sens défavorable, l'on désigne
cette passion sous le nom d'amour qui annonce le désir
indéfini qu'un sexe a pour l'autre, désir aussi naturel que
la faim.
16.
Nous avons déjà parlé de l'amour en tant
que l'on désigne par ce mot le plaisir que l'homme trouve
dans la jouissance de tout bien présent. Sous cette
dénomination il faut comprendre l'affection que les hommes
ont les uns pour les autres, ou le plaisir qu'ils trouvent
dans la compagnie de leurs semblables, en vertu duquel on
les dit sociables. Il est une autre espèce d'amour que les
Grecs nomment Erôs, c'est celui dont on parle quand on dit
qu'un homme est amoureux ; comme cette passion ne peut avoir
lieu sans une diversité de sexe, on ne peut disconvenir
qu'il participe de cet amour indéfini dont nous avons parlé
dans le paragraphe précédent. Mais il y a une grande
différence entre le désir indéfini d'un homme, et ce même
désir limité à un objet ; c'est celui-ci qui est le grand
objet des peintures des poètes ; cependant, nonobstant tous
les éloges qu'ils en font, on ne peut le définir qu'en
disant que c'est un besoin ; en effet c'est une conception
qu'un homme a du besoin où il est de la personne qu'il
désire. La cause de cette passion n'est pas toujours la
beauté ou quelque autre qualité dans la personne aimée, il
faut de plus qu'il y ait espérance dans la personne qu'on
aime : pour s'en convaincre il n'y a qu'à faire réflexion
que parmi les personnes d'un rang très différent, les plus
élevées prennent souvent de l'amour pour celles qui sont
d'un rang inférieur, tandis que le contraire n'arrive que
peu ou point. Voila pourquoi ceux qui fondent leurs
espérances sur quelque qualité personnelle ont communément
de meilleurs succès en amour que ceux qui se fondent sur
leurs discours ou leurs services ; ceux qui se donnent le
moins de peines et de soucis réussissent mieux que ceux qui
s'en donnent beaucoup. Faute d'y faire attention bien des
gens perdent leur temps, et finissent par perdre et
l'espérance et l'esprit.
17. Il
y a encore une autre passion que l'on désigne quelquefois
sous le nom d'amour, mais que l'on doit plus proprement
appeler bienveillance ou charité. Un homme
ne peut point avoir de plus uniquement que pour s'assurer si
cette chose peut lui être utile ou lui nuire, en conséquence
elle s'en approche ou la fuit ; au lieu que l'homme, qui
dans la plupart des événements se rappelle la manière dont
ils ont été causés ou dont ils ont pris naissance, cherche
le commencement ou la cause de tout ce qui se présente de
neuf à lui.
18.
Cette passion d'admiration et de curiosité
a produit non seulement l'invention des mots, mais encore la
supposition des causes qui pouvaient engendrer toutes
choses. Voilà la source de toute philosophie. L'astronomie
est due à l'admiration des corps célestes. La physique est
due aux effets étranges des éléments et des corps. Les
hommes acquièrent des connaissances à proportion de leur
curiosité ; un homme occupé du soin d'amasser des richesses
ou de satisfaire son ambition, qui ne sont que des objets
sensuels relativement aux sciences, ne trouve que très peu
de satisfaction à savoir si c'est le mouvement du Soleil ou
celui de la Terre qui produit le jour ; il ne fera attention
à aucun événement étrange qu'autant qu'il peut être utile ou
nuisible à ses vues. La curiosité étant un plaisir, la
nouveauté doit en être un aussi, surtout quand cette
nouveauté fait concevoir à l'homme une opinion vraie ou
fausse d'améliorer son état; dans ce cas un homme éprouve
les mêmes espérances qu'ont tous les joueurs tandis qu'on
bat les cartes.
