Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

Transcription du manuscrit des copistes

Deuxième partie – Chapitre 6

 

VI.

385.

Son retour à Paris ne lui causa point de
plaisir, sans doute parce qu’il revenait en chemin de
fer et que les choses extérieures avaient changé. – et
puis, c’était le soir, à la fin du mois d’août, le
boulevard semblait vide, les passants se succédaient
avec des mines refrognées, çà et là une chaudière
d’asphalte fumait, beaucoup de maisons avaient
leurs persiennes entièrement closes ; Il arriva chez
lui ; de la poussière couvrait les tentures – et en
dînant – tout seul, Frédéric fut pris par un étran-
ge sentiment d’abandon ; alors il songea à Mlle
Roque.
L’idée de se marier ne lui paraissait plus
exorbitante. Ils voyageraient, ils iraient en Italie,
en Orient ! et il l’apercevait debout sur un mon-
ticule contemplant un paysage, ou bien appuyée
à son bras dans une galerie Florentine, s’arrêtant
tous les deux devant les tableaux. Quelle joie ce
serait que de voir ce bon petit être s’épanouir aux
Splendeurs de l’Art et de la nature ! Sortie de son
milieu, en peu de temps, elle ferait une compagne
charmante. La fortune de Mr Roque le tentait
d’ailleurs – Cependant une pareille détermination

386.

lui répugnait comme une faiblesse, un avilissement.
Mais il était bien résolu, (quoi qu’il dût
faire –) à changer d’existence, c’est-à-dire à ne
plus perdre son cœur dans des passions infructueuses,
et même il hésitait à remplir la commission
dont Louise l’avait chargé.
C’était d’acheter, pour elle, chez Jacques
Arnoux, deux grandes statuettes polychromes re-
présentant des nègres comme ceux qui étaient à la
préfecture de Troyes. Elle connaissait le chiffre du
fabricant, n’en voulait pas d’un autre. Mais
Frédéric avait peur s’il retournait chez eux de
tomber encore une fois dans son vieil amour.
Ces réflexions l’occupèrent toute la soirée –
et il allait se coucher, quand une femme entra.
— « C’est moi » dit en riant, Mlle Vatnaz.
« Je viens de la part de Rosanette.
Elles s’étaient donc réconciliées ?
— « Mon Dieu, oui ! Je ne suis pas mé-
chante, vous savez bien. au surplus, la pauvre
fille… Ce serait trop long à vous conter. » Bref
la Maréchale désirait le voir, elle attendait
une réponse ; sa lettre s’était promenée de Paris
à Nogent ; Mlle Vatnaz ne savait point ce qu’elle
contenait. Alors Frédéric s’informa de la
Maréchale.
Elle était, maintenant, avec un homme
très-riche, un Russe, le Prince Tzernoukoff qui
l’avait vue aux Courses du champ de Mars,
l’été dernier. – « On a trois voitures, cheval de
selle, livrée, groom dans le chic anglais, mai-
son de campagne, loge aux Italiens, un tas

387.

de choses encore. voilà, mon cher. » –
Et la Vatnaz, comme si elle eût profité à ce
changement de fortune, paraissait plus gaie, toute
heureuse.
Ensuite, elle retira ses gants et examina
dans la chambre les meubles et les bibelots : Elle
les cotait à leur prix juste, comme un brocan-
teur. Il aurait dû la consulter pour les obtenir à
meilleur compte. et elle le félicitait de son bon
goût. — « Ah ! c’est mignon, extrêmement bien !
il n’y a que vous pour ces idées, » puis, apercevant
au chevet de l’alcôve une porte. — « C’est par là
qu’on fait sortir les petites femmes, hein ? »
Et amicalement, elle lui prit le menton.
Il tressaillit, au contact de ses longues
mains, tout-à-la fois maigres et douces. Elle
avait autour des poignets une bordure de den-
telles et sur le corsage de sa robe verte des passe-
menteries comme un hussard. Son chapeau de
tule noir à bords descendants lui cachait un
peu le front ; ses yeux brillaient là-dessous ; –
une odeur de patchouli s’échappait de ses bandeaux
la carcel posée sur un guéridon – en l’éclairant
d’en bas comme une rampe de théâtre faisait
saillir sa mâchoire ; – et tout-à-coup, devant
cette femme laide qui avait dans la taille des
ondulations de panthère, Frédéric sentit une
convoitise énorme, un désir de volupté bestiale.
Elle lui dit d’une voix onctueuse, en ti-
rant de son porte-monnaie trois carrés de papier.
— « Vous allez me prendre ça ! »
C’était trois places pour une représentation

388.

au bénéfice de Delmar.
— « Comment ! lui ? »
— « Certainement ! »
Madelle Vatnaz, sans s’expliquer davantage
ajouta qu’elle l’adorait plus que jamais. Le
comédien, à l’en croire, se classait définitivement
parmi « les sommités de l’époque » – Et ce n’était
pas tel ou tel personnage qu’il représentait,
même le génie même de la France, le Peuple !
Il avait l’âme humanitaire – il comprenait le
sacerdoce de l’Art !  
Frédéric, pour se délivrer de ces éloges, lui
donna l’argent des trois places.
— « Inutile que vous en parliez là-bas ! –
comme il est tard, mon Dieu ! Il faut que je vous
quitte. ah ! j’oubliais l’adresse. C’est rue Grange-
Batelière, 14. » et sur le seuil. — « adieu, homme
aimé ! »
— « Aimé de qui ? » Se demanda Frédéric.
« Quelle singulière personne ! » et il se ressouvint
que Dussardier lui avait dit un jour, à propos
d’elle :
— « Oh ! ce n’est pas grand chose ! » comme
faisant allusion à des histoires peu honorables.
Le lendemain, il se rendit chez la Maréchale.
Elle habitait une maison neuve, dont les stores
avançaient sur la rue. Il y avait à chaque palier,
une glace contre le mur, une jardinière rustique
devant les fenêtres, tout le long des marches un
tapis de toile ; et quand on arrivait du dehors,
la fraîcheur de l’escalier délassait.
Ce fut un domestique mâle qui vint ouvrir,

389.

un valet en gilet rouge. Dans l’antichambre sur la
banquette une femme et deux hommes, des fournisseurs
sans doute, attendaient, comme dans un vestibule de
Ministre. À gauche, la porte de la salle à manger, entre-
bâillée, laissait apercevoir des bouteilles vides sur
les buffets, des serviettes au dos des chaises – et pa-
rallèlement s’étendait une galerie où des bâtons
couleur d’or, soutenait un espalier de roses. En
bas, dans la cour, deux garçons, les bras nus,
frottaient un landau – Leur voix montait jus-
que là, avec le bruit intermittent d’une étrille,
que l’on heurtait contre une pierre.
Le domestique revint. « Madame allait
recevoir monsieur » et il lui fit traverser une
deuxième antichambre, puis un grand salon,
tendu de brocatelle jaune, avec des torsades dans
les coins qui se rejoignaient sur le plafond – et
semblaient continuées par les rinceaux du lustre
ayant la forme de câbles. On avait, sans doute,
festoyé la nuit dernière. De la cendre de cigarre
était restée sur les consoles.
Enfin, il entra dans une espèce de boudoir
qu’éclairaient, confusément, des vitraux de cou-
leurs. Des trèfles en bois découpé ornaient le dessus
des portes ; derrière une balustrade, trois matelas
de pourpre formaient divan – et le tuyau d’un
narguileh de platine traînait dessus. La che-
minée, au lieu de miroir, avait une étagère pyra-
midale, offrant sur ses gradins toute une collec-
tion de curiosités : De vieilles montres d’argent,
des cornets de Bohêmes, des agraffes en pierreries,

390.

des boutons de jade, des émaux, des magots, une
petite vierge byzantine à chappe de vermeil ;
et tout cela se fondait dans un crépuscule doré,
avec la couleur bleuâtre du tapis, le reflet de nacre
des tabourets, le ton fauve des murs couverts de
cuir marron. Aux angles, sur des piédouches,
des vases de bronze contenaient des touffes de fleurs
qui alourdissaient l’atmosphère.
Tout à coup, Rosanette parut, habillée
d’une veste de satin rose, avec un pantalon de cache-
mire blanc, un collier de piastres et une calotte
rouge, entourée d’une branche de jasmin.
Frédéric fit un mouvement de surprise ; puis
dit qu’il apportait « la chose en question » en lui
présentant le billet de banque.
Elle le regarda fort ébahie. – et comme
il avait toujours le billet à la main, sans savoir où
le poser.
— « Prenez-le donc ! »
Elle le saisit, puis l’ayant jeté sur le
divan :
— « Vous êtes bien aimable. »
C’était pour solder un terrain à Bellevue
qu’elle payait ainsi, par annuités.
Un tel sans-façon blessa Frédéric ; Du
reste, tant mieux ! cela le vengeait du passé.
— « asseyez-vous ! » dit-elle. « Là,
plus près » «et d’un ton grave : « D’abord j’ai à
vous remercier, mon cher, d’avoir risqué votre
vie.
— « Oh ! ce n’est rien ! »
— « Comment, mais c’est très-beau ! »

391.

