Musset, par Landelle

Alfred de
MUSSET

Namouna

 

[...]

LVII
Pourquoi Manon Lescaut, dès la première scène,
Est-elle si vivante et si vraiment humaine,
Qu'il semble qu'on l'a vue et que c'est un portrait ?
Et pourquoi l'Héloïse est-elle une ombre vaine,
Qu'on aime sans y croire et que nul ne connaît ?
Ah ! rêveurs, ah, rêveurs, que vous avons-nous fait ?

LVIII
Pourquoi promenez-vous ces spectres de lumière
Devant le rideau noir de nos nuits sans sommeil,
Puisqu'il faut qu'ici-bas tout songe ait son réveil,
Et puisque le désir se sent cloué sur terre,
Comme un aigle blessé qui meurt dans la poussière,
L'aile ouverte, et les yeux fixés sur le soleil ?

LIX
Manon ! sphinx étonnant, véritable sirène,
Cœur trois fois féminin, Cléopâtre en paniers !
Quoi qu'on dise ou qu'on fasse, et bien qu'à Sainte Hélène
On ait trouvé ton livre écrit pour des portiers,
Tu n'en es pas moins vraie, infâme, et Cléomène
N'est pas digne, à mon sens, de te baiser les pieds.

LX
Tu m'amuses autant que Tiberge m'ennuie,
Comme je crois en toi ! que je t'aime et te hais !
Quelle perversité ! quelle ardeur inouïe
Pour l'or et le plaisir ! Comme toute la vie
Est dans tes moindres mots ! Ah ! folle que tu es.
Comme je t'aimerais demain, si tu vivais !

[...]

Premières poésies, 1829-1835.


Guy de
MAUPASSANT

Préface à la réédition de
Histoire de Manon Lescaut et du chevalier Des Grieux

(Paris, Launette, 1885)

 