19. Il
y a plusieurs autres passions, mais elles n'ont point de nom
; néanmoins quelques-unes d'entre elles ont été observées
par la plupart des hommes. Par exemple, d'où peut venir le plaisir
que les hommes trouvent à contempler du rivage le danger
de ceux qui sont agités par une tempête, ou engagés dans un
combat, ou à voir d'un château bien fortifié deux armées qui
se chargent dans la plaine ? On ne peut douter que ce
spectacle ne leur donne de la joie, sans quoi ils n'y
courraient pas avec empressement. Cependant cette joie doit
être mêlée de chagrin ; car si dans ce spectacle il y a
nouveauté, idée de sécurité présente et par conséquent
plaisir, il y a aussi sentiment de pitié qui est déplaisir:
mais le sentiment du plaisir prédomine tellement que les
hommes, pour l'ordinaire, consentent en pareil cas à être
spectateurs du malheur de leurs amis.
20.
La grandeur d’âme n'est que la gloire dont j'ai
parlé dans le premier paragraphe ; gloire bien fondée sur
l'expérience certaine d'un pouvoir suffisant pour parvenir
ouvertement à la fin. La pusillanimité est
le doute de pouvoir y parvenir. Ainsi tout ce qui est signe
de vaine gloire est aussi signe de pusillanimité vu qu'un
pouvoir suffisant fait de la gloire un aiguillon pour
atteindre son but. Se réjouir ou s'affliger de la réputation
vraie ou fausse est encore un signe de pusillanimité, parce
que celui qui compte sur la réputation n'est pas le maître
d'y parvenir. L'artifice et la fourberie sont pareillement
des signes de pusillanimité, parce qu'on ne s'en repose pas
sur leur pouvoir, mais sur l'ignorance des autres. La
facilité à se mettre en colère marque de la faiblesse et de
la pusillanimité, parce qu'elle montre de la difficulté dans
la marche. Il en est de même de l'orgueil fondé sur la
naissance et les ancêtres, parce que tous les hommes sont
plus disposés à faire parade de leur propre pouvoir, quand
ils en ont, que de celui des autres ; de l'inimitié et des
disputes avec les inférieurs, puisqu'elles montrent que l'on
n'a pas le pouvoir de terminer la dispute ; et du penchant à
se moquer des autres, parce que c'est une affectation à
tirer gloire de leurs faiblesses et non de son propre
mérite, et de l'irrésolution qui vient de ce qu'on n'a pas
assez de pouvoir pour mépriser les petites difficultés qui
se présentent dans la délibération.
21. La
vie humaine peut être comparée à une course, et
quoique la comparaison ne soit pas juste à tous égards, elle
suffit pour nous remettre sous les yeux toutes les passions
dont nous venons de parler. Mais nous devons supposer que
dans cette course on n'a d'autre but et d'autre récompense
que de devancer ses concurrents. S'efforcer, c'est appéter
ou désirer. Se relâcher, c'est sensualité. Regarder ceux qui
sont en arrière, c'est gloire. Regarder ceux qui précèdent,
c'est humilité. Perdre du terrain en regardant en arrière,
c'est vaine gloire. Être retenu, c'est haine. Retourner sur
ses pas, c'est repentir. Être en haleine, c'est espérance.
Être excédé, c'est désespoir. Tâcher d'atteindre celui qui
précède, c'est émulation. Le supplanter ou le renverser,
c'est envie. Se résoudre à franchir un obstacle prévu, c'est
courage. Franchir un obstacle soudain, c'est colère.
Franchir avec aisance, c'est grandeur d'âme. Perdre du
terrain par de petits obstacles, c'est pusillanimité. Tomber
subitement, c'est disposition à pleurer. Voir tomber un
autre, c'est disposition à rire. Voir surpasser quelqu'un
contre notre gré, c'est pitié. Voir gagner le devant à celui
que nous n'aimons pas, c'est indignation. Serrer de près
quelqu'un, c'est amour. Pousser en avant celui qu'on serre,
c'est charité. Se blesser par trop de précipitation, c'est
honte. Être continuellement devancé, c'est malheur.
Surpasser continuellement celui qui précédait, c'est
félicité. Abandonner la course, c'est mourir.