Les
morales
"Du temps
d'Ésope la fable était contée simplement; la moralité
séparée, et toujours ensuite", écrit La Fontaine dans
sa préface du premier recueil. Il remarque que déjà Phèdre «
ne s'est pas assujetti à cet ordre ». Lui encore moins. On
note une grande variété dans les rapports entre la «
moralité » et le récit : pas de morale du tout (VIII, 2 ou
XI, 8), morale en tête (VII, 2), morale à la fois en tête et
à la fin (VIII, 17 ou VIII, 1), morale répartie en divers
points du corps même de la fable (VIII, 14 ou VIII, 27). On
repérera aussi le procédé de la morale-énigme : le narrateur
s'interroge sur la portée d'un récit ou même hésite sur les
leçons qu'il comporte (VII, 3 ou VIII, 7). Tout cela - et
surtout le dernier procédé - confère aux Fables de
La Fontaine l'allure d'une conversation. C'est d'ailleurs un
trait général de la littérature du XVIIème siècle
de se présenter volontiers comme une causerie dans laquelle
les récits apparaissent en "abyme". Plusieurs traits
concourent à donner cette impression. Le narrateur peut
s'adresser à une personne précise (dédicataires comme Mme de
Montespan ou Mme de La Sablière). Il peut instaurer des
dialogues avec le lecteur (L'Homme qui court après la
Fortune et l'Homme qui l'attend dans son lit, la fin
de La Mort et le Mourant, ou encore Le Loup
et le Chasseur) ou révéler sa présence dans le récit
comme une véritable « intrusion d'auteur ». Celle-ci peut
être de pure forme et n'engager pas vraiment l'auteur (voir
le début du Mal marié), mais il arrive aussi qu'elle
prenne la valeur d'une confidence élégiaque (Les deux
Pigeons, Le Songe d'un habitant du Mogol). Allure
de conversation poussée plus loin encore quand La Fontaine
s'éloigne de la structure « officielle » de la fable pour se
lancer dans des dissertations plus ou moins sinueuses (Un
animal dans la lune, L'Horoscope, La Souris métamorphosée
en fille, et à plus forte raison Le Discours à Mme
de La Sablière.) Enfin des réflexions inattendues,
insolites, peuvent interrompre le développement (ainsi pour
le fameux "Mais un fripon d'enfant, - cet âge est sans
pitié " des Deux Pigeons).
Ici comme ailleurs, la fantaisie semble donc régner,
au gré de l'humeur et de l'écriture, justifiant qu'on puisse
hésiter à qualifier vraiment La Fontaine de moraliste. On
connaît les critiques de Rousseau : et si l'enfant concluait
de la fable Le Corbeau et le Renard qu'il n'y a rien
de mieux à faire que de devenir flatteur ? En fait, le
malentendu persiste sur 1e mot "morale". Au XVIIème
siècle, la morale n'était pas normative, elle était,
conformément â l'étymologie, la "science des mœurs", et les
mœurs étaient, selon la définition de Furetière, les "habitudes
naturelles ou acquises suivant lesquelles les peuples ou
les particuliers conduisent les actions de leur vie".
Autrement dit, la "morale" du XVIIème siècle
ressemble plus à notre psychologie et à notre sociologie
qu'à notre morale. D'autre part la morale traditionnelle du
genre de la fable, si morale il y a, est une morale de
petites gens (la légende fait d'Ésope un esclave), obligés,
pour survivre, à une grande prudence, et qui peuvent
difficilement s'offrir la "générosité" d'une morale
aristocratique. Si l'on veut déterminer quelle est la grande
leçon des Fables, on exprimera donc toujours une
sorte de bon sens populaire, conforme d'ailleurs au « juste
milieu » des classiques, prônant réalisme et modération.
Ce réalisme est en effet le produit d'une sagesse
moyenne, rebelle à tous les principes d'erreur : "L'homme
est de glace aux vérités; / Il est de feu pour les
mensonges" (IX, 6). C'est de cette disposition
générale qu'il faut toujours se défendre. Elle prend la
forme des préjugés (Les Devineresses), de la "vaine
curiosité" (voir La Tortue et les deux Canards, où
il est dit que l'imprudence, le babil, la sotte vanité et la
curiosité appartiennent tous au même "lignage"), et surtout
de la présomption (Le Coche et la Mouche, Le Rat
et l'Éléphant). Connaître ses limites, se défier
d'autrui et de soi-même, ne pas se plaindre au Destin de
maux dont on est soi-même responsable (L'Ingratitude et
l'Injustice des hommes envers la Fortune), voilà bien
les caractères essentiels de ce réalisme par lequel l'homme
doit savoir prendre sa juste place dans le monde et parmi
ses semblables.
