Gustave Flaubert —
L'Éducation sentimentale [1869]
Transcription du
manuscrit des copistes
Première partie –
Chapitre 1
I.
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Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville de Montereau près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai St-Bernard.
Des gens arrivaient hors d’haleine ; des barriques, des câbles, des corbeilles de linge gênaient la circulation ; les matelots ne répondaient à personne ; on se heurtait ; Les colis montaient entre les deux tambours, et le tapage s’absorbait dans le bruis- -sement de la vapeur qui s’échappant par des plaques de tôle enveloppait tout d’une nuée blanchâtre, tandis que la cloche à l’avant, tintait sans discontinuer.
Enfin le navire partit ; et les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et d’usines, filèrent comme deux larges rubans que l’on déroule. Un jeune homme de dix-huit ans [*environ], à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras, restait auprès du gouvernail, immobile. À travers le brouillard, il contem- -plait des clochers, des édifices dont il ne savait pas les noms. Puis il embrassa dans un dernier coup d’œil, l’île St-Louis, la Cité, Notre Dame, et bientôt Paris disparaissant, il poussa un grand soupir.
En effet, Mr Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s’en retournait à Nogent-Sur-Seine, où il devait languir encore pendant deux mois avant d’aller faire son droit. Sa mère, avec la somme indispensable l’avait envoyé au Havre voir un oncle, dont elle espérait, pour lui,
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l’héritage ; Il en était revenu la veille seulement ; et il se dé- -dommageait de ne pouvoir séjourner dans la capitale en regagnant sa province par la route la plus longue. Le tumulte s’apaisait ; tous avaient pris leur place ; quelques uns, debout, se chauffaient autour de la machine, et la cheminée crachait avec un râle lent et rythmique son panache de fumée noire ; Les gouttelettes de rosée coulaient sur les cuivres ; le pont tremblait sous une petite vibration intérieure, et les deux roues tournant rapidement, bat- -taient l’eau.
La rivière était bordée par des grèves de sable. On rencontrait des trains de bois qui se mettaient à onduler sous le remous des vagues, ou bien dans un bateau sans voiles, un homme assis pêchait ; puis les brumes errantes se fondirent, le soleil parut, la colline qui suivait à droite le cours de la Seine peu à peu s’abaissa, et il en surgit une autre, plus proche, sur la rive opposée.
Des arbres la couronnaient parmi des maisons basses couvertes de toits à l’italienne. Elles avaient des jardins en pente que divisaient des murs neufs, des grilles de fer, des gazons, des serres-chaudes et des vases de géraniums, espacés régulièrement sur des terrasses où l’on pouvait s’accouder. Plus d’un, en apercevant ces coquettes résidences, si tran -quilles, enviait d’en être le propriétaire, pour vivre là, jusqu’à la fin de ses jours, avec un bon billard, une chaloupe, une femme ou quel- -qu’autre rêve. Le plaisir tout nouveau d’une excursion maritime facilitait les épanchements. Déjà les farceurs commençaient leurs plaisanteries. Beaucoup chantaient. On était gai. Il se versait des petits verres.
Frédéric pensait à la chambre qu’il occuperait là-bas, au plan d’un drame, à des sujets de tableaux, à des passions futures. Cependant il trouvait que le bonheur mérité par l’excellence de son âme tardait à venir. Il se déclama des vers mélancoliques ; il marchait sur le pont à pas rapides ; il s’avança jusqu’au bout, du côté de la cloche ; – et dans un cercle de passagers et de matelots, il vit un monsieur qui contait des galanteries à une paysanne,
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tout en lui maniant la croix d’or qu’elle portait sur la poitrine. C’était un gaillard d’une quarantaine d’années, à cheveux crépus. Sa taille robuste emplissait une jaquette de velours noir, deux émeraudes brillaient à sa chemise de batiste, et son large pantalon blanc tombait sur d’étranges bottes rouges, en cuir rehaussées de Russie, imprimées de dessins bleus.
