EXEMPLE 1
« L’argent change tout en concepts, l'argent est
désagréablement rationnel. Quand je vois de l'argent, je pense
immanquablement à des doigts méfiants, à beaucoup de criailleries et de
raisonnements », note Robert Musil
(L'Homme sans qualités, 1930-1933).
Vous direz dans quelle mesure on peut souscrire à ce jugement en vous aidant des œuvres au programme.
1) MISE EN PLACE DU SUJET :
- Il faudra éviter dans ce sujet de
distinguer les deux phrases de la citation, ce qui induirait une
problématique confuse ou trop générale, portant par exemple sur la moralité
de l'argent, sujet intraitable s'il en est tant il est susceptible de
recevoir de réponses contradictoires dont on aurait peu de chances de
sortir. Il faut ici bien considérer la relation qui unit la rationalité de
l'argent et le vices auxquels il est prétendument attaché; se demander par exemple en quoi
l'univers de calculs et de chiffres qui est celui de l'argent menace les
valeurs humaines. - On voit peut-être mal dans un premier temps ce que
les chiffres ont à voir avec l'éthique. La formule de Rober Musil est à ce
propos éclairante : l'argent "change tout en concepts"
: c'est cette transsubstantiation qui est bien en cause, transformant, pour
reprendre le vocabulaire marxiste, les valeurs d'usage en valeurs d'échange.
Si l'on oppose pourtant cet univers froid, voire implacable, mais rationnel,
aux fièvres dont l'argent est responsable, on sera plus à même de formuler
le problème.
►
PROBLÉMATIQUE :
La rationalité de l'argent affecte-t-elle le monde humain ?
Aidez-vous
des éléments suivants (des citations,
utilisables dans l'une ou l'autre des trois parties, vous sont fournies dans
le désordre) pour construire et étoffer le plan :
CITATIONS
1. L'argent est l'argent, quelles que soient les mains où il se trouve. C'est la seule puissance qu'on ne discute jamais.
Alexandre Dumas fils, La Question d'argent (1857).
2. On peut dire qu'un gouvernement est parvenu à son dernier degré de corruption quand il n'a plus d'autre nerf que l'argent.
Rousseau, Discours sur l'économie politique, III (1755).
3. Il faudrait une connaissance étendue du commerce,
du crédit et de la banque, pour analyser leurs immenses
entreprises, leur fermeté, leur esprit de décision, leur
audace même, leur stricte probité aussi, et la noble
confiance qu'ils ont en quelques-uns, sans se tromper aux
apparences. J'ajoute qu'il y a une profonde sagesse dans
cette aversion pour la dépense inutile; aussi dans cette vue
que l'on domine mieux le troupeau humain par la richesse que
par la majesté. Il vaut mieux ne pas nommer passion une
action suivie, réglée par l'intelligence, et suivant une
espèce de justice, bien supérieure aux mouvements de la
vanité, de la convoitise, et même de la pitié. Alain, Eléments de philosophie (1941).
4. C’est le tracas du commerce et des arts, c’est l’avide intérêt du gain, c’est la mollesse et l’amour des commodités, qui changent les services personnels en argent. On cède une partie de son profit pour l’augmenter à son aise. Donnez de l’argent, et bientôt vous aurez des fers. Ce mot de finance est un mot d’esclave, il est inconnu dans la cité. Dans un pays vraiment libre, les citoyens font tout avec leurs bras, et rien avec de l’argent ; loin de payer pour s’exempter de leurs devoirs, ils paieraient pour les remplir eux-mêmes.
Rousseau, Du Contrat social, III (1762).
5. L’argent devenu fin en soi ne laisse même pas les biens qui par nature sont étrangers à l’économie exister à titre de valeurs coordonnées, en soi définitives ; non seulement il vient se placer, comme autre finalité de l’existence, au même rang que la sagesse et que l’art, que l’importance et la force personnelles, et même que la beauté et l’amour mais, de plus, ce faisant, il acquiert la force de ravaler ces derniers au rang de moyens à son service.