L'autre leçon la plus courante concerne la
mesure. Le précepte "Rien
de trop", traduit du meden agan des
Stoïciens, revient sans cesse dans les Fables
sous diverses formes. Il ne s'applique pas seulement à la la
cupidité ou à l'ambition, mais à des domaines plus
surprenants où il prend une couleur amère, voire choquante.
À l'amitié par exemple, dont le fabuliste souligne qu'elle
peut avoir ses excès et ses dangers (L'Ours et l'Amateur
des jardins) ; à la sagesse et à la prudence (Les
deux Aventuriers et le Talisman); aux "beaux
sentiments" aussi (Les Poissons et le Berger qui joue de
la flûte). En fin de compte, les Fables
offrent une image de l'homme et des conseils peu exaltants,
- ce en quoi La Fontaine est en accord avec l'ensemble des
moralistes de son époque et, plus généralement encore, avec
l'ensemble de la littérature classique, plutôt pessimiste et
sceptique sur la nature humaine.
Les
discours
La Fontaine n'est
pas un philosophe et ne prétend pas l'être. Chamfort nous
avait prévenus : « La Fontaine ne se donne point pour
un philosophe. Il semble même avoir craint de le paraître,
c'est en effet ce qu'un poète doit le plus dissimuler.
C'est, pour ainsi dire, son secret, et il doit ne le
laisser surprendre qu'à ses lecteurs les plus assidus et
admis à sa confiance intime. » Mais c'est un amateur
de philosophie, comme le montrent souvent des allusions plus
ou moins précises aux doctrines (ainsi l'allusion un peu
ironique au platonisme au début du Mal marié,
l'allusion à la thèse cartésienne des animaux-machines dans
Les Obsèques de la lionne). Dans quelques cas (rares
mais importants), il se lance dans un vrai discours
philosophique, mais on parlera mieux ici d'une « ambiance
philosophique » des Fables. Ces discours constituent
en effet des exemples de poésie didactique où l'art de
condenser en vers des raisonnements philosophiques parfois
techniques a pour but d'y intéresser les "honnêtes gens". On
y repère trois sujets principaux : outre la question
de l'âme des bêtes, la critique de l'astrologie y est assez
fréquente. Déjà présente dans le premier recueil (L'Astrologue
qui se laisse tomber dans un puits), elle est reprise
avec plus de précision dans L'Horoscope et peut être
rapprochée de celle d'autres formes de divination (voir Les
Devineresses). Ce discours n'est pas sans
contradictions. La Fontaine distingue bien astrologie et
astronomie : dans Démocrite et les Abdéritains, il
fait l'éloge de cette dernière et plus généralement de la
science (voir aussi L'avantage de la Science).
Mais, dans Le Songe d'un habitant du Mogol, le
fabuliste affirme que nos destins (en même temps que nos
mœurs) sont conditionnés par les astres. Simple thème
poétique ? Hésitation ? Nuance qui consisterait, selon
certains commentaires, à accorder à l'étoile sous laquelle
on naît une certaine influence, tout en niant qu'on puisse
établir des prédictions précises ? Il reste difficile de
trancher. Tout aussi imprécise est la troisième question
philosophique agitée dans ce recueil, qui concerne les
erreurs des sens. Elle appartient au vieux procès entamé
contre la raison, susceptible d'être leurrée par les
perceptions sensorielles. Tout le début d'Un animal dans
la lune est consacré à cette question, et fait état de
deux opinions opposées (dans les notes de son édition, G.
Couton a établi que La Fontaine se réfère ici aux thèses de
Gassendi et de Malebranche, sans se prononcer davantage).
Quant à l'idéologie des Fables, on s'accorde
pour la rattacher à cette forme modernisée d'épicurisme
qu'était le gassendisme, c'est-à-dire la philosophie de
Gassendi (1592-1655) et de son disciple Bernier, auteur d'un
Abrégé de la philosophie de M. Gassendi (1674),
familier du salon de Mme de La Sablière. Les discussions
entre les commentateurs des Fables ne portent guère
que sur la plus ou moins grande précision des emprunts faits
par La Fontaine à ces philosophes. "Le plus bel esprit de la
Grèce", avait dit La Fontaine d'Épicure dans l'Hymne de
la Volupté qui termine l'histoire de Psyché :
"J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout ; il n'est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu'au sombre plaisir d'un cœur mélancolique".
