Émile ZOLA
Il pleut des pièces de vingt francs !
[Agent
voyer à la mairie de Paris, Aristide Saccard (il est
aussi le héros de L'Argent) a emmené sa
femme Angèle au restaurant. Il lui présente, exalté,
le terrain futur des spéculations immobilières qui le
rendront riche.]
Ce jour-là, ils dînèrent au sommet des
buttes, dans un restaurant dont les fenêtres
s’ouvraient sur Paris, sur cet océan de maisons aux
toits bleuâtres, pareils à des flots pressés
emplissant l’immense horizon. Leur table était
placée devant une des fenêtres. Ce spectacle des
toits de Paris égaya Saccard. Au dessert, il fit
apporter une bouteille de bourgogne.
Il souriait à l’espace, il était d’une
galanterie inusitée. Et ses regards, amoureusement,
redescendaient toujours sur cette mer vivante et
pullulante, d’où sortait la voix profonde des
foules. On était à l’automne ; la ville, sous le
grand ciel pâle, s’alanguissait, d’un gris doux et
tendre, piqué çà et là de verdures sombres, qui
ressemblaient à de larges feuilles de nénuphars
nageant sur un lac ; le soleil se couchait dans un
nuage rouge, et, tandis que les fonds s’emplissaient
d’une brume légère, une poussière d’or, une rosée
d’or tombait sur la rive droite de la ville, du côté
de la Madeleine et des Tuileries. C’était comme le
coin enchanté d’une cité des Mille et une Nuits ,
aux arbres d’émeraude, aux toits de saphir, aux
girouettes de rubis. Il vint un moment où le rayon
qui glissait entre deux nuages fut si
resplendissant, que les maisons semblèrent flamber
et se fondre comme un lingot d’or dans un creuset.
— Oh ! vois, dit Saccard, avec un rire
d’enfant, il pleut des pièces de vingt francs dans
Paris !
Angèle se mit à rire à son tour, en accusant
ces pièces-là de n’être pas faciles à ramasser. Mais
son mari s’était levé, et, s’accoudant sur la rampe
de la fenêtre :
— C’est la colonne Vendôme, n’est-ce pas, qui
brille là-bas ?… Ici, plus à droite, voilà la
Madeleine… Un beau quartier, où il y a beaucoup à
faire… Ah ! cette fois, tout va brûler ! Vois-tu ?…
On dirait que le quartier bout dans l’alambic de
quelque chimiste.
Sa voix demeurait grave et émue. La
comparaison qu’il avait trouvée parut le frapper
beaucoup.
Il avait bu du bourgogne, il s’oublia, il
continua, étendant le bras pour montrer Paris à
Angèle, qui s’était également accoudée à son côté :
— Oui, oui, j’ai bien dit, plus d’un quartier
va fondre, et il restera de l’or aux doigts des gens
qui chaufferont et remueront la cuve. Ce grand
innocent de Paris ! vois donc comme il est immense
et comme il s’endort doucement ! C’est bête, ces
grandes villes ! Il ne se doute guère de l’armée de
pioches qui l’attaquera un de ces beaux matins, et
certains hôtels de la rue d’Anjou ne reluiraient pas
si fort sous le soleil couchant, s’ils savaient
qu’ils n’ont plus que trois ou quatre ans à vivre.
Angèle croyait que son mari plaisantait. Il
avait parfois le goût de la plaisanterie colossale
et inquiétante. Elle riait, mais avec un vague
effroi, de voir ce petit homme se dresser au-dessus
du géant couché à ses pieds, et lui montrer le
poing, en pinçant ironiquement les lèvres.
— On a déjà commencé, continua-t-il. Mais ce
n’est qu’une misère. Regarde là- bas, du côté des
Halles, on a coupé Paris en quatre…
Et de sa main étendue, ouverte et tranchante
comme un coutelas, il fit signe de séparer la ville
en quatre parts.
— Tu veux parler de la rue de Rivoli et du
nouveau boulevard que l’on perce, demanda sa femme.
— Oui, la grande croisée de Paris, comme ils
disent. Ils dégagent le Louvre et l’Hôtel de Ville.
Jeux d’enfants que cela ! C’est bon pour mettre le
public en appétit… Quand le premier réseau sera
fini, alors commencera la grande danse. Le second
réseau trouera la ville de toutes parts, pour
rattacher les faubourgs au premier réseau. Les
tronçons agoniseront dans le plâtre… Tiens, suis un
peu ma main. Du boulevard du Temple à la barrière du
Trône, une entaille ; puis de ce côté, une autre
entaille, de la Madeleine à la plaine Monceau ; et
une troisième entaille dans ce sens, une autre dans
celui-ci, une entaille là, une entaille plus loin,
des entailles partout. Paris haché à coups de sabre,
les veines ouvertes, nourrissant cent mille
terrassiers et maçons, traversé par d’admirables
voies stratégiques qui mettront les forts au cœur
des vieux quartiers.
La nuit venait. Sa main sèche et nerveuse
coupait toujours dans le vide. Angèle avait un léger
frisson, devant ce couteau vivant, ces doigts de fer
qui hachaient sans pitié l’amas sans bornes des
toits sombres. Depuis un instant, les brumes de
l’horizon roulaient doucement des hauteurs, et elle
s’imaginait entendre, sous les ténèbres qui
s’amassaient dans les creux, de lointains
craquements, comme si la main de son mari eût
réellement fait les entailles dont il parlait,
crevant Paris d’un bout à l’autre, brisant les
poutres, écrasant les moellons, laissant derrière
elle de longues et affreuses blessures de murs
croulants. La petitesse de cette main, s’acharnant
sur une proie géante, finissait par inquiéter ; et,
tandis qu’elle déchirait sans effort les entrailles
de l’énorme ville, on eût dit qu’elle prenait un
étrange reflet d’acier dans le crépuscule bleuâtre.
— Il y aura un troisième réseau, continua
Saccard, au bout d’un silence, comme se parlant à
lui-même ; celui-là est trop lointain, je le vois
moins. Je n’ai trouvé que peu d’indices… Mais ce
sera la folie pure, le galop infernal des millions,
Paris soûlé et assommé !
Il se tut de nouveau, les yeux fixés
ardemment sur la ville, où les ombres roulaient de
plus en plus épaisses. Il devait interroger cet
avenir trop éloigné qui lui échappait. Puis, la nuit
se fit, la ville devint confuse, on l’entendit
respirer largement, comme une mer dont on ne voit
plus que la crête pâle des vagues. Çà et là,
quelques murs blanchissaient encore ; et, une à une,
les flammes jaunes des becs de gaz piquèrent les
ténèbres, pareilles à des étoiles s’allumant dans le
noir d’un ciel d’orage.
Angèle secoua son malaise et reprit la
plaisanterie que son mari avait faite au dessert.
— Ah ! bien, dit-elle avec un sourire, il en
est tombé de ces pièces de vingt francs ! Voilà les
Parisiens qui les comptent. Regarde donc les belles
piles qu’on aligne à nos pieds !
