la maison onirique

 

 

  Liant la maison au rêve, nous ne voulons pas ici parler du désir de possession, convoitise si universellement répandue, dit-on. Et en effet combien de jeunes couples s'empressent de s'endetter pour trente ans afin d'être les maîtres de 80 m2 de moëllons sur 200 m2 de friche ! Quoi de plus légitime pourtant de la part de l'homme jeté dans le monde que cette volonté de s'amarrer ? C'est plutôt de cette quête que nous souhaitons parler, qui fait de la maison un lieu magique dont les valeurs, les symboles prennent tout leur sens lorsqu'ils sont investis par les souvenirs chancelants de l'enfance et les images activées par le rêve.

 

 TEXTE 1

Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace, 1957.

  En abordant les images de la maison avec le souci de ne pas rompre la solidarité de la mémoire et de l'imagination, nous pouvons espérer faire sentir toute l'élasticité psychologique d'une image qui nous émeut à des degrés de profondeur insoupçonnés. Par les poèmes, plus peut-être que par les souvenirs, nous touchons le fond poétique de l'espace de la maison. [...] Les souvenirs du monde extérieur n'auront jamais la même tonalité que les souvenirs de la maison. En évoquant les souvenirs de la maison, nous additionnons des valeurs de songe ; nous ne sommes jamais de vrais historiens, nous sommes toujours un peu poètes et notre émotion ne traduit peut-être que de la poésie perdue.
  Dans ces conditions, si l'on nous demandait le bienfait le plus précieux de la maison, nous dirions : la maison abrite la rêverie, la maison protège le rêveur, la maison nous permet de rêver en paix. Il n'y a pas que les pensées et les expériences qui sanctionnent les valeurs humaines. A la rêverie appartiennent des valeurs qui marquent l'homme en sa profondeur. La rêverie a même un privilège d'autovalorisation. Elle jouit directement de son être. Alors, les lieux où l'on a vécu la rêverie se restituent d'eux-mêmes dans une nouvelle rêverie. C'est parce que les souvenirs des anciennes demeures sont revécus comme des rêveries que les demeures du passé sont en nous impérissables.
  Notre but est maintenant clair : il nous faut montrer que la maison est une des plus grandes puissances d'intégration pour les pensées, les souvenirs et les rêves de l'homme. Dans cette intégration, le principe liant, c'est la rêverie. Le passé, le présent et l'avenir donnent à la maison des dynamismes différents, des dynamismes qui souvent interfèrent, parfois s'opposant, parfois s'excitant l'un l'autre. La maison, dans la vie de l'homme, évince des contingences, elle multiplie ses conseils. Sans elle, l'homme serait un être dispersé. Elle maintient l'homme à travers les orages du ciel et les orages de la vie. Elle est corps et aime. Elle est le premier monde de l'être humain. Avant d'être « jeté au monde » comme le professent les métaphysiques rapides, l'homme est déposé dans le berceau de la maison. Et toujours, en nos rêveries, la maison est un grand berceau. Une métaphysique concrète ne peut laisser de côté ce fait, ce simple fait, d'autant que ce fait est une valeur, une grande valeur à laquelle nous revenons dans nos rêveries. L'être est tout de suite une valeur. La vie commence bien, elle commence enfermée, protégée, toute tiède dans le giron de la maison.
  De notre point, de vue, du point de vue du phénoménologue qui vit des origines, la métaphysique consciente qui se place à l'instant où l'être est « jeté dans le monde » est une métaphysique de deuxième position. Elle passe par-dessus les préliminaires où l'âtre est l'être-bien, où l'être humain est déposé dans un être-bien, dans le bien-être associé primitivement à l'être. Pour illustrer la métaphysique de la conscience, il faudra attendre les expériences où l'être est jeté dehors, c'est-à-dire dans le style d'images que nous étudions : mis à la porte, hors de l'être de la maison, circonstance où s'accumulent l'hostilité des hommes et l'hostilité de l'univers. Mais une métaphysique complète, englobant la conscience et l'inconscient doit laisser au dedans le privilège de ses valeurs. Au-dedans de l'être, dans l'être du dedans, une chaleur accueille l'être, enveloppe l'être. L'être règne dans une sorte de paradis terrestre de la matière, fondu dans la douceur d'une matière adéquate. Il semble que dans ce paradis matériel, l'être baigne dans la nourriture, qu'il soit comblé de tous les biens essentiels.
  Quand on rêve à la maison natale, dans l'extrême profondeur de la rêverie, on participe à cette chaleur première, à cette matière bien tempérée du paradis matériel. C'est dans cette ambiance que vivent les êtres protecteurs. Nous aurons à revenir sur la maternité de la maison. Pour l'instant, nous voulions indiquer la plénitude première de l'être de la maison. Nos rêveries nous y ramènent. Et le poète sait bien que la maison tient l'enfance immobile « dans ses bras ».