Et la Maréchale lui témoigna une gratitude embar-
rassante – car elle devait penser qu’il s’était battu exclu-
sivement pour Arnoux – celui-ci qui se l’imaginait
ayant dû céder au besoin de le dire ?
— « Elle se moque de moi, peut-être, » songeait
Frédéric. Il n’avait plus rien à faire, et alléguant
un rendez-vous, il se leva.
— « Eh non ! vous nous ennuyez ! »
Alors il se rassit, et la complimenta sur son
costume.
Elle répondit, – avec un air d’accablement.
— « C’est le Prince qui m’aime comme ça !
et il faut fumer des machines pareilles, » ajouta
Rosanette, en montrant le narguileh, « si nous
en goûtions ? voulez-vous ? »
On apporta du feu. mais le tombac s’allu-
mant difficilement, elle se mit à trépigner d’im-
patience. Puis une langueur la saisit ; et elle
restait immobile sur le divan, un coussin sous
l’aisselle, le corps un peu tordu, un genou plié,
l’autre jambe toute droite. Le long serpent de
maroquin rouge qui formait des anneaux par
terre, s’enroulait à son bras. Elle en appuyait
le bec d’ambre sur ses lèvres et regardait Frédé-
ric, en clignant les yeux, à travers la fumée
dont les volutes l’enveloppaient. L’aspiration
de sa poitrine faisait gargouiller l’eau – et elle
murmurait de temps à autre : — « Ce pauvre
mignon, ce pauvre chéri ! »
Il tâchait de trouver un sujet de conversa-
tion agréable — l’idée de la Vatnaz lui revint. Alors
                                                    élégante
il dit qu’elle lui avait semblé fort coquette. –

392.

— « Parbleu » reprit la Maréchale, « elle est
bien heureuse de m’avoir celle-là, » sans ajouter
un mot de plus, tant il y avait de restriction
dans leurs propos. Tous les deux sentaient une
contrainte, un obstacle.
En effet, le duel dont Rosanette se
croyait la cause avait flatté son amour-propre.
Puis elle s’était fort-étonnée qu’il n’accourût
pas se prévaloir de son action, et pour le con-
traindre à revenir, elle avait imaginé ce besoin
de cinq cents francs. mais comment se faisait-il
que Frédéric ne demandait pas en retour un
peu de tendresse ! C’était un raffinement qui
l’émerveillait, et dans un élan de cœur, elle
lui dit :
— « Voulez-vous venir avec nous aux
bains de mer ? »
— « Qui cela, nous ! »
— « Moi et mon oiseau ; je vous ferais
passer pour mon cousin comme dans les vieilles
comédies ? »
— « Mille grâces !
— « Eh bien, alors, vous prendrez un
logement près du nôtre ? »
L’idée de se cacher d’un homme riche,
l’humiliait.
— « Eh non ! cela est impossible ! »
— « À votre aise ! »
Rosanette se détourna, ayant une larme
aux paupières. Frédéric l’aperçut ; et pour lui
marquer de l’intérêt, il se dit heureux de la voir
, enfin, dans une excellente position.

393.

Elle fit un haussement d’épaules.
Qui donc l’affligeait ? était-ce, par hasard,
qu’on ne l’aimait pas ?
— « Oh ! moi, on m’aime toujours ! » Elle
ajouta : — « Reste à savoir de quelle manière. »
Puis se plaignant « d’étouffer de chaleur »,
La Maréchale défit sa veste ; et sans autre vête-
ment autour des reins que sa chemise de soie, elle
                                                                    d’esclave
inclinait la tête sur son épaule, avec un air [illis.],
plein de provocations.
Un homme d’un égoïsme moins réfléchi n’eût
pas songé que le vicomte, Mr de Comaing ou un
autre pouvait survenir. mais Frédéric avait été
trop de fois la dupe de ces mêmes regards pour se
compromettre dans une humiliation nouvelle.
Puis elle voulut connaître ses relations, ses
amusements. Elle arriva même à s’informer de ses
affaires et à offrir de lui prêter de l’argent s’il en
avait besoin. C’était une dérision ! Frédéric, n’y
tenant plus, prit son chapeau.
— « Allons, ma chère, bien du plaisir,
là-bas ; au revoir. »
Elle écarquilla les yeux ; puis, d’un ton
sec :
— « Au revoir ! »
Il repassa par le salon jaune et par la
seconde antichambre. Il y avait sur la table,
entre un vase plein de cartes de visite, et une
écritoire, un coffret d’argent ciselé. C’était celui
de Mme Arnoux – Alors il éprouva un attendris-
sement, et en même temps comme le scandale
d’une profanation. Il avait envie d’y porter

394.

les mains, de l’ouvrir. Il eut peur d’être aperçu
et s’en alla.
Cependant, Frédéric fut vertueux. Il ne
retourna point chez Arnoux.
Il envoya son domestique acheter les deux
                                toutes
nègres, lui ayant fait les recommandations indis-
pensables. et la caisse partit, le soir même, pour
Nogent.
Mais le lendemain, comme il se rendait chez
Deslauriers, au détour de la rue Vivienne et du
boulevard, Mme Arnoux se montra devant lui,
face à face.
Leur premier mouvement fut de reculer ;
Puis le même sourire leur vint aux lèvres – et ils
s’abordèrent.
Pendant une minute, aucun des deux ne
parla.
Le soleil l’entourait – et sa figure ovale,
ses longs sourcils, son châle de dentelle noire mou-
lant la forme de ses épaules, sa robe de soie gorge-
-pigeon, le bouquet de violettes au coin de sa
capotte, tout lui parut d’une splendeur extra-
ordinaire. une suavité infinie s’épanchait de ses
beaux yeux. et balbutiant, au hasard, les
premières paroles venues.
— « Comment se porte Arnoux ? » dit
Frédéric.
— « Je vous remercie ! »
— « Et vos enfants ? »
— « Ils vont très-bien ! »
— « Ah ! – ah ! — quel beau temps, nous
avons, n’est-ce pas ?

395.

— « Magnifique, c’est vrai ! »
— « Vous faites des courses ? »
— « Oui » et, avec une lente inclination de
tête — « Adieu. »
Elle ne lui avait pas tendu la main, n’avait
pas dit un seul mot affectueux, ne l’avait même
pas invité à revenir chez elle, n’importe ! Fré-
déric n’eût point donné cette rencontre pour
la plus belle des aventures ; et il en ruminait
la douceur tout en continuant sa route.
Deslauriers surpris de le voir, dissimula
son dépit – car il conservait par obstination
quelque espérance encore du côté de Mme Arnoux –
et il avait écrit à Frédéric de rester là-bas
pour être plus libre dans ses manœuvres.
Il dit cependant qu’il s’était présenté
chez elle, afin de savoir si leur contrat stipu-
lait la communauté ; Alors on aurait pu re-
courir contre la femme, « et elle a fait une
drôle de mine quand je lui ai appris ton mariage.
— « Tiens ? quelle invention ! »
— « Il le fallait, pour montrer que tu
avais besoin de tes capitaux ! une personne
indifférente n’aurait pas eu l’espèce de syncope
qui l’a prise. »
— « Vraiment ! » s’écria Frédéric.
— « ah ! mon gaillard ! tu te trahis !
Sois franc, voyons ! »
Une lâcheté immense envahit l’amoureux
de Mme Arnoux.
— « Mais non !… je t’assure … ma parole
d’honneur ! »

396.


















Sainte

Ces molles dénégations achevèrent de con-
vaincre Deslauriers. Il lui fit des compliments. Il
lui demanda « des détails ». Frédéric n’en donna
pas, et même résista à l’envie d’en inventer.
Quant à l’hypothèque, il lui dit de ne
rien faire, d’attendre. Deslauriers trouva qu’il
avait tort, et même fut brutal dans ses remon-
trances.
Il était d’ailleurs plus sombre, malveil-
lant et irascible que jamais. Dans un an, si la
fortune ne changeait pas, il s’embarquerait pour
l’Amérique ou se ferait sauter la cervelle. En-
fin il paraissait si furieux contre tout et d’un
radicalisme tellement absolu que Frédéric
ne put s’empêcher de lui dire :
— « Te voilà comme Sénécal. »
Deslauriers, à ce propos, lui apprit qu’il
était sorti de Ste Pélagie, l’instruction n’ayant
point assez de preuves, sans doute, pour le mettre
en jugement.
Dans la joie de cette délivrance, Dussar-
dier voulut « offrir un punch » et pria Fré-
déric « d’en être » en l’avertissant toutefois
qu’il se trouverait avec Hussonnet lequel s’était
montré excellent pour Sénécal.
En effet le Flambard venait de s’ad-
joindre un cabinet d’affaires, portant sur ses
prospectus – « Comptoir des vignobles – Office de
publicité — bureau de recouvrements et rensei-
gnements, etc » mais le Bohème craignait
que son industrie ne fît du tort à sa considéra-
tion littéraire et il avait pris le mathématicien

397.