La présence de Frédéric ne le dérangea pas. Il se tourna vers lui plusieurs fois, en l’interpellant par des clins d’œil ; ensuite il offrit des cigares à tous ceux qui l’entouraient. Mais ennuyé de cette compagnie, sans doute, il alla se mettre plus loin. Frédéric le suivit.
La conversation roula d’abord sur les différentes espèces de tabacs, puis tout naturellement sur les femmes. Le monsieur en bottes rouges donna des conseils au jeune homme ; il exposait des théories, narrait des anecdotes, se citait lui-même en exemple, débitant tout cela d’un ton paterne, avec une ingénuité de corruption divertissante.
Il était républicain ; il avait voyagé ; il connaissait l’intérieur des théâtres, des restaurants, des journaux, et tous les artistes célèbres qu’il appelait familièrement par leurs pré- -noms ; Frédéric lui confia bientôt ses projets ; Il les encou- -ragea.
Mais il s’interrompit pour observer le tuyau de la chemi- -née ; puis il marmotta vite un long calcul, afin de savoir « combien chaque coup de piston à tant de fois par minute devait, etc. » – et la somme trouvée, il admira beaucoup le paysage. Il se disait heureux d’être échappé aux affaires.
Frédéric éprouvait un certain respect pour lui. Il ne résista pas à l’envie de savoir son nom, et l’inconnu répondit tout d’une haleine.
— « Jacques Arnoux, propriétaire de l’Art industriel, bou- levard Montmartre. »
Un domestique ayant un galon d’or à la casquette vint lui dire :
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— « Si Monsieur voulait descendre ? Mademoiselle pleure. » Alors il disparut.
L’Art industriel était un établissement hybride, comprenant un journal de peinture et un magasin de tableaux. Frédéric avait vu ce titre-là, plusieurs fois, à l’étalage du libraire dans son pays natal, sur d’immenses prospectus ornés de dessins baroques et où le nom de Jacques Arnoux se développait magistralement.
Le soleil dardait d’aplomb, en faisant reluire les gabillots de fer autour des mâts, les plaques du bastingage et la surface de l’eau, immobile. Elle se coupait à la proue [*du navire] en deux sillons, qui se déroulaient presqu’au bord des prairies. À chaque détour de la rivière, on retrouvait le même rideau de peupliers pâles. La campagne était toute vide. Il y avait dans le ciel l’ennui de petits nuages blancs arrêtés, et l’ennui, vaguement épandu, semblait allanguir la marche du bateau et rendre l’aspect des voyageurs plus insignifiant encore.
À part quelques bourgeois, aux Premières, c’étaient des ouvriers, des gens de boutique avec leurs femmes et leurs en- -fants. Comme on avait coutume alors de se vêtir sordidement en voyage, presque tous portaient de vieilles calottes grecques ou des chapeaux déteints, de maigres habits noirs râpés par le frottement du bureau, ou des redingotes ouvrant la capsule de leurs boutons pour avoir trop servi au magasin. Çà et là, quelque gilet à châle laissait voir une chemise de calicot maculée de café ; des épingles de chrysocale piquaient des cravates en lambeaux ; des sous-pieds cousus retenaient des chaussons de lisière. Deux ou trois gredins qui tenaient des bambous à gardes de cuir lançaient des regards obliques et des pères de famille ouvraient de gros yeux, en faisant des questions. Ils causaient debout, ou bien accroupis sur leurs bagages. D’autres dormaient dans des coins, plusieurs mangeaient – Le pont était sali par des écailles de noix, des bouts de cigares, des pelures de poire, des détritus de charcuterie apportées dans du papier. Trois ébénistes, en blouse, stationnaient devant la cantine ;
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un joueur de harpe en haillons se reposait, accoudé sur son ins- -trument ; on entendait par intervalles le bruit du charbon de terre dans le fourneau, un éclat de voix, un rire ; et le capitaine sur la passerelle, marchait d’un tambour à l’autre, sans s’arrêter. Frédéric, pour rejoindre sa place, poussa la grille des Premières, dérangea deux chasseurs avec leurs chiens. Ce fut comme une apparition.
Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu’il passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ; et quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda.
Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent, derrière elle. Ses bandeaux noirs contour- -nant la pointe de ses grands sourcils descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l’ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits points, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose, et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l’air bleu.
Comme elle gardait la même attitude Comme elle restait dans la même attitude, Il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manœuvre ; puis, il se planta tout près de son ombrelle, posée contre le banc et il affectait d’observer une chaloupe sur la rivière. Mais en se trouvant à ses côtés, son cœur battit ; d’une émotion d’une émotion inconnue inconnue. Il n’avait vu jamais cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage, avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhai- -tait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu’elle avait portées, les gens qu’elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n’avait
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pas de limites.
Une négresse, coiffée d’un madras, l’aborda, en tenant par la main une petite fille, déjà grande. L’enfant, dont les yeux roulaient encore des larmes, venait de s’éveiller. Elle la prit sur ses genoux. Mademoiselle n’était pas sage, quoiqu’elle eût sept ans bientôt. Sa mère ne l’aimerait plus. On lui pardonnait trop de caprices. – et Frédéric se réjouissait d’entendre ces choses, comme s’il eût fait une découverte, une acquisition.
Il la supposait d’origine Andalouse, créole peut-être ? Elle avait ramené des Îles cette négresse avec elle.
Cependant un long châle à bandes violettes était placé derrière son dos, sur le bordage de cuivre. Elle avait dû, bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en envelopper sa taille, s’en couvrir les pieds, dormir dedans ? Mais entraîné par les franges, il glissait peu à peu, il allait tomber dans l’eau. – Frédéric fit un bond et le rattrapa.
Elle lui dit – « Je vous remercie, monsieur » –
Leurs yeux se rencontrèrent.
— « Ma femme, es-tu prête ? » cria le sieur Arnoux, apparaissant dans le cabot de l’escalier.
Mademoiselle Marthe courut vers lui, et cramponnée à son cou, elle tirait ses moustaches. Les sons d’une harpe retentirent, elle voulut voir la musique ; et bientôt le joueur d’instrument amené par la négresse entra dans les Premières. Arnoux le reconnut pour un ancien modèle ; il le tutoya, ce qui surprit les assistants. Enfin le harpiste rejeta ses longs cheveux derrière ses épaules, étendit les bras et se mit à jouer.
C’était une romance orientale, où il était question de poignards, de fleurs et d’étoiles. L’homme en haillons chan- -tait cela d’une voix mordante. Les battements de la machine coupaient la mélodie à fausse mesure. Il pinçait plus fort, les cordes vibraient, et leurs sons métalliques semblaient exhaler des sanglots, et comme la plainte d’un amour orgueilleux et vaincu. Des deux côtés de la rivière, des bois s’inclinaient
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jusqu’au bord de l’eau, un courant d’air frais passait ; – Mme Arnoux regardait au loin d’une manière vague. Quand la musique s’arrêta, elle remua les paupières plusieurs fois, comme si elle sortait d’un songe.
Le harpiste s’approcha d’eux, humblement. Pendant qu’Arnoux cherchait de la monnaie, Frédéric allongea vers la casquette sa main fermée, et l’ouvrant avec pudeur, il y déposa un louis d’or. Ce n’était pas la vanité qui le poussait à faire cette aumône devant elle, mais une pensée de bénédiction où il l’associait, un mouvement de cœur presque religieux.
Arnoux, en lui montrant le chemin, l’engagea cordiale- -ment à descendre. Frédéric affirma qu’il venait de déjeuner. Il se mourait de faim, au contraire ; et il ne possédait plus un centime au fond de sa bourse.