De même, dans la fable Démocrite et les
Abdéritains, il proclame son admiration pour
Démocrite, "maître d'Épicure". De fait, et sans qu'il faille
trop préciser (La Fontaine est éclectique), on retrouve dans
les Fables certaines idées-forces de l'épicurisme.
On notera cet hédonisme notamment dans Le Loup et le
Chasseur, où La Fontaine fait du verbe jouir
le résumé de son art de vivre, et dans Le Songe d'un
habitant du Mogol ("J'aurai vécu sans soins , et
mourrai sans remords"). La volonté de suivre la nature
(voir notamment la fable L'Éducation) entraîne la
condamnation de l'ascétisme stoïcien qui fait "cesser de
vivre avant que l'on soit mort". Mais la morale de la
modération se rattache, elle aussi, à l'épicurisme en même
temps qu'à la vieille sagesse traditionnelle des fables.
Quant au développement sur la résignation (La Mort et le
Mourant), il vient tout droit de l'épicurien Lucrèce.
La Fontaine n'est pourtant pas un épicurien tout à
fait orthodoxe. D'abord en raison de son indulgence pour
l'amour. L'authentique sagesse épicurienne tenait l'amour
pour un facteur de troubles dont le sage avait intérêt à se
tenir éloigné. La Fontaine dénonce bien ses dangers ("Amour,
tu perdis Troie", s'écrie-t-il plaisamment dans Les
deux Coqs; voir aussi Le Berger et le Roi),
mais il écrit aussi "Plus d'amour, partant plus de joie"
(Les Animaux malades de la peste) et, surtout,
dit sa nostalgie du "temps d'aimer" dans Les deux
Pigeons. D'autre part, cet épicurisme est
singulièrement christianisé : La Fontaine n'exclut pas en
effet l'idée de la Providence (Jupiter et les Tonnerres),
incompatible avec l'épicurisme antique, résolument
matérialiste.
Peut-on conclure de ces remarques une certaine
inconséquence de La Fontaine au plan philosophique ? Il
n'est surtout rien moins qu'un homme de système, soucieux de
suivre son humeur et sa fantaisie. Il peut avoir, comme
Montaigne, « essayé » sa pensée au fil des thèmes et proposé
au lecteur une variété d'opinions manifestant son
scepticisme Mais il appartient aussi à un siècle pétri
d'antiquité et soucieux de vulgariser les doctrines dans un
contexte plaisant.
Les
thèmes politiques
Pour
déterminer les idées politiques de La Fontaine, il est
difficile d'éviter les anachronismes : il s'inspire des
fables antiques, dont le genre populaire commande à l'égard
des grands et des gouvernants une sagesse prudente teintée
d'irrévérence ou d'une résignation sans illusions. La
Fontaine appartient en outre à des milieux de mécontents ou
de mal aimés du pouvoir, mais il prend soin de plaire au roi
en manifestant dans bien des cas son accord avec sa
politique. Il est difficile aussi de saisir toutes les
allusions, ce qui supposerait une connaissance
singulièrement détaillée de l'histoire du XVIIème
siècle et l'exacte détermination de la date de composition
de chaque fable. Le lecteur moderne doit donc faire preuve
ici de prudence, comme à l'égard d'ailleurs de tous les
écrivains de l'Ancien Régime, obligés de dire les choses à
demi-mot.
D'abord La Fontaine, comme plus tard La Bruyère, est
fidèle à l'idéal horatien de l'aurea mediocritas, qui
lui paraît constituer un idéal de simplicité et de modestie.