Elle montrait les rues qui descendent en face
des buttes Montmartre, et dont les becs de gaz
semblaient empiler sur deux rangs leurs taches d’or.
— Et là-bas, s’écria-t-elle en désignant du
doigt un fourmillement d’astres, c’est sûrement la
Caisse générale.
Ce mot fit rire Saccard. Ils restèrent encore
quelques instants à la fenêtre, ravis de ce
ruissellement de « pièces de vingt francs », qui
finit par embraser Paris entier. L’agent voyer, en
descendant de Montmartre, se repentit sans doute
d’avoir tant causé. Il accusa le bourgogne et pria
sa femme de ne pas répéter les « bêtises » qu’il
avait dites ; il voulait, disait-il, être un homme
sérieux.
Emile ZOLA, La Curée,
II, 1872.
Joris-Karl HUYSMANS
Le maître des âmes
[…]
La plus désarçonnante des énigmes n'était-elle pas
encore celle de l'argent ?
Car enfin, on se trouvait là en face d'une loi
primordiale, d'une loi organique atroce, édictée et
appliquée depuis que le monde existe.
Ses règles sont continues et toujours nettes.
L'argent s'attire lui-même, cherche à s'agglomérer aux
mêmes endroits, va de préférence aux scélérats et aux
médiocres; puis, lorsque par une inscrutable exception,
il s'entasse chez un riche dont l'âme n'est ni
meurtrière, ni abjecte, alors il demeure stérile,
incapable de se résoudre en un bien intelligent, inapte
même entre des mains charitables à atteindre un but qui
soit élevé. On dirait qu'il se venge ainsi de sa fausse
destination, qu'il se paralyse volontairement, quand il
n'appartient ni aux derniers des aigrefins, ni aux plus
repoussants des mufles.
Il est plus singulier encore quand, par
extraordinaire, il s'égare dans la maison d'un pauvre;
alors il le salit immédiatement s'il est propre; il rend
lubrique l'indigent le plus chaste, agit du même coup
sur le corps et sur l'âme, suggère ensuite à son
possesseur un bas égoïsme, un ignoble orgueil, lui
insinue de dépenser son argent pour lui seul, fait du
plus humble un laquais insolent, du plus généreux, un
ladre. Il change, en une seconde, toutes les habitudes,
bouleverse toutes les idées, métamorphose les passions
les plus têtues, en un clin d'œil.
Il est l'aliment le plus nutritif des importants
péchés et il en est, en quelque sorte aussi, le vigilant
comptable. S'il permet à un détenteur de s'oublier, de
faire l'aumône, d'obliger un pauvre, aussitôt il suscite
la haine du bienfait à ce pauvre; il remplace l'avarice
par l'ingratitude, rétablit l'équilibre, si bien que le
compte se balance, qu'il n'y a pas un péché de commis en
moins.
Mais où il devient vraiment monstrueux, c'est
lorsque, cachant l'éclat de son nom sous le voile noir
d'un mot, il s'intitule le capital. Alors son action ne
se limite plus à des incitations individuelles, à des
conseils de vols et de meurtres, mais elle s'étend à
l'humanité tout entière. D'un mot le capital décide les
monopoles, édifie les banques, accapare les substances,
dispose de la vie, peut, s'il le veut, faire mourir de
faim des milliers d'êtres !
Lui, pendant ce temps, se nourrit, s'engraisse,
s'enfante tout seul, dans une caisse; et les deux mondes
à genoux l'adorent, meurent de désirs devant lui, comme
devant un Dieu.
Eh bien ! ou l'argent qui est ainsi maître des
âmes, est diabolique, ou il est impossible à expliquer.
Et combien d'autres mystères aussi inintelligibles que
celui-là, combien d'occurrences devant lesquelles
l'homme qui réfléchit devrait trembler !
Joris-Karl HUYSMANS, Là-bas
(1891).
Max WEBER
L'ascétisme protestant et le capitalisme
[…] L'ascétisme protestant, agissant à l'intérieur du
monde, s'opposa avec une grande efficacité à la
jouissance spontanée des richesses et freina la
consommation, notamment celle des objets de luxe. En
revanche, il eut pour effet psychologique de débarrasser
des inhibitions de l'éthique traditionaliste le désir
d'acquérir. Il a rompu les chaînes [qui entravaient]
pareille tendance à acquérir, non seulement en la
légalisant, mais aussi, comme nous l'avons exposé, en la
considérant comme directement voulue par Dieu. Comme l'a
dit expressément Barclay, le grand apologiste des
quakers, et en accord avec les puritains, la lutte
contre les tentations de la chair et la dépendance à
l'égard des biens extérieurs ne visait point
l'acquisition rationnelle, mais un usage irrationnel des
possessions.
Ce dernier consistait avant tout à estimer les
formes ostensibles de luxe, condamnées en tant
qu'idolâtrie de la créature, [191] pour naturelles que
ces formes fussent apparues à la sensibilité féodale,
tandis que l'usage rationnel, utilitaire des richesses,
était voulu par Dieu, pour les besoins de l'individu et
de la collectivité. Ce n'étaient point des macérations
qu'il s'agissait d'imposer aux possédants, mais un
emploi de leurs biens à des fins nécessaires et utiles.
De façon caractéristique, la notion de « confort »
englobe le domaine de la consommation éthiquement
permise, et ce n'est évidemment pas un hasard si le
style de vie attaché à cette notion a été observe en
premier lieu, et avec une netteté spéciale, chez les
quakers, représentants les plus conséquents de cette
attitude face à la vie. Au clinquant et au faux-semblant
du faste chevaleresque qui, sur une base économique
chancelante, préfère les dehors d'une élégance élimée à
la sobre simplicité, ceux-ci opposent leur idéal : le
confort net et solide du « home » bourgeois.
Sur le terrain de la production des biens privés,
l'ascétisme combattait à la fois la malhonnêteté et
l'avidité purement instinctive. Il condamnait, en tant
que covetousness, Mammonism, etc.,
la poursuite de la richesse pour elle-même. Car, en
elle-même, la richesse est tentation. Mais ici
l'ascétisme était la force qui « toujours veut le bien
et toujours crée le mal » [Goethe, Faust,
1336], ce mal qui, pour lui, était représenté par la
richesse et ses tentations. En effet, en accord avec
l'Ancien Testament et par analogie avec l'évaluation
éthique des bonnes œuvres, l'ascétisme voyait le summum
du répréhensible dans la poursuite de la richesse en
tant que fin en elle-même, et en même temps il tenait
pour un signe de la bénédiction divine la richesse comme
fruit du travail professionnel. Plus important encore,
l'évaluation religieuse du travail sans relâche,
continu, systématique, dans une profession séculière,
comme moyen ascétique le plus élevé et à la fois preuve
la plus sûre, la plus évidente de régénération et de foi
authentique, a pu constituer le plus puissant levier qui
se puisse imaginer de l'expansion de cette conception de
la vie que nous avons appelée, ici, l'esprit du
capitalisme. […]
Lorsque, plus tard, le principe « to make the
most of both worlds » finit par dominer - Dowden en a
fait également la remarque - la bonne conscience se
borna à devenir l'un des moyens de jouir d'une vie
bourgeoise confortable, comme l'exprime fort joliment le
proverbe allemand sur le « mol oreiller ». Ce que le
XVIIe siècle, si vivant du point de vue religieux, a
surtout légué à l'époque suivante, son héritière
utilitariste, ce fut précisément une bonne conscience
étonnante, disons même toute pharisaïque, en ce qui
concerne l'acquisition de l'argent, dans la mesure où
celle-ci s'opérait par les voies légales. Toute trace du
deo placere vix potest1 avait
disparu.
