René DESCARTES
Les animaux-machines
[...] qu'a-t-on besoin d'autre chose pour expliquer la
nutrition et la production des diverses humeurs qui sont dans le corps, sinon de
dire que la force dont le sang, en se raréfiant, passe du cœur vers les
extrémités des artères, fait que quelques-unes de ses parties s'arrêtent entre
celles des membres où elles se trouvent, et y prennent la place de quelques
autres qu'elles en chassent, et que, selon la situation ou la figure ou la
petitesse des pores qu'elles rencontrent, les unes se vont rendre en certains
lieux plutôt que les autres, en même façon que chacun peut avoir vu divers
cribles, qui, étant diversement percés, servent à séparer divers grains les uns
des autres ? Et enfin, ce qu'il y a de plus remarquable en tout ceci, c'est la
génération des esprits animaux, qui sont comme un vent très subtil, ou plutôt
comme une flamme très pure et très vive, qui, montant continuellement en grande
abondance du cœur dans le cerveau, se va rendre de là par les nerfs dans les
muscles, et donne le mouvement à tous les membres; sans qu'il faille imaginer
d'autre cause qui fasse que les parties du sang qui, étant les plus agitées et
les plus pénétrantes, sont les plus propres à composer ces esprits, se vont
rendre plutôt vers le cerveau que vers ailleurs, sinon que les artères qui les y
portent sont celles qui viennent du cœur le plus en ligne droite de toutes, et
que, selon les règles des mécaniques, qui sont les mêmes que celles de la
nature, lorsque plusieurs choses tendent ensemble à se mouvoir vers un même côté
où il n'y a pas assez de place pour toutes, ainsi que les parties du sang qui
sortent de la concavité gauche du cœur tendent vers le cerveau, les plus faibles
et moins agitées en doivent être détournées par les plus fortes, qui par ce
moyen s'y vont rendre seules.
J'avais expliqué assez particulièrement toutes ces choses dans le traité
que j'avais eu ci-devant dessein de publier. Et ensuite j'y avais montré quelle
doit être la fabrique des nerfs et des muscles du corps humain, pour faire que
les esprits animaux étant dedans aient la force de mouvoir ses membres, ainsi
qu'on voit que les têtes, un peu après être coupées, se remuent encore et
mordent la terre nonobstant qu'elles ne soient plus animées; quels changements
se doivent faire dans le cerveau pour causer la veille, et le sommeil, et les
songes; comment la lumière, les sons, les odeurs, les goûts, la chaleur, et
toutes les autres qualités des objets extérieurs y peuvent imprimer diverses
idées, par l'entremise des sens; comment la faim, la soif, et les autres
passions intérieures y peuvent aussi envoyer les leurs; ce qui doit y être pris
pour le sens commun où ces idées sont reçues, pour la mémoire qui les conserve,
et pour la fantaisie qui les peut diversement changer et en composer de
nouvelles, et, par même moyen, distribuant les esprits animaux dans les muscles,
faire mouvoir les membres de ce corps en autant de diverses façons, et autant à
propos des objets qui se présentent à ses sens et des passions intérieures qui
sont en lui, que les nôtres se puissent mouvoir sans que la volonté les conduise
: ce qui ne semblera nullement étrange à ceux qui, sachant combien de divers
automates, ou machines mouvantes, l'industrie des hommes peut faire, sans y
employer que fort peu de pièces, à comparaison de la grande multitude des os,
des muscles, des nerfs, des artères, des veines, et de toutes les autres parties
qui sont dans le corps de chaque animal, considéreront ce corps comme une
machine, qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux
ordonnée et a en soi des mouvements plus admirables qu'aucune de celles qui
peuvent être inventées par les hommes. Et je m'étais ici particulièrement arrêté
à faire voir que s'il y avait de telles machines qui eussent les organes et la
figure extérieure d'un singe ou de quelque autre animal sans raison, nous
n'aurions aucun moyen pour reconnaître qu'elles ne seraient pas en tout de même
nature que ces animaux; au lieu que s'il y en avait qui eussent 1a ressemblance
de nos corps, et imitassent autant nos actions que moralement il serait
possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître
qu'elles ne seraient point pour cela de vrais hommes : dont le premier est que
jamais elles ne pourraient user de paroles ni d'autres signes en les composant,
comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées : car on peut bien
concevoir qu'une machine soit tellement faite qu'elle profère des paroles, et
même qu'elle en profère quelques-unes à propos des actions corporelles qui
causeront quelque changement en ses organes, comme, si on la touche en quelque
endroit, qu'elle demande ce qu'on lui veut dire; si en un autre, qu'elle crie
qu'on lui fait mal, et choses semblables; mais non pas qu'elle les arrange
diversement pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi
que les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le second est que, bien
qu'elles fissent plusieurs choses aussi bien ou peut-être mieux qu'aucun de
nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on
découvrirait qu'elles n'agiraient pas par connaissance, mais seulement par la
disposition de leurs organes : car, au lieu que la raison est un instrument
universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin
de quelque particulière disposition pour chaque action particulière; d'où vient
qu'il est moralement impossible qu'il y en ait assez de divers en une machine
pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie de même façon que notre
raison nous fait agir. Or, par ces deux mêmes moyens, on peut aussi connaître la
différence qui est entre les hommes et les bêtes. Car c'est une chose bien
remarquable qu'il n'y a point d'hommes si hébétés et si stupides, sans en
excepter même les insensés, qu'ils ne soient capables d'arranger ensemble
diverses paroles, et d'en composer un discours par lequel ils fassent entendre
leurs pensées; et qu'au contraire il n'y a point d'autre animal, tant parfait et
tant heureusement né qu'il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n'arrive
pas de ce qu'ils ont faute d'organes : car on voit que les pies et les
perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent
parler ainsi que nous, c'est-à-dire en témoignant qu'ils pensent ce qu'ils
lisent; au lieu que les hommes qui étant nés sourds et muets sont privés des
organes qui servent aux autres pour parler,- autant ou plus que les bêtes, ont
coutume d'inventer d'eux-mêmes quelques signes, par lesquels ils se font
entendre à ceux qui étant ordinairement avec eux ont loisir d'apprendre leur
langue Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que
les hommes, mais qu'elles n'en ont point du tout : car on voit qu'il n'en faut
que fort peu pour savoir parler; et d'autant qu'on remarque de l'inégalité entre
les animaux d'une même espèce, aussi bien qu'entre les hommes, et que les uns
sont plus aisés à dresser que les autres, il n'est pas croyable qu'un singe ou
un perroquet qui serait des plus parfaits de son espèce n'égalât en cela un
enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troublé,
si leur âme n'était d'une nature toute différente de la nôtre. Et on ne doit pas
confondre les paroles avec les mouvements naturels, qui témoignent les passions,
et peuvent être imités par des machines aussi bien que par les animaux; ni
penser, comme quelques anciens, que les bêtes parlent, bien que nous
n'entendions pas leur langage. Car s'il était vrai, puisqu'elles ont plusieurs
organes qui se rapportent aux nôtres, elles pourraient aussi bien se faire
entendre à nous qu'à leurs semblables. C'est aussi une chose fort remarquable
que, bien qu'il y ait plusieurs animaux qui témoignent plus d'industrie que nous
en quelques-unes de leurs actions, on voit toutefois que les mêmes n'en
témoignent point du tout en beaucoup d'autres : de façon que ce qu'ils font
mieux que nous ne prouve pas qu'ils ont de l'esprit, car à ce compte ils en
auraient plus qu'aucun de nous et feraient mieux en toute autre chose; mais
plutôt qu'ils n'en ont point, et que c'est la nature qui agit en eux selon la
disposition de leurs organes : ainsi qu'on voit qu'un horloge, qui n'est
composée que de roues et de ressorts, peut compter les heures et mesurer le
temps plus justement que nous avec toute notre prudence.
