guerre et fête
Si l'extraordinaire est essentiellement une rupture dans l'ordre des choses, quelle rupture plus décisive que la guerre ? Il en est même pour vanter ses merveilles : « C'est de tous les sujets dont s'inspirent les poètes, les historiens, les orateurs, les romanciers, le plus inépuisable, le plus varié, le plus attachant, celui que la multitude préfère et redemande sans cesse, sans lequel toute poésie s'affadit et se décolore. Supprimez le rapport secret qui fait de la guerre une condition indispensable, de près ou de loin, aux créations de l'idéal, aussitôt vous allez voir l'âme humaine partout abaissée, la vie individuelle et sociale frappée d'un insupportable prosaïsme. Si la guerre n'existait pas, la poésie l'inventerait. Sans doute, le courage guerrier et la flamme poétique ne peuvent se confondre; la statue n'est pas le marbre dans lequel elle a été taillée. Mais, si l'artiste a eu l'idée de sa statue, n'est-ce pas en partie parce que la nature lui avait fourni le marbre ? Faites donc une Vénus avec des schistes ! Tout de même, si le poète a eu l'idée de ses chants, n'est-ce pas aussi parce qu'il y avait en lui quelque chose de cet enthousiasme qui fait les héros, et en admiration duquel la guerre a été appelée divine ? J'ai donc le droit de dire, et je répète, que la plus puissante révélation de l'idéal, comme de la religion et du droit, c'est la guerre. » (Charles Fourier, La Guerre et la paix, 1861).
Pour justifier semblable apologie, il convient bien sûr de se situer dans notre problématique d'ensemble qui pourra ne retenir dans la guerre que sa capacité de rupture dans le quotidien et sa mobilisation d'énergies nouvelles. À ce titre, un rapprochement avec la fête peut être sans doute considéré.
I. SYNTHESE
(40 points) :
Vous ferez une synthèse objective, concise et ordonnée de ces
documents relatifs aux rapports entre guerre et fête.
II. ECRITURE PERSONNELLE (20 points) :)
« La similitude de la guerre avec la fête est donc ici absolue »,
écrit Roger Caillois, rapprochant ces deux paroxysmes de la vie primitive. Quels arguments opposeriez-vous à cette comparaison ?
DOCUMENT 1 La
guerre représente bien le paroxysme de l'existence des sociétés
modernes. Elle constitue le phénomène total qui les soulève et les
transforme entièrement, tranchant par un terrible contraste sur l'écoulement
calme du temps de paix. C'est la phase de l'extrême tension de la vie
collective, celle du grand rassemblement des multitudes et de leur effort.
Chaque individu est ravi à sa profession, à son foyer, à ses habitudes, à
son loisir enfin. La guerre détruit brutalement le cercle de liberté que
chacun ménage autour de soi pour son plaisir et qu'il respecte chez son
voisin. Elle interrompt le bonheur et les querelles des amants, l'intrigue
de l'ambitieux et l'œuvre poursuivie dans le silence par l'artiste, l'érudit
ou l'inventeur. Elle ruine indistinctement l'inquiétude et la placidité,
rien ne subsiste qui soit privé, ni création ni jouissance ni angoisse même.
Nul ne peut rester à l'écart et s'occuper à une autre tâche, car il n'est
personne qui ne puisse être employé à celle-ci de quelque façon. Elle a
besoin de toutes les énergies.
Ainsi succède à cette sorte de cloisonnement où chacun compose son
existence à sa guise, sans participer beaucoup aux affaires de la cité, un
temps où la société convie tous ses membres à un sursaut collectif qui les
place soudain côte à côte, les rassemble, les dresse les aligne, les
rapproche de corps et d'âme. L'heure est venue où elle cesse brusquement
d'être tolérante, indulgente et comme soucieuse de se faire oublier par ceux
dont elle protège la prospérité. Elle s'empare maintenant des biens, exige
le temps, la fatigue, le sang même des citoyens. L'uniforme endossé par
chacun d'eux marque visiblement qu'il abandonne tout ce qui le distinguait
d'autrui, pour servir la communauté et non comme il l'entend, mais selon ce
que cet uniforme lui commande de faire et au poste qu'il lui désigne.