pour tenir les comptes. Bien que la place fût médiocre,
Sénécal, sans elle, serait mort de faim – Frédéric
ne voulant point affliger le brave commis ac-
cepta son invitation.
Dussardier, trois jours d’avance, avait ciré
lui-même les pavés rouges de sa mansarde,
battu le fauteuil, et épousseté la cheminée où
l’on voyait sous un globe une pendule d’albâtre
entre une stalactite et un coco. Comme ses deux
chandeliers et son bougeoir n’étaient pas suffi-
sants il avait emprunté au concierge deux flam-
beaux – et ces cinq luminaires brillaient sur la
commode que recouvraient trois serviettes afin
de supporter plus décemment des macarons,
des biscuits, une brioche, et douze bouteilles
de bière. En face, contre la muraille tendue
d’un papier jaune, une petite bibliothèque
en acajou contenait les fables de La chambeaudie,
les mystères de Paris, le Napoléon de Norvins –
et au milieu de l’alcôve, souriait dans un
cadre de palissandre le visage de Béranger !
Les convives étaient (Outre Deslauriers
et Sénécal.) un pharmacien nouvellement
reçu, mais qui n’avait pas les fonds nécessaires
pour s’établir, un jeune homme de sa maison,
un placeur de vins, un architecte et un mon-
sieur employé dans les assurances. Regimbart
n’avait pu venir. On le regretta.
Ils accueillirent Frédéric avec de
grandes marques de sympathies, tous connais-
sant par Dussardier son langage chez Mr
Dambreuse – Sénécal se contenta de lui offrir

398.

la main, d’un air digne.
Il se tenait debout contre la cheminée. Les autres,
assis et la pipe aux lèvres, l’écoutaient discourir sur le
Suffrage universel, d’où devait résulter le triomphe de
la démocratie, l’application des principes de l’Évangile.
Du reste le moment approchait, les banquets réformistes
se multipliaient dans les provinces, Le Piémont,
Naples, la Toscane…
— « C’est vrai » dit Deslauriers lui coupant net
la parole « ça ne peut pas durer plus long-temps
et il se mit à faire un tableau de la situation.
Nous avions sacrifié la Hollande pour obtenir
de l’Angleterre la reconnaissance de Louis-Philippe, –
et cette fameuse alliance Anglaise, elle était perdue
grâce aux mariages espagnols ! En Suisse, Mr
Guizot à la remorque de l’Autrichien soutenait les
traités de 1815. La Prusse avec son Zolleverein nous
préparait des embarras, la question d’Orient
restait pendante — « Ce n’est pas une raison parceque
le grand-Duc Constantin envoie des présents à Mr
d’Aumale pour se fier à la Russie. Quant à l’in-
térieur, jamais on n’a vu tant d’aveuglement,
de bêtise ! leur majorité même ne se tient plus !
               enfin                               le mot
partout, en un mot, c’est selon l’épigraphe con
-nu : Rien ! rien ! rien ! et devant tant de hontes »
poursuivit l’avocat en mettant ses poings sur ses
hanches, « ils se déclarent satisfaits ! »
Cette allusion à un vote célèbre provoqua
des applaudissements. Dussardier déboucha une
bouteille de bière ; La mousse éclaboussa les ri-
deaux, il n’y prit garde ; Il chargeait les pipes,
coupait la brioche, en offrait, était descendu plusieurs

399.































Saint

fois pour voir si le punch allait venir, et on ne tarda
pas à s’exalter, tous ayant contre le Pouvoir la
même exaspération.
Elle était violente – sans autre cause que la
haine de l’injustice – et ils mêlaient aux griefs
légitimes les reproches les plus bêtes.
Le pharmacien gémit sur l’état pitoyable
de notre flotte. Le courtier d’assurances ne tolérait
pas les deux sentinelles du maréchal Soult. Des-
-lauriers dénonça les Jésuites qui venaient de s’ins-
taller à Lille, publiquement. Sénécal exécrait
bien plus Mr Cousin, car l’éclectisme enseignant
à tirer la certitude de la raison développait l’é-
goïsme, détruisait la solidarité, quand le placeur
de vins comprenant peu ces matières, remarqua
tout haut qu’il oubliait bien des infamies :
— « Le Wagon-royal de la ligne du Nord
doit coûter quatre-vingt mille francs ! Qui le
payera ? »
— « Oui, qui le paiera ? » reprit l’employé
de commerce, furieux comme si on eût puisé cet
argent dans sa poche.
Il s’ensuivit des récriminations contre les
Loups-Cerviers de la Bourse et la corruption des
fonctionnaires. On devait remonter plus haut,
selon Sénécal, et accuser, tout d’abord, les Princes,
qui ressuscitaient les mœurs de la Régence.
— « N’avez-vous pas vu, dernièrement, les
amis du Duc de Montpensier revenir de Vincennes,
ivres sans doute, et troubler par leurs chansons
les ouvriers du faubourg St-Antoine ?
                 2        1
— « On a crié même » à bas les voleurs ! »

400.

dit le pharmacien « J’y étais, j’ai crié ! »
— « Tant mieux ! le Peuple enfin se réveille
depuis le procès Teste-Cubières. »
— « Moi, ce procès-là m’a fait de la peine »
dit Dussardier : « Parceque ça déshonore un
vieux soldat ! »
— « Savez-vous, » continua Sénécal,
« qu’on a découvert chez la Duchesse de Praslin » –
Mais un coup de pied ouvrit la porte. Hus-
sonnet entra.
— « Salut, Messeigneurs ! » dit-il en s’as-
seyant sur le lit.
Aucune allusion ne fut faite à son article
qu’il regrettait, du reste, la Maréchale l’en
ayant tancé, vertement.
Il venait de voir au théâtre de Dumas,
le Chevalier de la maison-Rouge, et « trouvait
ça embêtant. »
Un jugement pareil étonna les Démocrates,
ce drame par ses tendances, ses décors plutôt
caressant leurs passions. Ils protestèrent. Sénécal
pour en finir demanda si la pièce servait la
démocratie.
— « Oui… peut-être – mais c’est d’un
style… »
— « Eh bien, elle est bonne alors, car
qu’est-ce que le Style, c’est l’idée ! » et sans
permettre à Frédéric de parler – « J’avançais
donc que dans l’affaire Praslin… »
Hussonnet l’interrompit. — « ah ! voilà
encore une rengaine, celle-là ! m’embête-t-elle ! »

401.

— « et d’autres que vous ! » répliqua Des-
lauriers. « elle a fait saisir rien que cinq journaux !
Écoutez-moi cette note « et ayant tiré son calepin,
il lut : — « Nous avons subi depuis l’établissement
de la meilleure des républiques douze cent vingt-
neuf procès de presse, d’où il est résulté pour les
écrivains trois mille cent quarante et un an
de prison, avec la légère somme de sept millions
cent dix mille cinq cents francs d’amende. – C’est
coquet, hein ? »
Tous ricanèrent amèrement. Frédéric,
animé comme les autres, reprit :
— « La Démocratie-pacifique a un procès
pour son feuilleton – un roman intitulé : « La Part
des Femmes. »
— « Allons ! bon ! » dit Hussonnet « Si on
nous défend notre part des femmes ! »
— « Mais qu’est-ce qui n’est pas défendu ! »
s’écria Deslauriers. « il est défendu de fumer dans
le Luxembourg, défendu de chanter l’hymne
à Pie IX ! »
— « Et on interdit le banquet des ty-
pographes ! » articula une voix sourde.
C’était celle de l’architecte – caché par
l’ombre de l’alcôve, et silencieux jusqu’à pré-
sent. Il ajouta que la semaine dernière, on
avait condamné pour outrages au Roi, un
nommé Rouget.
— « Rouget est frit » dit Hussonnet.
Cette plaisanterie parut tellement inconve-
nante à Sénécal, qu’il lui reprocha de défendre
« Le jongleur de l’Hôtel de Ville, l’ami du

402.

traître Dumouriez. »
— « Moi, au contraire ! » Il trouvait Louis-
Philippe poncif, garde nationale, tout ce qu’il y
avait de plus épicier et bonnet de coton ! et mettant
la main sur son cœur, le Bohème débita les phrases
sacramentelles « C’est toujours avec un nouveau plai-
sir – la nationalité polonaise ne périra pas. –
nos grands travaux seront poursuivis – Donnez-
moi de l’argent pour ma petite famille – » Tous
riaient beaucoup, le proclamant un gaillard
délicieux, plein d’esprit ; et la joie redoubla
à la vue du bol de punch qu’un limonadier
apportait.
Les flammes de l’alcool et celles des
bougies échauffèrent vite l’appartement – et
la lumière de la mansarde traversant la cour,
éclairait en face le bord d’un toit, avec le
tuyau d’une cheminée qui se dressait en noir
sur la nuit. Ils parlaient très-haut, tous à
la fois ; Ils avaient retiré leurs redingotes,
ils heurtaient les meubles, ils choquaient les
verres. Hussonnet s’écria :
— « Faites monter des grandes dames,
pour que ce soit plus Tour de Nesle, couleur
locale et rembranesque – palsambleu ! »
Et le pharmacien, qui tournait le
punch indéfiniment, entonna à pleine poitrine :
  J’ai deux grands bœufs dans mon étable
  Deux grands bœufs blancs. –
Sénécal lui mit la main sur la bouche ;
il n’aimait pas le désordre – et les locataires
apparaissaient à leurs carreaux, surpris du

403.