J'avais décrit après cela l'âme raisonnable, et fait voir qu'elle ne peut
aucunement être tirée de la puissance de la matière, ainsi que les autres choses
dont j'avais parlé, mais qu'elle doit expressément être créée; et comment il ne
suffit pas qu'elle soit logée dans le corps humain, ainsi qu'un pilote en son
navire, sinon peut-être pour mouvoir ses membres, mais qu'il est besoin qu'elle
soit jointe et unie plus étroitement avec lui, pour avoir outre cela des
sentiments et des appétits semblables aux nôtres, et ainsi composer un vrai
homme. Au reste, je me suis ici un peu étendu sur le sujet de l'âme, à cause
qu'il est des plus importants : car, après l'erreur de ceux qui nient Dieu,
laquelle je pense avoir ci-dessus assez réfutée, il n'y en a point qui éloigne
plutôt les esprits faibles du droit chemin de la vertu, que d'imaginer que l'âme
des bêtes soit de même nature que la nôtre, et que par conséquent nous n'avons
rien ni à craindre ni à espérer après cette vie, non plus que les mouches et les
fourmis; au lieu que lorsqu'on sait combien elles diffèrent, on comprend
beaucoup mieux les raisons qui prouvent que la nôtre est d'une nature
entièrement indépendante du corps, et par conséquent qu'elle n'est point sujette
à mourir avec lui; puis, d'autant qu'on ne voit point d'autres causes qui la
détruisent, on est naturellement porté à juger de là qu'elle est immortelle.
René DESCARTES, Discours de la Méthode pour bien conduire sa raison et
chercher la vérité dans les sciences (1637), Ve partie.
CYRANO DE BERGERAC
Plaidoyer fait au Parlement des oiseaux, les Chambres assemblées, contre un
animal accusé d’être homme
[Une perdrix nommée Guillemette la Charnue, blessée par la balle d’un
chasseur, a demandé devant un tribunal réparation « à l’encontre du genre
humain ».]
« Examinons donc, messieurs, les difficultés de ce
procès avec toute la contention1 de laquelle nos divins esprits sont
capables.
« Le nœud de l’affaire consiste à savoir si cet animal est homme et puis en
cas que nous avérions qu’il le soit, si pour cela il mérite la mort.
« Pour moi, je ne fais point de difficultés qu’il ne le soit, premièrement,
par un sentiment d’horreur dont nous nous sommes tous sentis saisis à sa vue
sans en pouvoir dire la cause; secondement, en ce qu’il rit comme un fou;
troisièmement, en ce qu’il pleure comme un sot; quatrièmement, en ce qu’il
se mouche comme un vilain; cinquièmement, en ce qu’il est plumé comme un
galeux; sixièmement, en ce qu’il a toujours une quantité de petits grès
carrés dans la bouche qu’il n’a pas l’esprit de cracher ni d’avaler;
septièmement, et pour conclusion, en ce qu’il lève en haut tous les matins
ses yeux, son nez et son large bec, colle ses mains ouvertes la pointe au
ciel plat contre plat, et n’en fait qu’une attachée, comme s’il s’ennuyait
d’en avoir deux libres; se casse les deux jambes par la moitié, en sorte
qu’il tombe sur ses gigots; puis avec des paroles magiques qu’il bourdonne,
j’ai pris garde que ses jambes rompues se rattachent, et qu’il se relève
après aussi gai qu’auparavant. Or, vous savez, messieurs, que de tous les
animaux, il n’y a que l’homme seul dont l’âme soit assez noire pour
s’adonner à la magie, et par conséquent celui-ci est homme. Il faut
maintenant examiner si, pour être homme, il mérite la mort.
« Je pense, messieurs, qu’on n’a jamais révoqué en doute que toutes les
créatures sont produites par notre commune mère, pour vivre en société. Or,
si je prouve que l’homme semble n’être né que pour la rompre, ne
prouverai-je pas qu’en allant contre la fin de sa création, il mérite que la
nature se repente de son ouvrage ?
« La première et la plus fondamentale loi pour la manutention2 d’une
république, c’est l’égalité; mais l’homme ne la saurait endurer
éternellement : il se rue sur nous pour nous manger; il se fait accroire
que nous n’avons été faits que pour lui; il prend, pour argument de sa
supériorité prétendue, la barbarie avec laquelle il nous massacre, et le peu
de résistance qu’il trouve à forcer notre faiblesse, et ne veut pas
cependant avouer à ses maîtres, les aigles, les condors, et les griffons,
par qui les plus robustes d’entre eux sont surmontés.