Lire : La maison rêvée de Gaston Bachelard.

 

TEXTE 2

Jean-Marie LE CLÉZIO, Voyage à Rodrigues, 1986.

  Je vois la maison telle que mon grand-père Alexis l’a peinte à l’aquarelle autour de 1870, quand il était âgé d’une dizaine d’années. Seule, immense au milieu de la forêt sombre, entourée de palmiers, de lataniers, de tamariniers, d’arbres de l’Intendance déjà immenses, de filaos bleutés, avec même cet araucaria un peu bizarre, portant ses pompons d’émeraude, que mon arrière-grand-père avait planté à droite de la maison, et qui existe encore.
  Sur le tableau, la maison semble vide, presque fantomatique malgré l’éclat de sa toiture neuve et le jardin bien ratissé à la française. Les hautes portes-fenêtres à dix carreaux reflètent la lumière du ciel dans l’ombre douce de la « varangue ». Sur la pente du toit, il y a sept lucarnes dont certaines ont leurs volets clos. Je me souviens de ce qu’on me racontait autrefois d’Eurêka, de cette formule pour moi presque rituelle : la maison où il y avait cent fenêtres ! Dans le flou romantique du parc — la magnificence de la nature tropicale en altitude, la fraîcheur des conifères et des tecomas, des fougères, de l’araucaria, mêlée à l’exubérance des palmes, des ficus, et de la haute montagne pluvieuse qui domine la paix des bassins, les plates-bandes décorées de fuchsias, de rosiers, d’azalées, de pois de senteur, tout cela qui émerveilla mon ancêtre Eugène premier lorsqu’il découvrit cet endroit, alors qu’il cherchait un refuge contre les fièvres de la côte, et qui lui inspira ce nom : Eurêka ! — la maison comme un symbole de la beauté et de la paix, loin du monde, loin des guerres et des malheurs.

 

TEXTE 3

COLETTE, La Maison de Claudine, 1922.