Ensuite il songea qu’il avait bien le droit, comme un autre, de se tenir dans la chambre.
Autour des tables rondes, des bourgeois mangeaient, un garçon de café circulait ; Mr et Me Arnoux étaient dans le fond, à droite ; Il s’assit sur la longue banquette de velours, ayant ramassé un journal qui se trouvait là.
Ils devaient à Montereau prendre la diligence de Châlons. Leur voyage en Suisse durerait un mois. Mme Arnoux blâma son mari de sa faiblesse pour son en- -fant. Il chuchotta dans son oreille, une gracieuseté, sans doute, car elle sourit. Puis il se [illis.] pour fermer dérangea derrière son cou, le rideau de la fenêtre.
Le plafond bas et tout blanc rabattait une lumière crue. Frédéric en face, distinguait l’ombre de ses cils – Elle trempait ses lèvres dans son verre, cassait un peu de croûte entre ses doigts ; Le médaillon de Lappis-lazzuli atta- -ché par une chaînette d’or à son poignet, de temps à autres, sonnait contre son assiette. Ceux qui étaient là pourtant, n’avaient pas l’air de la remarquer.
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Quelquefois par les hublots, on voyait glisser le flanc d’une chaloupe qui accostait le navire pour prendre ou déposer des voya- -geurs. Les gens attablés se penchaient aux ouvertures et nom- -maient les pays riverains.
Arnoux se plaignait de la cuisine ; il se récria considérable- -ment devant l’addition, et il la fit réduire. Puis il emmena le jeune homme à l’avant du bateau pour boire des grogs. Mais Frédéric s’en retourna bientôt sous la tente, où Me Arnoux était revenue.
Elle lisait un mince volume à couverture grise. Les deux coins de sa bouche se relevaient par moments, et un éclair de plaisir illuminait son front. Alors il jalousa celui qui avait inventé ces choses dont elle paraissait occupée. Plus il la contemplait, plus il sentait entre elle et lui se creuser des abimes. Il songeait qu’il faudrait la quitter tout- -à-l’heure, irrévocablement, sans en avoir arraché une parole, sans lui laisser même un souvenir !
Une plaine s’étendait à droite ; à gauche un herbage allait doucement rejoindre une colline, où l’on apercevait des vignobles, des noyers, un moulin dans la verdure, et des petits chemins au-delà, formant des zigs-zags sur la roche blanche qui tou- -chait au bord du ciel. Quel bonheur de monter côte à côte, le bras autour de sa taille, pendant que sa robe balaierait les feuilles jaunies, en écoutant sa voix, sous le rayonnement de ses yeux ! Le bateau pouvait s’arrêter, ils n’avaient qu’à descendre ; et cette chose bien simple, n’était pas plus facile, cependant, que de remuer le soleil !
Un peu plus loin, on découvrit un château, à toit pointu, avec des tourelles carrées. Un parterre de fleurs s’étalait devant sa façade ; et des avenues s’enfonçaient, comme des la voutes noires, sous les hauts tilleuls. Il se figura passant au bord des charmilles. À ce moment, une jeune dame et un jeune homme se montrèrent sur le perron, entre
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| les caisses d’orangers – Puis tout disparut.
La petite fille jouait autour de lui. Frédéric voulut la baiser. Elle se cacha derrière sa bonne. Sa mère la gronda de n’être pas aimable pour le monsieur qui avait sauvé son châle. Était-ce une ouverture indirecte ? – Va-t’elle enfin me parler ? – se demandait-il. Le temps pressait. Comment obtenir une invitation chez Arnoux ? – et il n’imagina rien de mieux que de lui faire remar- -quer la couleur de l’automne, en ajoutant :
— « Voilà bientôt l’hiver, la saison des bals et des dîners ! »
Mais Arnoux était tout occupé de ses bagages. La côte de Surville apparut, les deux ponts se rapprochaient ; on longea une corderie, ensuite une rangée de maisons basses ; il y avait en dessous, des marmites de goudron, des éclats de bois, et des gamins couraient sur le sable, en faisant la roue. Frédéric reconnut un homme avec un gilet à manches. il lui cria : « Dépêche- -toi ! »
On arrivait.