Georg Simmel, Philosophie de l’argent (1900).
6. L'argent n'est-il pas un moyen de traiter les relations humaines aussi sûr que la violence, et ne nous permet-il pas de renoncer au trop naïf usage de celle-ci ? Il est de la violence spiritualisée; une forme particulière, souple, raffinée, créatrice de la violence.
Robert Musil, L'Homme sans qualités (1930).
7. Si l'argent est le lien qui m'unit à la vie humaine, qui unit à moi la société et m'unit à la nature et à l'homme, l'argent n'est-il pas le lien de tous les liens ? Ne peut-il pas nouer et dénouer tous les liens ? N'est-il pas, de la sorte, l'instrument de division universel ? Vrai moyen d'union, vraie force chimique de la société, il est aussi la vraie monnaie « divisionnaire ». [...]
Marx, Ébauche d'une critique de l'économie politique (1844).
8. L'argent qu'on possède est l'instrument de la liberté, celui qu'on pourchasse est celui de la servitude.
Jean-Jacques Rousseau, Confessions (1782).
9. L'argent n'est point déshonorant, quand il est le salaire, et la rémunération et la paye, par conséquent quand il est le traitement. Quand il est pauvrement gagné. Il n'est déshonorant que quand il est l'argent des gens du monde. Il n'y a donc, dans les autres cas, je veux dire quand il n'est pas l'argent des gens du monde, aucune honte à en parler. Et à en parler comme tel. Il n'y a même que cela qui soit honorable. Et qui soit droit. Et qui soit décent. Il faut toujours parler d'argent comme d'argent.
Charles Péguy, L'Argent (1913).
10. Le commerce est, par son essence, satanique. Le commerce, c'est le prêté-rendu, c'est le prêt avec le sous-entendu : Rends-moi plus que je ne te donne. L'esprit de tout commerçant est complètement vicié. Le commerce est naturel, donc il est infâme. Le moins infâme de tous les commerçants, c'est celui qui dit : "Soyons vertueux pour gagner beaucoup plus d'argent que les sots qui sont vicieux". Pour le commerçant, l'honnêteté elle-même est une spéculation de lucre. Le commerce est satanique, parce qu'il est une des formes de l'égoïsme, et la plus basse, et la plus vile.
Baudelaire, Mon cœur mis à nu (post. 1887).
11. Si nous pouvions nous passer d'argent et avoir tous les avantages que l'argent donne, nous jouirions bien mieux de ces avantages qu'avec les richesses, puisque nous les aurions séparés des vices qui les empoisonnent et que l'argent amène avec lui.
J.J. Rousseau, Projet de constitution pour la Corse (1763).
12. L'argent ne représente qu'une nouvelle forme d'esclavage impersonnel à la place de l'ancien esclavage personnel.
Léon Tolstoï, L'argent et le travail (1890).
13. Il faut de l'argent, même pour se passer d'argent.
Balzac, Louis Lambert (1832).
14. Le commerce guérit les préjugés destructeurs ; et c'est presque une règle générale que partout où il y a des mœurs douces il y a du commerce ; et partout où il y a du commerce il y a des mœurs douces.
Montesquieu, L'Esprit des Lois, XX (1748).
15. « Ah ! vous ne comprenez pas, vous autres, comme c’est amusant, les affaires. Le grand combat, aujourd’hui, c’est avec l’argent qu’on le livre. »
(le banquier Andermatt, dans Mont-Oriol, de Maupassant, 1888).
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2) PLAN :
I - Thèse : l’argent manifeste une abstraction
immorale...
a) L’argent, « sans odeur », n’a de valeur qu’usurpée. Cf. Alain : « L’argent est bête ».