Un éthos spécifiquement bourgeois de la besogne
avait pris naissance. Ayant conscience de se tenir dans
la plénitude de la grâce de Dieu, d'être manifestement
une créature bénie, aussi longtemps qu'il demeurait dans
les limites d'une conduite formellement correcte, que sa
conduite morale était irréprochable et que l'usage qu'il
faisait de ses richesses n'était en rien choquant,
l'entrepreneur bourgeois pouvait veiller à ses intérêts
pécuniaires; mieux, son devoir était d'agir de la sorte.
En outre, la puissance de l'ascétisme religieux mettait
à sa disposition des ouvriers sobres, consciencieux,
d'une application peu commune, faisant corps avec une
tâche considérée comme un but voulu par Dieu.
Enfin, elle lui donnait l'assurance réconfortante
que la répartition inégale des biens de ce monde répond
à un décret spécial de la Providence qui, avec ces
différences comme avec la grâce particulière, poursuit
des fins pour nous secrètes. Calvin lui-même n'avait-il
pas émis l'assertion citée que ce n'est qu'autant que le
« peuple » - c'est-à-dire la masse des ouvriers et des
artisans - demeure dans la pauvreté qu'il reste dans
l'obéissance de Dieu ? Pensée « sécularisée » par les
Hollandais (Pieter de la Court et autres) au point d'en
déduire que la masse ne travaille que si la nécessité
l'y pousse. Cette formulation d'un des slogans de
l'économie capitaliste a fini par venir grossir le
courant de la théorie de la « productivité » des bas
salaires. Ici encore, avec le dépérissement de la racine
religieuse s'est fait jour et s'est poursuivie la
réinterprétation utilitaire, selon le schéma que nous
n'avons cessé d'observer.
Max WEBER, L’Éthique protestante et
l’esprit du capitalisme (1904-1905).
1.
« Homo mercator vix aut numquam potest Deo placere » (Le
marchand ne saurait pratiquement jamais plaire à Dieu),
d’après Matthieu.
Georg SIMMEL
L'assistance fait la pauvreté
Dans
cette échelle de relations avec la collectivité, les
pauvres occupent une position bien définie. L’assistance,
à laquelle la communauté s’est engagée dans son propre
intérêt, mais que le pauvre n’a, dans la grande majorité
des cas, aucun droit de réclamer, fait de celui-ci un
objet de l’activité du groupe et de la place à distance du
tout, qui parfois le fait vivre comme corpus vil à la
merci du tout et qui parfois, à cause de ceci, en fait son
ennemi amer. L’État exprime ceci en ôtant ceux qui
reçoivent l’aumône publique de certains droits civils.
Néanmoins, cette séparation n’est pas une exclusion
absolue, mais une relation très spécifique avec le tout,
qui serait très différent sans cet élément. La
collectivité, de laquelle le pauvre est une partie, entre
dans une relation avec lui, le confrontant, le traitant
comme un objet.
Ces normes n’apparaissent cependant pas comme étant
applicables aux pauvres en général mais seulement à
certains d’entre eux, c’est-à-dire à ceux qui reçoivent
l’assistance, puisque certains ne la reçoivent pas[…]
La pauvreté pouvant exister dans toutes les couches
sociales – qui ont donc créé un niveau de besoin typique
selon chaque individu – celle-ci n’est souvent pas
susceptible d’assistance. Néanmoins, le principe de
l’assistance est plus extensif que ses manifestations
officielles ne l’indiquent. Par exemple, lorsque, dans une
grande famille, des membres riches et pauvres s’offrent
des cadeaux, les premiers prennent avantage de la bonne
occasion de donner aux seconds une valeur qui excède la
valeur de ce qu’ils ont eux-mêmes reçu ; en outre, la
qualité des cadeaux révèle cet aspect de l’assistance :
des objets utiles sont donnés aux membres plus pauvres,
c’est-à-dire des objets qui les aident à se maintenir au
niveau de leur classe.
C’est pour cette raison que les cadeaux, d’un point
de vue sociologique, s’avèrent être complètement
différents selon les classes sociales. La sociologie du
cadeau coïncide en partie avec celle de la pauvreté. Dans
le cadeau, il est possible de découvrir une gamme très
extensive de relations réciproques entre hommes, de
différences dans le contenu, la motivation et la manière
de donner, ainsi que de recevoir le cadeau. […]
Dans les classes privilégiées, l’a priori
économique, en dessous duquel la pauvreté commence, est
établi de telle manière à ce que la pauvreté se manifeste
très rarement et soit même exclue en principe.
L’acceptation de l’assistance exclut ainsi la personne
assistée des prémices de son statut et fournit des preuves
visibles que la personne assistée est formellement
déclassée. Avant que ceci n’arrive, les préjugés de classe
sont suffisamment forts pour rendre la pauvreté pour ainsi
dire invisible ; et avant cela, la pauvreté est une
souffrance individuelle, sans conséquences sociales.
Toutes les suppositions sur lesquelles la vie des classes
privilégiées se fonde déterminent qu’une personne peut
être pauvre dans un sens individuel, c’est-à-dire que ses
ressources peuvent être insuffisantes pour les besoins de
sa classe, sans qu’elle ait pour autant besoin de recourir
à l’assistance. C’est pour cette raison que personne n’est
pauvre socialement avant d’avoir été assisté. Et ceci a
une validité générale : en termes sociologiques, la
pauvreté ne vient pas d’abord, suivie de l’assistance –
ceci est plutôt le destin dans sa forme personnelle – mais
est pauvre celui qui reçoit assistance ou qui devrait la
recevoir étant donné sa situation sociologique, bien que,
par chance, il est possible qu’il ne la reçoive pas.