tapage insolite qui se faisait dans le logement de
Dussardier.
Le brave garçon était heureux et dit que ça
lui rappelait leurs petites séances d’autrefois, au
quai Napoléon ; plusieurs manquaient cependant –
« ainsi Pellerin –
— « On peut s’en passer » reprit Frédéric –
Et Deslauriers s’informa de Martinon :
— « que devient-il, cet intéressant monsieur ?
Aussitôt Frédéric, épanchant le mauvais
vouloir qu’il lui portait, attaqua son esprit,
son caractère, sa fausse élégance, l’homme
tout entier. C’était bien un spécimen de paysan
parvenu ! L’aristocratie nouvelle, la bourgeoi-
sie ne valait pas l’ancienne, la noblesse. Il
soutenait cela, et les Démocrates approuvaient,
comme s’il avait fait partie de l’une et qu’ils
eussent fréquenté l’autre. On fut enchanté de
lui. Le pharmacien le compara même à Mr
d’Althon-Shée, qui bien que Pair de France,
défendait la cause du Peuple.
Mais l’heure de s’en aller était venue.
Tous se séparèrent avec de grandes poignées
de main. et Dussardier, par tendresse, recon-
duisit Frédéric et Deslauriers.
Dès qu’ils furent dans la rue, l’avocat
eut l’air de réfléchir – et après un moment
de silence :
— « Tu lui en veux donc beaucoup, à
Pellerin ? »
Frédéric ne cacha pas sa rancune.
Le peintre, cependant, avait retiré de la

404.

montre le fameux tableau. On ne devait pas se brouil-
ler pour des vétilles ! à quoi bon se faire un ennemi ?
« et puis, il a cédé à un mouvement d’humeur,
excusable dans un homme qui n’a pas le sou –
Tu ne peux pas comprendre ça, toi ! »
Et, Deslauriers remonté chez lui, le commis
ne lâcha point Frédéric ; Il l’engagea même
à acheter le portrait.
En effet, Pellerin – désespérant de l’inti-
mider, avait rencontré comme par hasard ses
deux amis, et les avait circonvenus pour que
grâce à eux il prît la chose.
Deslauriers en reparla, insista. Les
prétentions de l’artiste étaient raisonnables –
— « Je suis sûr que moyennant, peut-
être, cinq cents francs… »
— « ah ! donne-les ! tiens ! les voici »
dit Frédéric. –
Le soir même, le tableau fut apporté.
Il lui parut plus abominable encore
que la première fois.
Les demi-teintes et les ombres s’étaient
plombées sous les retouches trop nombreuses –
et elles semblaient obscurcies par rapport
aux lumières qui demeurées brillantes çà et là,
détonnaient dans l’ensemble.
Frédéric se vengea de l’avoir payé en
                    amèrement
le dénigrant [illis.]
Deslauriers le crut sur parole et
approuva sa conduite – car il ambitionnait
toujours de constituer une phalange dont il
serait le chef. Certains hommes, d’ailleurs, se

405.

réjouissent de faire faire à leurs amis des choses
qui leur sont désagréables.
Cependant Frédéric n’était pas retourné
chez les Dambreuse. Les capitaux lui man-
quaient. Ce seraient des explications à n’en
plus finir, il balançait à se décider.
Peut-être avait-il raison ? Rien n’était
sûr, maintenant, l’affaire des houilles, pas
plus qu’une autre. Il fallait abandonner un
pareil monde. – enfin Deslauriers le détourna
de l’entreprise. À force de haine il devenait
vertueux. Et puis il aimait mieux Frédéric
dans la médiocrité. De cette manière il res-
tait son égal, et en communion plus intime
avec lui.
Mais la La commission de Mlle Roque
avait été fort-mal exécutée. Son père l’écrivit,
en fournissant les explications les plus précises
et terminant sa lettre par cette badinerie –
« au risque de vous donner un mal de nègre. »
Frédéric ne pouvait donc faire au-
trement que de retourner chez Arnoux.
Il monta dans le magasin et ne vit
personne. La maison de commerce croulant,
les employés imitaient l’incurie de leur pa-
tron.
Il côtoya la longue étagère, chargée
de faïences, qui occupait d’un bout à l’autre
le milieu de l’appartement. – puis arrivé
                                 comptoir
au fond, – devant le bureau, il marcha plus
fort pour se faire entendre.
La portière se relevant, Mme Arnoux

406.

parut.
— « Comment vous ici ! vous ! »
— « Oui, » balbutia-t-elle, un peu troublée – « Je
cherchais… » il aperçut son mouchoir près du pupitre,
et devina qu’elle était descendue chez son mari pour
se rendre compte, éclaircir sans doute, une inquiétude.
— « Mais vous avez peut-être besoin de quel-
que chose ? » dit-elle.
— « un rien, madame – »
— « Ces commis sont intolérables ! ils s’absen-
tent toujours – »
On ne devait pas les blâmer. Au contraire, il
se félicitait de la circonstance.
Elle le regarda ironiquement
— « Eh bien, et ce mariage ?
— « Quel mariage ?
— « Le vôtre !
— « Moi ? Jamais de la vie ! »
Elle fit un geste de dénégation.
— « Quand cela serait, après tout ! On se
réfugie dans le médiocre, par désespoir du beau
qu’on a rêvé ! »
— « Tous vos rêves, pourtant, n’étaient pas
si… candides ! »
— « Que voulez-vous dire ?
— « Quand vous vous promenez aux courses
avec… des personnes ! »
Il maudit la Maréchale. Un souvenir, heu-
reusement, lui revint :
— « Mais c’est vous-même, autrefois, qui
m’avez prié de la voir dans l’intérêt d’Arnoux ! »
Elle répliqua, en hochant la tête :

407.

— « Et vous en profiter pour vous distraire. »
— « Mon Dieu ! oublions toutes ces sottises ! »
— « C’est juste, puisque vous allez vous
marier ! » et elle retenait un soupir, en mordant
ses lèvres.
Alors il s’écria :
— « Mais je vous répète que non ! c’est une
calomnie imbécille ! Pouvez-vous croire que moi,
avec mes goûts d’artiste, mes besoins d’intelli-
gence, mes habitudes, j’aille m’enfouir en pro-
vince pour jouer aux cartes, surveiller des maçons
et me promener en sabots ! Dans quel but, alors ?
On vous a conté qu’elle était riche, n’est-ce pas ?
Ah ! je me moque bien de l’argent ! – Est-ce qu’a-
-près avoir désiré tout ce qu’il y a de plus beau,
de plus tendre, de plus enchanteur, une sorte
de paradis sous forme humaine, et quand je
l’ai trouvé enfin cet idéal, quand cette vision
me cache toutes les autres »
Et lui prenant la tête à deux mains, il
se mit à la baiser sur les paupières, en répétant –
— « Non ! non ! non ! jamais je ne me
marierai ! jamais ! jamais ! »
Elle acceptait ces caresses, figée par la
surprise et par le ravissement.
La porte du magasin sur l’escalier re-
tomba. Elle fit un bond ; et elle restait la
main étendue, comme pour lui commander le
silence.
Des pas se rapprochèrent – puis, quel-
qu’un dit au-dehors :
— « Madame est-elle là ? »

408.

— « Entrez ! »
Madame Arnoux avait le coude sur le
comptoir
bureau et roulait une plume entre ses doigts,
tranquillement, quand le teneur de livres
ouvrit la portière.
Frédéric se leva.
— « Madame, j’ai bien l’honneur de
vous saluer. Le service, n’est-ce pas, sera
prêt ? Je puis compter dessus ? »
Elle ne répondit rien. – Mais cette com-
plicité silencieuse enflamma son visage de
toutes les rougeurs de l’adultère.
Le lendemain, il retourna chez elle, on
le reçut ; Et, afin de poursuivre ses avantages,
immédiatement, sans préambule, Frédéric
commença par se justifier de la rencontre au
champ de Mars. Le hasard seul l’avait fait
se trouver avec cette femme. En admettant
qu’elle fût jolie – (Ce qui n’était pas vrai –)
comment pourrait-elle arrêter sa pensée,
même une minute, puisqu’il en aimait une
autre ! — « vous le savez bien, je vous l’ai
dit. »
Mme Arnoux baissa la tête.
— « Je suis fâchée que vous me l’ayez
dit. »
— « Pourquoi ? »
— « Les convenances les plus simples
exigent, maintenant, que je ne vous revoie
plus !
Alors, il protesta de l’innocence de son
amour. Le passé devait lui répondre de

409.

l’avenir. Il s’était promis à lui-même de ne
pas troubler son existence, de ne pas l’étourdir
de ses plaintes.
— « Mais hier, mon cœur débordait – »
— « Nous ne devons plus songer à ce
moment-là, mon ami !
   Cependant
À cause donc ? Où serait le mal quand
deux pauvres êtres confondraient leur tristesse ?
— « Car vous n’êtes pas heureuse, non plus !
Oh ! je vous connais, vous n’avez personne
qui réponde à vos besoins d’affection, de
dévouement ; Je ferai tout ce que vous
voudrez ! Je ne vous offenserai pas !… Je
vous le jure » –
Et il se laissa tomber sur les genoux,
malgré lui, – s’affaissant sous un poids
intérieur trop lourd.
— « Levez-vous ! » dit-elle « Je le
veux ! » et elle lui déclara impérieusement
que s’il n’obéissait pas, il ne la reverrait
jamais.
— « Ah ! je vous en défie bien » reprit
Frédéric. « Qu’est-ce que j’ai à faire dans
le monde ? Les autres s’évertuent pour la
richesse, la célébrité, le pouvoir ! mais, moi
je n’ai pas d’état, vous êtes mon occupa-
-tion exclusive, toute ma fortune, le but, le
centre de mon existence, de mes pensées. Je ne
peux pas plus vivre sans vous que sans l’air
du ciel ! Est-ce que vous ne sentez pas l’as-
-piration de mon âme monter vers la vôtre,
et qu’elles doivent se confondre, et que j’en