Pire : sa royauté laisse entendre que tout s’achète. L’argent met ainsi
un prix sur les valeurs d’usage. ex :
Simmel explique que l’argent se voit attribuer la valeur de ce qu’il
permet d’acquérir. citations
5, 11.
b) L’argent asservit à sa logique consumériste. Il suscite mensonge et flatterie. ex :
dans L'Argent, la baronne Sandorff se livre à Saccard par calcul ; Mariane étudie son discours pour plaire à Harpagon.
citations 4, 7, 12.
c) Pris pour fin, l’argent s’érige contre toutes les qualités humaines et morales. Il substitue la justice à la charité, créant un monde à part, inaccessible. ex :
Zola : « Ah ! l’argent, cet argent pourrisseur… »
Cf. le « Tant mieux ! » d’Harpagon à la perspective de survivre à ses enfants. L’argent devient « le valet du valet. » (Simmel).
citations 2, 10.
II - Antithèse : ... la rationalité même de l’argent est pourtant la condition de sa valeur morale :
a) L’argent est un moyen : il n’a pas de valeur morale en soi. ex :
Simmel, montre que l’argent est le « moyen absolu » : il n’est que ce qu’en fait l’intention qui commande son utilisation (voir
dans L'Avare le vol de La Flèche qui, en fait, arrange tout). citation 1.
b) Il a une valeur pratique : il facilite l’échange, dynamise le commerce, la société tout entière. Valeur identique pour tous, l’argent est créateur de liens.
ex :
chez Zola, le nom, même antiphrastique, de la Banque Universelle est
révélateur.
citations
6, 14, 15.
c) Moralisé, l’argent tempère les passions. Il donne les moyens d’être bon et vertueux, récompense le travail.
ex :
dans L'Argent, on peut évoquer la
générosité de Mme Caroline ou de la princesse d'Orviedo.
citations
3, 9.
III - Synthèse : l’argent est plus moral dans sa rationalité que dans les passions qu'il éveille.
a) L’argent pourrait prêter sa rationalité à ceux qu'enflamme la
cupidité. ex :
pourquoi l’argent adoré par Saccard, flux vital, source de vie et de prospérité, s’est-il retourné contre lui ? parce qu’il est un être d’instinct qui « battrait monnaie avec les cœurs et les cerveaux »
citation 8.
b) Il s’agit de trouver à travers les méfaits de
l’argent ce qui est inaliénable dans l’homme.
ex :
Mme Conin résiste à l'argent de Saccard et celui-ci s'étonne : « Comment ! l'argent ne donnait donc pas tout ? Voilà une femme que d'autres avaient pour rien, et qu'il ne pouvait avoir, lui, en y mettant un prix fou ! Elle disait non, c'était sa volonté. Il en souffrait cruellement, dans son triomphe, comme d'un doute à sa puissance, d'une désillusion secrète sur la force de l'or, qu'il avait crue jusque-là absolue et souveraine.»
c) Faut-il supprimer l’argent ? La mesure consisterait ici à cantonner l’argent dans son rôle d’outil et de serviteur afin de ne pas lui obéir.
ex :
La diatribe de Sigismond Busch dans L'Argent est présentée comme idéaliste et incapable de rivaliser avec le
dynamisme social dont l'argent est la cause : « Nous supprimerons l'argent monnayé... Songez donc que la monnaie métallique n'a aucune place, aucune raison d'être, dans l'Etat collectiviste. A titre de rémunération, nous le remplaçons par nos bons de travail ; et, si vous le considérez comme mesure de la valeur, nous en avons une autre qui nous en tient parfaitement lieu, celle que nous obtenons en établissant la moyenne des journées de besogne, dans nos chantiers... Il faut le détruire, cet argent qui masque et favorise l'exploitation du travailleur, qui permet de le voler, en réduisant son salaire à la plus petite somme dont il a besoin, pour ne pas mourir de faim. N'est-ce pas épouvantable, cette possession de l'argent qui accumule les fortunes privées, barre le chemin à la féconde circulation, fait des royautés scandaleuses, maîtresses souveraines du marché financier et de la production sociale ? Toutes nos crises, toute notre anarchie vient de là.... Il faut tuer, tuer l'argent !
»
citation 13.