La similitude de la guerre avec la fête est donc ici absolue : toutes
deux inaugurent une période de forte socialisation, de mise en commun
intégrale des instruments, des ressources, des forces ; elles rompent le
temps pendant lequel les individus s'affairent chacun de son côté en une
multitude de domaines différents. A leur tour, ceux-ci dépendent les uns des
autres pour se chevaucher mutuellement bien plus que pour occuper une place
définie pour une structure rigoureuse. Dans les sociétés modernes, la guerre
représente pour ce motif l'unique moment de concentration et d'absorption
intense dans le groupe de tout ce qui tend ordinairement à maintenir à son
égard une certaine zone d'indépendance. C'est pourquoi, de préférence aux
vacances et aux jours de fête, elle appelle la comparaison avec l'antique
saison de l'effervescence collective.
Roger CAILLOIS, L'Homme et le sacré,
1950.
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DOCUMENT 2
[Chassé du château où « tout est au
mieux » pour s'être intéressé d'un peu près à la belle Cunégonde, le jeune
Candide se retrouve illico sur le théâtre de la guerre.]
Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si
bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois,
les tambours, les canons; formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut
jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes
de chaque côté; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ
neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut
aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout
pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait
comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie
héroïque.
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum,
chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets
et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna
d'abord un village voisin; il était en cendres: c'était un village abare1 que
les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des
vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui
tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes; là des filles éventrées
après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros, rendaient les
derniers soupirs; d'autres à demi brûlées criaient qu'on achevât de leur
donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras
et de jambes coupés.
Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village: il appartenait à des
Bulgares, et les héros abares l'avaient traité de même. Candide, toujours
marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin
hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son
bissac, et n'oubliant jamais mademoiselle Cunégonde.
1. abare : les Abares étaient des envahisseurs
tartares qui fondèrent un empire en Hongrie.
VOLTAIRE, Candide, 1759.
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DOCUMENT 3 Merveille de la
guerre
Que c'est beau ces fusées qui illuminent la nuit
Elles montent sur leur propre cime et se penchent pour regarder
Ce sont des dames qui dansent avec leurs regards pour yeux bras et cœurs
J'ai reconnu ton sourire et ta vivacité
C'est aussi l'apothéose quotidienne de toutes mes Bérénices dont les
chevelures sont devenues des comètes
Ces danseuses surdorées appartiennent à tous les temps et à toutes les
races
Elles accouchent brusquement d'enfants qui n'ont que le temps de mourir
Comme c'est beau toutes ces fusées
Mais ce serait bien plus beau s'il y en avait plus encore
S'il y en avait des millions qui auraient un sens complet et relatif comme
les lettres d'un livre
Pourtant c'est aussi beau que si la vie même sortait des mourants
Mais ce serait plus beau encore s'il y en avait plus encore
Cependant je les regarde comme une beauté qui s'offre et s'évanouit
aussitôt
Il me semble assister à un grand festin éclairé a giorno1
C'est un banquet que s'offre la terre
Elle a faim et ouvre de longues bouches pâles
La terre a faim et voici son festin de Balthasar2 cannibale
Qui aurait dit qu'on pût être à ce point anthropophage
Et qu'il fallût tant de feu pour rôtir le corps humain
C'est pourquoi l'air a un petit goût empyreumatique3 qui n'est ma foi pas
désagréable
Mais le festin serait plus beau encore si le ciel y mangeait avec la terre
Il n'avale que les âmes
Ce qui est une façon de ne pas se nourrir
Et se contente de jongler avec des feux versicolores
[...]
1. a giorno : comme par la lumière du jour.
2. Balthasar était un roi de Babylone. C'est lors d'un festin qu'il vit
une main tracer sur un mur les mots « Mané, Thécel, Pharès » : compté,
pesé, divisé, c'est-à-dire « Dieu a compté tes jours, tu seras pesé, ton
royaume sera divisé. »
3. empyreumatique : qui a une odeur de
chair brûlée.
Guillaume APOLLINAIRE, Calligrammes,
1918 |
DOCUMENTS 4
a- Carte postale
(1915). |
b- Dessin et légende tirés de « L'Illustration »
(11 novembre 1918). |
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Les soldats devaient
être les héros de cette fête.