[…] Par conséquent, la pauvreté ne peut, dans ce
sens, être définie comme état quantitatif en elle-même,
mais seulement par rapport à la réaction sociale qui
résulte d’une situation spécifique ; ceci est analogue à
la manière dont le crime, dont la définition substantive
engendre de telles difficultés, est défini comme une
action punie par des sanctions publiques. C’est pourquoi,
aujourd’hui, certains ne déterminent pas l’essence de la
moralité à partir de l’état intérieur du sujet, mais à
partir de l’effet de son acte. […]
L’individu est déterminé par la façon dont la
totalité qui l’entoure se comporte envers lui. Quand ceci
se produit, nous retrouvons une certaine continuation de
l’idéalisme moderne, qui n’essaie pas de définir les
choses à partir des réactions, vis-à-vis de ces choses,
qui se produisent dans le sujet. La fonction d’attachement
que la personne pauvre remplit à l’intérieur d’une société
n’est générée par le seul fait qu’il soit pauvre ; ce
n’est que lorsque la société – la totalité ou certains
individus – réagit à son égard en lui portant assistance
qu’il joue un rôle social spécifique. […]
Ce n’est qu’à partir du moment où ils sont assistés
– ou peut-être dès que leur situation globale aurait dû
exiger assistance, bien qu’elle n’ait pas encore été
donnée – qu’ils deviennent membres d’un groupe caractérisé
par la pauvreté. Ce groupe ne demeure pas uni par
l’interaction de ses membres, mais par l’attitude
collective que la société, en tant que tout, adopte à leur
égard. […]
Ainsi, ce n’est pas le manque de moyens qui rend
quelqu’un pauvre. Sociologiquement parlant, la personne
pauvre est l’individu qui reçoit assistance à cause de ce
manque de moyens.
Georg SIMMEL, Les pauvres
(1908).
Charles PÉGUY
Cet enfer du monde moderne où celui qui ne joue pas perd
Nos
vieux maîtres n’étaient pas seulement des hommes de
l’ancienne France. Il nous enseignaient, au fond, la morale
même et l'être de l'ancienne France. Je vais bien les
étonner : ils nous enseignaient la même chose que les curés.
Et les curés nous enseignaient la même chose qu'eux. Toutes
leurs contrariétés métaphysiques n'étaient rien en
comparaison de cette communauté profonde qu'ils étaient de
la même race, du même temps, de la même France, du même
régime. De la même discipline. Du même monde. Ce que les
curés disaient, au fond les instituteurs le disaient aussi.
Ce que les instituteurs disaient, au fond les curés le
disaient aussi. Car les uns et les autres ensemble ils
disaient.
Les uns et les autres et avec eux nos parents et dès
avant eux nos parents ils nous disaient, ils nous
enseignaient cette stupide morale, qui a fait la France, qui
aujourd'hui encore l'empêche de se défaire. Cette stupide
morale à laquelle nous avons tant cru. À laquelle, sots que
nous sommes, et peu scientifiques, malgré tous les démentis
du fait, à laquelle nous nous raccrochons désespérément dans
le secret de nos cœurs. Cette pensée fixe de notre solitude,
c'est d'eux tous que nous la tenons. Tous les trois ils nous
enseignaient cette morale, ils nous disaient que un homme
qui travaille bien et qui a de la conduite est toujours sûr
de ne manquer de rien. Ce qu'il y a de plus fort c'est
qu'ils le croyaient. Et ce qu'il y a de plus fort, c'est que
c'était vrai.
Les uns paternellement, et maternellement;
les autres scolairement, intellectuellement, laïquement; les
autres dévotement, pieusement; tous doctement, tous
paternellement, tous avec beaucoup de cœur ils enseignaient,
ils croyaient, ils constataient cette morale stupide (notre
seul recours; notre secret ressort) : qu'un homme qui
travaille tant qu'il peut, et qui n'a aucun grand vice, qui
n'est ni joueur, ni ivrogne, est toujours sûr de ne jamais
manquer de rien et comme disait ma mère qu'il aura toujours
du pain pour ses vieux jours. Ils croyaient cela tous, d'une
croyance antique et enracinée, d'une créance indéracinable,
indéracinée, que l'homme raisonnable et plein de conduite,
que le laborieux était parfaitement assuré de ne jamais
mourir de faim. Et même qu'il était assuré de pouvoir
toujours nourrir sa famille. Qu'il trouverait toujours du
travail et qu'il gagnerait toujours sa vie.
Tout cet ancien monde était essentiellement le monde
de gagner sa vie.
Pour parler plus précisément ils croyaient que
l'homme qui se cantonne dans la pauvreté et qui a, même
moyennement, les vertus de la pauvreté, y trouve une petite
sécurité totale. Ou pour parler plus profondément ils
croyaient que le pain quotidien est assuré, par des moyens
purement temporels, par le jeu même des balancements
économiques, à tout homme qui ayant les vertus de la
pauvreté consent, (comme d'ailleurs on le doit), à se borner
dans la pauvreté. (Ce qui d'ailleurs pour eux était en même
temps et en cela même non pas seulement le plus grand
bonheur, mais le seul bonheur même que l'on pût imaginer.)
(Bien se loger dans une petite maison de pauvreté.)
On se demande où a pu naître, comment a pu naître une
croyance aussi stupide, (notre profond secret, notre
dernière et notre secrète règle, notre règle de vie
secrètement caressée); on se demande où a pu naître, comment
a pu naître une opinion aussi déraisonnable, un jugement sur
la vie aussi pleinement indéfendable. Que l'on ne cherche
pas. Cette morale n'était pas stupide. Elle était juste
alors. Et même elle était la seule juste. Cette croyance
n'était pas absurde. Elle était fondée en fait. Et même elle
était la seule fondée en fait. Cette opinion n'était point
déraisonnable, ce jugement n'était point indéfendable. Il
procédait au contraire de la réalité la plus profonde de ce
temps-là.
On se demande souvent d'où est née, comment est née
cette vieille morale classique, cette vieille morale
traditionnelle, cette vieille morale du labeur et de la
sécurité dans le salaire, de la sécurité dans la récompense,
pourvu que l'on se bornât dans les limites de la pauvreté,
et par suite et enfin de la sécurité dans le bonheur. Mais
c'est précisément ce qu'ils voyaient; tous les jours. Nous,
c'est ce que nous ne voyons jamais, et nous nous disons : Où
avaient-ils inventé ça. Et nous croyons, (parce que
c'étaient des maîtres d'école, et des curés, c'est-à-dire en
un certain sens encore des maîtres d'école), nous croyons
que c'était une invention, scolaire, intellectuelle.
Nullement. Non. C'était cela au contraire qui était la
réalité, même. Nous avons connu un temps, nous avons touché
un temps où c'était cela qui était la réalité. Cette morale,
cette vue sur le monde, cette vue du monde avait au
contraire tous les sacrements scientifiques. C'était elle
qui était d'usage, d'expérience, pratique, empirique,
expérimentale, de fait constamment accompli. C'était elle
qui savait. C'était elle qui avait vu. Et c'est peut-être là
la différence la plus profonde, l'abîme qu'il y ait eu entre
tout ce grand monde antique, païen, chrétien, français, et
notre monde moderne, coupé comme je l'ai dit, à la date que
j'ai dit. Et ici nous recoupons une fois de plus cette
ancienne proposition de nous que le monde moderne, lui seul
et de son côté, se contrarie d'un seul coup à tous les
autres mondes, à tous les anciens mondes ensemble en bloc et
de leur côté. Nous avons connu, nous avons touché un monde,
(enfants nous en avons participé), où un homme qui se
bornait dans la pauvreté était au moins garanti dans la
pauvreté. C'était une sorte de contrat sourd entre l'homme
et le sort, et à ce contrat le sort n'avait jamais manqué
avant l'inauguration des temps modernes. Il était entendu
que celui qui faisait de la fantaisie, de l'arbitraire, que
celui qui introduisait un jeu, que celui qui voulait
s'évader de la pauvreté risquait tout. Puisqu'il
introduisait le jeu, il pouvait perdre. Mais celui qui ne
jouait pas ne pouvait pas perdre. Ils ne pouvaient pas
soupçonner qu'un temps venait, et qu'il était déjà là, et
c'est précisément le temps moderne, où celui qui ne jouerait
pas perdrait tout le temps, et encore plus sûrement que
celui qui joue.