  La maison était grande, coiffée d’un grenier haut. La pente raide de la rue obligeait les écuries et les remises, les poulaillers, la buanderie, la laiterie, à se blottir en contre-bas tout autour d’une cour fermée.
  Accoudée au mur du jardin, je pouvais gratter du doigt le toit du poulailler. Le Jardin-du-Haut commandait un Jardin-du-Bas, potager resserré et chaud, consacré à l’aubergine et au piment, où l’odeur du feuillage de la tomate se mêlait, en juillet, au parfum de l’abricot mûri sur espaliers. Dans le Jardin-du-Haut, deux sapins jumeaux, un noyer dont l’ombre intolérante tuait les fleurs, des roses, des gazons négligés, une tonnelle disloquée… Une forte grille de clôture, au fond, en bordure de la rue des Vignes, eût dû défendre les deux jardins ; mais je n’ai jamais connu cette grille que tordue, arrachée au ciment de son mur, emportée et brandie en l’air par les bras invincibles d’une glycine centenaire…
  La façade principale, sur la rue de l’Hospice, était une façade à perron double, noircie, à grandes fenêtres et sans grâces, une maison bourgeoise de vieux village, mais la roide pente de la rue bousculait un peu sa gravité, et son perron boitait, six marches d’un côté, dix de l’autre.
  Grande maison grave, revêche avec sa porte à clochette d’orphelinat, son entrée cochère à gros verrou de geôle ancienne, maison qui ne souriait que d’un côté. Son revers, invisible au passant, doré par le soleil, portait manteau de glycine et de bignonier mêlés, lourds à l’armature de fer fatiguée, creusée en son milieu comme un hamac, qui ombrageait une petite terrasse dallée et le seuil du salon… Le reste vaut-il la peine que je le peigne, à l’aide de pauvres mots ? Je n’aiderai personne à contempler ce qui s’attache de splendeur, dans mon souvenir, aux cordons rouges d’une vigne d’automne que ruinait son propre poids, cramponnée, au cours de sa chute, à quelques bras de pin. Ces lilas massifs dont la fleur compacte, bleue dans l’ombre, pourpre au soleil, pourrissait tôt, étouffée par sa propre exubérance, ces lilas morts depuis longtemps ne remonteront pas grâce à moi vers la lumière, ni le terrifiant clair de lune — argent, plomb gris, mercure, facettes d’améthystes coupantes, blessants saphirs aigus — , qui dépendait de certaine vitre bleue, dans le kiosque au fond du jardin.
  Maison et jardin vivent encore, je le sais, mais qu’importe si la magie les a quittés, si le secret est perdu qui ouvrait — lumière, odeurs, harmonie d’arbres et d’oiseaux, murmure de voix humaines qu’a déjà suspendu la mort — un monde dont j’ai cessé d’être digne ?…

 

TEXTE ET DOCUMENT 4

Joana DUARTE BERNARDES
Habiter la mémoire à la frontière de l’oubli : la maison comme seuil.

  La maison de la cascade, la plus connue des maisons du XXe siècle, a été célébrée pour achever une interaction harmonieuse avec les éléments du paysage environnant. En effet, « tout s’écoute et rien ne bouge » pourrait être l’insigne de l’œuvre majeure de Frank Lloyd Wright : comme s’il n’existait pas de lignes séparatrices entre le monde de la maison et le monde extérieur pour ceux qui l’habitent et pour ceux qui l’observent. De toute façon, la casa est le fruit du besoin de recréer la domination sur le monde chaotique que les forces de la nature représentent pour une humanité fragile et en quête de mémoire. Ses limites sont les quatre éléments qui l’entourent et elle forme la frontière que l’homme prétend dessiner autour de lui.
 Néanmoins, pour que l’habitant puisse se protéger de la nature corrosive qui met en péril le confort de l’homme, les quatre éléments comparaissent à l’édifice domestique comme la condition d’habitabilité. La maison s’inscrit dans le monde avec la duplicité du dialogue sur la limite : elle est toujours la démarcation identitaire que les ruines n’engloutissent pas, fragilisée par les éléments de sa construction. Ce n’est pas la fragilité de la maison par rapport à la nature qui nous importe ici, mais plutôt la croyance que la maison de quelqu’un reproduit la monde-évidence du sujet. C’est plutôt le temps, converti en matière mémorielle, qui prédomine sur l’espace ou le temps vécu qui survit à l’espace grâce à la maison. Et c’est précisément à cause d’une poétique du seuil et de ses implications spatio-temporelles immédiates, que la maison, plutôt que d’être un stade éphémère de l’agir à la manière du cimetière romantique, existe pour que l’homme puisse se souvenir.

La maison de la cascade. Architecte : Frank Lloyd Wright.

 

Quelle problématique peut-être dégagée de ces documents ?
      Lire : La notion de maison (entretien avec Claude Lévi-Strauss, revue Terrain).