► La conclusion pourra
rappeler à nouveau que l'homme a vocation à dominer ses outils. L'argent
n'est pas autre chose qu'un moyen : la rigueur même à laquelle il invite
devrait aider sur le plan moral à se garder des excès qui jalonnent pourtant
l'histoire humaine.
EXEMPLE 2
L’argent est-il une force dressée contre l'individu
?
Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur les œuvres au programme.
1) MISE EN PLACE DU SUJET :
- Le mot "force" fait penser au vocabulaire de Marx, qui parle par exemple
de "forces productives" ou de "forces de travail". Parler de l'argent en
tant que force revient à en faire une puissance tutélaire, presque une
transcendance, qui représente pour l'humanité un véritable déterminisme :
l'argent s'est détaché de son créateur, il a pris l'allure d'un Dieu
autonome et maléfique.
- Mais, dans ce sujet, il faudra faire surtout
attention au mot "individu". L'individu, c'est ce qui ne peut être ni
partagé, ni divisé sans perdre ses caractéristiques propres. L'individu,
ce n'est pas l'homme, c'est même ce qui peut s'opposer de la manière la plus
radicale à l'humanité, si l'on entend par ce dernier terme la prééminence du
groupe et du collectif. On pourra, pour s'en convaincre, penser aux utopies
socialistes qui ont rêvé, au nom des droits de l'homme, de paradis pour
tous. Mais le paradis pour tous, c'est, le plus souvent, un
enfer très convenable pour chacun : l'individu ne peut en effet y faire valoir ses
prérogatives et doit se fondre dans la masse. L'argent peut ainsi être
envisagé comme ce qui menace l'être dans sa spécificité, c'est-à-dire, pour
reprendre un vocabulaire marxiste, comme un principe aliénant où les valeurs
d'échange gagnent dangereusement les territoires de l'individu.
► PROBLÉMATIQUE : L'argent représente-t-il pour l'individu un risque d'aliénation ?
2) PLAN :
I - Thèse : l’argent s'oppose à
la spécificité de l'individu...
a) L’argent est responsable de pathologies qui
oblitèrent gravement les forces vives de l'individu. Il niche ses
pulsions dans l'inconscient où gît un véritable déterminisme.
exemples : mégalomanie (Saccard), narcissisme de la prodigalité
(Cléante) ou de la rétention (Harpagon), phobies.
b) L’argent est une mesure objective, universelle et
équitable certes, mais "glaciale" (Zola) et impropre à l'individuation.
ex : on peut évoquer les volontés modernes d'appropriation d'usages
personnels, inédits, de l'argent voire de refus de la monnaie.
c) L'argent favorise les logiques comptables qui
souhaitent estimer le prix d'un individu. Ces menaces de réification
visent l'inaliénabilité de chacun et exercent leurs ravages aujourd'hui
("combien valez-vous ?" lance-t-on aux entretiens d'embauche).
ex :
dans L'Argent de Zola, on peut opposer l'austérité implacable
de Gundermann à l'énergie vitaliste de Saccard, capable par ailleurs de
générosité. Dans L'Avare, Harpagon marie ses enfants comme des
biens inertes.
II - Antithèse : ... l'argent
flatte l'individu dans ses prérogatives :
a) L’argent valorise l'individu en exaltant en lui des
qualités morales (ambition, courage, sacrifice) ou immorales (égoïsme,
misanthropie).
ex : Saccard accède au statut
de héros épique par la démesure de ses projets.
b) L'argent permet aux individus de s'affranchir de la
puissance des choses et de la tyrannie du groupe.
ex : la pauvreté renvoie au collectif, souvent.
L'argent, lui, fait des solitaires (Saccard, Harpagon).
c) L'argent, de manière parfois
immorale, satisfait l'ego dans son désir de supériorité et
d'exclusivité.
ex :
la possession de l'argent laisse croire à Saccard qu'il peut prétendre
aussi à la possession des êtres.