Ils ne pouvaient pas prévoir qu'un tel temps venait,
qu'il était là, que déjà il surplombait. Ils ne pouvaient
pas même supposer qu'il y eût jamais, qu'il dût y avoir un
tel temps. Dans leur système, qui était le système même de
la réalité, celui qui bravait risquait évidemment tout, mais
celui qui ne bravait pas ne risquait absolument rien. Celui
qui tentait, celui qui voulait s'évader de la pauvreté,
celui qui jouait de s'évader de la pauvreté risquait
évidemment de retomber dans les plus extrêmes misères. Mais
celui qui ne jouait pas, celui qui se bornait dans la
pauvreté, ne jouant, n'introduisant aucun risque, ne courait
non plus aucun risque de tomber dans aucune misère.
L'acceptation de la pauvreté décernait une sorte de brevet,
instituait une sorte de contrat. L'homme qui résolument se
bornait dans la pauvreté n'était jamais traqué dans la
pauvreté. C'était un réduit. C'était un asile. Et il était
sacré. Nos maîtres ne prévoyaient pas, et comment
eussent-ils soupçonné, comment eussent-ils imaginé ce
purgatoire, pour ne pas dire cet enfer du monde moderne où
celui qui ne joue pas perd, et perd toujours, où celui qui
se borne dans la pauvreté est incessamment poursuivi dans la
retraite même de cette pauvreté.
Nos maîtres, nos anciens ne pouvaient prévoir, ne
pouvaient imaginer cette mécanique, cet automatisme
économique du monde moderne où tous nous nous sentons
d'année en année plus étranglés par le même carcan de fer
qui nous serre plus fort au cou.
Il était entendu que celui qui voulait sortir de la
pauvreté risquait de tomber dans la misère. C'était son
affaire. Il rompait le contrat conclu avec le sort. Mais on
n'avait jamais vu que celui qui voulait se borner dans la
pauvreté fût condamné à retomber perpétuellement dans la
misère. On n'avait jamais vu que ce fût le sort qui rompît
le contrat. Ils ne connaissaient pas, ils ne pouvaient
prévoir cette monstruosité, moderne, cette tricherie,
nouvelle, cette invention, cette rupture du jeu, que celui
qui ne joue pas perdît continuellement. […]
En d'autres termes ils ne pouvaient prévoir, ils ne
pouvaient imaginer cette monstruosité du monde moderne, (qui
déjà surplombait), ils n'avaient point à concevoir ce
monstre d'un Paris comme est le Paris moderne où la
population est coupée en deux classes si parfaitement
séparées que jamais on n'avait vu tant d'argent rouler pour
le plaisir, et l'argent se refuser à ce point au travail.
Et tant d'argent rouler pour le luxe et l'argent se
refuser à ce point à la pauvreté. En d'autres termes, en un
autre terme ils ne pouvaient point prévoir, ils ne pouvaient
point soupçonner ce règne de l'argent. Ils pouvaient
d'autant moins le prévoir que leur sagesse était la sagesse
antique même. Elle venait de loin. Elle datait de la plus
profonde antiquité, par une filiation temporelle, par une
descendance naturelle que nous essayerons peut-être
d'approfondir un jour. Il y a toujours eu des riches et des
pauvres, et il y aura toujours des pauvres parmi vous1
et la guerre des riches et des pauvres fait la plus
grosse moitié de l'histoire grecque et de beaucoup d'autres
histoires et l'argent n'a jamais cessé d'exercer sa
puissance et il n'a point attendu le commencement des temps
modernes pour effectuer ses crimes. Il n'en est pas moins
vrai que le mariage de l'homme avec la pauvreté n'avait
jamais été rompu. Et au commencement des temps modernes il
ne fut pas seulement rompu, mais l'homme et la pauvreté
entrèrent dans une infidélité éternelle. Quand on dit les
anciens, au regard des temps modernes, il faut entendre
ensemble et les anciens Anciens et les anciens chrétiens.
C'était le principe même de la sagesse antique que celui qui
voulait sortir de sa condition les dieux le frappaient sans
faute. Mais ils frappaient beaucoup moins généralement celui
qui ne cherchait pas à s'élever au-dessus de sa condition.
Il nous était réservé, il était réservé au temps moderne que
l'homme fût frappé dans sa condition même.
Charles PÉGUY, L'Argent (1913).
1. Matthieu, XXVI, 11.
Georges PEREC
Le rêve de richesse
[Dans les années 60, Jérôme et Sylvie
s’interrogent sur les conditions de leur réussite
sociale.]
Ils étaient stupides – combien de fois se
répétèrent-ils qu'ils étaient stupides, qu'ils avaient tort,
qu'ils n'avaient, en tout cas, pas plus raison que les
autres, ceux qui s'acharnent, ceux qui grimpent – mais ils
aimaient leurs longues journées d'inaction, leurs réveils
paresseux, leurs matinées au lit, avec un tas de romans
policiers et de science-fiction à côté d'eux, leurs
promenades dans la nuit, le long des quais, et le sentiment
presque exaltant de liberté qu'ils ressentaient certains
jours, le sentiment de vacances qui les prenait chaque fois
qu'ils revenaient d'une enquête1 en province.
Ils savaient, bien sûr, que tout cela était faux, que
leur liberté n'était qu'un leurre. Leur vie était plus
marquée par leurs recherches presque affolées de travail,
lorsque, cela était fréquent, une des agences qui les
employait faisait faillite ou s'absorbait dans une autre
plus grande, par leurs fins de semaine où les cigarettes
étaient comptées, par le temps qu'ils perdaient, certains
jours, à se faire inviter à dîner.
Ils étaient au cœur de la situation la plus banale,
la plus bête du monde. Mais ils avaient beau savoir qu'elle
était banale et bête, ils y étaient cependant ; l'opposition
entre le travail et la liberté ne constituait plus, depuis
belle lurette, s'étaient-ils laissé dire, un concept
rigoureux ; mais c'est pourtant ce qui les déterminait
d'abord.