Il chercha péniblement Arnoux dans la foule des passagers, et l’autre répondit en lui serrant la main :
— « Au plaisir, cher monsieur ! »
Quand il fut sur le quai, Frédéric se retourna. Elle était près du gouvernail, debout. Alors il lui envoya un regard où il avait tâché de mettre toute son âme. Mais comme s’il n’eut rien fait, elle demeura immobile.
Puis, sans égard aux salutations de son domestique :
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| — « Pourquoi n’as-tu pas amené la voiture jusqu’ici ? »
Le bonhomme s’excusait.
— « Quel maladroit ! donne-moi de l’argent ! » et il alla manger dans une auberge.
Un quart d’heure après, il eut envie d’entrer comme par hasard dans la cour des diligences. Il la verrait encore, peut-être ? à quoi bon ? se dit-il, et l’américaine l’emporta.
Les deux chevaux n’appartenaient pas à sa mère. Elle avait emprunté celui de M. Chambrion le receveur, pour l’atteler auprès du sien. Isidore parti la veille, s’était reposé à Bray jusqu’au soir et avait couché à Montereau, si bien que les bêtes rafraîchies trottaient lestement.
Des champs moissonnés se prolongeaient à n’en plus finir. Deux lignes d’arbres bordaient la route, les tas de cailloux se succédaient ; et peu à peu, Villeneuve-St-Georges, Ablon, Chatillon, Corbeil et les autres pays, – tout son voyage lui revint à la mémoire, d’une façon si nette qu’il distinguait maintenant des détails nouveaux, des particularités plus intimes. Sous le dernier volant de sa robe son pied passait dans une mince bottine en soie, de couleur marron. La tente de coutil formait un large dais sur sa tête, et les petits glands rouges de la bordure tremblaient à la brise, perpétuellement.
Elle ressemblait aux femmes des livres romantiques. Il n’aurait voulu rien ajouter, rien retrancher à sa personne. L’univers venait tout à coup de s’élargir. Elle était le point lumineux où
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| l’ensemble des choses convergeait ; et bercé par le mouvement de la voiture, les paupières à demi-closes, le regard dans les nuages, il s’aban- -donnait à une joie rêveuse et infinie.
À Bray, il n’attendit pas qu’on eut donné l’avoine, il alla devant, sur la route, tout seul. Arnoux l’avait appelée « Marie » Il cria très haut « Marie » sa voix se perdit dans l’air.
Une large couleur de pourpre enflammait le ciel à l’occident. De grosses meules de blé qui se levaient au milieu des chaumes, çà et là, pro- -jetaient des ombres géantes – Un chien se mit à aboyer dans une ferme, au loin. Il frissonna, pris d’une inquiétude sans cause.
Quand Isidore l’eut rejoint, il se plaça sur le siège pour conduire. Sa défaillance était passée – Il était bien résolu à s’introduire, n’importe comment chez les Arnoux et à se lier avec eux. Leur maison devait être amusante Ar- -noux lui plaisait d’ailleurs ; puis, qui sait ? Alors un flot de sang lui monta au visage. Ses tempes bourdonnaient, il fit claquer son fouet, secoua les rênes, et il menait les chevaux d’un tel train que le vieux cocher répétait :
— « Doucement ! mais doucement ! vous les rendrez poussifs »
Peu à peu Frédéric se calma et il écouta parler son domestique.
On attendait Monsieur avec grande impatience. Mlle Louise avait pleuré pour partir dans la voiture.
— « Qu’est-ce donc, Melle Louise ?
— « La petite à M. Roque, vous savez ?