III - Synthèse : le rapport
maîtrisé à l'argent renforce l'individu.
a) L’argent entraîne des profils psychologiques différents.
ex :
on peut penser aux séries logiques de Simmel, qui identifient certains
individus par leur rapport avec l'argent dans sa finalité : le cupide,
le cynique, l'ascète, le blasé... Par ailleurs le roman de Zola présente
des caractères différemment touchés par leur rapport à l'argent.
b) L'individu doit rester maître de l'argent pour
accomplir sa relation harmonieuse au groupe. Il le fera mieux encore par
le don, qui l'affranchira d'un certain déterminisme du rapport à
l'argent.
ex : La libéralité
d'Anselme à la fin de L'Avare propose la voie de la générosité,
où l'individu manifeste les meilleures de ses qualités.
c) L'individu peut s'aider de l'argent pour trouver le
meilleur de lui-même, dans une relation mesurée où la pression du groupe
cesse d'être ressentie comme aliénante. Cela suppose que l'argent se
cantonne dans la juste place qui est la sienne, celle de l'échange.
ex : « En vérité, les gens utilisent [l'argent] le mieux possible mais pour leurs propres fins sociales, morales et esthétiques, et celles-ci dépassent de loin ce que les théories économiques peuvent envisager.»
(Maurice Bloch,
Les
usages de l'argent, revue Terrain). l'exemple
le plus éloquent ici, dans le roman de Zola, est celui de Mme Caroline, qui laisse parler son
cœur dans ses rapports à l'autre, et y trouve la plus forte
individuation.
►
La conclusion pourra s'appuyer sur cette affirmation de Simmel, qui en
appelle à la force morale de chacun : «
L'argent incarne, accroît et sublime la position pratique de l'homme et
sa puissance potentielle par rapport aux contenus de sa volonté : là est
l'importance capitale de l'argent pour la compréhension des motivations
fondamentales de la vie. » (Philosophie
de l'argent, ch.3, section 1) .
EXEMPLE 3
Dans sa pièce Golden Joe (1995),
Éric-Emmanuel Schmitt imagine le dialogue suivant entre deux de ses
personnages : « JOE. –
C’est l’argent qui dresse des barrières entre les hommes ? Supprimons
l’argent. Puisque personne ne supporte le partage, puisque personne ne
supporte la justice, je supprime l’argent. Si tu ne veux pas brûler les
billets, nous les jetterons dans la Tamise ! GUILDEN.
– Alors ce n’est
pas des billets que vous trouverez demain, flottant dans la Tamise, mais des
milliers et des milliers de corps… de suicidés. Imaginez que, demain, les
hommes n’aient plus le souci de l’argent ? Que feront-ils, nus, dépossédés,
à vif ? Quelle raison de vivre ! Heureusement que les hommes ont inventé la
course à la monnaie, heureusement qu’ils s’y entraînent, qu’ils s’y
essoufflent, que feraient-ils ? La vraie misère, c’est cette vie, monsieur
Joe, dont on ne sait pas quoi faire – la vraie misère, l’argent la cache.
Laissez-les se divertir avec l’argent. »
Vous analyserez et
discuterez cette dernière réplique à la lumière des œuvres au programme.
1) MISE EN PLACE DU SUJET :
- L’argent excède en bien des points le domaine strictement économique : il structure la psyché et, par l’importance qu’il prend dans une vie humaine, alimente une réflexion métaphysique :
« L'argent, écrit Simmel, est d'une immense importance pour la compréhension des motifs fondamentaux de l'existence » (Philosophie de l’argent).
La réplique de Guilden - sur laquelle seule repose le sujet - s'appuie
visiblement sur ces « motifs fondamentaux », et plus particulièrement sur
l'ennui et le divertissement capable de le
conjurer. Rappelons d'abord la teneur de ce divertissement chez Pascal : -
Divertissement.
Quand je m’y suis mis quelquefois, à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achètera une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville ; et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près. Quelque condition qu’on se figure, si l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde, et cependant qu’on s’en imagine, accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement, et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point, il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables ; de sorte que, s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux et plus malheureux que le moindre de ses sujets, qui joue et se divertit.