Les gens qui choisissent de gagner d'abord de
l'argent, ceux qui réservent pour plus tard, pour quand ils
seront riches, leurs vrais projets, n'ont pas forcément
tort. Ceux qui ne veulent que vivre, et qui appellent vie la
liberté la plus grande, la seule poursuite du bonheur,
l'exclusif assouvissement de leurs désirs ou de leurs
instincts, l'usage immédiat des richesses illimitées du
monde – Jérôme et Sylvie avaient fait leur ce vaste
programme –, ceux-là seront toujours malheureux. Il est
vrai, reconnaissaient-ils, qu'il existe des individus pour
lesquels ce genre de dilemme ne se pose pas, ou se pose à
peine, qu'ils soient trop pauvres et n'aient pas encore
d'autres exigences que celles de manger un peu mieux, d'être
un peu mieux logés, de travailler un peu moins, ou qu'ils
soient trop riches, au départ, pour comprendre la portée, ou
même la signification d'une telle distinction. Mais de nos
jours et sous nos climats, de plus en plus de gens ne sont
trop riches ni pauvres : ils rêvent de richesse et
pourraient s'enrichir : c'est ici que leurs malheurs
commencent.
Un jeune homme théorique2 qui fait
quelques études, puis accomplit dans l'honneur ses
obligations militaires, se retrouve vers vingt-cinq ans nu
comme au premier jour, bien que déjà virtuellement
possesseur, de par son savoir même, de plus d'argent qu'il
n'a jamais pu en souhaiter. C'est-à-dire qu'il sait avec
certitude qu'un jour viendra où il aura son appartement, sa
maison de campagne, sa voiture, sa chaîne haute-fidélité. Il
se trouve pourtant que ces exaltantes promesses se font
toujours fâcheusement attendre : elles appartiennent, de par
leur être même, à un processus dont relèvent également si
l'on veut bien y réfléchir, le mariage, la naissance des
enfants, l’évolution des valeurs morales, des attitudes
sociales et des comportements humains. En un mot, le jeune
homme devra s'installer, et cela lui prendra bien quinze
ans.
Une telle perspective n'est pas réconfortante. Nul ne
s'y engage sans pester. Eh quoi, se dit le jeune émoulu,
vais-je devoir passer mes jours derrière ces bureaux vitrés
au lieu de m'aller promener dans les prés fleuris, vais-je
me surprendre plein d'espoir les veilles de promotions,
vais-je supputer, vais-je intriguer, vais-je mordre mon
frein, moi qui rêvais de poésie, de trains de nuit, de
sables chauds ? Et, croyant se consoler, il tombe dans les
pièges des ventes à tempérament. Lors, il est pris, et bien
pris : il ne lui reste plus qu'à s'armer de patience. Hélas.
quand il est au bout de ses peines, le jeune homme n'est
plus si jeune, et, comble de malheur, il pourra même lui
apparaître que sa vie est derrière lui, qu'elle n'était que
son effort, et non son but et, même s'il est trop sage, trop
prudent – car sa lente ascension lui aura donné une saine
expérience – pour oser se tenir de tels propos, il n'en
demeurera pas moins vrai qu'il sera âgé de quarante ans, et
que l'aménagement de ses résidences principale et
secondaire, et l'éducation de ses enfants auront suffi à
remplir les maigres heures qu'il n'aura pas consacrées à son
labeur.
Georges PEREC, Les Choses (1965).
1.
D'une campagne de sondages.
2. Un jeune homme type.
Jean GIONO
Le sens matériel
Il est évident que nous changeons d'époque. Il
faut faire notre bilan. Nous avons un héritage, laissé
par la nature et par nos ancêtres. Des paysages ont été
des états d'âmes et peuvent encore l'être pour
nous-mêmes et ceux qui viendront après nous ; une
histoire est restée inscrite dans les pierres des
monuments ; le passé ne peut pas être entièrement aboli
sans assécher de façon inhumaine tout avenir. Les choses
se transforment sous nos yeux avec une extraordinaire
vitesse. Et on ne peut pas toujours prétendre que cette
transformation soit un progrès. Nos "belles" créations
se comptent sur les doigts de la main, nos
"destructions" sont innombrables. Telle prairie, telle
forêt, telle colline sont la proie de bulldozers et
autres engins ; on aplanit, on rectifie, on utilise ;
mais on utilise toujours dans le sens matériel, qui est
forcément le plus bas. Telle vallée, on la barre, tel
fleuve, on le canalise, telle eau, on la turbine. On
fait du papier journal avec des cèdres dont les Croisés
ont ramené les graines dans leurs poches. Pour rendre
les routes "roulantes" on met à bas les alignements
d'arbres de Sully. Pour créer des parkings, on démolit
des chapelles romanes, des hôtels du XVIIème, de
vieilles halles. Les autoroutes flagellent de leur lente
ondulation des paysages vierges. Des combinats de
raffineries de pétrole s'installent sur des étangs
romains. On veut tout faire fonctionner. Le mot
"fonctionnel" a fait plus de mal qu’Attila ; c'est
vraiment après son passage que l'herbe ne repousse plus.
On a tellement foi en la science (qui elle-même n’a foi
en rien, même pas en elle-même), qu’on rejette avec un
dégoût qu'on ne va pas tarder à payer très cher tout ce
qui, jusqu'ici, faisait le bonheur des hommes.
Cette façon de faire est déterminée par quoi ? Le
noble élan vers le progrès ? Non : le besoin de gagner
de l'argent. Écoutez les discours politiques, lisez les
journaux : on ne parle que de prix "compétitifs", de
rendement, de marges bénéficiaires, etc. Il faudrait à
la fin se rendre compte, si on en est fermement sur le
chapitre de l'argent, qu'il ne se gagne pas qu'avec de
la betterave, du beurre, du pétrole ou de l'acier. Qu'il
y a des créations artistiques qui rapportent plus que
des puits de pétrole et que tous les hauts fourneaux de
la vallée de la Moselle réunis. Le centre artistique de
Florence rapporte plus à la ville, à la région, aux
Florentins de la cité et des cités environnantes que
toutes les industries groupées dans cette région, plus
que si toutes ces industries étaient multipliées par
mille. Seraient-elles d'ailleurs multipliées par mille
qu'elles courraient toujours le risque d'être
concurrencées par des régions où elles seraient
multipliées par dix mille, et pourraient-elles suivre la
cadence qu'il faudrait encore courir après le client et
essayer de remplir le carnet de commandes avec des
politiques et de la politique. Tandis qu'il n'y a pas de
concurrence pour le trésor que lui ont légué ces
artistes, son école de peinture, de sculpture,
d'architecture, ses cathédrales, ses couvents, le
Palazzo Vecchio. C'est par milliards que l'argent tombe
dans les escarcelles et les comptoirs florentins, c'est
par milliards qu’il tombe à Venise, à Rome, c'est par
milliards qu'il inonde la péninsule depuis le Piémont
jusqu'en Sicile. Il en faudrait des puits de pétrole et
des hauts fourneaux pour arriver au même résultat ! Il a
suffi du génie de quelques artistes et de l'intelligence
conservatrice de leurs héritiers. "Les Pèlerins
d'Emmaüs", "La Ronde de Nuit", "Le Syndic des drapiers",
"La Leçon d'anatomie"1, voilà qui n’a pas
besoin de Marché commun pour faire entrer les devises.
Jean GIONO, « Il est évident », in La
Chasse au bonheur, Chroniques
1966-1970.
1.
Tableaux de Rembrandt.