On embrassait ceux qui se trouvaient dans les rues,
par amour de ceux qui venaient de s’arrêter, là-bas,
leur fusil fumant. |
La synthèse
de ce corpus pourrait être élaborée autour du plan thématique suivant :
Problématique : En quoi
la guerre présente-t-elle des analogies avec la fête ?
I - Sur le plan social :
- la guerre représente un point fort de la vie sociale (doc 1, 4b)
- elle mobilise toutes les énergies (doc 1, 2, 3, 4a)
- elle substitue à l'ordre ancien un nouvel ordre (doc 1, 2, 3).
II - Sur le plan culturel :
- la guerre provoque une excitation festive (doc 1, 2, 3, 4a)
- elle est l'occasion de beaux spectacles (doc 1, 2, 3)
- elle a un aspect solennel et sacrificiel de fête religieuse et cosmique (doc
1, 2, 3,4b).
L'écriture personnelle : utiliser le corpus
L'écriture personnelle doit bien sûr être alimentée de références, qui soutiendront vos arguments mais attesteront aussi de votre préparation, au cours de l'année, du thème qu'elle
concerne. Mais les textes que vous offre le corpus constituent eux aussi un
aliment appréciable et directement disponible. A partir d'un exemple de sujet,
nous allons tenter de montrer comment ce corpus, d'abord traité à l'intérieur
d'une synthèse de documents, peut être un support appréciable de l'écriture
personnelle.
Problématique : Le sujet
invite à présenter une réfutation de l'analogie établie par R. Caillois
entre la guerre et la fête (une première partie de concession est ici
inutile).
La problématique pourrait donc être formulée ainsi : En quoi
la guerre se différencie-t-elle de la fête ?
L'écriture personnelle
vous demande d'utiliser votre travail de l'année sur le thème concerné : il vous
fournira arguments et exemples, que vous saurez rappeler d'une manière
personnelle et réfléchie. Mais l'examen précis des
documents du corpus, favorisé par la réalisation préalable de la synthèse, vous
permet aussi d'aborder plus sereinement votre travail d'écriture, puisque vous
aurez pu y côtoyer des arguments utilisables.
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Ici, la réfutation de la thèse de
Caillois peut s'appuyer sur trois arguments essentiels, qui commanderaient trois
courtes parties. A vous bien sûr de valider ces arguments par d'autres
exemples que ceux du dossier : c'est ici que la culture acquise pendant
l'année vous sera précieuse.
1 . la guerre fait œuvre de mort,
alors que la fête célèbre la vie :
- le texte de
Voltaire oppose violemment la solennité brillante de la guerre à son démenti le
plus flagrant dès que les hostilités ont commencé : hécatombe, réalité
insoutenable des tas de cadavres.
- le poème d'Apollinaire évoque ce
festin cannibale que sert la guerre à la terre, fête sacrificielle qui ne
consacre rien de la vie humaine que sa vocation à servir de gibier.
- dans le document 4b, la figure de
Marianne endeuillée crée une analogie troublante avec la Mort, agrippée au
soldat comme pour l'emporter.
2 . la fête est rituelle, alors que la guerre est conjoncturelle
:
- le texte de Voltaire oppose
nettement à l'apparence réglée de cérémonie que revêt d'abord la guerre sa
soudaine avalanche de barbaries. La confusion totale du héros abasourdi
communique cette vision d'une horreur absurde.
- Apollinaire souligne dans la
guerre ce caractère de fête inaccomplie : rares fusées, indifférence du ciel.
- le document 4a est daté, le
document 4b représente un événement précis.
3 .
au contraire de la fête, la guerre ne substitue aucun ordre réel à celui qu'elle
bouleverse :
- le texte de Voltaire évoque de
manière cynique ce "droit public" qui autoriserait les massacres et ces codes
qui font les héros. En creux, se dessine bien sûr ce vrai code de la guerre qui
est de ne pas en avoir d'autre que d'obéir aux instincts les plus barbares.
- la réalité de la guerre est
soigneusement évacuée du poème d'Apollinaire, au profit d'un spectacle
esthétique dont d'ailleurs on note le caractère artificiel et éphémère.
- la Marianne du document 4a
manifeste comment la guerre ne fait qu'exacerber les valeurs les plus figées de l'ordre social
(hiérarchie, nationalisme).
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