Groupe IV - Juin 1996 - Séries technologiques
Victor Hugo, Les Misérables, 1862
Le dedans du désespoir
Jean Valjean a été condamné, pour avoir volé un pain alors qu'il était au chômage avec trois enfants, à cinq ans de bagne, portés à dix-neuf ans après des tentatives d'évasion. Il repense à son sort, et le narrateur commente: « Il faut bien que la société regarde ces choses puisque c'est elle qui les fait... C'était, nous l'avons dit un ignorant, mais ce n'était pas un imbécile... Sous l'ardent soleil du bagne, sur le lit de planches des forçats, il se replia en sa conscience et réfléchit.»
Il se constitua tribunal.
Il commença par se juger lui-même.
Il reconnut qu'il n'était pas
un innocent injustement puni. Il s'avoua qu'il avait commis une action
extrême et blâmable; qu'on ne lui eût peut-être pas
refusé ce pain s'il l'avait demandé; que dans tous les cas
il eût mieux valu l'attendre, soit de la pitié, soit du travail;
que ce n'est pas tout à fait une raison sans réplique de dire:
peut-on attendre quand on a faim? Que d'abord il est très rare qu'on
meure littéralement de faim; ensuite que, malheureusement ou heureusement,
l'homme est ainsi fait qu'il peut souffrir longtemps et beaucoup, moralement
et physiquement, sans mourir; qu'il fallait donc de la patience; que cela
eût mieux valu même pour ces pauvres petits enfants; que
c'était un acte de folie, à lui, malheureux homme chétif,
de prendre violemment au collet la société tout entière
et de se figurer qu'on sort de la misère par le vol; que c'était,
dans tous les cas, une mauvaise porte pour sortir de la misère que
celle par où l'on entre dans l'infamie; enfin qu'il avait eu tort.
Puis il se demanda:
S'il était le seul qui avait eu tort dans sa
fatale histoire? Si d'abord ce n'était pas une chose grave qu'il
eût, lui travailleur, manqué de travail, lui laborieux, manqué
de pain. Si, ensuite, la faute commise et avouée, le châtiment
n'avait pas été féroce et outré. S'il n'y avait
pas plus d'abus de la part de la loi dans la peine qu'il n'y avait eu d'abus
de la part du coupable dans la faute. S'il n'y avait pas excès de
poids dans un des plateaux de la balance, celui où est l'expiation.
Si la surcharge de la peine n'était point l'effacement du délit,
et n'arrivait pas à ce résultat: de retourner la situation,
de remplacer la faute du délinquant par la faute de la répression,
de faire du coupable la victime et du débiteur le créancier,
et de mettre définitivement le droit du côté de
celui-là même qui l'avait violé. Si cette peine,
compliquée des aggravations successives pour les tentatives
d'évasion, ne finissait pas par être une sorte d'attentat du
plus fort sur le plus faible, un crime de la société sur
l'individu, un crime qui recommençait tous les jours, un crime qui
durait dix-neuf ans.
Il se demanda si la société humaine pouvait avoir le droit de faire également subir à ses membres, dans un cas son imprévoyance déraisonnable, et dans l'autre cas sa prévoyance impitoyable, et de saisir à jamais un pauvre homme entre un défaut et un excès, défaut de travail, excès de châtiment. S'il n'était pas exorbitant que la société traitât ainsi précisément ses membres les plus mal dotés dans la répartition de biens que fait le hasard, et par conséquent les plus dignes de ménagements.
Ces questions faites et résolues, il jugea la
société et la condamna.
Il la condamna à sa haine.
Il la fit responsable du sort qu'il subissait, et se dit qu'il n'hésiterait peut-être pas à lui en demander compte un jour. Il se déclara à lui-même qu'il n'y avait pas équilibre entre le dommage qu'il avait causé et le dommage qu'on lui causait; il conclut enfin que son châtiment n'était pas, à la vérité, une injustice, mais qu'à coup sûr c'était une iniquité.1
La colère peut être folle et absurde; on peut être irrité à tort; on n'est indigné que lorsqu'on a raison au fond par quelque côté. Jean Valjean se sentait indigné.
Et puis, la société humaine ne lui avait fait que du mal. Jamais il n'avait vu d'elle que ce visage courroucé qu'elle appelle sa justice et qu'elle montre à ceux qu'elle frappe. Les hommes ne l'avaient touché que pour le meurtrir. Tout contact avec eux lui avait été un coup. Jamais, depuis son enfance, depuis sa mère, depuis sa soeur, jamais il n'avait rencontré une parole amie et un regard bienveillant. De souffrance en souffrance il arriva peu à peu à cette conviction que la vie était une guerre; et que dans cette guerre il était le vaincu. Il n'avait d'autre arme que sa haine.
QUESTIONS (10 points)
1. De « Il reconnut qu'il n'était pas un innocent injustement puni. » jusqu'à « ...un crime qui durait dix-neuf ans », par quelle figure de style et quelles tournures syntaxiques Jean Valjean présente-t-il d'abord les éléments de sa propre accusation, puis ses circonstances atténuantes? (3 pts)
2. De «Puis il se demanda»
jusqu'à «...celui où est l'expiation», quels sont
les reproches de Jean Valjean à la société?
Relevez les expressions qui les résument le mieux dans le passage
qui va de «Il se demanda si la société
humaine...» à «... les plus dignes de
ménagements». (4 pts).
3. Non seulement le forçat condamne la société, mais il la condamne à sa haine. Quel champ lexical, dans le dernier paragraphe, justifie ce sentiment? (3 pts)
TRAVAIL DÉCRITURE (10 points)
En transposant à l'époque actuelle situation et arguments, écrivez, d'après le troisième paragraphe, le réquisitoire que pourrait prononcer contre Jean Valjean l'avocat général représentant la société.
Puis imaginez, en utilisant, si vous le désirez, les arguments du texte, le plaidoyer de l'avocat pour la défense de l'accusé.