On examinera ici Le Savetier et le Financier et la
conclusion du Songe d'un habitant du Mogol. L'affirmation
de la supériorité du savoir et du talent sur la richesse ne
constitue pas en soi un réquisitoire, mais elle permet au
fabuliste d'oser quelques critiques sur la dilapidation des
deniers publics (Le Chien qui porte à son cou le dîné de
son maître) et sur les grands seigneurs : ils n'ont
souvent aucun talent (Le Singe et le Léopard) et sont
parfois cruels (L'Homme et la Couleuvre ). La Cour
est singulièrement visée, panier de crabes flagorneurs et
hypocrites, par exemple dans Le Lion, le Loup et le
Renard ou dans Les Obsèques de la Lionne. Ce
n'est pas, d'ailleurs, que le fabuliste accorde au peuple
plus de confiance : il apparaît versatile et inconstant dans
La Tête et la Queue du Serpent et dans Le Pouvoir
des fables; l'ironie frappe d'autre part le "Vox
populi, vox Dei" dans Démocrite et les
Abdéritains.
Au sujet du monarque, on pourrait être surpris de
l'audace de La Fontaine, mais en fait les remarques
satiriques, savamment dispersées, mêlées de plaisanteries,
prenaient appui sur des fables traditionnelles où ce
discours était convenu. Si le Roi paraît injuste dans Les
Animaux malades de la Peste (voir aussi la conclusion
de la fable Le Chat, la Belette et le petit Lapin et
Le Milan, le Roi et le Chasseur), peu intelligent
dans Les Obsèques de la Lionne, sur certains points,
cependant, La Fontaine va tout à fait dans le sens du
pouvoir : les attaques contre les astrologues et les
devineresses s'inscrivent dans une lutte officielle contre
les "fausses sciences"; les critiques de la magistrature
font écho aux réformes de la justice voulues par le roi (L'Huître
et les Plaideurs). Au fond, l'attitude la plus
générale de La Fontaine se prononce pour une réserve
distante à l'égard de la politique : ainsi dans Le Lion,
le Singe et les deux Ânes, où l'on voit le singe
s'abstenir d'aborder devant le roi les problèmes les plus
épineux.
En politique extérieure, La Fontaine, comme beaucoup
d'écrivains de son époque, allie, là aussi, deux réflexes
logiquement contraires : un chauvinisme qui le fait
applaudir aux victoires de Louis XIV et un pacifisme réel.
On le voit ainsi soutenir l'effort de guerre voire les
volontés hégémoniques de la France dans Le Bassa et le
Marchand ou dans Le Rat qui s'est retiré du monde.
On le voit, au contraire, ardemment pacifiste dans
l'évocation attristée des jeunes gens morts au combat (La
Mort et le Mourant) et manifester à ce titre une
constante anglophilie (Un animal dans la lune, Le Pouvoir
des fables, Le Renard anglais). On le voit encore
entonner dans Le Paysan du Danube une diatribe
contre le colonialisme qui annonce le siècle suivant.
Ces contradictions révèlent plus qu'une pensée
superficielle ou versatile : elles sont l'expression d'une
adaptation du fabuliste à ses divers sujets et la marque de
son attachement constant à la mesure. D'autre part, le genre
de la fable ne se prête que médiocrement à l'analyse
politique et La Fontaine use souvent d'une stratégie qui,
sans être flagorneuse, sait néanmoins faire la part des
choses et ménager le pouvoir.
Les thèmes
lyriques
La Fontaine
est sans doute le grand poète lyrique du XVIIème
siècle. Le didactisme des Fables s'efface souvent
devant l'émotion. Un inventaire des thèmes qui suscitent le
plus facilement ce lyrisme éclairerait bien cette
sensibilité de La Fontaine : l'amour, bien sûr, mais aussi
une série de thèmes liés à ce qu'on appelle aujourd'hui la
"qualité de la vie", à savoir la nature, le plaisir simple,
la recherche du bonheur, la retraite spirituelle. Sa rêverie
va volontiers dans le sens d'une discrète mélancolie,
notamment lorsqu'il évoque la solitude, l'amitié, le passage
du temps. Mais le Second recueil est étonnamment marqué
surtout par le sentiment de la mort, qui est présent dans
plus de la moitié des fables (46 sur 89, avec un record pour
le livre X : 10 fois sur 15 fables). Cela ne s'explique pas
d'une manière suffisante par le fait qu'on meurt beaucoup
dans les fables traditionnelles dont La Fontaine s'inspire,
car dans le premier recueil, plus ésopique, la proportion
était beaucoup plus faible. Dans la tradition de la fable,
en effet, la mort est une sanction : punition de
l'ignorance, de la sottise, de la jactance (voir Le Rat
et l'Huître, Les deux Coqs, Le Rat et
l'Éléphant), c'est la némésis qui châtie l'hybris
, comme dans la tragédie grecque. Chez La Fontaine, ce
caractère de sanction n'empêche pas la pitié pour le
coupable, lequel, conformément à la doctrine
aristotélicienne du théâtre tragique, ne doit être ni tout à
fait bon ni tout à fait mauvais. Souvent même, le châtiment
semble bien lourd pour une démesure qui n'est au fond que
légèreté : par exemple dans le cas des trois jeunes gens
(VIII, 9) qui meurent, "pleurés du vieillard".