410.

meurs ? »
Mme Arnoux se mit à trembler de tous
ses membres.
— « Oh ! allez-vous-en ! je vous en prie ! »
L’expression bouleversée de sa figure l’ar-
-rêta. Puis il fit un pas. mais elle se reculait,
en joignant les deux mains.
— « Laissez-moi ! au nom du ciel ! de
grâce ! »
Et Frédéric l’aimait tellement, qu’il
sortit.
Bientôt, il fut pris de colère contre
lui-même, se déclara un imbécile, et, vingt-
quatre heures après, il revint.
— « Madame n’y était pas – »
Il resta sur le palier, étourdi de fureur
et d’indignation.
Arnoux parut, et lui apprit que sa
femme, le matin même, était partie s’ins-
taller dans une petite maison de campa-
gne qu’ils louaient à Auteuil, ne possé-
                               aint
dant plus celle de St Cloud.
— « C’est encore une de ses lubies !
Enfin, puisque ça l’arrange ! et moi aussi
du reste, tant mieux ! Dînons-nous ensem-
ble ce soir ? »
Frédéric allégua une affaire urgente, –
puis courut à Auteuil.
Mme Arnoux laissa échapper un cri
de joie. Alors, toute sa rancune s’évanouit.
Il ne parla point de son amour. Pour
lui inspirer plus de confiance, il exagéra même

411.

sa réserve, et lorsqu’il demanda s’il pouvait
revenir, elle répondit :
— « Mais sans doute » en offrant sa
main, qu’elle retira presque aussitôt.
Frédéric, dès lors, multiplia ses vi-
-sites.
                                             gros
Il promettait au cocher de grands
pourboires. Mais souvent la lenteur du
cheval l’impatientant, il descendait – puis
hors d’haleine, grimpait dans un omni-
bus – et comme il examinait dédaigneu-
sement les figures des gens assis devant
lui, et qui n’allaient pas chez elle !
Il reconnaissait de loin, sa maison, à
un chèvrefeuille énorme, couvrant d’un
seul côté, les planches du toit. – Car c’était
une manière de chalet Suisse peint en
rouge, avec un balcon extérieur. Il y avait
                                       maronniers
dans le jardin trois vieux tilleuls ; et au
milieu, sur un tertre, un parasol en chau-
-me que soutenait un tronc d’arbre. Sous
l’ardoise des murs, une grosse vigne mal
attachée pendait de place en place, comme
un câble pourri. La sonnette de la grille, un
peu rude à tirer, prolongeait son carillon
et on était toujours longtemps avant de
venir. Chaque fois, il éprouvait une an-
-goisse, une peur indéterminée.
Puis il entendait claquer, sur le sable,
les pantouffles de la Bonne. – ou bien Mme
Arnoux elle-même se présentait. Il arriva,
un jour, derrière son dos, comme elle était

412.

accroupie, devant le gazon, à chercher de la
violette.
L’humeur de sa fille l’avait forcée de
la mettre au couvent – son gamin passait l’après-
midi dans une école. Arnoux faisait de longs
déjeuners au Palais-Royal, avec Regimbart
et l’ami Compain. Rien de fâcheux ne
pouvait donc les surprendre.
Il était bien entendu qu’ils ne devaient
pas s’appartenir. – mais cette convention qui
les garantissait du péril, en leur donnant
sur tout le reste plus de liberté, facilitait
leurs épanchements.
Elle lui dit son existence d’autrefois,
à Chartres, chez sa mère, sa dévotion vers
douze ans, puis sa fureur de musique,
lorsqu’elle chantait jusqu’à la nuit, dans
sa petite chambre, d’où l’on découvrait
les remparts.
Il lui conta ses mélancolies au col-
lège, et comment dans son ciel poéti-
que resplendissait un visage de femme,
si bien qu’en la voyant pour la première
fois, il l’avait reconnue.
Mais ces discours n’embrassaient,
d’habitude, que les années de leur fréquen-
tation. & Il lui rappelait d’insignifiants
détails, la couleur de sa robe à telle époque,
quelle personne un jour était survenue, ce
qu’elle avait dit une autre fois. – Et elle ré-
pondait tout émerveillée :
— « Oui, je me rappelle ! »

413.

Leurs goûts, leurs jugements étaient les
mêmes. Souvent celui des deux qui écoutait
l’autre s’écriait « moi aussi » et l’autre à
son tour reprenait –
— « Moi aussi. »
Puis c’étaient d’interminables plaintes
sur la Providence : « Pourquoi le ciel ne
l’a-t-il pas voulu ! Si nous nous étions
rencontrés. Ah ! Si j’avais été plus jeune »
soupirait-elle — « Non, moi un peu plus
vieux. »
Et ils s’imaginaient une vie exclu-
sivement amoureuse, assez féconde pour
remplir les plus vastes solitudes, excédant
toutes joies, défiant toutes les misères,
où les heures auraient disparu dans
un continuel épanchement d’eux-mêmes –
et qui aurait fait quelque chose de
suave, de resplendissant et d’élevé com-
me la palpitation des étoiles.
Presque toujours ils se tenaient en
plein air au haut de l’escalier, – et des
cimes d’arbres jaunies par l’automne,
se mamelonnaient devant eux, inégalement
jusqu’au bord du ciel pâle ; Ou bien, ils
allaient au bout de l’avenue, dans un
pavillon, ayant pour tout meuble
un canapé de toile grise. & Des points

414.

noirs tachaient la glace ; les murailles
exhalaient une odeur de moisi ; – et ils
restaient là, causant d’eux-mêmes, des
autres, de n’importe quoi, avec ravisse-
ment pareil. Quelquefois, les rayons du
soleil, traversant la jalousie, tendaient
depuis le plafond presque sur les dalles,
comme les cordes d’une lyre. Des brins
de poussière tourbillonnaient dans ces
barres lumineuses.
Elle s’amusait à les fendre, avec sa
main ; –
Frédéric la saisissait, doucement,
et il contemplait l’entrelacs de ses
veines, les grains de sa peau, la forme
de ses ongles – chacun de ses doigts était,
pour lui, plus qu’une chose, presque une
personne.
Elle lui donna ses gants, la semaine
d’après son mouchoir. Elle l’appelait
« Frédéric », il l’appelait « Marie », adorant
ce nom-là, fait exprès, disait-il, pour
être soupiré dans l’extase et qui sem-
blait contenir des nuages d’encens, des
jonchées de roses.
Puis ils arrivèrent à fixer d’avance
le jour de ses visites ; et sortant comme par
hasard, elle allait au-devant de lui, sur
la route.

415.

Cependant elle ne faisait rien, pour exciter son
amour, perdue dans cette insouciance qui caractérise
les grands bonheurs. Pendant toute la saison, elle
porta une robe de chambre en soie brune, bordée
de velours pareil, vêtement large convenant à
la mollesse de ses attitudes et à sa physionomie
sérieuse. D’ailleurs elle touchait au mois d’août
des femmes, époque tout à la fois de réflexion et
de tendresse, où la maturité qui commence colore
le regard d’une flamme plus profonde, quand la
force du cœur se mêle à l’expérience de la vie,
et que sur la fin de ses épanouissements, l’être
complet déborde de richesses dans l’harmonie
naturelle de sa beauté. Jamais elle n’avait eu
plus de douceur, d’indulgence. Sûre de ne pas
faillir, elle s’abandonnait à un sentiment qui
lui semblait un droit conquis par ses chagrins.
Cela était si bon, du reste, et si nouveau ! Quel
abîme entre la grossièreté d’Arnoux et les ado-
-rations de Frédéric !
Il tremblait de perdre par un mot tout
ce qu’il croyait avoir gagné, se disant qu’on
peut ressaisir une occasion et qu’on ne rattra-
-pe jamais une sottise. Il voulait qu’elle se don-
-nât et non la prendre. L’assurance de son
amour le délectait comme un avant-goût de
la possession, et puis le charme de sa personne
lui troublait le cœur plus que les sens. C’était
une béatitude indéfinie, un tel enivrement
qu’il en oubliait jusqu’à la possibilité d’un bon-
-heur absolu. Mais loin d’elle, des convoitises fu-
-rieuses le dévoraient.
Bientôt il y eut dans leurs dialogues
de grands intervalles de silence. Quelquefois

416.