« Mais pourquoi cette grandeur et disposition de membres marquerait-elle
diversité d’espèce, puisque entre eux-mêmes il se rencontre des nains et des
géants ?
« Encore est-ce un droit imaginaire que cet empire dont ils se flattent; ils
sont au contraire si enclins à la servitude, que de peur de manquer à
servir, ils se vendent les uns aux autres leur liberté. C’est ainsi que les
jeunes sont esclaves des vieux, les pauvres des riches, les paysans des
gentilshommes, les princes des monarques, et les monarques mêmes des lois
qu’ils ont établies. Mais avec tout cela ces pauvres serfs ont si peur de
manquer de maîtres, que comme s’ils appréhendaient que la liberté ne leur
vînt de quelque endroit non attendu, ils se forgent des dieux de toutes
parts, dans l’eau, dans l’air, dans le feu, sous la terre.
CYRANO de BERGERAC, Histoire comique des États et Empires du Soleil, 1662.
1. contention : effort, application.
2. manutention : maintien.
LA
ROCHEFOUCAULD
Du rapport des hommes avec les animaux
Il y a autant de diverses espèces d'hommes qu'il y a
de diverses espèces d'animaux, et les hommes sont, à l'égard des autres hommes,
ce que les différentes espèces d'animaux sont entre elles et à l'égard les unes
des autres.
Combien y a-t-il d'hommes qui vivent du sang et de la vie des innocents;
les uns comme des tigres, toujours farouches et toujours cruels; d'autres comme
des lions, en gardant quelque apparence de générosité; d'autres comme des ours,
grossiers et avides; d'autres comme des loups, ravissants et impitoyables;
d'autres comme des renards, qui vivent d'industrie et dont le métier est de
tromper !
Combien y a-t-il d'hommes qui ont du rapport aux chiens ! Ils détruisent
leur espèce; ils chassent pour le plaisir de celui qui les nourrit; les uns
suivent toujours leur maître, les autres gardent sa maison. Il y a des lévriers
d'attache, qui vivent de leur valeur, qui se destinent à la guerre, et qui ont
de la noblesse dans leur courage; il y a des dogues acharnés, qui n'ont de
qualités que la fureur; il y a des chiens, plus ou moins inutiles, qui aboient
souvent et qui mordent quelquefois; il y a même des chiens de jardinier. Il y a
des singes et des guenons qui plaisent par leurs manières, qui ont de l'esprit,
et qui font toujours du mal. Il y a des paons qui n'ont que de la beauté, qui
déplaisent par leur chant, et qui détruisent les lieux qu'ils habitent.
Il y a des oiseaux qui ne sont recommandables que par leur ramage et par
leurs couleurs. Combien de perroquets, qui parlent sans cesse, et qui
n'entendent jamais ce qu'ils disent; combien de pies et de corneilles, qui ne
s'apprivoisent que pour dérober; combien d'oiseaux de proie, qui ne vivent que
de rapines; combien d'espèces d'animaux paisibles et tranquilles, qui ne servent
qu'à nourrir d'autres animaux !
Il y a des chats, toujours au guet, malicieux et infidèles, et qui font
patte de velours; il y a des vipères, dont la langue est venimeuse, et dont le
reste est utile; il y a des araignées, des mouches, des punaises et des puces,
qui sont toujours incommodes et insupportables; il y a des crapauds, qui font
horreur, et qui n'ont que du venin; il y a des hiboux, qui craignent la lumière.
Combien d'animaux qui vivent sous terre pour se conserver ! Combien de chevaux,
qu'on emploie à tant d'usages, et qu'on abandonne quand ils ne servent plus;
combien de bœufs qui travaillent toute leur vie, pour enrichir celui qui leur
impose le joug; de cigales qui passent leur vie à chanter; de lièvres qui ont
peur de tout; de lapins qui s'épouvantent et se rassurent en un moment; de
pourceaux, qui vivent dans la crapule et dans l'ordure; de canards privés, qui
trahissent leurs semblables, et les attirent dans les filets, de corbeaux et de
vautours, qui ne vivent que de pourriture et de corps morts ! Combien d'oiseaux
passagers, qui vont si souvent d'un bout du monde à l'autre, et qui s'exposent à
tant de périls, pour chercher à vivre ! Combien d'hirondelles, qui suivent
toujours le beau temps; de hannetons, inconsidérés et sans dessein; de
papillons, qui cherchent le feu qui les brûle ! Combien d'abeilles, qui
respectent leur chef, et qui se maintiennent avec tant de règle et d'industrie !
Combien de frelons, vagabonds et fainéants, qui cherchent à s'établir aux dépens
des abeilles ! Combien de fourmis, dont la prévoyance et l'économie soulagent
tous leurs besoins ! Combien de crocodiles, qui feignent de se plaindre pour
dévorer ceux qui sont touchés de leur plainte ! Et combien d'animaux qui sont
assujettis parce qu'ils ignorent leur force !
Toutes ces qualités se trouvent dans l'homme, et il exerce, à l'égard des
autres hommes, tout ce que les animaux dont on vient de parler exercent entre
eux.
LA ROCHEFOUCAULD, Réflexions diverses, 11 (1731)
FÉNELON
Il vaut mieux être cochon que héros
[Fénelon s'inspire ici du traité de Plutarque Que les bêtes usent de raison (Moralia).]
Lorsque Ulysse délivra ses compagnons, et qu'il contraignit Circé de leur rendre leur première forme, chacun d'eux fut dépouillé de la figure d'un animal, dont Circé l'avait revêtu par l'enchantement de sa verge d'or. Il n'y eut que Grillus, qui était devenu pourceau, et qui ne put jamais se résoudre à redevenir homme. Ulysse employa inutilement toute son éloquence pour lui persuader qu'il devait rentrer dans son premier état. Plutarque a parlé de cette fable, et j'ai cru que c'était un sujet propre à faire un dialogue pour montrer que les hommes seraient pires que les bêtes, si la solide philosophie et la vraie religion ne les soutenaient.
— Ulysse
N'êtes-vous pas bien aise, mon cher Grillus, de me revoir, et d'être en état de reprendre votre ancienne forme ?
— Grillus
Je suis bien aise de vous voir, favori de Minerve ; mais, pour le changement de forme, vous m'en dispenserez, s'il vous plaît.