Blaise Pascal, Pensées, (139 éd. Brunschvicg).
-
Ainsi la réplique de Guilden alimente une conception tragique de
l'existence vouée à l'ennui, ce que les hommes s'emploient à oublier :
l'argent fait partie de ces dérivatifs, et le mot misère renvoie
bien sûr, lui aussi, non pas à la misère sociale, mais à cette "misère de
l'homme sans Dieu" que Pascal souligne dans les Pensées :
incapable de se confronter à l'idée de sa finitude, ni de supporter
l'angoisse de la mort, l'homme se résout à fuir dans le divertissement.
La dissertation
devra s'employer à montrer si vraiment l'argent a cette fonction, lui que l'on rend si souvent synonyme de souci (les ennuis
d'argent dissipent-ils l'ennui de vivre ?).
►
PROBLÉMATIQUE :
L'argent représente-t-il une forme de divertissement ?
2) PLAN :
I - Thèse :
l’argent est source de divertissement :
a) l'argent fournit des buts, focalise une énergie (le jeu, le mirage de richesse).
Selon Simmel, l'argent est le moyen absolu par lequel l'homme
décide librement de parvenir à ses fins. L’argent contribue ainsi à
donner à l'existence un sens dont elle est dépourvue.
ex : Saccard exprime cet infléchissement donné à la platitude de la vie : « Avec la rémunération légitime et médiocre du travail, le sage équilibre des transactions quotidiennes, c'est un désert d'une platitude extrême que l'existence, un marais où toutes les forces dorment et croupissent ; tandis que, violemment, faites flamber un rêve à l'horizon, promettez qu'avec un sou on en gagnera cent, offrez à tous ces endormis de se mettre à la chasse de l'impossible, des millions conquis en deux heures, au milieu des plus effroyables casse-cou ; et la course commence, les énergies sont décuplées, la bousculade est telle, que, tout en suant uniquement pour leur plaisir, les gens arrivent parfois à faire des enfants, je veux dire des choses vivantes, grandes et belles... Ah ! dame ! il y a beaucoup de saletés inutiles, mais certainement le monde finirait sans elles. » (L'Argent, ch. VIII).
b) l'argent est emblématique du désir humain.
ex :
Le désarroi d’Harpagon lorsqu'il a été volé signale cette part
constitutive de l'argent dans sa vie : «Je suis perdu, je suis assassiné ; on m’a
coupé la gorge : on m’a dérobé mon argent.[…] Hélas ! mon pauvre argent
! mon pauvre argent ! mon cher ami ! on m’a privé de toi ; et puisque tu
m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie : tout est
fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde. Sans toi, il m’est
impossible de vivre. C’en est fait ; je n’en puis plus ; je me meurs ;
je suis mort ; je suis enterré. […] Je veux faire pendre tout le monde ;
et si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après.» (L'Avare, IV).
Saccard, quant à lui, se résigne à
être pure créature de désir : «Moi, je suis trop passionné, c'est évident. La raison de ma défaite n'est pas ailleurs, voilà pourquoi je me suis si souvent cassé les reins. Et il faut ajouter que, si ma passion me tue, c'est aussi ma passion qui me fait vivre. Oui, elle m'emporte, elle me grandit, me pousse très haut, et puis elle m'abat, elle détruit d'un coup toute son
œuvre. Jouir n'est peut-être que se dévorer... Certainement, quand je songe à ces quatre ans de lutte, je vois bien tout ce qui m'a trahi, c'est tout ce que j'ai désiré, tout ce que j'ai possédé... Ça doit être incurable, ça. Je suis fichu.» (L'Argent, ch. XII).
Cette dernière remarque souligne le caractère
mortifère du désir matérialiste. On pense à cette morale si souvent
exprimée par Balzac : si « l'or est le
spiritualisme des sociétés modernes » (Gobseck),
il enferme l'être dans une logique consumériste où Vouloir et Pouvoir
s'emploient à le ravager (La Peau de Chagrin).