Michel
TOURNIER
Ayez de l'or !
[Envoyé
par Gilles de Rais à Florence, l'abbé Eustache
Blanchet y rencontre Francesco Prelati (Prélat), jeune
clerc versé dans la poésie et l'alchimie.]
L'ère des
Médicis venait de s'ouvrir avec le retour triomphal de
Côme, exilé à Venise. Or qu'étaient les Médicis? Avant
tout des hommes d'argent, des banquiers, experts en
trafics divers, prêts à intérêt et lettres de change.
Sous leur impulsion la Toscane devait connaître une ère
de prospérité sans précédent. Blanchet eut même le
bonheur d'assister à des cérémonies dont la splendeur
éblouit toute l'Europe. Le 6 juillet se réunit sous la
présidence de Côme un concile œcuménique auquel
participèrent le pape Eugène IV, I'empereur romain
d'Orient, Jean VIII paléologue, et Joseph, patriarche de
Constantinople. Ces trois princes spirituels et
temporels, chargés d'or, d'encens et de myrrhe,
formèrent dans les rues de la ville jusqu'au Dôme un
cortège d'un éclat incomparable qui évoqua dans l'esprit
du peuple la cavalcade des rois mages se rendant à
Bethléem. C'est de là que date la vénération
particulière de Florence pour les rois mages, illustrée
par les œuvres de Benozzo Gozzoli et Fra Angelico.
— Or que signifie l'épisode des rois mages dans
l'évangile de Matthieu? commentait Prélat. Notez qu'à
l'opposé des bergers qui déposent devant la crèche du
lait, du pain, de la laine - dons modestes et utiles -
les rois mages avec la myrrhe, l'encens et l'or offrent
à l'Enfant-Dieu des biens d'une valeur très supérieure,
mais inutiles et qui relèvent du luxe le plus gratuit.
Et comme Blanchet esquissait un geste de
protestation, il se hâta d'ajouter :
— D'ailleurs Jésus n'aura garde d'oublier plus tard la
valeur de cette splendeur superflue. Rappelez-vous :
dans la maison de Simon-le-lépreux, Marie-Madeleine oint
sa tête avec un parfum de très grand prix. Les apôtres
se scandalisent de cette prodigalité, mais Jésus les
reprend sévèrement. Cet hommage serait-il donc trop
coûteux pour le Fils de Dieu?
Et emporté par l'évidence de cet enseignement,
Prélat poursuivait avec feu :
— Ayez de l'or, de l'or et encore de l'or, et tout
le reste vous sera donné de surcroît, le génie et le
talent, la beauté et la noblesse, la gloire et la
volupté, et même, incroyable paradoxe, le
désintéressement, la générosité, la charité!
— Eh là, eh là! protestait Blanchet suffoqué.
— Et puis la science, mon bon père, la science qui ouvre
toutes les portes, tous les coffres, tous les
coffres-forts...
— Je suis ébloui par tout ce que je vois, mais pourquoi
voulez-vous de surcroît m'abasourdir par vos propos
extravagants? La pauvreté n'est pas vice, que diable!
— La pauvreté est la mère de tous les vices.
— Prélat, mon ami, vous blasphémez!
— Si je vous enfermais dans une cage avec un lion,
préféreriez-vous qu'il fût repu ou affamé?
— Il serait plus prudent, je pense, qu'il fût repu,
concéda Blanchet.
— Eh bien les hommes sont comme les lions, comme toutes
les bêtes, comme tous les êtres vivants. La faim les
rend féroces. Et qu'est-ce que la pauvreré, sinon une
faim généralisée?
— Et que faites-vous du sacrifice, du dévouement, de
l'abnégation?
— Je leur accorde la place que méritent ces vertus :
infime!
— Infime?
— Infime, oui. Prenez mille bourgeois gras et bien
nourris, tous enclins à la bienveillance à l'égard les
uns des autres. Enfermez-les dans une caverne sans
nourriture ni boisson. Affamez-les! Ils vont se
métamorphoser. Oh si vous avez de la chance, vous verrez
apparaître un saint dont l'esprit s'élèvera au-dessus de
l'horrible condition de son corps, et qui se sacrifiera
à ses compagnons. Un sur mille, avec de la chance. Quant
aux neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres...
— Oui, les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres?
— Ces braves bourgeois réjouis et bienveillants seront
devenus d'épouvantables gredins, capables de tout, vous
m'entendez mon père, de tout pour satisfaire leur faim
et leur soif!
— A vous entendre, on croirait que vous avez fait
l'expérience.
— En temps de guerre, de famine et d'épidémie,
croyez-vous donc que ce soit une expérience difficile à
faire?
— Et surtout on dirait que cette vérité affreuse vous
réjouit.
— Non, mon père, elle ne me réjouit pas. Mais
voyez-vous, nous avons, nous autres Florentins,
découvert le remède de ce chancre purulent : l'or.
Contre les plaies morales de l'humanité, la panacée,
c'est la richesse. L'ange du bien, s'il apparaissait sur
terre pour guérir toutes les plaies de l'âme et du
corps, savez- vous ce qu'il ferait? Ce serait un ange
alchimiste, et il fabriquerait de l'or!
Michel TOURNIER, Gilles et Jeanne,
1983.
Pascal
BRUCKNER
Avare, prodigue, cupide
L'avarice
est la maladie de la rétention, la prodigalité celle
de la dilapidation. La première est l'amour de
l'argent comme moyen absolu qui dépasse toutes les
fins : aucune jouissance ne peut l'égaler puisqu'il
les contient potentiellement toutes. Le grippe-sou
n'accumule les billets, les pièces d'or que pour
s'interdire d'en profiter, certain que son magot tel
qu'il est ne pourra jamais le décevoir en raison
même de son abstraction (Georg Simmel). Qu'on
l'écorne d'un centime, c'est comme si on l'amputait,
on l'écorchait vif. Il est sa fortune beaucoup plus
qu'il ne la possède, elle fait partie intégrante de
son être.
Le prodigue à l'inverse ne cesse de souligner
chaque jour par une dépense effrénée à quel point
l'argent lui est indifférent. Aucune fête, banquet,
aucun achat coûteux ne l'arrêtent Au moment de jeter
les deniers par la fenêtre, il guette le regard
admiratif, extasié des autres qui le consacrent en
généreux. Il tente de les persuader que le vil métal
le laisse froid et fustige la pingrerie de ses
congénères, leur petitesse financière. Mais son
insistance de grand seigneur à débourser tant et
plus prouve qu'il n'est pas complètement détaché de
l'objet de son mépris. Lui-même n'en a jamais fini
avec ce faux dieu, ses largesses sont trompeuses, il
est engagé dans un interminable règlement de
comptes. L'avare et le prodigue sont frères en
contradiction : comme l'a bien vu Georg Simmel, ils
sont les deux faces d'une même médaille, ils
déifient également l'argent, l'un en le
thésaurisant, l'autre en le gaspillant Économe ou
viveur, ils sont les enfants d'un même père.