Il arrive d'ailleurs aussi que la mort semble
parfaitement injuste, et d'autant plus pitoyable : l'âne des
Animaux malades de la peste, le rossignol à qui le
milan dit, avant de le manger, que "ventre affamé n'a point
d'oreilles", la jeune souris qui découvre que "la vieillesse
est impitoyable", ou les animaux victimes de l'homme (le
cerf du Discours à Mme de La Sablière, la couleuvre
de L'Homme et la Couleuvre). Les Fables nous
donnent finalement l'image d'un monde cruel, où tous les
êtres s'entre dévorent (Rien de trop, Le Loup et
les Bergers, la conclusion de la fable Les
Poissons et le Cormoran). Le verbe "manger" est
d'ailleurs l'un des plus fréquents dans les Fables,
où la prédation animale, la convoitise alimentaire, figurent
d'autres rapacités chez les humains.
Quelle attitude avoir à l'égard de la mort,
représentée davantage comme un caprice absurde du destin que
comme la manifestation d'une justice immanente ? La Fontaine
n'est pas ici bien loin encore de la sagesse de Montaigne :
s'il convient de faire preuve de prudence pour l'éviter, il
faut aussi que cette crainte de la mort soit sans excès
(voir L'Horoscope et aussi, d'un autre point de vue,
Le Cochon La Chèvre et le Mouton). La grande leçon,
tout à fait classique, est celle de la résignation (La
Mort et le Mourant).
On l'aura compris : la
vraie profondeur de La Fontaine n'est pas dans ses idées, mais
bien dans son art particulièrement subtil. L'ampleur de ses
efforts formels se révèle pour peu que l'on compare les fables
d'Ésope aux réécritures auxquelles il s'est livré. Bien que
non prise en compte par Boileau dans L'Art poétique,
la fable est un véritable genre (elle ressortit au
didactique), et La Fontaine, par l'habileté de son partage
entre le récit et le discours, l'a rendue particulièrement
riche et mobile.
L'art
du récit
La fable est d'abord un récit. Il convient de
bien discerner les séquences entre lesquelles se partagent les
récits de La Fontaine. Ils ne sont pas continus, ni à vitesse
constante. Le fabuliste isole dans chaque fable un petit
nombre de moments (deux ou trois, rarement plus) sur lesquels
il s'arrête. Les transitions entre ces moments sont très
rapides. On peut parler d'une véritable loi d'accélération :
La Fontaine, comme tout bon conteur, prend son temps dans les
commencements, et brusque presque toujours le dénouement. De
ce point de vue, on pourra examiner Le Héron et Le
Chat, la Belette et le petit Lapin, ou encore, exemple
plus complexe où les épisodes sont relativement nombreux et
les variations de la vitesse très savantes, Les
Obsèques de la Lionne.
Sur le plan de la description, il conviendrait de
parler mieux d'évocation, car La Fontaine manifeste un art
consommé pour camper en quelques mots la silhouette ou le
comportement des animaux ou des hommes (le curé dans Le
Curé et le Mort, Le Paysan du Danube). Ceci
concerne aussi les évocations de la nature (voir, par exemple,
L'Ours et l'Amateur des jardins, Le Songe d'un
habitant du Mogol). Il existe un idéal lafontainien du
paysage, très classique : c'est souvent un endroit paisible,
un peu à l'écart, sans être trop sauvage, en somme la nature
corrigée et animée par l'homme. A côté des motifs végétaux, de
l'aurore, du soleil, on remarquera la présence de l'eau (voir
Le Héron, Le Torrent et la Rivière, Les
Poissons et le Berger qui joue de la flûte, l'épilogue).