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| — « Ah ! j’oubliais ! » répliqua Frédéric négligemment.
 Cependant Cependant Les deux chevaux n’en pouvaient plus. pendant la dernière lieue Ils boitaient l’un et l’autre pendant la dernière lieue ; pendant la dernière lieue et neuf heures sonnaient à St-Laurent lorsqu’il arriva sur la Place d’armes, devant la maison de sa mère.
Cette maison spacieuse, avec un jardin donnant sur la campagne, ajoutait à la considération de made Moreau qui était la personne du pays la plus respectée.
Elle sortait d’une vieille famille de gentils- -hommes, éteinte maintenant. Son mari, un plébein que ses parents lui avaient fait épouser était mort d’un coup d’épée, pendant sa grossesse, en lui laissant une fortune compromise. Elle recevait trois fois la semaine et donnait de temps à autre un beau dîner. Mais le nombre des bougies était calculé d’avance et elle at- -tendait impatiemment ses fermages – Cette gêne, dissimulée comme un vice, la rendait sérieuse. Cependant sa vertu s’exerçait sans étalage de pruderie, sans aigreur. Ses moindres charités semblaient de grandes aumônes. On la consultait sur le choix des domestiques, l’éducation des jeunes filles, l’art des confitures et Monseigneur descendait chez elle, dans ses tournées épiscopales.
Mme Moreau nourrissait une haute ambition pour son fils. Elle n’aimait pas à entendre blâ- -mer le Gouvernement par une sorte de prudence anticipée. Il aurait besoin de protections d’abord puis grâces à ses moyens, il deviendrait conseiller d’État, ambassadeur, ministre. Ses triomphes au
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| collège de Sens légitimaient cet orgueil, il avait remporté le prix d’honneur.
Quand il entra dans le salon (c’était soir de jeu) tous se levèrent à grand bruit, on l’embrassa ; et avec les fauteuils et les chaises on fit un large demi-cercle autour de la cheminée.
Mr Gamblin lui demanda immédiate- -ment son opinion sur Mme Lafarge. Ce procès, la fureur de l’époque, ne manqua pas d’amener une discussion violente. Mme Moreau l’arrêta, au regret toutefois de Mr Gamblin – Il la jugeait utile pour le jeune homme, en sa qualité de futur jurisconsulte, et il sortit du salon, piqué.
Rien ne devait surprendre dans un ami du père Mr Roque ! À propos du père Roque, on parla de Mr Dambreuse qui venait d’acquérir le domaine de la Fortelle. – Mais le percepteur avait entraîné Frédé- -ric à l’écart pour savoir ce qu’il pensait du dernier ouvrage de Mr Guizot. Tous désiraient con- -naître ses affaires, et Mme Benoit s’y prit adroite- -ment en s’informant de son oncle. Comment allait ses ce bon parent ? Il ne donnait plus de nouvelles. N’a- -vait-il pas un arrière-cousin en Amérique ?
La cuisinière annonça que le potage de Monsieur était servi. On se retira, par discrétion. Puis dès qu’ils furent seuls dans la salle, sa mère lui dit, à voix basse :
— « Eh bien ?
Le vieillard l’avait reçu très cordialement – Mais sans montrer ses intentions. Me Moreau soupira.
Où est-elle, à présent ? songeait-il – La diligence roulait, – et enveloppée dans le châle,
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| sans doute, elle appuyait contre le drap du coupé, sa belle tête endormie.
Ils montaient dans leurs chambres quand un garçon du Cygne de la Croix apporta un billet.
— « qu’est-ce donc ? »
— « C’est Deslauriers qui a besoin de moi » dit-il.
— « ah ! ton camarade ! » fit Me Moreau avec un ricanement de mépris. « L’heure est bien choisie, vraiment ! »
Frédéric hésitait. Mais l’amitié fut plus forte. Il prit son chapeau.
— « Au moins, ne sois pas longtemps » lui dit sa mère.
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