— Ulysse
Hélas ! mon pauvre enfant, savez-vous bien comment vous êtes fait ? Assurément vous n'avez point la taille belle ; un gros corps courbé vers la terre, de longues oreilles pendantes, de petits yeux à peine entrouverts, un groin horrible, une physionomie très désavantageuse, un vilain poil grossier et hérissé. Enfin vous êtes une hideuse personne ; je vous l'apprends si vous ne le savez pas. Si peu que vous ayez de cœur, vous vous trouverez trop heureux de redevenir homme.
— Grillus
Vous avez beau dire, je n'en ferai rien, le métier de cochon est bien plus joli. Il est vrai que ma figure n'est pas fort élégante ; mais j'en serai quitte pour ne me regarder jamais au miroir. Aussi bien, de l'humeur dont je suis depuis quelque temps, je n'ai guère à craindre de me mirer dans l'eau, et de m'y reprocher ma laideur : j'aime mieux un bourbier qu'une claire fontaine.
— Ulysse
Cette saleté ne vous fait-elle point horreur ? vous ne vivez que d'ordure ; vous vous vautrez dans des lieux infects ; vous êtes toujours puant à faire bondir le cœur.
— Grillus
Qu'importe ? Tout dépend du goût. Cette odeur et plus douce pour moi que celle de l'ambre, et cette ordure est du nectar pour moi.
— Ulysse
J'en rougis pour vous. Est-il possible que vous ayez sitôt oublié tout ce que l'humanité a de noble et d'avantageux ?
— Grillus
Ne me parlez plus de l'humanité ; sa noblesse n'est qu'imaginaire ; tous ses maux sont réels, et ses biens ne sont qu'en idée. J'ai un corps sale et couvert d'un poil hérissé, mais je n'ai plus besoin d'habits ; et vous seriez plus heureux dans vos tristes aventures, si vous aviez le corps aussi velu que moi, pour vous passer de vêtements. Je trouve partout ma nourriture, jusque dans les lieux les moins enviés. Les procès et les guerres, et tous les autres embarras de la vie, ne sont plus rien pour moi. Il ne me faut ni cuisinier, ni barbier, ni tailleur, ni architecte. Me voilà libre et content à peu de frais. Pourquoi me rengager dans les besoins des hommes ?
— Ulysse
Il est vrai que l'homme a de grands besoins ; mais les arts qu'il a inventés pour satisfaire à ses besoins se tournent à sa gloire et font ses délices.
— Grillus
Il est plus simple et plus sûr d'être exempt de tous ces besoins que d'avoir les moyens les plus merveilleux d'y remédier. Il vaut mieux jouir d'une santé parfaite, sans aucune science de la médecine, que d'être toujours malade avec d'excellents remèdes pour se guérir.
— Ulysse
Mais, mon cher Grillus, vous ne comptez donc plus pour rien l'éloquence, la poésie, la musique, la science des astres et du monde entier, celle des figures et des nombres ? Avez-vous renoncé à notre chère patrie, aux sacrifices, aux festins, aux jeux, aux danses, aux combats, et aux couronnes qui servent de prix aux vainqueurs ? Répondez.
— Grillus
Mon tempérament de cochon est si heureux qu'il me met au-dessus de toutes ces belles choses. J'aime mieux groignonner, que d'être aussi éloquent que vous. Ce qui me dégoûte de l'éloquence, c'est que la vôtre même, qui égale celle de Mercure, ne me persuade ni ne me touche. Je ne veux persuader personne ; je n'ai que faire d'être persuadé. Je suis aussi peu curieux de vers que de prose ; tout cela est devenu viande creuse pour moi. Pour les combats du ceste, de la lutte et des chariots, je les laisse volontiers à ceux qui sont passionnés pour une couronne, comme les enfants pour leurs jouets : je ne suis plus assez dispos pour remporter le prix ; et je ne l'envierai point à un autre moins chargé de lard et de graisse. Pour la musique, j'en ai perdu le goût, et le goût décide de tout ; le goût qui vous y attache m'en a détaché ; n'en parlons plus. Retournez à Ithaque ; la patrie d'un cochon se trouve partout où il y a du gland. Allez, régnez, revoyez Pénélope, punissez ses amants : pour moi, ma Pénélope est la truie qui est ici près ; je règne dans mon étable, et rien ne trouble mon empire. Beaucoup de rois dans des palais dorés ne peuvent atteindre à mon bonheur ; on les nomme fainéants et indignes du trône, quand ils veulent régner comme moi, sans se mettre à la géhenne, et sans tourmenter tout le genre humain.
— Ulysse
Vous ne songez pas qu'un cochon est à la merci des hommes, et qu'on ne l'engraisse que pour l'égorger. Avec ce beau raisonnement vous finirez bientôt votre destinée. Les hommes, au rang desquels vous ne voulez pas être, mangeront votre lard, vos boudins et vos jambons.
— Grillus
Il est vrai que c'est le danger de ma profession ; mais la vôtre n'a-t-elle pas aussi ses périls et ses alarmes ? Je m'expose à la mort par une vie douce dont la volupté est réelle et présente ; vous vous exposez de même à une mort prompte par une vie malheureuse, et pour une gloire chimérique. Je conclus qu'il vaut mieux être cochon que héros. Apollon lui-même, dût-il chanter un jour vos victoires, son chant ne vous guérirait point de vos peines, et ne vous garantirait point de la mort. Le régime d'un cochon vaut mieux.
— Ulysse
Vous êtes donc assez insensé et assez abruti pour mépriser la sagesse, qui égale presque les hommes aux dieux ?