    Mais si l'histoire des peuples est embellie par quelques figures de femmes qui rayonnent comme des étoiles, l'histoire de la pensée humaine, de la pensée artiste, est éclairée aussi par quelques images féminines rêvées par les écrivains, dessinées par les peintres ou taillées dans le marbre par les sculpteurs. [...]
   Puis voici Manon Lescaut, plus vraiment femme que toutes les autres, naïvement rouée, perfide, aimante, troublante, spirituelle, redoutable et charmante. En cette figure si pleine de séduction et d'instinctive perfidie, l'écrivain semble avoir incarné tout ce qu'il y a de plus gentil, de plus entraînant et de plus infâme dans l'être féminin. Manon, c'est la femme tout entière, telle qu'elle a toujours été, telle qu'elle est, et telle qu'elle sera toujours. Ne retrouvons-nous point en elle l'Ève du paradis perdu, l'éternelle et rusée et naïve tentatrice, qui ne distingue jamais le bien du mal, et entraîne par la seule puissance de sa bouche et de ses yeux l'homme faible et fort, le mâle éternel. Adam, d'après la légende ingénieuse de l'Écriture, mange la pomme que lui présente sa compagne. Des Grieux, dès qu'il a rencontré cette fille irrésistible, devient sans le savoir, sans le comprendre, par la seule contagion de l'âme féminine, par le seul contact de la nature dépravante de Manon, un fripon, un gredin, l'associé presque inconscient de cette inconsciente et délicieuse gredine. Sait-il ce qu'il fait ? non. La caresse de cette femme a troublé ses yeux et engourdi son âme. Il le sait si peu, il agit avec tant de sincérité, que nous ne sentons plus nous-mêmes l'infamie naïve de ses actes ; nous subissons comme lui la grâce entraînante de Manon, comme lui nous l'aimons, nous aurions trompé comme lui peut-être ! Nous le comprenons, nous ne nous indignons plus ainsi que nous le ferions pour un autre, nous l'absolvons presque, nous lui pardonnons assurément à cause d'elle, parce que nous nous sentons faibles aussi devant cette image ravissante, devant cette unique évocation de la créature d'amour. Et c'est une chose étrange à remarquer que l'indulgence si complète du lecteur en face des actions honteuses du chevalier Des Grieux et de sa perfide maîtresse. C'est qu'aucune création artiste n'a jamais parlé plus fortement aux sens de l'homme que cette exquise drôlesse dont le charme subtil et malsain semble s'échapper comme une odeur légère et presque insaisissable de toutes les pages de ce livre admirable, de chaque phrase, de chaque mot qui parle d'elle. Et comme elle est sincère, pourtant, cette gueuse, sincère dans ses roueries, franche dans ses infamies. Des Grieux nous la montre lui-même en quelques lignes qui contiennent plus de la femme que la plupart des gros romans ayant des prétentions à la psychologie :
  — « Jamais fille n'eut moins d'attachement qu'elle pour l'argent, mais elle ne pouvait être tranquille un moment avec la crainte d'en manquer. Elle n'eût jamais voulu toucher un sou si l'on pouvait se divertir sans qu'il en coûte. Elle ne s'informait pas même quel était le fond de nos richesses... Mais c'était une chose si nécessaire pour elle d'être ainsi occupée par le plaisir qu'il n'y avait pas le moindre fond à faire sans cela sur son honneur et sur ses inclinations. »
  Combien de femmes sont racontées jusqu'au fond du cœur par ces courtes phrases ! Mais son frère, qui calcule et compte, a découvert un financier qu'il met en relations avec sa sœur. Elle accepte avec bonheur la fortune qui lui vient ainsi et elle écrit à Des Grieux, dans toute la sincérité, dans toute la naïve infamie de son cœur : « Je travaille pour rendre mon chevalier riche et heureux. » C'est une bête d'amour, une bête aux instincts rusés à qui manque radicalement toute délicatesse ou plutôt toute pudeur de sentiments. Elle aime pourtant, elle aime « son chevalier », mais de quelle étrange façon, avec quelle inconscience de fille. Comme elle a trouvé le luxe, la richesse, tout le bien-être dans la maison et dans la tendresse d'un autre, elle craint que Des Grieux s'ennuie et lui envoie, pour le distraire, une fillette au baiser facile ; puis elle s'étonne qu'il n'en ait point voulu, car elle n'a jamais compris l'amour véhément de cet homme : « C'était sincèrement que je souhaitais qu'elle pût servir à vous désennuyer quelques moments, car la fidélité que je souhaite de vous est celle du cœur. » Et quand le chevalier suit, éperdu, la charrette qui emporte sa maîtresse, elle ne parvient pas à comprendre quelle puissance inconnue attache ce misérable à ses pas, elle qui trouvait si simple de l'abandonner aux heures de pauvreté, elle pour qui l'argent et l'amour n'étaient au fond qu'une seule et même chose. C'est par ces traits subtils et si profondément humains que l'abbé Prévost a fait de Manon Lescaut une inimitable création. Cette fille diverse, complexe, changeante, sincère, odieuse et adorable, pleine d'inexplicables mouvements de cœur, d'incompréhensibles sentiments, de calculs bizarres et de naïveté criminelle, n'est-elle pas admirablement vraie ? Comme elle diffère des modèles de vice ou de vertu présentés sans complications, par les romanciers sentimentalistes, qui imaginent des types invariables, sans comprendre que l'homme a toujours d'innombrables faces. Mais si nous la connaissons au moral, nous la voyons encore avec nos yeux, cette Manon ; nous la voyons aussi bien que si nous l'avions rencontrée et aimée. Nous connaissons ce regard clair et rusé, qui semble toujours sourire et toujours promettre, qui fait passer devant nous des images troublantes et précises ; nous connaissons cette bouche gaie et fausse, ces dents jeunes sous ces lèvres tentantes, ces sourcils fins et nets, et ce geste vif et câlin de la tête, ces mouvements charmeurs de la taille, et l'odeur discrète de ce corps frais sous la toilette pénétrée de parfums. Aucune femme n'a jamais été évoquée comme celle-là, aussi nettement, aussi complètement ; aucune femme n'a jamais été plus femme, n'a jamais contenu une telle quintessence de ce redoutable féminin, si doux et si perfide ! Et puisqu'on parle toujours d'écoles littéraires, n'est-il pas curieux et instructif de voir comment ce livre a survécu et demeure et demeurera par la seule force de la sincérité, par l'éclatante vraisemblance des personnages qu'il fait apparaître. Combien d'autres romans de la même époque, écrits avec plus d'art peut-être, ont disparu ! Tout ce que les écrivains ingénieux ont inventé et combiné pour amuser leurs contemporains s'est émietté dans l'oubli ! On sait à peine les titres des livres les plus célèbres ; on n'en pourrait pas dire les sujets. Seule, cette nouvelle immorale et vraie, si juste qu'elle nous indique à n'en pouvoir douter l'état de certaines âmes à ce moment précis de la vie française, si franche qu'on ne songe pas même à se fâcher de la duplicité des actes, reste comme une œuvre de maître, une de ces œuvres qui font partie de l'histoire d'un peuple. N'est-ce point là un éclatant enseignement, plus puissant que toutes les théories et que tous les raisonnements, pour ceux qui ont choisi l'étrange profession d'écrire sur du papier blanc des aventures qu'ils inventent ?