II - Antithèse :
l’argent est source de misères
:
a) il agite des cibles matérielles, et donc périssables : enrichissement, pouvoir, satisfaction toujours plus exigeante de fringales toujours plus impérieuses.
Il peut ainsi souligner certaines misères au lieu de les dissiper.
ex :
Dans le roman de Zola, les Maugendre subissent une
addiction au jeu, qui finit par les engloutir : «Et le mal était parti de là, la fièvre l'avait brûlé peu à peu, à voir la danse des valeurs, à vivre dans cet air empoisonné du jeu, l'imagination hantée de millions conquis en une heure, lui qui avait mis trente années à gagner quelques centaines de mille francs.» (L'Argent, ch. XII).
b) L'affirmation selon laquelle l'argent favorise le divertissement est
d'autant plus paradoxale qu'il fait peser sur le monde une grande menace
de désenchantement. Comme le montre Simmel, les objets, devenus
accessibles dès lors qu'ils peuvent être achetés, alimentent un certain
blasement. Celui-ci, dans la typologie simmelienne, correspond assez
bien à un ennui existentiel dont, cette fois, l'argent est bien le
responsable. Car l'argent amoindrit l'être en le vouant à des objectifs
étroits comme en le limitant à des faims misérables.
ex : on peut penser au savetier de La Fontaine, dont les chansons incessantes expriment le
bonheur simple, et qui éprouve un moment l’aliénation consécutive aux
soucis perpétuels engendrés par l’argent.
Alors supprimer l'argent sans craindre de dommages ?
Mais supprimer l'argent, souffle Zola, appartient à la rêverie illuminée d'un
Sigismond Busch : « Je vous dis que c'est fou !... Détruire l'argent, mais c'est la vie même, l'argent ! Il n'y aurait plus rien, plus rien !», s'exclame Saccard
à cette idée. (L'Argent,
ch. IX)
III - Synthèse : l’argent
maîtrisé et voué au bonheur des hommes est seul susceptible d’occuper une vie.
a) certes l’argent entraîne vers des valeurs mensongères et feint parfois d’en servir de plus authentiques . ex :
ainsi Saccard nourrissant le projet d’une banque catholique et d’installer le pape sur le trône de Jérusalem justifie sans doute par ce biais sa faim plus prosaïque de richesses matérielles.
b) mais l’argent est aussi un principe nécessaire de
divertissement, celui-là même que Pascal accusait d'être un vain
dérivatif. L'homme peut avec l'argent se détourner de l'angoisse, donner
un sens à une existence absurde, pourvu que cette utilisation de
l'argent obéisse à des valeurs fortifiantes : la générosité, le don, le
sacrifice. ex :
c'est dans ce sens que va la réflexion de Mme Caroline à la fin de L'Argent :
«L'argent, jusqu'à ce jour, était le fumier dans lequel poussait l'humanité de demain ; l'argent, empoisonneur et destructeur, devenait le ferment de toute végétation sociale, le terreau nécessaire aux grands travaux qui facilitaient l'existence. Cette fois, voyait-elle clair enfin, son invincible espoir lui venait-il donc de sa croyance à l'utilité de l'effort ? Mon Dieu ! au-dessus de tant de boue remuée, au- dessus de tant de victimes écrasées, de toute cette abominable souffrance que coûte à l'humanité chaque pas en avant, n'y a-t-il pas un but obscur et lointain, quelque chose de supérieur, de bon, de juste, de définitif, auquel nous allons sans le savoir et qui nous gonfle le
cœur de l'obstiné besoin de vivre et d'espérer ? » (Ch. XII).
► On ne s'étonnera pas de
trouver ici une conclusion camusienne : l'auteur du Mythe de Sisyphe
avait mûrement retenu l'enseignement de Pascal et proposé une morale de
l'absurde dégagée de la perspective religieuse. L'argent n'est certes
pas envisagé par lui comme une occasion de rendre « Sisyphe heureux ». Gageons pourtant qu'Albert Camus n'aurait en rien récusé l'argent dans sa capacité à améliorer le sort des hommes.
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