une sorte de pudeur sexuelle les faisait rougir
l’un devant l’autre. Toutes les précautions pour
cacher leur amour le dévoilaient ; et plus il
devenait fort, plus leurs manières étaient con-
-tenues, mais par l’exercice d’un tel menson-
-ge, leur sensibilité s’exaspéra. Ils jouissaient dé-
-licieusement de la senteur des feuilles humides,
ils souffraient du vent d’est, ils avaient des ir-
-ritations sans cause, des pressentiments funè-
-bres ; un bruit de pas, le craquement d’une
boiserie leur causaient des épouvantes comme
s’ils avaient été coupables ; ils se sentaient pous-
-sés vers un abîme ; une atmosphère orageuse les
enveloppait ; et quand des doléances échappaient
à Frédéric, elle s’accusait elle-même.
— « Oui ! Je fais mal ! j’ai l’air d’une
coquette ! – ne venez donc plus ! »
Alors, il répétait les mêmes serments –
qu’elle écoutait chaque fois avec plaisir.
Son retour à Paris et les embarras
du jour de l’an suspendirent un peu leurs
entrevues.
Quand il se représenta, il avait dans
les allures quelque chose de plus hardi. Mais elle
sortait à chaque minute pour donner des ordres,
et recevait, malgré ses prières, tous les bourgeois
qui venaient la voir. Alors on se livrait à des
conversations sur Léotade, Mr Guizot, le Pape,
l’insurrection de Palerme et le banquet du
XIIe arrondissement, lequel inspirait des in-
-quiétudes. Frédéric se soulageait en déblatérant
contre le Pouvoir. – car il souhaitait, comme
Deslauriers, un bouleversement universel,

417.

tant il était maintenant aigri. Mme Ar-
-noux, de son côté, devenait sombre.
Son mari, prodiguant les extravagan-
-ces, entretenait une ouvrière de la manu-
-facture, celle qu’on appelait la Bordelaise.
Mme Arnoux l’apprit elle-même à Frédéric.
Il voulait tirer de là un argument « puisqu’-
on la trahissait ».
        Oh ! je ne m’en trouble guères
— « Qu’est-ce que cela me fait ? » – dit-
elle.
Cette déclaration lui parut affermir com-
-plètement leur intimité. Arnoux s’en mé-
-fiait-il ?
— « Non ! pas maintenant ! – « et elle
lui conta qu’un soir, il les avait laissés en
tête-à-tête, puis était revenu, avait écouté
derrière la porte, et comme tous deux par-
laient de choses indifférentes, il vivait depuis
ce temps-là, dans une entière sécurité :
— « Avec raison, n’est-ce pas ? » – dit
amèrement Frédéric.
— « Oui, sans doute ! »
Elle aurait fait mieux de ne pas ris-
quer un pareil mot. Un jour, elle ne se trou-
va point chez elle, à l’heure où il avait cou-
-tume d’y venir. Ce fut, pour lui, comme une
trahison.
Il se fâcha ensuite de voir les fleurs
qu’il apportait toujours plantées dans un
verre d’eau.
— « Où voulez-vous donc qu’elles
soient ? »
— « Oh ! pas là ! Du reste, elles y

418.

sont moins froidement que sur votre cœur »
Quelque temps après, il lui reprocha d’a-
voir été aux Ita la veille aux Italiens, sans le
prévenir. D’autres l’avaient vue, admirée, aimée
peut-être ; et Frédéric s’attachait à ses soupçons
uniquement pour la quereller, la tourmenter,
car il commençait à la haïr – et c’était bien
le moins qu’elle eût une part de ses souf-
-frances !
Un après-midi – (vers le milieu de février),
il la surprit fort émue. Eugène se plaignait
de mal à la gorge. Le docteur avait dit pour-
tant que ce n’était rien, un gros rhume, la
grippe.
Frédéric fut étonnée par l’air ivre de
l’enfant. Il rassura sa mère néanmoins, cita
en exemple plusieurs bambins de son âge qui
venaient d’avoir des affections semblables et
s’étaient vite guéris.
— « Vraiment ? »
— « mais oui, bien sûr ! »
— « Oh ! comme vous êtes bon ! » et elle
lui prit la main.
Il l’étreignit dans la sienne.
— « Oh ! laissez-la ! »
— « Qu’est-ce que cela fait, puisque
c’est au consolateur que vous l’offrez ! Vous
me croyez bien pour ces choses, et vous doutez de
moi… quand je vous parle de mon a-
-mour ! »
— « Mais je n’en doute pas, mon
pauvre ami ! »
— « Pourquoi, alors, cette défiance,

419.


















— « Soit. »

comme si j’étais un misérable capable d’a-
-buser !… »
— « Oh ! non !… »
— « Si j’avais seulement une
preuve !… »
— « Quelle preuve ?
— « Celle qu’on donnerait au pre-
-mier venu, celle que vous m’avez accordée à
moi-même. » – et il lui rappela qu’une fois
ils étaient sortis ensemble, par un crépuscule
d’hiver, un temps de brouillard. Mais tout
cela était bien loin, maintenant !
Qui donc l’empêchait de se montrer
à son bras, devant tout le monde – sans
crainte de sa part, sans arrière-pensée de
la sienne, n’ayant personne autour d’eux
pour les importuner.
dit-elle, avec une bravoure de décision qui stupéfia d’abord Frédéric.
Mais il reprit, vivement :
— « Voulez-vous que je vous atten-
-de au coin de la rue Tronchet et de la
rue de la Ferme ? »
— « Mon Dieu. mon ami. » – balbu-
-tiait Mme Arnoux.
Sans lui donner le temps de réfléchir,
il ajouta
— « Mardi prochain, je suppo-
-se ?
— « Mardi ?
— « Oui ! entre deux et trois
heures ! »
— « J’y serai – » et elle détourna
son visage, par un mouvement de honte.
Frédéric lui posa ses lèvres sur la

420.

nuque.
— « Oh ! ce n’est pas bien », dit-elle, [illis.]
« Vous me feriez repentir… »
Il s’écarta, redoutant la mobilité ordi-
-naire des femmes. puis sur le seuil de la
porte
, murmura, doucement, comme une
chose bien convenue :
— « À mardi ! »
Elle baissa ses beaux yeux d’une façon
discrète et résignée
Frédéric avait un plan.
Il espérait que grâce à la pluie ou au
soleil, il pourrait la faire s’arrêter sous une
porte – et qu’une fois sous la porte elle entre-
-rait dans la maison. Le difficile était d’en
découvrir une convenable.
Il se mit donc en recherche, et vers le
milieu de la rue Tronchet, il lut de loin, sur
                                        ents
une enseigne « Appartem meublés »
Le garçon comprenant son intention
lui montra tout de suite à l’entresol une
chambre et un cabinet avec deux sorties. Fré-
-déric la retint pour un mois et paya d’a-
-vance.
Puis il alla dans trois magasins acheter
la parfumerie la plus rare, il se procura un
morceau de fausse guipure pour remplacer
l’affreux couvre-pieds de coton rouge et il
choisit une paire de pantoufles en satin bleu ;
la crainte seule de paraître grossier le modéra
dans ses emplettes ; il revint avec elles ; – et
alors, plus dévotement que ceux qui font
des reposoirs, il changea les meubles de

421.

place, drapa lui-même les rideaux, mit des
bruyères sur la cheminée, des violettes sur la
commode, il aurait voulu paver la chambre
tout en or. — « c’est demain », se disait-il, « oui
demain ! je ne rêve pas » et il sentait battre
son cœur à grands coups sous le délire de son
espérance ; puis quand tout fut prêt, il em-
porta la clef dans sa poche, comme si le bon-
-heur qui dormait là, avait pu s’en envo-
-ler.
Une lettre de sa mère l’attendait chez
lui.
« Pourquoi une si longue absence ?
« Ta conduite commence à paraître ridicule.
« Je comprends que, dans une certaine me-
« sure, tu aies d’abord hésité devant cette uni-
« -on ; cependant réfléchis » et elle précisait
les choses : – quarante-cinq mille livres de
rente. Du reste, « on en causait » ; et Mr
Roque attendait une réponse définitive. Quant
à la jeune personne, sa position véritable-
-ment, était embarrassante. « Elle t’aime
beaucoup. »
Frédéric rejeta la lettre sans la finir,
et en ouvrit une autre, un billet de Des-
-lauriers.
« Mon vieux
« La poire est mûre. Selon ta
« promesse, nous comptons sur toi. On se réu-
« -nit demain au petit jour, place du Pan-
« -théon. Entre au café Soufflot. Il faut que
« je te parle avant la manifestation. »
— « « Oh ! je les connais, leurs

422.

manifestations. Mille grâces ! j’ai un rendez-vous
plus agréable. »
Et le lendemain, dès onze heures, Frédéric
était sorti. Il voulait donner un dernier coup
d’œil aux préparatifs ; & puis, qui sait, elle pou-
-vait par un hasard quelconque, être en avan-
-ce ?
Mais, en débouchant de la rue Tronchet,
il entendit derrière la Madeleine, une grande
clameur, il s’avança ; – et il aperçut au fond de
la place, à gauche, des gens en blouse et des
bourgeois.
En effet, un manifeste, publié dans les
Journaux, avait convoqué à cet endroit tous les
souscripteurs du banquet réformiste. Le Ministè-
-re, presqu’immédiatement, avait affiché une pro-
-clamation l’interdisant. La veille au soir, l’opposi-
-tion parlementaire y avait renoncé ; mais les
patriotes qui ignoraient cette résolution des chefs
étaient venues au rendez-vous, suivis par un grand
nombre de curieux. Une députation des écoles s’é-
                 tout à l’heure
-tait portée chez Odilon-Barrot. Elle était main-
-tenant aux Affaires-Étrangères ; et on ne savait
pas si le banquet aurait lieu, si le gouvernement
exécuterait sa menace, si les garde-nationale se
présenteraient ? On en voulait aux députés com-
-me au pouvoir. La foule augmentait de plus
en plus ; Quand tout-à-coup, vibra dans les
airs le refrain de la Marseillaise.
C’était la colonne des étudiants qui ar-
-rivait.
Ils marchaient au pas, sur deux files, en
bon ordre, l’aspect irrité, les mains nues ; et tous

423.