— Grillus
Au contraire, c'est par sagesse que je méprise les hommes. C'est une impiété de croire qu'ils ressemblent aux dieux, puisqu'ils sont aveugles, injustes, trompeurs, malfaisants, malheureux et dignes de l'être, armés cruellement les uns contre les autres, et autant ennemis d'eux-mêmes que de leurs voisins. A quoi aboutit cette sagesse que l'on vante tant ? elle ne redresse point les mœurs des hommes ; elle ne se tourne qu'à flatter et à contenter leurs passions. Ne vaudrait-il pas mieux n'avoir point de raison, que d'en avoir pour exécuter et pour autoriser les choses les plus déraisonnables ? Ah ! ne me parlez plus de l'homme ! C'est le plus injuste, et par conséquent le plus déraisonnable de tous les animaux. Sans flatter notre espèce, un cochon est une assez bonne personne : il ne fait ni fausse monnaie ni faux contrats ; il ne se parjure jamais ; il n'a ni avarice ni ambition ; la gloire ne lui fait point faire de conquête injuste ; il est ingénu et sans malice ; sa vie se passe à boire, manger et dormir. Si tout le monde lui ressemblait, tout le monde dormirait aussi dans un profond repos, et vous ne seriez pas ici ; Pâris n'aurait jamais enlevé Hélène ; les Grecs n'auraient point renversé la superbe ville de Troie après un siège de dix ans ; vous n'auriez point erré sur mer et sur terre au gré de la fortune, et vous n'auriez pas besoin de conquérir votre propre royaume. Ne me parlez donc plus de raison ; car les hommes n'ont que de la folie. Ne vaut-il pas mieux être bête que méchant fou ?
— Ulysse
J'avoue que je ne puis assez m'étonner de votre stupidité.
— Grillus
Belle merveille, qu'un cochon soit stupide ! Chacun doit garder son caractère. Vous gardez le vôtre d'homme inquiet, éloquent, impérieux, plein d'artifice, et perturbateur du repos public. La nation à laquelle je suis incorporé est modeste, silencieuse, ennemie de la subtilité et des beaux discours : elle va, sans raisonner, tout droit au plaisir.
— Ulysse
Du moins, vous ne sauriez désavouer que l'immortalité réservée aux hommes n'élève infiniment leur condition au-dessus de celle des bêtes. Je suis effrayé de l'aveuglement de Grillus, quand je songe qu'il compte pour rien les délices des champs Elysées, où les hommes sages vivent heureux après leur mort.
— Grillus
Arrêtez, s'il vous plaît. Je ne suis pas encore tellement cochon, que je renonçasse à être homme, si vous me montriez dans l'homme une immortalité véritable : mais pour n'être qu'une ombre vaine après ma mort, et encore une ombre plaintive, qui regrette jusque dans les champs Elysées avec lâcheté les misérables plaisirs de ce monde, j'avoue que cette ombre d'immortalité ne vaut pas la peine de se contraindre. Achille, dans les champs Elysées, joue au palet sur l'herbe ; mais il donnerait toute sa gloire, qui n'est plus qu'un songe, pour être l'infâme Thersite au nombre des vivants. Cet Achille, si désabusé de la gloire et de la vertu, n'est plus qu'un fantôme ; ce n'est plus lui-même : on n'y reconnaît plus ni son courage ni ses sentiments ; c'est un je-ne-sais-quoi, qui ne reste de lui que pour le déshonorer. Cette ombre vaine n'est non plus Achille, que la mienne n'est mon corps. N'espérez donc pas, éloquent Ulysse, m'éblouir par une fausse apparence d'immortalité. Je veux quelque chose de plus réel, faute de quoi, je persiste dans la secte brutale que j'ai embrassée. Montrez-moi que l'homme a en lui quelque chose de plus noble que son corps, et qui est exempt de la corruption ; montrez-moi que ce qui pense en l'homme n'est point le corps, et subsiste toujours après que cette machine grossière est déconcertée ; en un mot, faites voir que ce qui reste de l'homme après cette vie est un être véritable et véritablement heureux, établissez que les dieux ne sont point injustes, et qu'il y a au-delà de cette vie une solide récompense pour la vertu toujours souffrante ici-bas : aussitôt, divin fils de Laerte, je cours après vous au travers des dangers ; je sors content de l'étable de Circé ; je ne suis plus cochon, je redeviens homme, et homme en garde contre tous les plaisirs. Par tout autre chemin, vous ne me conduirez jamais à votre but. J'aime mieux n'être que cochon gros et gras, content de mon ordure, que d'être homme faible, vain, léger, malin, trompeur et injuste, qui n'espère d'être après sa mort qu'une ombre triste et un fantôme mécontent de sa condition.
FÉNELON, Dialogues des Morts (1712).
VOLTAIRE
Bêtes
Quelle pitié, quelle pauvreté, d’avoir dit que les bêtes sont des machines privées de connaissance et de sentiment, qui font toujours leurs opérations de la même manière, qui n’apprennent rien, ne perfectionnent rien, etc. !
Quoi ! cet oiseau qui fait son nid en demi-cercle quand il l’attache à un mur, qui le bâtit en quart de cercle quand il est dans un angle, et en cercle sur un arbre ; cet oiseau fait tout de la même façon ? Ce chien de chasse que tu as discipliné pendant trois mois n’en sait-il pas plus au bout de ce temps qu’il n’en savait avant les leçons ? Le serin à qui tu apprends un air le répète-t-il dans l’instant ? n’emploies-tu pas un temps considérable à l’enseigner ? n’as-tu pas vu qu’il se méprend et qu’il se corrige ?
Est-ce parce que je te parle que tu juges que j’ai du sentiment, de la mémoire, des idées ? Eh bien ! je ne te parle pas ; tu me vois entrer chez moi l’air affligé, chercher un papier avec inquiétude, ouvrir le bureau où je me souviens de l’avoir enfermé, le trouver, le lire avec joie. Tu juges que j’ai éprouvé le sentiment de l’affliction et celui du plaisir, que j’ai de la mémoire et de la connaissance.
Porte donc le même jugement sur ce chien qui a perdu son maître, qui l’a cherché dans tous les chemins avec des cris douloureux, qui entre dans la maison, agité, inquiet, qui descend, qui monte, qui va de chambre en chambre, qui trouve enfin dans son cabinet le maître qu’il aime, et qui lui témoigne sa joie par la douceur de ses cris, par ses sauts, par ses caresses.
Des barbares saisissent ce chien, qui l’emporte si prodigieusement sur l’homme en amitié ; ils le clouent sur une table, et ils le dissèquent vivant pour te montrer les veines mésaraïques . Tu découvres dans lui tous les mêmes organes de sentiment qui sont dans toi. Réponds-moi, machiniste, la nature a-t-elle arrangé tous les ressorts du sentiment dans cet animal, afin qu’il ne sente pas ? a-t-il des nerfs pour être impassible ? Ne suppose point cette impertinente contradiction dans la nature.
VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique (1764)
VOLTAIRE
Du temps que les bêtes parlaient
Il y avait longtemps que l’incomparable Formosante s’était allée coucher.
Elle avait fait placer à côté de son lit un petit oranger, dans une caisse
d’argent, pour y faire reposer son oiseau. Ses rideaux étaient fermés; mais elle
n’avait nulle envie de dormir : son cœur et son imagination étaient trop
éveillés... Le charmant inconnu était devant ses yeux; elle le voyait tirant une
flèche avec l’arc de Nembrod; elle le contemplait coupant la tête du lion; elle
récitait son madrigal; enfin elle le voyait s’échapper de la foule, monté sur sa
licorne. Alors elle éclatait en sanglots, elle s’écriait, avec larmes: « Je ne
le reverrai donc plus !... il ne reviendra pas !
— Il reviendra, madame, lui répondit l’oiseau du haut de son oranger... Peut-on
vous avoir vue et ne pas vous revoir ?
— O ciel ! O puissances éternelles ! mon oiseau parle le pur chaldéen !
» En disant ces mots, elle tire ses rideaux, lui tend les bras, se met
à genoux sur son lit:. « Êtes-vous un dieu descendu sur la terre
? êtes-vous le grand Orosmade caché sous ce beau plumage ? Si vous êtes
un dieu, rendez-moi ce beau jeune homme.
— Je ne suis qu’un volatile, répliqua l’autre; mais je naquis dans le temps que
toutes les bêtes parlaient encore, et que les oiseaux, les serpents, les
ânesses, les chevaux et les griffons s’entretenaient familièrement avec les
hommes. Je n’ai pas voulu parler devant le monde, de peur que vos dames
d’honneur ne me prissent pour un sorcier : je ne veux me découvrir qu’à vous. »
Formosante, interdite, égarée, enivrée de tant de merveilles, agitée de
l’empressement de faire cent questions à la fois, lui demanda d’abord quel âge
il avait :
« Vingt-sept mille neuf cents ans et six mois, madame; je suis de l’âge
de la petite révolution du ciel que vos mages appellent la précession des
équinoxes, et qui s’accomplit en près de vingt-huit mille de vos années. Il y a
des révolutions infiniment plus longues; aussi nous avons des êtres beaucoup
plus vieux que moi. Il y a vingt-deux mille ans que j’appris le chaldéen dans un
de mes voyages : j’ai toujours conservé beaucoup de goût pour la langue
chaldéenne, mais les autres animaux mes confrères ont renoncé à parler dans vos
climats. — Et pourquoi cela, mon divin oiseau ? — Hélas ! c’est parce que les
hommes ont pris enfin l’habitude de nous manger, au lieu de converser et de
s’instruire avec nous... Les barbares ! ne devaient-ils pas être convaincus
qu’ayant les mêmes organes qu’eux, les mêmes sentiments, les mêmes besoins, les
mêmes désirs, nous avions ce qui s’appelle une âme tout comme eux; que nous
étions leurs frères, et qu’il ne fallait cuire et manger que les méchants ? Nous
sommes tellement vos frères, que le grand Être, l’Être éternel et formateur,
ayant fait un pacte avec les hommes, nous comprit expressément dans le
traité. Il vous défendit de vous nourrir de notre sang, et à nous de sucer le
vôtre.
« Les fables de votre ancien Locman, traduites en tant de langues, seront
un témoignage éternellement subsistant de l’heureux commerce que vous avez eu
autrefois avec nous; elles commencent toutes par ces mots : Du temps que les
bêtes parlaient. Il est vrai qu’il y a beaucoup de femmes parmi vous qui parlent
toujours à leurs chiens; mais ils ont résolu de ne point répondre, depuis qu’on
les a forcés, à coups de fouet, d’aller à la chasse et d’être les complices du
meurtre de nos anciens amis communs les cerfs, les daims, les lièvres et les
perdrix.
« Vous avez encore d’anciens poèmes dans lesquels les chevaux parlent, et vos
cochers leur adressent la parole tous les jours; mais c’est avec tant de
grossièreté, et en prononçant des mots si infâmes, que les chevaux, qui vous
aimaient tant autrefois, vous détestent aujourd’hui.
« Le pays où demeure votre charmant inconnu, le plus parfait des hommes, est
demeuré le seul où votre espèce sache encore aimer la nôtre et lui parler, et
c’est la seule contrée de la terre où les hommes soient justes.
VOLTAIRE, La Princesse de Babylone (1768).
VOLTAIRE
Âne
Ajoutons quelque chose à l’article Âne,
concernant l’âne de Lucien, qui devint d’or entre les mains d’Apulée. Le plus
plaisant de l’aventure est pourtant dans Lucien; et ce plaisant est, qu’une dame
devint amoureuse de ce monsieur, lorsqu’il était âne, et n’en voulut plus
lorsqu’il ne fut qu’homme. Ces métamorphoses étaient fort communes dans toute
l’antiquité. L’âne de Silène avait parlé, et les savants ont cru qu’il s’était
expliqué en arabe: c’était probablement un homme changé en âne par le pouvoir de
Bacchus. Car on sait que Bacchus était Arabe.
Virgile parle de la métamorphose de Mœris en loup, comme d’une chose très
ordinaire.
Saepe lupum fieri Mœerim, et se condere sylvis.
Mœris devenu loup se cacha dans les bois.
Cette doctrine des métamorphoses était-elle dérivée
des vieilles fables d’Egypte, qui débitèrent que les dieux s’étaient changés en
animaux dans la guerre contre les géants?
Les Grecs, grands imitateurs, et grands enchérisseurs sur les fables
orientales, métamorphosèrent presque tous les dieux en hommes, ou en bêtes, pour
les faire mieux réussir dans leurs desseins amoureux.
Si les dieux se changeaient en taureaux, en chevaux, en cygnes, en
colombes, pourquoi n’aurait-on pas trouvé le secret de faire la même opération
sur les hommes?