L'art
du dialogue
"Tout
parle en mon ouvrage, et même les poissons." Le
dialogue est en effet essentiel dans la technique de la
fable. Il est à la fois facteur de vie, auxiliaire puissant
de la psychologie et ressort du drame. La parole est
toujours un actant essentiel : tantôt elle constitue une
faute qui mérite punition (Le Rat et l'Éléphant, Le
Vieillard et les trois jeunes Hommes), même si elle
reste au niveau du monologue intérieur (La Laitière et le
pot au lait, Le Curé et le Mort) ; tantôt les
paroles prononcées déclenchent immédiatement la catastrophe
(ainsi dans La Cour du Lion, à plus forte raison
dans La Tortue et les deux Canards), à moins qu'il ne
s'agisse au contraire de paroles habiles qui se voient
couronnées de succès (souvent les paroles du renard, celles
du cerf dans Les Obsèques de la Lionne) ; tantôt
enfin la fable tout entière consiste en débats oratoires (Le
Chat, la Belette et le petit Lapin, L'Homme et la
Couleuvre).
Ajoutons un fait stylistique important, qui est un
grand facteur de variété : La Fontaine est un spécialiste du
maniement des trois discours, direct, indirect et indirect
libre (Le Coche et la Mouche ou Le Chat, la
Belette et le petit Lapin). On pourra le constater sur
notre site dans un inventaire rapide des formes du discours
dans La
Mort et le Bûcheron.
La
versification
Le vers libre de La Fontaine (on le retrouve à la même époque
dans l'Agésilas de Corneille et dans l'Amphitryon
de Molière) n'a aucun rapport avec ce qu'on appellera ainsi à
la fin du XIXème siècle. Le vers de La Fontaine est
libre en ce qui concerne le nombre de syllabes, en ce sens
qu'il mêle librement des vers de longueurs différentes, mais
il n'emploie que des vers de la prosodie française
traditionnelle. Pour l'essentiel, il joue sur l'octosyllabe,
le décasyllabe et l'alexandrin, avec quelques vers impairs qui
créent des rythmes de chanson. Plus qu'en eux-mêmes, c'est
dans leur alternance qu'ils doivent être étudiés, notamment
dans leurs effets de rythme. On trouvera d'excellents exemples
de cette adéquation du vers aux péripéties du récit dans de
nombreuses fables, notamment dans Les deux Pigeons.
En ce qui concerne les rimes. La Fontaine ne s'en tient
pas aux systèmes traditionnels des rimes plates croisées et
embrassées; il lui arrive même de redoubler les rimes, faisant
rimer ensemble trois vers ou davantage (Le Curé et le Mort.
Le Rat et l'Éléphant). Mais ses vers riment toujours,
et - qui plus est - il respecte toujours la règle de
l'alternance.
Les
registres
Les Fables sont
caractérisées par une extrême mobilité du ton. Les passages du
comique à l'émotion sont constants.
Le burlesque
se caractérise par des plaisanteries diverses. Il y en a
beaucoup dans les Fables (expressions inattendues,
réflexions insolites), plus particulièrement par le recours
plaisant au registre héroï-comique dans des situations
triviales. Il existe aussi le procédé burlesque inverse qui
emploie un style "bas" pour des sujets nobles (ainsi pour les
évocations de la guerre de Troie à propos de poulaillers dans
Les deux Coqs et dans Le Fermier, le Chien et le
Renard).
Le registre didactique
est présent aussi, bien sûr, notamment dans les discours et
pour tout ce qui concerne l'expression de la morale. Aux
formes sentencieuses de la leçon, brèves et injonctives,
s'ajoutent de petits exposés de vulgarisation scientifique et
philosophique, dans le goût de ce siècle féru de commentaires.
Enfin, nous avons vu que le lyrisme
n'est pas rare dans les Fables. Les développements
lyriques étendus y sont sans doute peu nombreux. On n'en
compte guère que quatre : Un animal dans la lune (à
propos de la paix), Les deux Amis (sur
l'amitié), Les deux Pigeons (sur l'amour), Le Songe
d'un habitant du Mogol (sur la retraite spirituelle). En
revanche, on note un très grand nombre de brèves échappées
poétiques, reposant sur des procédés très simples (choix des
mots, effets rythmiques, discrètes images). Le registre le
plus fréquent du lyrisme dans les Fables est le
registre élégiaque,
qui trahit surtout chez La Fontaine un penchant récurrent vers
la mélancolie.
Biographie, l'homme et l'œuvre :
Les Fables (texte intégral) :
Textes choisis :
Études :
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