                                                      Réforme
criant, par intervalles : « Vive la République ! –
à bas Guizot ! »
Les amis de Frédéric étaient là, bien sûr !
Ils allaient l’apercevoir et l’entraîner. Il se réfugia
vivement dans la rue de l’Arcade.
Quand les étudiants eurent fait deux fois
le tour de la Madeleine, ils descendirent vers la
place de la Concorde.
Elle était remplie de monde, et la foule tas-
-sée semblait de loin un champ d’épis noirs qui
oscillait.
Au même moment, des soldats de la ligne
se rangèrent en bataille, à gauche de l’église.
Les groupes stationnaient cependant. Pour
en finir, des agents de police en bourgeois saisis-
-saient les plus mutins et les emmenaient au
poste, brutalement. Frédéric, malgré son indigna-
-tion, resta muet ; On aurait pu le prendre avec les
autres, et il aurait manqué Mme Arnoux.
Peu de temps après, parurent les hauts bon-
    casques
-nets d’ours des municipaux. Ils frappaient au-
-tour d’eux, à coups de plat de sabre. Un cheval s’a-
-battit ; on courut lui porter secours ; et dès que le
cavalier fut en selle, tous s’enfuirent.
Alors, il y eut un grand silence. La pluie
fine qui avait mouillé l’asphalte ne tombait
plus. Des nuages s’en allaient, balayés molle-
-ment par le vent d’ouest.
Frédéric se mit à parcourir la rue Tron-
-chet, en regardant devant lui et derrière
lui.
Deux heures enfin sonnèrent. « Ah !
c’est maintenant, » se dit-il, elle sort de sa

424.

maison, elle s’approche » et une minute après
« elle aurait eu le temps de venir ! » Jusqu’à trois
heures, il tâcha de se calmer. « Non, elle n’est
pas en retard ! un peu de patience ! » – et par dé-
-sœuvrement il examinait les rares boutiques,
un libraire, un sellier, un magasin de deuil.
Bientôt, il connut tous les noms des ouvrages,
tous les harnais, toutes les étoffes. Mais Les mar-
-chands, à force de le voir passer et repasser conti-
-nuellement, furent étonnés d’abord, puis effrayés
– et ils fermèrent leur devanture.
Sans doute, elle avait un empêchement,
et elle en souffrait aussi. Mais quelle joie tout-
à-l’heure ! – Car elle allait venir, cela était cer-
-tain ! « Elle me l’a bien promis ! » Cependant
une angoisse intolérable le gagnait.
Par un mouvement absurde, il rentra
dans l’hôtel, comme si elle avait pu s’y trouver.
À l’instant même, elle arrivait peut-être dans
la rue ? Il s’y jeta. Personne ! Et il se remit à
battre le trottoir.
Il considérait les fentes des pavés, la gueule
des gouttières, les candélabres, les numéros au-dessus
des portes. Les objets les plus minimes devenaient
pour lui des compagnons, ou plutôt des spectateurs
ironiques ; et les façades régulières des maisons lui
semblaient impitoyables. Il souffrait du froid
aux pieds. Il se sentait dissoudre d’accablement.
La répercussion de ses pas lui secouait la
cervelle.
Quand il vit quatre heures à sa montre,
il éprouva comme un vertige, une épouvante.
Il tâcha de se répéter des vers, de calculer

425.

n’importe quoi, d’inventer une histoire – Impossi-
-ble ! l’image de Mme Arnoux l’obsédait. Il avait
envie de courir à sa rencontre. Mais quelle rou-
-te prendre pour ne pas se croiser ?
Il aborda un commissionnaire, lui mit
dans la main cinq francs, et le chargea d’aller
rue Paradis, chez Jacques Arnoux, pour s’enqué-
                     portier
-rir près du concierge « si madame était chez
elle ? ». Puis il se planta au coin de la rue de
la Ferme et de la rue Tronchet, de manière à
voir simultanément dans toutes les deux.
Au fond de la perspective, sur le boulevard,
des masses confuses glissaient. Il distinguait
parfois l’aigrette d’un dragon, un chapeau de fem-
-me, et il tendait ses prunelles pour la recon-
-naître. Un enfant déguenillé qui montrait une
marmotte, dans une boîte, lui demanda l’aumône,
en souriant.
L’homme à la veste de velours reparut. «
        portier
Le concierge ne l’avait pas vue sortir. »
Alors, qui la retenait ? Si elle était malade,
on l’aurait dit ! Était-ce une visite ? Rien de plus
facile que de ne pas recevoir. Il se frappa le front.
— « Ah ! suis-je bête. c’est l’émeute ! » Cette explica-
-tion naturelle le soulagea. Puis tout-à-coup :
– « Mais son quartier est tranquille » et un doute a-
-bominable l’assaillit — « Si elle allait ne pas venir ?
Si sa promesse n’était qu’une parole pour m’évin-
-cer ? Non ! non ! » ce qui l’empêchait sans doute c’était
un hasard extraordinaire, un de ces événements qui
déjouent toute prévoyance. Dans ce cas-là, elle aurait
écrit ; – Et il envoya le garçon d’hôtel à son domicile,
rue Rumfort, pour savoir s’il n’y avait point

426.

de lettres ?
On n’avait apporté aucune lettre. Cette ab-
-sence de nouvelles le rassura.
Du nombre des pièces de monnaie prises
au hasard dans sa main, de la physionomie
des passants, de la couleur des chevaux, il tirait
des présages ; et quand l’augure était contraire,
il s’efforçait de n’y pas croire. Dans ses accès de
fureur contre Mme Arnoux, il l’injuriait à demi-
voix. Puis c’étaient des faiblesses à s’évanouir, et
tout-à-coup des rebondissements d’espérance.
Elle allait paraître. Elle était là, derrière
son dos. Il se retournait : rien ! Une fois, il aper-
-çut à trente pas environ, une femme de mê-
-me taille, avec la même robe. Il la rejoignit ;
ce n’était pas elle ! Puis cinq heures arrivèrent !
cinq heures et demie ! six heures ! Le gaz s’allu-
mait. Mme Arnoux n’était pas venue.
Elle avait rêvé, la nuit précédente, qu’elle
était sur le trottoir de la rue Tronchet, depuis
longtemps. Elle y attendait quelque chose d’indéter-
-miné, de considérable néanmoins ; et sans savoir
pourquoi elle avait peur d’être aperçue. Mais un
maudit petit chien acharné contre elle, mordillait
le bas de sa robe. Il revenait obstinément et aboyait
toujours plus fort. Mme Arnoux se réveilla. L’aboie-
-ment du chien continuait. Elle tendit l’oreille. Cela
partait de la chambre de son fils.
Elle s’y précipita pieds nus. C’était l’enfant
lui-même qui toussait. Il avait les mains brûlan-
-tes, la face rouge et la voix singulièrement rau-
-que. L’embarras de sa respiration augmentait de
minute en minute. Elle resta jusqu’au jour,

427.

penchée sur sa couverture, à l’observer.
À huit heures, le tambour de la garde-
-nationale vint prévenir Mr Arnoux que ses
camarades l’attendaient. Il s’habilla vivement et
s’en alla, en promettant de passer tout de suite
chez leur médecin, Mr. Colot.
À dix heures, Mr Colot n’étant pas venu,
Mme Arnoux expédia sa femme de chambre.
Le docteur était en voyage, à la campagne, et
le jeune homme qui le remplaçait faisait
des courses.
Eugène tenait sa tête de côté, sur le traver-
-sin, en fronçant toujours ses sourcils, en dila-
-tant ses narines ; sa pauvre petite figure deve-
-nait plus blême que ses draps ; – et il s’échappait
de son larynx, un sifflement produit par chaque
inspiration, de plus en plus courte, sèche, et com-
-me métallique. Sa toux ressemblait au bruit
de ces mécaniques barbares qui font japper les
chiens de carton.
Me Arnoux fut saisie d’épouvante. Elle se
jeta sur les sonnettes en appelant au secours, en
criant « Un médecin ! un médecin !
Dix minutes après, arriva un vieux mon-
-sieur en cravate blanche et à favoris gris bien
taillés. Il fit beaucoup de questions sur les habitu-
-des, l’âge et le tempérament du jeune malade, puis
examina sa gorge, s’appliqua la tête dans son dos
et écrivit une ordonnance. L’air tranquille de ce
bonhomme était odieux – Il sentait l’embaume-
-ment. Elle aurait voulu le battre. Il dit qu’il re-
-viendrait dans la soirée.
Bientôt les horribles quintes recommencèrent.

428.