Plusieurs commentateurs, en oubliant le respect qu’ils devaient aux
Saintes Écritures, ont cité l’exemple de Nabucodonosor changé en bœuf; mais
c’était un miracle, une vengeance divine, une chose entièrement hors de la
sphère de la nature, qu’on ne devait pas examiner avec des yeux profanes, et qui
ne peut être l’objet de nos recherches.
D’autres savants, non moins indiscrets peut-être, se sont prévalus de ce
qui est rapporté dans l’Evangile de l’enfance. Une jeune fille en Egypte, étant
entrée dans la chambre de quelques femmes, y vit un mulet couvert d’une housse
de soie, ayant à son cou un pendant d’ébène. Ces femmes lui donnaient des
baisers, et lui présentaient à manger, en répandant des larmes. Ce mulet était
le propre frère de ces femmes. Des magiciennes lui avaient ôté la figure
humaine; et le maître de la nature la lui rendit bientôt.
Quoique cet évangile soit apocryphe, la vénération pour le seul nom qu’il
porte, nous empêche de détailler cette aventure. Elle doit servir seulement à
faire voir combien les métamorphoses étaient à la mode dans presque toute la
terre. Les chrétiens qui composèrent cet évangile, étaient sans doute de bonne
foi. Ils ne voulaient point composer un roman. Ils rapportaient avec simplicité
ce qu’ils avaient entendu dire. L’Église qui rejeta dans la suite cet évangile
avec quarante-neuf autres, n’accusa pas les auteurs d’impiété et de
prévarication; ces auteurs obscurs parlaient à la populace selon les préjugés de
leur temps. La Chine était peut-être le seul pays exempt de ces superstitions.
L’aventure des compagnons d’Ulysse, changés en bêtes par Circé, était
beaucoup plus ancienne que le dogme de la métempsycose annoncé en Grèce et en
Italie par Pythagore.
Sur quoi se fondèrent les gens, qui prétendent qu’il n’y a point d’erreur
universelle, qui ne soit l’abus de quelque vérité? ils disent qu’on n’a vu des
charlatans, que parce qu’on avait vu de vrais médecins, et qu’on n’a cru aux
faux prodiges, qu’à cause des véritables.
Mais avait-on des témoignages certains que des hommes étaient devenus
loups, bœufs, ou chevaux, ou ânes? cette erreur universelle n’avait donc pour
principe, que l’amour du merveilleux, et l’inclination naturelle pour la
superstition.
Il suffit d’une opinion erronée pour remplir l’univers de fables. Un
docteur indien voit que les bêtes ont du sentiment, et de la mémoire. Il conclut
qu’elles ont une âme. Les hommes en ont une aussi. Que devient l’âme de l’homme
après sa mort? Que devient l’âme de la bête? Il faut bien qu’elles logent
quelque part. Elles s’en vont dans le premier corps venu, qui commence à se
former. L’âme d’un brachmane loge dans le corps d’un éléphant, l’âme d’un âne se
loge dans le corps d’un petit brachmane. Voilà le dogme de la métempsycose, qui
s’établit sur un simple raisonnement.
Mais il y a loin de là au dogme de la métamorphose. Ce n’est plus une âme
sans logis, qui cherche un gîte. C’est un corps, qui est changé en un autre
corps, son âme demeurant toujours la même. Or, certainement nous n’avons dans la
nature aucun exemple d’un pareil tour de gobelets.
Cherchons donc quelle peut être l’origine d’une opinion si extravagante
et si générale. Sera-t-il arrivé qu’un père ayant dit à son fils plongé dans de
sales débauches, et dans l’ignorance, Tu es un cochon, un cheval, un âne,
ensuite l’ayant mis en pénitence avec un bonnet d’âne sur la tête, une servante
du voisinage aura dit que ce jeune homme a été changé en âne en punition de ses
fautes? ses voisines l’auront redit à d’autres voisines, et de bouche en bouche
ces histoires, accompagnées de mille circonstances, auront fait le tour du
monde. Une équivoque aura trompé toute la terre.
Avouons donc encore ici avec Boileau, que l’équivoque a été la mère de la
plupart de nos sottises.
Joignez à cela le pouvoir de la magie, reconnu incontestable chez toutes
les nations; et vous ne serez plus étonné de rien. (Voyez Magie.)
Encore un mot sur les ânes. On dit qu’ils sont guerriers en Mésopotamie;
et que Mervan, le vingt et unième calife, fut surnommé l’âne pour sa valeur.
Le patriarche Photius rapporte, dans l’Extrait de la vie d’Isidore, qu’Ammonius
avait un âne, qui se connaissait très bien en poésie, et qui abandonnait son
râtelier pour aller entendre des vers.
La fable de Midas vaut mieux que le conte de Photius.
VOLTAIRE, Questions sur l'Encyclopédie (1752-1770).
Jean-Jacques
ROUSSEAU
La différence entre l'homme et l'animal
Je ne vois dans tout animal qu'une machine ingénieuse,
à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se
garantir, jusqu'à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la
déranger. J'aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec
cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête,
au lieu que l'homme concourt aux siennes, en qualité d'agent libre. L'un choisit
ou rejette par instinct, et l'autre par un acte de liberté; ce qui fait que la
bête ne peut s'écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui
serait avantageux de le faire, et que l'homme s'en écarte souvent à son
préjudice. C'est ainsi qu'un pigeon mourrait de faim près d'un bassin rempli des
meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits, ou de grain, quoique l'un
et l'autre pût très bien se nourrir de l'aliment qu'il dédaigne, s'il s'était
avisé d'en essayer. C'est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès,
qui leur causent la fièvre et la mort; parce que l'esprit déprave les sens, et
que la volonté parle encore, quand la nature se tait.
Tout animal a des idées puisqu'il a des sens, il combine même ses idées
jusqu'à un certain point, et l'homme ne diffère à cet égard de la bête que du
plus au moins. Quelques philosophes ont même avancé qu'il y a plus de différence
de tel homme à tel homme que de tel homme à telle bête; ce n'est donc pas tant
l'entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l'homme
que sa qualité d'agent libre. La nature commande à tout animal, et la bête
obéit. L'homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre
d'acquiescer, ou de résister; et c'est surtout dans la conscience de cette
liberté que se montre la spiritualité de son âme : car la physique explique en
quelque manière le mécanisme des sens et la formation des idées; mais dans la
puissance de vouloir ou plutôt de choisir, et dans le sentiment de cette
puissance on ne trouve que des actes purement spirituels, dont on n'explique
rien par les lois de la mécanique.
Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions,
laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l'homme et de
l'animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur
laquelle il ne peut y avoir de contestation, c'est la faculté de se
perfectionner; faculté qui, à l'aide des circonstances, développe successivement
toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l'espèce que dans l'individu,
au lieu qu'un animal est, au bout de quelques mois, ce qu'il sera toute sa vie,
et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle était la première année de ces
mille ans. Pourquoi l'homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N'est-ce
point qu'il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête,
qui n'a rien acquis et qui n'a rien non plus à perdre, reste toujours avec son
instinct, l'homme reperdant par la vieillesse ou d'autres accidents tout ce que
sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête
même ? Il serait triste pour nous d'être forcés de convenir que cette faculté
distinctive et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l'homme;
que c'est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire,
dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents; que c'est elle
qui, faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et
ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature. Il serait
affreux d'être obligés de louer comme un être bienfaisant celui qui le premier
suggéra à l'habitant des rives de l'Orénoque l'usage de ces ais qu'il applique
sur les tempes de ses enfants, et qui leur assurent du moins une partie de leur
imbécillité, et de leur bonheur originel.
L'homme sauvage, livré par la nature au seul instinct, ou plutôt
dédommagé de celui qui lui manque peut-être, par des facultés capables d'y
suppléer d'abord, et de l'élever ensuite fort au-dessus de celle-là, commencera
donc par les fonctions purement animales : apercevoir et sentir sera son premier
état, qui lui sera commun avec tous les animaux. Vouloir et ne pas vouloir,
désirer et craindre, seront les premières, et presque les seules opérations de
son âme, jusqu'à ce que de nouvelles circonstances y causent de nouveaux
développements
Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l'origine et les fondements de
l'inégalité parmi les hommes (1755), 1ère partie.
Jean-Jacques
ROUSSEAU
Il est donc vrai que l'homme est le roi de la terre
Après avoir découvert ceux de ses attributs par
lesquels je conçois mon existence, je reviens à moi, et je cherche quel rang
j’occupe dans l’ordre des choses qu’elle gouverne, et que je puis examiner. Je
me trouve incontestablement au premier par mon espèce; car, par ma volonté et
par les instruments qui sont en mon pouvoir pour l’exécuter, j’ai plus de force
pour agir sur tous les corps qui m’environnent, ou pour me prêter ou me dérober
comme il me plaît à leur action, qu’aucun d’eux n’en a pour agir sur moi malgré
moi par la seule impulsion physique; et, par mon intelligence, je suis le seul
qui ait inspection sur le tout. Quel être ici-bas, hors l’homme, sait observer
tous les autres, mesurer, calculer, prévoir leurs mouvements, leurs effets, et
joindre, pour ainsi dire, le sentiment de l’existence commune à celui de son
existence individuelle ? Qu’y a-t-il de si ridicule à penser que tout est fait
pour moi, si je suis le seul qui sache tout rapporter à lui ?
Il est donc vrai que l’homme est le roi de la terre qu’il habite; car non
seulement il dompte tous les animaux, non seulement il dispose des éléments par
son industrie, mais lui seul sur la terre en sait disposer, et il s’approprie
encore, par la contemplation, les astres mêmes dont il ne peut approcher. Qu’on
me montre un autre animal sur la terre qui sache faire usage du feu, et qui
sache admirer le soleil. Quoi ! je puis observer, connaître les êtres et leurs
rapports ? je puis sentir ce que c’est qu’ordre, beauté, vertu; je puis
contempler l’univers, m’élever à la main qui le gouverne; je puis aimer le bien,
le faire; et je me comparerais aux bêtes ! Âme abjecte, c’est ta triste
philosophie qui te rend semblable à elles : ou plutôt tu veux en vain t’avilir,
ton génie dépose contre tes principes, ton cœur bienfaisant dément ta doctrine,
et l’abus même de tes facultés prouve leur excellence en dépit de toi.
Pour moi qui n’ai point de système à soutenir, moi, homme simple et vrai,
que la fureur d’aucun parti n’entraîne et qui n’aspire point à l’honneur d’être
chef de secte, content de la place où Dieu m’a mis, je ne vois rien, après lui,
de meilleur que mon espèce; et si j’avais à choisir ma place dans l’ordre des
êtres, que pourrais-je choisir de plus que d’être homme ?
Cette réflexion m’enorgueillit moins qu’elle ne me touche; car
cet état n’est point de mon choix, et il n'était pas dû au mérite d’un
être qui n'existait pas encore. Puis-je me voir ainsi distingué sans me
féliciter de remplir ce poste honorable, et sans bénir la main qui m’y
a placé ? De mon premier retour sur moi naît dans mon coeur un
sentiment de reconnaissance et de bénédiction pour l’auteur de mon
espèce, et de ce sentiment mon premier hommage à la Divinité
bienfaisante. J’adore la puissance suprême et je m’attendris sur ses
bienfaits. Je n’ai pas besoin qu’on m’enseigne ce culte, il m’est dicté
par la nature elle-même. N’est-ce pas une conséquence naturelle de
l’amour de soi, d’honorer ce qui nous protège, et d’aimer ce qui nous
veut du bien ?
Mais quand, pour connaître ensuite ma place individuelle dans mon espèce,
j’en considère les divers rangs et les hommes qui les remplissent, que
deviens-je ? Quel spectacle! Où est l’ordre que j’avais observé ? Le tableau de
la nature ne m’offrait qu’harmonie et proportions, celui du genre humain ne
m’offre que confusion, désordre ! Le concert règne entre les éléments, et les
hommes sont dans le chaos ! Les animaux sont heureux, leur roi seul est
misérable ! O sagesse, où sont tes lois ? O Providence, est-ce ainsi que tu
régis le monde ? Être bienfaisant, qu’est devenu ton pouvoir ? Je vois le mal
sur la terre.
Jean-Jacques ROUSSEAU, Profession de foi du Vicaire savoyard in
Émile ou De l'Éducation (1762).