Quant au cupide, en dépit de son image
négative, il est le vrai héros du capitalisme, il
cultive son gain de façon méthodique et rationnelle.
Homme insatiable peut-être mais homme d'une seule
passion, constant et prévisible, il convoite des
chiffres dont l'addition vertigineuse le met en
joie, déclenche en lui une excitation inépuisable.
Opération boursière, OPA, rachat, fusion, il vit en
état d'effervescence, au rythme des décharges
d'adrénaline. L'argent à ses yeux est un ventre
d'une fécondité inépuisable, une substance qui
soulève le monde, accède à la beauté du colossal. Et
comme il n'est pas de quantités qui ne puissent être
dépassées, son ardeur ni son labeur ne connaissent
de limites. Chasseur d'improbable, il noue de
nerveuses romances avec les cours et les cotations,
flaire les millions potentiels et pour chaque risque
encouru connaît la volupté extraordinaire de la
déchéance ou de la gloire.
L'avare est personnage de l'économie
statique, le prodigue de l'économie ostentatoire, le
cupide de l'économie florissante. Nous sommes un peu
des trois : il nous arrive de mégoter pour une somme
dérisoire, de flamber sur un coup de tête,
d'entasser avec une avidité sans merci. Il est
heureusement d'autres rapports plus apaisés, plus
indifférents au veau d'or. Mais pour ses adorateurs,
l'argent n'est pas seulement un mal qui fait du bien
et un bien qui fait du mal, ce fumier sur lequel
poussent les fleurs de la civilisation, pour
reprendre une image de Zola : il est aussi une
consolation merveilleuse. Tant qu'on s'occupe à le
gagner, à le garder, à le gâcher, il absorbe toute
l'énergie, se suffit à lui-même, donne un sens
parfait à la vie. Il est habité de puissances trop
considérables pour souffrir la moindre concurrence.
Comme le savait l'Église, il est le seul rival de
Dieu, capable comme lui d'embrasser la multiplicité
du monde dans son unité, de ne mettre aucune borne à
son expansion. Il est une force spirituelle à vrai
dire, le seul absolu que nous tolérions en période
de relativisme. [...]
Pauvreté, richesse, frugalité
Les riches ne sont pas seulement des pauvres qui
ont réussi. Leur fortune les transforme
qualitativement, les propulse dans une autre
humanité avec ses mœurs, ses peuplades, son
langage. Elle est une manière de vivre, de doter
l’argent de noblesse, de raffinement. Devenir
riche s’apprend et ne demande pas moins
d’assiduité que les mathématiques ou la musique :
il ne suffit pas d’avoir beaucoup, il faut être
autrement. Des générations entières sont parfois
requises pour intégrer le monde de la « haute »,
connaître ses noms, ses familles, alors que peu
d'années suffisent pour être précipité dans la
gêne. A l'intérieur même de la richesse, il existe
des hiérarchies, des castes entre les immensément
pourvus et la plèbe des nababs ordinaires. C'est
pourquoi les riches, derrière les hauts murs de
leurs clubs, de leurs palaces, sont plus occupés à
défendre leur statut qu'à jouir de leurs biens.
L'argent, pour parler comme les calvinistes, leur
donne la garantie subjective du salut. Qu'ils
attirent la sympathie ou la colère, ils tiennent à
s'enraciner dans une généalogie pour mettre en
évidence que leur état n'est pas le fruit d’un
labeur acharné - l'argent n'aime pas sentir la
sueur - ou d'une bonne étoile, mais la résultante
d'une ascendance authentiquement aristocratique.
Les pauvres, en revanche, ont quelque chose
de navrant dans leur reproduction sans fin. Tomber
dans la dèche, c'est tomber sous la coupe des
choses, ne pas pouvoir les jeter, les gaspiller,
devoir les recoudre, les ravauder, les réparer,
compter sou après sou. C'est combiner
l’humiliation et l'empêchement. « Le pauvre est
contraint de lésiner sur sa douleur. Le riche
porte la sienne au grand complet » (Baudelaire). A
quoi s'ajoute, plus dégradant encore, le caractère
résiduel de l'indigence : si le pauvre était hier
le prolétaire ou le damné de la terre voué à
racheter le genre humain, il est aujourd’hui une
survivance qui a résisté à toutes les vagues de la
prospérité. Un tel entêtement dans la pouillerie
relève du mauvais esprit ! Il est le cancre qui
persiste dans le dénuement, malgré les progrès, un
reste qui encombre, un déchet que les plans
sociaux ou les grandes institutions se renvoient
année après année en se jurant de les éliminer. La
question sociale rejoint ainsi celle du traitement
des ordures, problème d’écologie, gestion des
surplus humains et matériels. Poverty sucks,
comme on le disait en Amérique au temps de Reagan
: la pauvreté craint. Elle a ceci de désolant
qu'elle nous jette au visage l'échec de notre
optimisme, nous tire en arrière, nous rappelle que
tous les hommes ne sont pas également conviés aux
joies de la vie et ne le seront probablement
jamais.
Est-il possible de concevoir la frugalité
autrement que comme une résurrection de l'ascèse
chrétienne ou une diététique de repus avides de
retrouver la grande simplicité ? Le monde
appartient à celui qui y renonce, disaient les
franciscains : dans la disette réside l'opulence,
dans le vide le vrai plein. Qui jamais ne prend,
jamais ne saisit, possède les biens essentiels
puisqu'il n'a nul besoin de les avoir pour en
jouir. Ce renoncement est l'envers de l'avidité,
il met à ne pas choisir la même intransigeance que
celle-ci à ne rien refuser. Peut-être faut-il
arracher la frugalité à l’idée sinistre
d'abstinence : elle n'est pas une soustraction,
mais un plus, l'ouverture à d'autres dimensions de
l'existence. Ne pas se laisser piéger par
l'affairement, les contraintes stériles, se
désencombrer des babioles socialement valorisées,
déplacer les frontières du nécessaire et du
superflu, mettre le faste où la plupart ne voient
que futilité et la misère où la plupart célèbrent
le luxe. Bref, se restreindre non pour se priver
mais pour multiplier d'autres plaisirs moins
communément admis. Faute de quoi la frugalité
resterait l’annexe écolo de la pauvreté
religieuse, la variante moderne du pain noir et du
pichet d'eau, une caricature de néo-ruralité façon
Henry David Thoreau, le rousseauiste américain
partisan de la vie dans les bois. Que tout cela
soit flou, imprégné d'eau bénite et de snobisme
n'empêche pas que liberté est donnée à chacun de
décider en son for intérieur de quels traquenards
sociaux il se préserve, de quel faux éclat il est
prêt à se passer. Si l'angoisse de notre temps est
celle du passage, cela veut dire que le changement
qui s'annonce portera avec lui de nouvelles
richesses dont nous n'avons pas idée. Elles ne
périmeront pas les présentes, elles les
relégueront à une autre place. Ce qui vient
pourrait bien faire paraître la pompe et la
magnificence d'aujourd'hui comme une aimable
pacotille.
Pascal BRUCKNER, Misère de la
prospérité, 2002.
|