Bientôt les horribles quintes recommencèrent
Quelquefois l’enfant se dressait tout-à-coup.
Des mouvements convulsifs lui secouaient les
muscles de la poitrine, et dans ses aspirations,
son ventre se creusait comme s’il eût suffo-
-qué d’avoir couru. Puis il retombait la tête en
arrière, et la bouche grande ouverte.
Avec des précautions infinies, Me Arnoux
tâchait de lui faire avaler le contenu des fioles,
du sirop d’ipécacuanha, une potion khermétisée.
Mais il repoussait la cuillere, en gémissant d’une
voix faible. On aurait dit qu’il soufflait ses paro-
-les.
De temps à autre, elle relisait l’ordonnance.
Les observations du formulaire l’effrayaient ; peut-
être que le pharmacien s’était trompé ? Son impuis-
-sance la désespérait. L’élève de Mr Colot arri-
-va.
C’était un jeune homme d’allures modestes,
neuf dans le métier, et qui ne cacha point son
impression. Il resta d’abord indécis, par peur de se
compromettre, et enfin prescrivit l’application de
morceaux de glace.
On fut longtemps à trouver de la glace. La
vessie qui contenait les morceaux creva. Il fallut
changer la chemise. Tout ce dérangement provo-
-qua un nouvel accès plus terrible.
L’enfant se mit à arracher les linges de
son cou, comme s’il avait voulu retirer l’obstacle
qui l’étouffait, et il égratignait le mur, saisissait
les rideaux de sa couchette, cherchant partout un
point d’appui pour respirer. Son visage était bleuâtre
maintenant, et tout son corps trempé d’une sueur
froide, paraissait maigrir. Ses yeux hagards se

429.

















Mais

s’attachaient
fixaient sur sa mère avec terreur. Il lui jetait
les bras autour du col, s’y suspendait d’une fa-
-çon désespérée ; et en repoussant ses sanglots, elle
balbutiait des paroles tendres :
— « Oui, mon amour, mon ange, mon
trésor ! »
Puis des moments de calme survenai-
-ent.
Elle alla chercher des joujoux, un polichi-
-nelle, une collection d’images, et les étala sur
son lit pour le distraire. Elle essaya même de
chanter.
Elle commença une chanson qu’elle lui
disait autrefois, quand elle le berçait en l’emmai-
-llottant sur cette même petite chaise de tapisserie.
Il frissonna dans la longueur entière de son
corps, comme une onde sous un coup de vent ;
Les globes de ses yeux saillissaient ; Elle crut
qu’il allait mourir et se détourna pour ne pas
le voir.
Un instant après, elle eut la force de le re-
-garder. Il vivait encore.
Les heures se succédèrent, lourdes, mornes,
interminables, désespérantes, et elle n’en comptait
plus les minutes qu’à la progression de cette ago-
-nie. Les secousses de sa poitrine le jetaient en a-
-vant comme pour le briser ; à la fin il vomit
quelque chose d’étrange, qui ressemblait à un tube
de parchemin. Qu’était-ce ? Elle s’imagina qu’il
avait rendu un bout de ses entrailles. Mais il
respirait largement, régulièrement. Cette apparence
de bien-être l’effraya plus que tout le reste, elle se
tenait comme pétrifiée, les bras pendants, les yeux

430.

fixes, quand Mr Colot survint. L’enfant, selon lui,
était sauvé.
Elle ne comprit pas d’abord, et se fit répéter
la phrase. Mais n’était-ce pas une de ces conso-
-lations propres aux médecins ? – Cependant le
docteur s’en alla d’un air tranquille. Alors ce fut
pour elle comme si les cordes qui serraient son
 cœur
corps se fussent dénouées. — « Sauvé ! Est-ce possi-
-ble ! »
Tout-à-coup l’idée de Frédéric lui apparut
d’une façon nette et inexorable. C’était un aver-
-tissement de la Providence. Mais le Seigneur, dans
sa miséricorde, n’avait pas voulu la punir tout-
-à-fait ! Quelle expiation, Plus tard, si elle persé-
-vérait dans cet amour ! Sans doute, on insulte-
-rait son fils, à cause d’elle ; et Mme Arnoux l’a-
-perçut jeune homme, blessé dans une rencontre,
rapporté sur un brancard, mourant. D’un bond,
elle se précipita sur la petite chaise ; et de toutes ses
forces, lançant son âme dans les hauteurs, elle
offrit à Dieu, comme un holocauste, le sacrifice de
sa première passion, de sa seule faiblesse.
Frédéric était revenu chez lui. Il restait
dans son fauteuil, sans même avoir la force de
la maudire. Cependant une espèce de sommeil le
gagna ; et à travers son cauchemar, il entendait la
pluie tomber, en croyant toujours qu’il était là-bas,
sur le trottoir.
Le lendemain, par une dernière lâcheté, il en-
-voya encore un commissionnaire chez Mme
Arnoux. Mais soit que le savoyard ne fît pas la
commission, ou qu’elle eût trop de choses à dire
pour s’expliquer d’un mot, la même réponse

431.

fut

rapportée.
L’insolence était trop forte ! Une colère d’or-
-gueil le saisit. Il se jura de n’avoir plus même
un désir ; et comme un feuillage emporté par
un ouragan, son amour disparut.
Il en ressentit d’abord un soulagement, une
joie stoïque – puis un besoin d’actions violentes ;
et il s’en alla, au hasard, par les rues.
Des hommes des faubourgs passaient, ar-
-més de fusils, de vieux sabres, quelques-uns por-
-tant des bonnets rouges, et tous chantant la
Marseillaise ou les Girondins. Çà et là, un garde
national se hâtait pour rejoindre sa mairie.
Des tambours, au loin, résonnaient. On se bat-
-tait à la porte St Martin. Il y avait dans l’air
quelque chose de gaillard et de belliqueux. Frédéric
marchait toujours. L’agitation de la grande ville
le rendait gai.
À la hauteur de Frascati, il aperçut les
fenêtres de la Maréchale ; une idée folle lui
vint, une réaction de jeunesse. Il traversa le
boulevard.
On fermait la porte cochère, et Delphine,
la femme de chambre, en train d’écrire dessus avec
un charbon, « armes données, » lui dit vivement
— « Ah ! madame est dans un bel état !
Elle a renvoyé ce matin son groom qui l’insultait.
Elle croit qu’on va piller partout ! Elle crève de peur !
d’autant plus que monsieur est parti ! »
— « Quel monsieur ? »
— « Le Prince ! »
Frédéric entra dans le boudoir. La Marécha-
-le parut, en jupon, les cheveux sur le dos, boule-
-versée.

432.

— « Ah ! merci ! Tu viens me sauver ! c’est
la seconde fois ! Et tu n’en demandes jamais le
prix, toi ! »
— « Mille pardons ! » dit Frédéric, en lui
saisissant la taille dans les deux mains.
— « Comment ? Que fais-tu ? » balbu-
-tiait la Maréchale, à la fois surprise et égayée
par ces manières.
Il répondit : « Je suis la mode, je me réfor-
-me. » Elle se laissa renverser sur le divan, et
continuait à rire sous ses baisers.
Ils passèrent l’après-midi à regarder, de
leur fenêtre, le peuple dans la rue. Puis il l’em-
                     au restaur
-mena dîner aux Provençaux. Le repas fut long,
                   aux Trois-Frères-Provençaux
délicat.
Ils s’en revinrent à pied, faute de voiture.
À la nouvelle d’un changement de ministère,
Paris avait changé. Tout le monde était en joie,
des promeneurs circulaient, et des lampions à
chaque étage faisaient une clarté comme en plein
jour. Des soldats regagnaient lentement leurs
casernes, harassés, l’air triste. On les saluait,
en criant : « Vive la ligne, vive la ligne ! » ils con-
-tinuaient sans répondre. Dans la garde nationa-
-le, au contraire, des officiers, rouges d’enthousias-
-me, brandissaient leur sabre en vociférant :
« Vive la réforme. » et ce mot-là, chaque fois, fai-
-sait rire les deux amants. Frédéric blaguait, était
très gai.
Par la rue Duphot, ils atteignirent les
boulevards. Des lanternes vénitiennes suspendues
aux maisons formaient des guirlandes de feux.
Un fourmillement confus s’agitait en dessous

433.

et au milieu de cette ombre, par endroits, brillaient
des blancheurs de bayonnettes. Un grand brouha-
-ha s’élevait. La foule était trop compacte, le re-
-tour direct impossible, et ils entraient dans la
rue Caumartin, quand tout à coup, éclata der-
-rière eux, un bruit, pareil au craquement d’une
immense pièce de soie que l’on déchire. C’était
               du boulevard
la fusillade des Capucines.
— « Ah ! on casse quelques bourgeois, »
dit Frédéric tranquillement, Car il y a des si-
-tuations où l’homme le moins cruel est si
détaché des autres qu’il verrait périr le genre
humain, sans un battement de cœur !
Mais la Maréchale, cramponnée à son
bras, claquait des dents. Elle se déclara incapable
de faire vingt pas de plus.
Alors, par un raffinement de haine, pour
mieux outrager en son âme Mme Arnoux, il
l’emmena jusqu’à l’hôtel de la rue Tronchet, dans
le logement préparé pour l’autre.
Les fleurs n’étaient pas flétries. La guipure
s’étalait sur le lit. Il tira de l’armoire les petites
pantoufles. Rosanette trouva ces prévenances fort
délicates.
Vers une heure, elle fut réveillée par des
roulements lointains, et elle le vit qui sanglot-
-tait, la tête enfoncée dans l’oreiller.
— « Qu’as-tu donc, cher amour ? »
— « C’est excès de bonheur. » dit Frédéric –
« Il y avait trop longtemps que je te désirais ! »

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